Le Gueux de Mer (Moke)/11

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 105-113).
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CHAPITRE XI


La blessure du jeune homme n’était point dangereuse. Bientôt il eut retrouvé ses forces et sa présence d’esprit ; mais il laissa le commandement à celui qui l’avait remplacé, car il n’y avait plus de dangers à courir. L’arrière-garde ennemie se retirait en bon ordre, et quoiqu’on la canonnât assez vivement, il paraissait impossible de l’entamer.

Vers le déclin du jour Louis de Winchestre, se préparant à quitter le navire pour aller revoir son vénérable aïeul, déposa ses vêtements de marin et prit le costume qui convenait à son rang. Quand il remonta sur le pont, enveloppé dans un manteau de velours sur lequel brillaient les quatre croix de sa famille, et la tête couverte d’un chapeau espagnol surmonté de plumes blanches et rouges, sa vue arracha un cri de surprise au vieux Dirk Dirkensen.

— Vous nous quittez, mon lieutenant, dit-il, et Baudouin Éwoutsen va succéder au brave Worst ! Adieu donc le flibot que j’ai si longtemps gouverné ! Dirk Dirkensen aussi prendra le large,

— Mon vieil ami, répondit l’officier, j’ai des devoirs sacrés à remplir : un vieillard, dont le sang coule dans mes veines, a longtemps pleuré mon absence ; je vais retourner auprès de lui, et m’efforcer d’adoucir la douleur que je lui ai causée. Mais je n’oublierai point mes braves compagnons d’armes, toi surtout, Dirk, toi qui m’as plus d’une fois tiré de péril, et dont je connais l’attachement à ma personne. Prends cet or, ajouta-t-il en lui présentant une grosse bourse, et si jamais un asile manquait à ta vieillesse, souviens-toi du comte de Winchestre.

Le pilote repoussa brusquement la main qui lui offrait la bourse, et essuyant les larmes qui lui roulaient sur les joues : — Est-ce donc pour toujours, dit-il, que vous renoncez aux combats ?

— Non, Dirk ! non certes. Aussi longtemps que la patrie aura besoin du courage de ses enfants, je serai prêt à verser mon sang pour elle.

— Eh bien ! répondit le vieux Zélandais, laissez-moi partager votre destinée. Je me suis trop attaché à vous, mon lieutenant, et au grand amiral que nous avons perdu, pour jamais recevoir les ordres d’un autre. Prenez-moi donc avec vous : si vous vous reposez, je jouirai du repos, et si vous vous remettez en croisière, je reprendrai mon mousquet.

Touché de l’affection du vieillard, Louis de Winchestre lui tendit la main, et le pilote jura de partager toujours sa bonne ou sa mauvaise fortune. C’était sans doute le traité le plus avantageux possible pour Dirk Dirkensen, qui ne possédait rien sur la terre, tandis que le jeune homme était l’héritier d’une immense fortune ; mais l’honnête marin n’y avait pas même songé : son seul désir était de ne point se séparer de celui auquel il était désormais exclusivement attaché.

Déjà brillaient les premières étoiles. Guillaume de Nassau et les fidèles marins qui l’accompagnaient, voyant que l’arrière-garde ennemie évitait le combat et qu’on ne pourrait l’y contraindre, quittèrent le flibot, et leur chaloupe se dirigea vers les côtes de Flandre. Louis de Winchestre avait réclamé l’honneur de les conduire, et Dirk Dirkensen tenait la barre du gouvernail.

La petite barque glissait légèrement à la surface de l’eau, laissant derrière elle un sillon de lumière. Quatre rameurs vigoureux la faisaient avancer d’une marche rapide, et à chaque coup de rames jaillissait de la mer une flamme bleuâtre, dont les étincelles volaient quelquefois par-dessus le bord. La nuit était sombre, le ciel à demi voilé, et la brise de terre soufflait faiblement.

Pendant le trajet Guillaume de Nassau s’entretenait avec le jeune officier. Vous allez revoir votre aïeul, lui disait-il ; que je porte envie au bonheur de ce noble vieillard ! Hélas ! moi je suis père, et je ne reverrai jamais mon fils !

— Prince, répondit le jeune homme profondément ému, il n’y a point de chaînes que la piété filiale ne puisse rompre. Vainement le roi Philippe entoure le comte de Buren de gardes et de surveillants : il trompera leurs regards pour retourner auprès de vous.

Guillaume soupira. — Mon fils n’avait que treize ans, dit-il, lorsque le duc d’Albe l’enleva, au mépris des privilèges de l’Université de Louvain, et l’envoya captif en Espagne. On l’a entouré de moines, on l’a livré à des fanatiques qui travaillent sans relâche à aveugler son esprit et à dénaturer son cœur. Peut-être lui ont-ils déjà appris à me haïr.

— Non, s’écria le jeune homme, le fils d’un héros ne peut dégénérer à ce point ! Que Votre Altesse me permette de sonder les dispositions du comte de Buren. Je connais à la cour de Madrid un officier flamand, le comte de Waldeghem, auquel le Roi accorde sa confiance, mais qui certes ne refuserait point de rapprocher un fils de son père. Souffrez que je m’adresse à lui, pour pénétrer les véritables sentiments de ce jeunè captif, et pour le désabuser, s’il le faut.

— Faites ce que vous jugerez convenable, dit le prince, sensible au dévouement de Louis de Winchestre : quel que soit le succès de votre généreuse résolution, vous aurez mérité toute ma reconnaissance.

La petite barque était près du rivage ; on aborda au fond d’une baie, que le prince avait désignée au pilote. Là se trouvaient des gens armés qui paraissaient garder quelques chevaux.

— Qui vive ! s’écrièrent-ils en présentant le bout de leurs arquebuses.

Le Lion et la liberté, répondit Claas Claassens qui avait le mot. Aussitôt ces inconnus s’agenouillèrent et baisèrent la main du prince. C’étaient des gentilshommes des environs, secrètement attachés à la cause nationale.

— Votre Altesse, dit l’un d’eux, a-t-elle été contente de ses amis de Hollande et de Zélande ?

— J’ai tout vu, répondit Guillaume de Nassau, et tout accroît mes justes espérances. Dans cinq jours je serai à la tête de l’armée qui m’attend au delà du Rhin. Nous tenterons encore une fois la fortune des armes ; puisse Dieu nous protéger !

Après avoir prononcé ces paroles il salua de la main Louis de Winchestre, monta à cheval avec ceux qui devaient l’accompagner, et s’éloigna au galop.

Le jeune homme le suivit des yeux aussi longtemps que le permit la faible clarté des étoiles : puis, laissant les matelots retourner seuls au bâtiment, il se dirigea avec son fidèle pilote vers une ferme voisine, qui appartenait à la baronne de Berghes et dépendait de son château.

Ils furent accueillis avec respect par le fermier, qui reconnut les armoiries des Gruthuysen brodées sur le manteau du jeune homme. Ils apprirent de lui que la baronne de Berghes et sa nièce étaient arrivées depuis quelques heures au château, pâles, harassées, mourantes, et que la vieille dame était d’une humeur à faire trembler tous ceux qui l’approchaient.

Après un léger repas on les conduisit à la couche qui leur était destinée : Louis de Winchestre trouva un lit excellent, où les sentiments qui l’agitaient ne lui permirent point de dormir : Dirk Dirkensen, couché sur un grabat, tomba dans le sommeil le plus profond.

Aux premières lueurs de l’aurore, le jeune homme quitta seul la ferme, pour errer autour du château où se trouvait Marguerite. Des allées touffues l’environnaient de toutes parts, et, au-dessus de grandes masses de verdure, s’élevaient ses tours carrées, garnies de créneaux. Le frémissement du feuillage et le gazouillement des oiseaux frappaient agréablement l’oreille du jeune marin, accoutumée au bruit sourd et monotone des vagues et au sifflement des vents orageux.

Tandis qu’appuyé contre un vieux chêne il se livrait à de longs souvenirs, quelques pas se firent entendre dans le jardin du château dont un large fossé le séparait. Il vit des rameaux agités et distingua à travers les branchages verdoyants la robe blanche d’une femme. Le cœur du jeune amant battit avec force : car quelle autre que son amante eût devancé le jour pour errer seule sous ces ombrages épais ?

Elle sortit d’un bosquet, pâle, les cheveux en désordre, et la tête baissée. L’insomnie avait décoloré ses joues et terni l’éclat de ses yeux ; mais elle n’en paraissait que plus belle à celui qui était la cause de son agitation.

Bondissant avec la légèreté d’un jeune chevreuil, il franchit le fossé du château et vint se jeter aux genoux de Marguerite. Rien n’avait annoncé sa présence, et cependant Marguerite en parut à peine surprise. L’image de Louis de Winchestre était toujours présente à sa pensée ; sans cesse ses yeux le cherchaient, son cœur l’attendait sans cesse : comment eût-elle été étonnée de le voir ?

Ils restèrent un instant immobiles, muets, pleurant de joie et de tendresse. Relevez-vous, Louis, dit enfin la jeune comtesse en lui tendant la main : cette attitude ne convient pas à celui qui m’a sauvé l’honneur et la vie.

Le jeune homme se releva, et, pressant sur son cœur cette main chérie : Marguerite, dit-il, ce cœur n’a pas cessé de t’appartenir.

Un vif incarnat vint colorer les joues et le front de la jeune fille ; elle ne répondit pas, mais un sourire, peut être involontaire, trahit la joie qu’elle eût vainement essayé de dissimuler.

Ils s’assirent sur un banc de gazon, et gardèrent encore quelque temps le silence. — Louis, reprit enfin Marguerite d’une voix mal assurée, vous êtes blessé.

— Ce n’est rien, répondit-il en souriant ; l’espoir et le bonheur sont de grands médecins. Mais ne me haïrez-vous pas d’avoir versé mon sang pour une cause que condamnent votre père et mon aïeul ?

La jeune fille retira sa main, qu’il tenait encore, et, le regardant d’un air grave et solennel : — Le comte de Winchestre, dit-elle, aurait-il abjuré la foi de ses pères ?

— Non, Marguerite, s’écria-t-il vivement, non : il n’est pas nécessaire de changer de religion pour aimer et défendre son pays. N’étaient-ils pas catholiques ces intrépides Flamands qui opposèrent une noble résistance à la tyrannie de leurs comtes, à l’avidité des ducs de Bourgogne, à l’aveugle fureur des rois de France ? N’étaient-ils pas catholiques les héros de Rosebecque et de Male ? et ne peut-on marcher sur leurs traces sans renoncer à son Dieu ?

— Mais vous combattez pour l’établissement de l’hérésie.

Le jeune homme leva les mains au ciel. — Dieu sait, dit-il, quels sont ceux qui propagent les nouvelles doctrines ! Jamais peut-être une partie des Belges n’eût changé de culte, si l’on n’eût pas fait de la religion le prétexte et l’instrument de la tyrannie, si l’on eût laissé la vérité triompher par ses propres forces, et que l’on n’eût point substitué aux prédicateurs des bourreaux.

— Eh bien ! répondit Marguerite ; apprenez aussi quels sont mes véritables sentiments. J’ai pu, à peine sortie de l’enfance, me laisser épouvanter par les anathèmes que lançait contre vous un homme inconsidéré ; j’ai pu vous croire un moment coupable et peu digne de mon souvenir ; mais chaque jour je découvrais de plus en plus la bassesse et l’infamie de ceux qui vous condamnaient ; chaque jour mes yeux s’ouvraient à la lumière et mon cœur au repentir. Quelque chose me disait que vous étiez innocent : et, maintenant que je puis comparer votre conduite à celle des oppresseurs de nos concitoyens, maintenant, loin de blâmer le parti que vous avez pris, j’admire le noble dévouement qui vous a fait tout sacrifier à la cause commune. Oui, Louis, le plus beau de vos titres à mes yeux, c’est celui de gueux de mer.

Après cet aveu, continua Marguerite, ce n’est plus que dans le palais des Gruthuysen, et sous les yeux de votre aïeul que je puis vous revoir : hâtez-vous donc de retourner à Bruges, la compagne de votre enfance vous y suivra bientôt.

Après avoir prononcé ces mots d’une voix altérée par l’émotion qu’elle ressentait, elle se leva pour retourner auprès de sa tante. Louis de Winchestre saisit encore une fois sa main, la porta à ses lèvres, et, s’arrachant avec effort d’auprès sa bien-aimée, il s’éloigna d’un pas rapide.