Le Gueux de Mer (Moke)/22

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 207-218).
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CHAPITRE XXII


Le secrétaire Albernot, le conseiller de Rhoda, le président Jean de Vargas et quelques autres affidés avaient suivi le gouverneur dans une salle particulière. Le duc, assis dans un large fauteuil, appuyait sa tête sur ses deux mains et paraissait occupé de graves réflexions : les autres, debout autour de lui, étaient partagés entre l’espérance de conserver leur crédit et la crainte d’encourir la vengeance du Roi. Ils connaissaient Philippe II et savaient que ce monarque hautain n’avait jamais pardonné la désobéissance ; aussi voyaient-ils la disgrâce prochaine de Ferdinand de Tolède, dans la chute duquel seraient sans doute entraînées toutes ses créatures.

C’était un singulier groupe que ces hommes comblés d’honneurs et tout-puissants dans les Pays-Bas ; mais en proie à toutes les angoisses de l’inquiétude, et contraints cependant à affecter de l’assurance et de la joie. Le duc levait-il les yeux, tous souriaient, tous avaient un air triomphant ; détournait-il ses regards, on voyait les lèvres se resserrer et les fronts se rembrunir.

— Eh bien ! messieurs, dit le gouverneur, que vous semble de la réception que j’ai faite au duc de Médina-Cœli ?

— Excellente ! — Merveilleuse ! — Admirable ! s’écrièrent-ils tous.

— Mais ne m’accusera-t-on point d’orgueil et de présomption ?

— On admirera la sagesse de Votre Excellence !

— On reconnaîtra la prudence de monseigneur !

— On ne donnera que des éloges au grand capitaine qui a immolé sa modestie au bien public !

— Mais le Roi, messieurs, que dira-t-il du respect que j’ai montré pour ses ordres ?

En dépit de la longue habitude qu’ils avaient de commander à leurs visages, plusieurs de ceux qui entouraient le duc froncèrent légèrement le sourcil ; mais ils furent plus maîtres de leur langue, et répondirent unanimement que Sa Majesté croirait sans doute devoir des récompenses à celui qui n’avait désobéi que pour la mieux servir.

Ferdinand de Tolède était trop difficile à tromper, pour que de vaines paroles lui fissent prendre le change sur les sentiments de ceux dont il voulait connaître l’opinion ; aussi un sourire dédaigneux vint-il effleurer ses lèvres.

— Je suis charmé, dit-il en regardant tour à tour chacun de ses conseillers officieux, que vous croyiez don Philippe si bien disposé ; je dois lui rendre compte des motifs de ma conduite, et comme je ne veux pas que des dépêches soient soumises d’abord à des ministres peut-être malveillants, je me propose d’en charger une personne de confiance : vous ne pensez pas que ce message soit dangereux, n’est-il pas vrai ?

— Au contraire, monseigneur, répondit Jean de Vargas, auquel le duc semblait particulièrement s’adresser ; celui qui portera vos dépêches au Roi doit s’attendre au plus favorable accueil.

Un nouveau sourire parut sur les lèvres du gouverneur et ses yeux brillèrent d’une joie maligne : — Ainsi donc, seigneur président, reprit-il d’un ton plus grave, vous voudrez bien vous préparer à partir demain pour Madrid ; je vous dois une récompense, et j’espère que Sa Majesté s’en chargera.

Le licencié pâlit et balbutia quelques mots inintelligibles.

— Permettez-moi, don Jean de Vargas, de vous faire mon compliment bien sincère, lui dit Albernot en s’inclinant.

— Vous pouvez compter sur un brillant salaire, ajouta le conseiller de Rhoda. Alors, le président, qui s’était un peu remis, reprit la parole :

— Je prie Votre Excellence, dit-il, de considérer qu’il y a actuellement quinze mille causes pendantes devant mon tribunal, et que je ne puis m’absenter sans porter un notable préjudice aux soixante mille accusés et à l’État.

— Je vous comprends, répondit le duc en lui jetant un regard sévère, je vous comprends parfaitement. Puis, se tournant vers le conseiller de Rhoda : Ce sera donc vous, seigneur Hieronymo, qui irez recevoir ces brillantes récompenses.

— J’y ferai de mon mieux, monseigneur, répartit le rusé Espagnol. Tout ce qui m’afflige, c’est que la faiblesse de ma santé ne me permettra peut-être pas de voyager aussi rapidement que je le désirerais.

No es nada, dit le gouverneur.

— Peut-être, reprit le conseiller, ne pourrai-je arriver à Madrid.

— Vous essaierez du moins, répliqua le duc, et si vous tombez malade en chemin, Albernot, qui vous accompagnera, poursuivra seul le voyage.

Ce fut alors le secrétaire qui trembla. C’était s’exposer aux plus effroyables supplices que de porter à Philippe II un pareil message, et il n’avait aucune excuse à alléguer. Pâle de crainte, le cœur serré et la sueur au front, il répondit en balbutiant : Je serai trop… trop heureux… que Votre Excellence me confie… une mission si…

— Dites : si dangereuse, Albernot, puisque telle est votre pensée, répartit le duc avec un coup d’œil foudroyant. Mais ne craignez pas que Ferdinand de Tolède accepte les services d’un agent si timide ; je trouverai des hommes qui me serviront sans trembler.

Se tournant alors vers le mulâtre qui venait d’entrer dans l’appartement : Don Alonzo, dit-il, où est le brave qui nous a sauvé la vie ?

— Je viens de le quitter, répondit le jeune homme.

— Courez à lui, reprit le duc, et dites lui que je veux le voir. Vous me l’amènerez ici ; allez.

Le mulâtre obéit. Le gouverneur, sans prononcer un seul mot de plus, se leva, renvoya par un geste ceux qui l’entouraient, et alla se mettre devant une table couverte de papiers que les grands écussons et les grands cordons de soie dont ils avaient été scellés faisaient aisément reconnaître pour des dépêches ministérielles. À mesure qu’il les parcourait le mécontentement se peignait sur sa figure, et il répétait souvent à haute voix : Ah las bestias ! los veillacos ! Ils feront tant que la Flandre sera perdue.

Il était encore occupé de cette lecture lorsque le mulâtre revint avec Louis de Winchestre, qu’il avait trouvé dans la salle d’audience réfléchissant aux événements dont il avait été le témoin. En attendant que le duc prît garde à sa présence, dont il ne paraissait pas s’apercevoir, le jeune Flamand examinait d’un œil rapide la salle où il venait d’être introduit. C’était une chambre qui avait été longtemps le cabinet des souverains du Brabant : elle était tendue de velours oriental et décorée de glaces à facettes ; sur les lambris brillaient les armes de la maison de Bourgogne et de celle d’Autriche ; des vitraux coloriés ornaient les fenêtres : tout rappelait d’antiques et de glorieux souvenirs. Mais un profond soupir s’échappa de la poitrine du Belge lorsque, détachant ses yeux de l’image des vieux héros de sa patrie, il les reporta sur ce sombre et farouche duc d’Albe devant lequel il se trouvait.

Repoussant avec une sorte de fureur les dépêches qu’il avait lues, le duc retourna enfin la tête et vit le jeune étranger. Leurs regards se rencontrèrent : ceux de l’Espagnol étaient durs et impérieux ; ceux du Flamand tranquilles mais assurés. Il se tenait debout, la tête haute, la contenance fière et les bras croisés sur la poitrine.

Rarement, dans le cours d’une vie longue et orageuse, Ferdinand de Tolède avait rencontré, même parmi ses égaux, des hommes que n’intimidât point son aspect sinistre. Il frémit d’indignation en remarquant le calme et l’indifférence avec lesquels le jeune Belge soutenait son regard. L’orgueil blessé gonfla ses narines et fit étinceler ses yeux ; mais la réflexion l’adoucit, et, sentant combien lui serait précieux un homme d’un caractère si ferme, il résolut de tout mettre en usage pour se l’attacher.

Prenant donc un air affable et faisant un geste amical : Jeune homme, dit-il, vous connaissez maintenant celui auquel vous avez rendu service ; refuserez-vous de m’apprendre votre nom ?

— Seigneur, répondit Louis de Winchestre, je n’aspire à aucune récompense : permettez-moi donc de vous rester inconnu.

Pour la seconde fois le duc d’Albe sentit sa vanité blessée et il fut sur le point d’éclater ; mais, se maîtrisant aussitôt, il jeta un nouveau regard sur celui qui lui parlait avec tant de hardiesse et il remarqua les quatre croix[1] ciselées sur le pommeau de son glaive. Surpris et charmé de cette découverte : — Vous vous cachez vainement, reprit-il, vos traits révèlent votre origine, et votre conduite l’atteste ; vous êtes un Gruthuysen.

— Oui, répondit le jeune homme en rougissant, je suis le dernier rejeton de cette noble famille : on me nomme Louis de Bruges, comte de Winchestre.

— Et comment se porte votre respectable aïeul? demanda l’Espagnol, habile dans l’art de feindre la bienveillance. Je me souviens que, dans une occasion bien dangereuse, il me rendit autrefois le même service que vous m’avez rendu hier. Comme vous il ne voulut pas se faire connaître, et son courage le trahit comme vous : car il est impossible à l’aigle d’abaisser son vol, au lion d’affaiblir ses coups, au héros d’enchaîner son courage.

Quelque flatteuses que fussent ces expressions, elles ne furent point agréables au Flamand. Il s’indignait tout bas d’entendre le plus cruel ministre d’un despote faire l’éloge de sa famille.

— Mon aïeul, répondit-il froidement, venait d’échapper à une maladie dangereuse lorsque j’ai quitté Bruges.

— Vous aviez donc de graves motifs pour vous séparer de lui, au moment même de sa convalescence ?

Louis de Winchestre rougit. — Je suis venu, dit-il, pour tirer d’un péril peut-être imminent, une dame respectable, alliée à ma famille, et une noble demoiselle, pupille de mon aïeul.

En s’exprimant ainsi son maintien était embarrassé et la confusion se peignait sur ses joues. Son agitation redoubla quand le duc reprit : — Toutes deux, je pense, vous sont chères ?

— La plus jeune, répondit-il, est l’enfant d’adoption de mon aïeul ; j’ai été élevé avec elle… mais je désire également les sauver toutes deux.

— Et ne puis-je savoir quel danger les menace ?

Louis de Winchestre raconta en peu de mots l’enlèvement, la captivité et l’évasion des deux dames, en omettant toutefois la part qu’il avait eue dans leurs aventures. Quand il eut terminé son récit, le gouverneur se retourna pour écrire quelques lignes ; puis il lui remit un papier signé de sa main.

Le jeune homme prit le papier d’une main tremblante. Il le lut : c’était l’ordre d’étouffer toute poursuite contre la baronne de Berghes et la comtesse de Waldeghem, et de les mettre immédiatement en liberté, si elles étaient déjà arrêtées.

Il est impossible de dépeindre l’impression que fit sur le Flamand la lecture de cet ordre. Ivre de joie il oublia un moment tous les crimes de celui qui lui rendait sa bien-aimée : il ne vit plus en lui l’oppresseur de son pays, mais le libérateur de Marguerite, et, trop ému pour exprimer son bonheur, il ne remercia l’Espagnol que par des larmes.

— Il est à moi ! murmura l’Espagnol avec un sourire infernal. Puis, faisant un pas vers le jeune Belge : Comte de Winchestre, lui dit-il, puis-je à mon tour vous demander un léger service ?

Le Flamand rentra en lui-même, et sentit qu’on lui avait tendu un piège ; cependant il eut assez de présence d’esprit pour ne témoigner ni surprise ni méfiance, car il avait livré son secret, et Marguerite allait être maintenant l’otage de sa soumission. Il répondit donc quoique d’une voix mal assurée : — J’ignore comment je pourrais me rendre utile à Votre Excellence.

— Vous étiez à l’audience de ce matin ? reprit le duc.

— J’y étais.

— Le Roi doit être informé des motifs qui justifient ma désobéissance : la dépêche est déjà préparée, mais je ne puis disposer de personne pour la porter. Les uns me sont suspects, les autres me servent trop utilement dans les Pays-Bas pour que je songe à les éloigner : enfin ceux que je pourrais le mieux charger de ce message ne sont ni d’un rang assez illustre ni d’une naissance assez distinguée pour être mes agents à Madrid. Surtout je ne connais point de gentilhomme espagnol ou flamand qui ne se laissât intimider par la présence d’un monarque sévère… Vous seul, je vous crois capable de conserver tout votre courage devant lui.

— Moi, s’écria le jeune homme, en levant les yeux au ciel, moi justifier le duc d’Albe ?

Jusque-là le mulâtre, debout derrière son ami, n’avait paru prendre aucune part à la scène dont il était témoin ; mais quand il entendit cette exclamation indiscrète, il frémit, et, se penchant vers le Belge, il lui dit tout bas : Malheureux ! voulez-vous perdre celle que vous aimez ?

Ces mots rappelèrent à Louis de Winchestre la nécessité de se contraindre. Il se tut ; mais, agité par les sentiments les plus vifs, en proie à l’anxiété la plus cruelle, il pâlit, baissa les yeux, et ses mains se serrèrent avec force.

Son émotion n’eût point échappé aux regards perçants du duc d’Albe, si lui-même, miné par une inquiétude continuelle, ne se fût laissé aller dans le même moment à une distraction si forte, qu’il entendit à peine l’exclamation du jeune homme. — Me justifier ! répéta-t-il, en revenant à lui ; vous n’en aurez pas besoin. Il suffira de remettre mes dépêches. Y consentez-vous ?

Le Flamand eut besoin d’un effort presque surnaturel pour ne pas se trahir. — J’y consens, répondit-il, d’une voix étouffée.

— Vous observerez la contenance du Roi pendant qu’il les lira, poursuivit le gouverneur.

— Je l’observerai.

— Vous ferez attention à l’expression de sa physionomie.

Le jeune homme fit un signe affirmatif.

— Vous retiendrez ses moindres gestes !… Vous n’oublierez aucune de ses paroles ! Parlez ! répondez ! le ferez-vous ? pourrez-vous le faire ?

— Je l’essaierai.

— S’il menace, ayez bon courage ; tout ira bien. Mais s’il sourit, s’il parle de clémence… Le duc n’acheva pas : ses joues étaient livides, et de grosses gouttes d’une sueur froide coulaient de son front.

L’angoisse du féroce gouverneur frappa le jeune Belge. Dieu est juste, se dit-il ; les victimes de ce monstre n’ont pas souffert autant que je le vois souffrir. Puis, élevant la voix : — S’il parle de clémence, reprit-il, Votre Excellence suppose…

Le duc sourit d’un sourire forcé. — Les caresses du Roi sont trompeuses, dit-il ; elles cachent souvent la pointe d’un poignard, ou là coupe empoisonnée ; mais on peut se tenir sur ses gardes… Soyez fidèle à me prévenir…

Quoique étranger aux intrigues et aux mystères de la cour, Louis de Winchestre n’en connaissait pas moins le caractère de Philippe II. — Il est probable, dit-il, d’une voix assurée et avec un regard expressif, que si Sa Majesté médite quelque vengeance, on ne me laissera pas le temps de vous en avertir ; mais mon silence sera un avis pour vous.

L’Espagnol recula, comme l’assassin dont on a surpris l’horrible secret. — Et vous aussi, s’écria-t-il, vous redoutez les périls de cette mission !

— Je les prévois, répondit le jeune homme, mais je ne les crains point. Vous avez ma parole et je suis prêt à partir.

— Demain on vous remettra la dépêche. Je vous laisse le reste de cette journée pour faire vos préparatifs et pour entretenir vos dames. Adieu.

Louis de Winchestre s’inclina et se préparait à sortir ; mais le duc, le prenant par le bras, le retint encore un moment. — Prenez garde surtout, dit-il, aux sourcils du Roi… au mouvement de ses lèvres… aux rides de son front…

— À toute sa personne, répartit le jeune Belge.

— Et vous ne tremblerez pas devant lui ?

Le jeune homme sourit fièrement et répondit : — M’avez-vous vu trembler devant le duc d’Albe ?

— Vous avez raison, reprit le gouverneur, et l’on ne peut soupçonner votre courage. Allez donc, brave Gruthuysen, et comptez sur ma reconnaissance.



  1. Les armes des Gruthuysen se composaient de quatre croix dont deux droites et deux inclinées.