Le Gueux de Mer (Moke)/16

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 149-156).
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CHAPITRE XVI


Au point du jour des agents du conseil des troubles, prévenus par don Christophe de Sandoval, entourèrent la maison où Marguerite et sa tante avaient trouvé un asile. Ils y pénétrèrent, en arrachèrent les deux dames, et les conduisirent à pied jusqu’à une des portes de la ville, qui servait de prison.

L’aspect de cet édifice annonçait l’usage auquel il était destiné : ses grosses tours n’étaient percées que de quelques petites fenêtres garnies de barreaux de fer, derrière lesquels on apercevait les figures hâves et décharnées des captifs ; on les voyait étendre leurs bras pour mendier un morceau de pain, on entendait leurs cris et les hurlements des dogues monstrueux qu’on avait instruits à les surveiller.

On fit passer les deux prisonnières sous une porte basse et étroite, et, à travers un long corridor obscur, elles parvinrent au logement du geôlier. Alors celui qui commandait l’escorte prit la parole : — Camarade, dit il, voici deux fameuses rebelles ; elles se sont déjà plus d’une fois échappées de prison ; prends garde qu’elles ne se sauvent d’ici, il y va de ta tête.

— C’est bon, c’est bon, répondit le gardien d’un ton un peu moins rude qu’à l’ordinaire (car il avait remarqué la richesse du costume de ces nouvelles captives) ; on ne se tire pas facilement de dessous mes clefs. Venez par ici, mesdames les patriotes ; passez devant moi, je vais vous mettre en sûreté.

Il les conduisit dans un cachot sombre et humide, dont la vue les effraya mortellement. — Au nom du Ciel ! s’écria la baronne, ne nous enfermez pas dans ce tombeau ; nous sommes catholiques et royalistes comme vous.

Le geôlier secoua la tête. — Croyez-vous que je me laisse prendre à de pareilles ruses ? dit-il ; je suis un vieux routier et je reconnais un hérétique au premier coup d’œil : ainsi vous ne m’en imposerez pas là-dessus. Mais, tenez ! vous m’inspirez compassion, et je veux vous prouver que je suis un bon diable : il y a là-haut une petite chambre où couchent ma femme et mes enfants ; je vous la céderai, pourvu que vous me donniez les moyens de louer un autre logement dans le voisinage.

La baronne lui remit sa bourse : aussitôt il les mena dans une petite chambre assez propre et bien éclairée qui se trouvait au haut de l’une des tours. — Ah çà ! dit-il avant de les quitter, n’allez pas ouvrir la bouche sur le présent que vous m’avez fait ; car vos dépouilles appartiennent au conseil des troubles, et voilà pourquoi on ne fouille plus les prisonniers : on se contente d’en hériter.

— Mais nous ne sommes pas encore condamnées, répondit Marguerite.

Le geôlier haussa les épaules et ferma la porte.

Le malheur semblait avoir épuisé le courage des deux dames, une prière fervente les ranima ; elles invoquèrent la justice céleste et se sentirent soulagées. Cependant la baronne ne pouvait se consoler de souffrir pour pareil motif, et elle s’affligeait moins, du danger de sa position que de la honte d’être confondue avec des traîtres et des parjures.

Marguerite s’efforçait de distraire sa tante ; elle la fit asseoir près d’une fenêtre d’où l’on découvrait les remparts de la ville et une partie des environs, elle lui fit remarquer les châteaux et les villages qu’on apercevait au loin, lui montra la grosse tour de Malines, et la flèche de la cathédrale d’Anvers, qui semblait se perdre dans les nues.

Un autre spectacle attira leur attention : assez près de la prison, des ouvriers et des gens du peuple travaillaient à dégager un bateau qui était submergé dans le fossé qui entoure la ville. Ils employaient vainement les cordes et les pieux : le bateau restait enfoncé dans la vase et tous leurs efforts ne pouvaient l’ébranler.

Ils allaient renoncer à leur entreprise, quand ils furent encouragés par un homme déjà âgé et couvert d’une livrée brillante. Il avait un pourpoint de satin jaune avec des revers noirs ; le haut-de-chausses de velours rouge, des bas de soie, et des souliers à talon élevé ; mais il paraissait mal à son aise sous ce riche costume, sa démarche raide et guindée trahissait son embarras.

Vous devez connaître cet homme, dit la baronne à Marguerite, aussitôt qu’elle eut remarqué son habillement : il porte les couleurs de la maison de Gruthuysen.

Ses traits ne me sont point étrangers, répondit la jeune fille ; mais je ne puis me rappeler où je l’ai vu.

Tandis qu’elle parlait ainsi, cet inconnu, jetant par terre son pourpoint et sa veste galonnée, avait pris en main le plus gros et le plus lourd des pieux dont les travailleurs faisaient usage.

Il s’élança sur la proue du bateau, les bras et la tête nus, et l’œil étincelant. Les deux dames le reconnurent alors. C’est le pilote, s’écrièrent-elles ; c’est Dirk Dirkensen ! Par quel miracle le retrouvons-nous ici sous le costume d’un laquais ?

Peut-être, dit la vieille dame en frémissant, ces infâmes rebelles méditent-ils quelque nouveau crime, plus épouvantable que tous les autres ; peut-être en veulent-ils aux jours de Son Excellence. Oh ! que ne suis-je libre pour le prévenir du danger qui le menace !

— Chère tante, répartit Marguerite, pourriez-vous, sur un simple soupçon, trahir et livrer aux bourreaux cet homme qui nous a sauvées ?

— Certainement mon cœur en saignerait, répliqua la baronne ; mais je ferais mon devoir et j’offrirais à Dieu le sacrifice de mes tribulations.

— Dieu nous ordonne de rendre le bien pour le mal…

— Oh ! si mon aumônier se trouvait ici, ma chère nièce, il vous démontrerait la nécessité d’en agir de la sorte.

Le secret de la jeune fille lui échappa. — Sachez donc, dit-elle, que ce marin est dévoué à Louis de Winchestre, et sans doute il n’est venu à Bruxelles que pour veiller sur nous.

— Louis Winchestre ! répéta la douairière ; êtes-vous donc aussi d’intelligence avec Louis de Winchestre ?

— C’est lui qui nous a délivrées, répondit Marguerite ; c’est lui qui nous protégera encore. Chère tante, fiez-vous à la promesse de Louis de Winchestre.

— Et quel secours peut nous donner ici un rebelle, un gueux, un ennemi de Dieu et du Roi ?

— La jeune fille rougit. Il m’a promis de nous protéger, dit-elle, et je suis sûre qu’il le fera.

Cependant Dirk Dirkensen, car c’était bien lui, donnant aux ouvriers l’exemple de l’activité, semblait avoir ranimé leur courage ; bientôt le navire céda à leurs efforts mieux dirigés et se souleva un peu. Alors l’intrépide Zélandais se jeta dans l’eau pour travailler à dégager la carène. On ne pouvait plus apercevoir sa tête cachée par les roseaux, mais on entendait sa voix de tonnerre répéter plus haut que toutes les autres le cri des marins : oh, hi ! oh, oh !

Quand la besogne fut achevée, le propriétaire du bateau, qui était présent, fit apporter sur le lieu quelques tonnes de bière pour régaler les travailleurs ; il voulut aussi faire accepter une récompense à Dirk Dirkensen : mais le vieux marin ne l’écoutait pas ; en se jetant dans cette eau boueuse, il n’avait pas songé à ses bas de soie et à ses culottes de velours rouge, qui se trouvaient maintenant entièrement gâtés. Consterné de cette perte, il ne pouvait se soulager qu’en jurant contre lui-même et contre les autres.

Voilà ce que c’est, disait-il, que de quitter les habits de son état : mille diables ! j’avais bien affaire de venir dans ce pays d’eau douce ! Le poisson ne peut vivre longtemps sur le sable, et moi j’ai cru comme un sot qu’il ne m’arriverait pas de malheur dans une ville que ne baigne point la mer. Et ces fainéants qui m’ont laissé tout le mal ! Le tonnerre m’écrase si je cours une seule bordée pour leur rendre encore service !

Comme il achevait ces mots une troupe de prisonniers, conduite par des soldats espagnols, vint à passer près du rempart, et quelques-uns des ouvriers poussèrent de grands cris. Hélas ! disait l’un, voilà ma femme que l’on traîne dans cette horrible prison. C’est mon père, s’écriait l’autre. Un troisième reconnaissait ses enfants.

— Pourquoi pleurez-vous, lâches, leur dit le brave marin, lorsque vous pourriez les délivrer ?

— Ah ! si le comte d’Egmont vivait encore ! il ne souffrirait pas qu’on nous traite ainsi ; mais que Guillaume de Nassau vienne, et nous nous vengerons.

La vue des uniformes espagnols commençait à produire son effet accoutumé sur l’âme du gueux de mer, et il sentait bouillonner son sang dans ses veines. — Qu’attendez-vous ? s’écria t-il ; d’Egmont ne ressuscitera pas pour vous faire plaisir, et le bon Guillaume est de l’autre côté du Rhin. Mais n’avez-vous donc ni mains, ni cœurs ? Suivez-moi ! non que je veuille vous obliger, au moins, mais j’ai une vieille rancune contre ces Castillans.

Il dit, et, saisissant l’énorme levier avec lequel il avait dégagé le bateau, il se précipita le premier sur les soldats. Ceux-ci, surpris d’une audace à laquelle ils n’étaient plus accoutumés, et saisis de frayeur à la, vue de cet homme couvert d’une boue noire et semblable à un monstre marin, hésitèrent un moment avant de tirer sur lui ; mais bientôt, rougissant de leur faiblesse, ils firent feu, et le bruit de la décharge suffit pour mettre en fuite tous les ouvriers. Dirk Dirkensen seul, habitué à mépriser le sifflement des balles, continua sa course, et, faisant tournoyer sa massue, il renversa d’abord à ses pieds quelques-uns des Espagnols ; mais bientôt environné d’ennemis, et abandonné de ceux qui auraient pu le secourir, il fut forcé de battre en retraite.

— Qu’on le prenne vivant ! criait le chef des Espagnols, l’échafaud doit être son partage.

Accablé par le nombre et acculé contre le mur de la prison, l’intrépide Zélandais se trouva enfin si pressé qu’il ne pouvait plus faire usage de sa massue. Le voilà pris, dit l’officier en lui mettant la main au collet, et les soldats répétèrent d’un ton menaçant : il est pris !

— Pas encore, répondit Dirk Dirkensen, et, saisissant par le milieu du corps l’officier espagnol, il se précipita avec lui dans le fossé, qui baignait le pied de la prison.

Ni l’un ni l’autre ne reparurent à la surface de l’eau. On retrouva plus tard le cadavre de l’officier ; son cou noir et gonflé portait l’empreinte des mains redoutables de son ennemi. Pour le marin, on n’en découvrit pas le moindre vestige comme si son corps se fût entièrement dissous dans l’élément sur lequel il avait vécu.

Toute cette scène s’était passée sous les yeux des deux captives. — C’en est fait, dit la vieille dame en voyant tomber Dirk Dirkensen ; le rebelle a succombé.

— Pauvre pilote ! murmurait Marguerite, en essuyant ses larmes ; serais-je la cause de ta mort ?