Le Gueux de Mer (Moke)/06

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 60-68).
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CHAPITRE VI


La baronne de Berghes, à peine rassurée par les flots qui la séparaient des ravisseurs, oublia un moment la situation de sa nièce pour se livrer à son ressentiment. — Traîtres ! s’écriait-elle-en étendant les mains vers les soldats espagnols qui regardaient avec fureur la proie qui leur échappait, loups revêtus de la peau des brebis que vous avez égorgées, que le ciel confonde votre audace et votre scélératesse ! Au lieu d’être les défenseurs du roi, vous vous montrez ses plus grands ennemis en déshonorant votre écharpe et le nom espagnol, que vous n’êtes pas dignes de porter. Quelle sera, grand Dieu, la récompense du sang que les Belges ont versé pour la famille de leurs souverains, les trésors qu’ils ont prodigués pour Charles-Quint et pour son fils ! quel sera le prix d’un dévouement sans exemple, si des soldats étrangers peuvent impunément leur ravir leurs épouses et leurs filles ! Et vous vous appelez les champions de la religion ! Dites plutôt les satellites de l’enfer !

Tandis que la douairière exhalait ainsi son courroux, et que Dirk Dirkensen, qui l’écoutait avec une vive satisfaction, faisait une grimace de plaisir à chaque nouvelle apostrophe, Marguerite, à qui le mouvement avait fait reprendre connaissance, osait à peine jeter un regard timide sur son libérateur ; elle savait qu’il devait la croire injuste et infidèle : mais, quelque douloureuse que fût cette pensée, elle se réjouissait de lui devoir la vie comme d’un nouveau lien qui l’unissait à lui.

Persuadé que la jeune comtesse le haïssait comme un rebelle et un fils dénaturé, Louis de Winchestre avait pris la résolution d’étouffer l’amour qu’il ressentait encore pour elle. Il se tenait donc debout, la sonde à la main, et feignait de s’occuper uniquement de découvrir la profondeur des eaux ; mais, sans y songer, il retournait peu à peu la tête du côté de Marguerite, et bientôt leurs regards se rencontrèrent.

Soupçons, peines, regrets, tout fut oublié dans un moment ; le jeune homme lut dans les yeux de sa bien-aimée l’assurance d’un amour durable et sans partage : il retrouvait Marguerite telle qu’aux jours de son adolescence ; quels souvenirs auraient pu maintenant empoisonner son bonheur ?

Aucune parole ne fut prononcée, un coup d’œil avait suffi pour apprendre à chacun d’eux ce qui se passait dans le cœur de l’autre, et, animés d’une généreuse confiance, ils ne cherchèrent point à justifier ni même à rappeler leur conduite passée ; ils ne songèrent qu’au moment heureux qui les réunissait.

Après un assez long silence, Louis de Winchestre, se rapprochant de la jeune fille, lui dit d’une voix tremblante : Permettez à un proscrit de vous demander si la colère du seigneur de Gruthuysen paraît encore implacable.

Marguerite eut besoin de rassembler toutes ses forces pour surmonter son émotion. — Le seigneur de Gruthuysen, répondit-elle en rougissant, a pardonné depuis longtemps à son petit-fils, et pleure chaque jour sa longue absence.

Une larme glissa sous la paupière du jeune homme, et, jetant un long regard sur la flotte espagnole qui s’approchait : Un jour encore, dit-il, seul jour à mon devoir ; demain j’embrasserai genoux de mon aïeul.

Marguerite ne répondit pas, mais elle jeta regard sur l’anneau qu’elle portait au doigt et que amant lui avait autrefois donné comme un gage son attachement éternel.

Cependant la baronne de Berghes, fatiguée de maudire des gens qui ne pouvaient l’entendre, avait reporté son attention sur ceux qui l’entouraient, et, s’adressant au jeune officier, elle lui demanda par quelle circonstance bizarre elle l’avait rencontré la veille dans une assemblée où personne ne le connaissait.

Louis de Winchestre pouvait désormais ouvrir son cœur à son amante ; il répondit donc sans hésiter : Le hasard me conduisit devant la maison du bourgmestre au moment où y entrait une personne qui m’était bien chère, quoique j’en fusse séparé depuis longtemps. Le désir de me retrouver encore une fois auprès d’elle, de contempler ses traits pleins de charmes, d’entendre le son de sa voix, m’entraîna au milieu de cette nombreuse société : le reste vous est connu…

— Pardonnez, encore une question, reprit la douairière : votre langage est celui d’un gentilhomme ; vous avez le rang d’officier, pourquoi portez-vous les habits d’un pêcheur ?

Le jeune homme rougit. Il m’est impossible de répondre, dit-il d’une voix mal assurée ; mais croyez qu’aucun motif honteux n’a causé ce travestissement.

Il y a de l’amour dans cette aventure, se dit la baronne, et elle se mit à chercher laquelle des dames de l’Écluse pouvait régner sur le cœur du beau marin. Mais, comme toutes celles qui fréquentaient la maison du bourgmestre étaient d’un âge mûr et d’une piété austère, elle ne sut à qui attribuer cette conquête. Heureusement pour Marguerite, la bonne dame ne l’observait pas en ce moment ; car son émotion eût révélé le mot de l’énigme.

Cependant la petite embarcation, sortant de la baie où elle avait navigué jusqu’alors, parvint à un endroit où la mer brisait avec violence. L’officier, prenant en main la sonde, s’assit à l’arrière du canot. Dirk Dirkensen ramait avec une vigueur infatigable, jetant de temps en temps un coup d’œil sur la côte où gisait le cadavre de l’Espagnol que sa balle avait atteint. Marguerite, les yeux fixés sur son libérateur, se reportait aux beaux jours de son adolescence, et le sourire animait ses lèvres de rose. Mais la baronne était en proie à une inquiétude mortelle depuis que la mer houleuse ballottait plus fortement le frêle esquif ; elle tremblait quand elle voyait se former au loin ces montagnes d’eau, qui s’approchaient ensuite en roulant et semblaient s’accroître encore dans leur course, et elle poussait des cris de frayeur chaque fois qu’une vague menaçait la petite barque et faisait jaillir l’écume par-dessus le bord.

Cependant elle finit par s’accoutumer un peu à cette vue, et, sa reconnaissance revenant avec sa sécurité, elle remercia de nouveau les deux marins, leur promit les plus brillantes récompenses et les assura de la protection de sa famille.

Elle leur adressa aussi différentes questions sur les navires que l’on apercevait de toutes parts. Déjà on pouvait distinguer les nombreux pavillons de la flotte espagnole, qui s’avançait en bon ordre : les grands vaisseaux de guerre, qui formaient l’avant-garde, avaient toutes leurs voiles déployées ; le tillac était couvert d’armes et de soldats, et les ornements dorés de la proue et de la poupe réfléchissaient les feux du soleil. La mer blanchissait sous leurs lourdes carènes, et les plus grosses vagues se brisaient contre leurs flancs sans les ébranler.

D’un autre côté l’on apercevait les petites embarcations qui portaient au devant de la flotte les magistrats, la noblesse et une partie des dames de l’Écluse : ces légères chaloupes étaient décorées avec élégance, et leurs banderoles éclatantes semblaient se jouer dans les airs. L’œil ne pouvait se lasser du brillant spectacle qu’offraient les costumes variés des magistrats, les armes étincelantes des gentils-hommes et les pierreries des dames qui les accompagnaient.

À une égale distance de cette jolie flottille et de l’armée navale espagnole il y avait un bâtiment à deux mâts, de l’espèce de ceux qu’on nommait flibots. Il était de médiocre grandeur et dépourvu des plus simples ornements. Ce navire isolé, sans pavillon, sans peintures, enduit de toutes parts d’une résine noire, formait un étrange contraste avec le reste du tableau ; il semblait porter le deuil de la patrie au milieu de la fête des étrangers, et peut-être eût-il rappelé à l’œil d’un navigateur ces nuages sombres qui, apparaissant à l’horizon lorsque le ciel est encore serein et la mer calme, annoncent de loin la tempête inévitable.

Le magnifique tableau qui se déployait de toutes parts autour de la baronne semblait avoir réveillé son enthousiasme pour la cause royale, et elle s’y livrait hautement, ne soupçonnant pas que les deux marins pussent avoir des sentiments contraires : Mon brave, dit-elle au vieux Dirk Dirkensen, auprès de qui elle était assise, vous avez vu sans doute beaucoup d’armées navales, mais je suis sûre qu’aucune n’était comparable à celle-ci. Que de vaisseaux ! Je doute qu’ils puissent trouver place dans le port de l’Écluse.

— Aussi n’y parviendront-ils pas tous, répartit le pilote en branlant la tête (car ce langage ne lui plaisait pas autant que les invectives de la bonne dame contre les Espagnols) : il y en a quelques-uns qui prendront la route de Flessingue.

— Vous présumez ? dit la douairière.

— J’en suis sûr, répondit le vieux marin, et il jeta un regard triomphant sur le flibot sans pavillon, qui se trouvait alors vers la droite.

— Ainsi, reprit la baronne, les pirateries continuelles de ces maudits gueux de mer vont avoir un terme et la foudre vengeresse anéantira bientôt leur repaire.

Les narines du pilote se gonflèrent d’indignation et ses cheveux gris se dressèrent sur sa tête : Flessingue détruit ! répéta-t-il en frémissant ; les gueux de mer enchaînés ! Je vous croyais Flamande, madame ; mais vous avez le cœur d’une Espagnole.

— Il est vrai, répliqua la douairière, qui regarda cette réponse comme un compliment, il est très vrai qu’il y a peu de personnes en Flandre aussi dévouées à la bonne cause que je le suis ; mais qui n’éprouverait pas un transport d’amour pour notre bon roi à la vue de cette flotte qu’il envoie pour nous défendre ! Quel témoignage éclatant de son zèle et de sa grandeur ! Que ces vaisseaux immenses et richement décorés l’emportent sur ceux de notre pays ! Voyez, par exemple, ce flibot tout noir vers lequel se dirigent constamment vos regards ; peut-on le comparer aux navires espagnols, et sa vue n’inspire-t-elle pas un sentiment de dégoût et de mépris ?

Jusque là le vieux loup de mer était resté maître de lui-même ; mais quand il entendit parler avec tant de dédain de ce flibot, sur lequel il avait navigué lui-même plusieurs années, il pâlit de colère et des éclairs jaillirent de ses yeux : Femme, s’écria-t-il, ne parle point de ce que tu ne peux comprendre ; ce flibot est le chef-d’œuvre d’Ewout Pietersen Worst.

— Ewout Pietersen Worst ! répéta la baronne en levant les mains au ciel ; le fameux chef des gueux de mer !

— Lui-même, répliqua le pilote. Vous savez qu’avant d’être amiral de Flessingue il s’était rendu célèbre comme constructeur de navires. C’est lui qui a bâti ce flibot que vous méprisez, ce flibot léger et rapide, plus précieux pour un véritable homme de mer que toutes vos grandes carcasses de galions, fussent-elles dorées d’un bout à l’autre ; et, quoique je sois moi-même de l’équipage de ce navire, je puis sans orgueil vous assurer, ma bonne dame, qu’on aurait peine à trouver dans tous les ports de la Zélande deux cents gaillards plus adroits et plus courageux que les matelots que le montent.

Un regard du lieutenant l’empêcha de poursuivre. Contraint de garder le silence, il se mit à siffler un air populaire que les mécontents avaient composé sur la prise de la Brille, et peu à peu ses cadences patriotiques parvinrent à dissiper sa mauvaise humeur.

— Mon lieutenant, dit-il au jeune homme après un assez long intervalle, comptez-vous conduire ces dames à notre bord ? Comme il achevait ces mots, on vit tourner les vergues du flibot qui étaient posées diagonalement, et le pavillon espagnol fut arboré au sommet du mât d’arrière.

— Pilote, répondit l’officier, voici le signal de rappel. J’aurais voulu déposer ces dames dans quelqu’une des chaloupes où se trouvent les magistrats de l’Écluse ; mais il ne nous est plus permis d’y songer. Puis, se tournant vers la douairière : J’ose espérer, madame, lui dit-il, que vous n’aurez aucune crainte de nous accompagner, notre devoir nous force à retourner à bord, mais je ne doute pas que notre chef ne mette aussitôt une chaloupe à votre disposition.

Nous avons trop d’obligation à votre générosité, répartit la baronne avec un sourire gracieux, pour ne pas mettre toute notre confiance en vous.