Le Gueux de Mer (Moke)/24

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 225-235).
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CHAPITRE XXIV


En sortant du cabinet du duc d’Albe Louis de Winchestre s’était rendu dans l’appartement du mulâtre, et lui avait écrit pour l’avertir de son départ. Réfléchissant ensuite à la situation bizarre dans laquelle il se trouvait, il s’était promis de travailler lui-même à la délivrance du comte de Buren, si toutefois une longue captivité n’avait point enlevé à ce malheureux jeune homme toute son énergie. Mais il fallait trouver, avant tout, le moyen de rejoindre immédiatement Marguerite et la baronne, dont l’asile lui était encore inconnu ; Dirk Dirkensen, qui s’était chargé de le découvrir, ne revenait point ; peut-être lui-même était-il tombé dans quelque piège.

Le soleil était au milieu de sa course ; à la plus vive impatience avaient succédé les angoisses de l’inquiétude, lorsqu’un officier des Albanais se présenta devant le Belge et lui remit un billet du mulâtre.

Généreux Flamand, lui mandait don Alonzo, vous avez ouvert mes yeux, et je renonce pour jamais à la carrière que l’on m’avait fait embrasser ; à la défense du crime, à l’oppression de l’innocence. Il ne m’est pas permis de vous revoir, mais votre image sera toujours présente à mon souvenir, et pendant votre absence (puisse t-elle ne pas se prolonger !) je veillerai sans cesse à la sûreté des deux dames qui vous sont chères.

Au moment où vous recevrez ce billet ces intéressantes captives seront déjà livrées au tribunal de sang ; l’officier qui vous remettra ces lignes vous servira de guide pour parvenir auprès d’elles et les faire mettre en liberté.

Adieu, mon libérateur, mon ami !

Profondément touché de l’attachement que lui témoignait le mulâtre, Louis de Winchestre sentit ses paupières humides. Il mit le papier dans son sein, courut au tribunal, et eut le bonheur d’arriver à temps pour sauver les deux dames, au moment où leur condamnation paraissait inévitable. La joie de Marguerite fut muette et ses regards exprimèrent seuls à son amant combien elle était touchée de ce nouveau service ; la baronne, au contraire, se répandait en protestations de reconnaissance, riant et pleurant tour à tour, et s’exposant à compromettre son libérateur par ses exclamations indiscrètes.

Est-ce bien vous que je revois encore ici pour notre bonheur ! s’écriait-elle, tandis qu’il la reconduisait à sa demeure, vous chef des gueux de mer et ami de Guillaume de Nassau ! Ah ! je le vois, le Ciel vous a récompensé d’avoir sauvé deux catholiques ; vos yeux sont dessillés, et vous avez abandonné cette infâme bande de rebelles. Il faut que vous ayez fait de grandes révélations au duc d’Albe pour qu’il vous ait accordé la grâce de deux accusées : sans doute vous lui avez appris tous les complots de vos anciens camarades. Ah ! si vous vous étiez repenti plus tôt, si Satan n’eût pas régné si longtemps dans votre cœur, vous auriez pu livrer le prince d’Orange lui-même à la justice du roi.

Dans tout autre moment le jeune homme se fût offensé des suppositions injurieuses de la vieille dame : mais Marguerite était auprès de lui, Marguerite lui devait sa liberté ; il était trop heureux pour prendre garde aux vains propos de la douairière.

Quand ils arrivèrent à la maison hospitalière d’où les deux dames avaient été arrachées par les agents du conseil des troubles, leurs hôtes furent presque effrayés de les revoir ; car ils les avaient déjà pleurées, croyant impossible à l’innocence la plus pure d’échapper à la rigueur de ce tribunal de sang : retenus par la présence d’un inconnu dont l’air majestueux leur imposait, ces bonnes gens ne se permirent aucune question ; mais la baronne ne put résister au désir de leur raconter sa merveilleuse histoire, et tandis qu’ils écoutaient son récit avec une attention profonde, les deux amants, restés seuls dans une autre chambre, purent s’entretenir librement.

— Tu le vois, Marguerite, dit le jeune homme à sa bien-aimée, lorsque tout semble nous séparer, le hasard, ou plutôt une destinée propice nous rassemble. En dépit des guerres civiles et des discordes domestiques, le sort


… et eut le bonheur d’arriver à temps… (P. 226.)


prend plaisir à resserrer les nœuds qui nous attachent l’un à l’autre. En achevant ces mots il voulut prendre la main de la jeune fille pour la porter à ses lèvres, mais elle le repoussa doucernent, et, prenant un ton sévère : Louis, répondit-elle, je pleurerais ce nouveau bienfait, si l’amour vous avait entraîné à des démarches indignes de vous. Dites-moi que vous n’avez point acheté ma grâce au prix de votre honneur, que vous n’avez point fléchi devant le ministre d’un tyran, que vous n’avez point à rougir de m’avoir sauvée.

— Le duc d’Albe, reprit le jeune homme avec fierté, a exigé de moi un service personnel. Ne baissez point les yeux, ô mon amie ! Loin de trahir la cause nationale, je la défendrai plus puissamment comme agent du duc d’Albe, que je ne pourrais le faire comme simple particulier. C’est à Madrid qu’il m’envoie…

— À Madrid ! interrompit Marguerite, et les pensées amères que ce nom réveillait lui arrachèrent un profond soupir ; mais, concevant bientôt la plus douce espérance, elle se rapprocha de son amant, lui tendit la main, et, lui jetant un regard plein de confiance : Louis, dit-elle, mon père est prisonnier dans cette capitale ; sauvez-le ! cher Louis, sauvez mon père !

Le jeune homme, qui avait jusque-là ignoré la captivité du comte de Waldeghem, resta interdit en l’apprenant. — Je n’aurais pas dû m’en étonner, dit-il enfin ; tous ceux qui portent un cœur généreux sont exposés à la haine de Philippe. Mais si l’adresse et le courage peuvent quelque chose pour arracher à la fureur du Roi cette noble victime, votre père, Marguerite, me devra sa délivrance. Oh ! que je bénis le moment où le duc d’Albe crut devoir me charger de ses intérêts ! ce voyage d’Espagne, cet exil que je redoutais comme la mort, sera maintenant la source de notre bonheur. Je sais qu’il faudra surmonter des obstacles nombreux ; mais l’amour fait des miracles, et quelque chose me dit que je ne puis échouer dans une résolution dictée par l’amour. Oui, je le tirerai des prisons de Madrid ! Fût-il dans les cachots de l’inquisition, je l’en tirerai !

La jeune fille ne répondit rien ; des larmes roulaient sur ses joues, tandis qu’un doux sourire brillait sur ses lèvres.

Bientôt la baronne revint auprès des deux amants et recommença ses remercîments importuns. — Certainement, dit-elle, il faut que vous ayez conservé toute l’adresse et la ruse de ces mécréants dont vous vous êtes séparé, pour avoir trouvé moyen de nous secourir si à propos. Je gagerais que c’est encore vous, comte de Winchestre, qui nous avez tirées si heureusement de cette horrible prison de l’Écluse,… Oh ! oh ! vous rougissez !… Il est vrai que cela nous a un peu compromises, mais la pauvre Marguerite s’est trouvée bien heureuse d’échapper ainsi à ce coquin de Sandoval. À propos ! est-il vrai que ce misérable soit mort ?

— Il est mort, reprit Louis de Winchestre en souriant, et avant de mourir il a pu acquérir la certitude qu’il ne m’avait pas tué.

La vieille dame recula de surprise, et, levant les mains au ciel, elle s’écria : Quoi ! ce serait vous l Grand Dieu ! tous nos dangers et tout notre salut viennent donc de ce jeune homme ! C’est une fatalité sans exemple, et je crois que si vous étiez resté patriote, il nous aurait fallu le devenir. Mais, dites-moi, puisque vous êtes revenu au bon parti, comment avez-vous pu souffrir à votre suite ce vieux matelot auquel vous avez fait porter les couleurs des Gruthuysen ? C’était un rebelle enragé, et son audace pouvait à chaque moment vous rendre suspect.

— L’avez-vous donc reconnu sous ce déguisement ?

— Il est venu se faire tuer sous les fenêtres de notre prison, répondit la douairière de l’air de la plus parfaite indifférence.

— Se faire tuer ! répéta le jeune homme en pâlissant.

La baronne, fortement persuadée qu’elle parlait à un bon royaliste, ne prit pas garde à l’émotion que témoignait son libérateur, et elle continua du même ton : — Je pense que toute la ville en parlera ; car les circonstances de sa mort ont quelque chose d’assez extraordinaire : quoique ce fût un patriote, il a montré vraiment du courage, et je ne croyais pas qu’homme du monde eût osé faire ce que ce vieux marin a fait. Sans autre arme qu’un bâton il s’est précipité seul sur une troupe de soldats, en a renversé plusieurs, s’est bravement défendu contre le reste, et enfin, pressé de toutes parts, il s’est jeté dans l’eau, entraînant dans sa chute un officier espagnol.

— Mais on l’a rattrapé ?

— Point du tout : on n’a pas même pu retrouver son cadavre.

Semblable à un homme qui se trouve chargé du fardeau qui l’accablait, Louis de Winchestre respira plus librement après avoir entendu ces mots. — Je le reverrai encore, dit-il, certes je le reverrai… Mon brave pilote n’était pas homme à se noyer dans l’eau douce.

Au même moment on entendit un grand bruit à la porte de la maison. C’était un homme qui voulait absolument être introduit, quoique l’on s’obstinât à lui refuser l’entrée.

— Comment, s’écriait-il d’une voix enrouée, et en frappant sur la porte de manière à l’enfoncer, comment, poules mouillées, vous avez peur d’un peu de boue et de charbon ! Ouvrez les écoutilles ou je vous enlève à l’abordage.

— Dieu ait pitié de nous ! s’écriaient les gens de la maison, qu’avons-nous de commun avec ce manant ? Retirez-vous, malotru, ou nous vous livrerons à la justice ! Comment ose-t-il faire ce tapage en plein jour et lorsque des patrouilles parcourent toute la ville ?

— Puisque vous n’ouvrez pas, reprit la voix, j’entrerai malgré vous, maudite canaille.

Louis de Winchestre, auquel cette voix n’était pas étrangère, s’approcha de la croisée pour voir l’homme qui faisait tout ce bruit, et il se trouva face à face avec un individu que sa figure et ses mains noircies auraient pu faire prendre pour un charbonnier. Ce singulier personnage s’élança dans l’appartement par la fenêtre même que le jeune homme venait d’ouvrir. — Ne craignez rien, mesdames, dit-il, en saluant d’un air gauche et avec un sourire effrayant les deux dames qui s’étaient réfugiées à l’autre extrémité de la chambre ; je suis votre vieil ami, un peu sale et enrhumé, il est vrai, mais sain et sauf, grâce à Dieu ! et prêt à vous rendre service. Ah ! mon lieutenant, continua-t-il en se retournant vers le jeune homme que la joie de retrouver son vieux compagnon avait rendu pâle et muet, quelle manœuvre j’ai faite ! L’ennemi me serrait de près, au moins ; mais je n’ai pas laissé que de lâcher aussi quelques bordées, et si Dirk Dirkensen fût resté sur le champ de bataille, il n’aurait pas été le seul que les poissons ou les oiseaux eussent mangé. Après avoir prononcé ces mots d’un air satisfait, et avec un geste plein de fierté, il croisa les bras sur sa poitrine et attendit la réponse de son officier, avec la contenance un peu hautaine d’un vainqueur qui attend sa récompense.

La douairière tremblait encore, mais la joie se peignait sur la figure de Marguerite et de son amant.

— Pilote, dit ce dernier en frappant doucement sur l’épaule de son vieil ami, que tu m’as donné d’inquiétude ! Je tremblais qu’il ne te fût arrivé quelque malheur…

Une grosse larme s’échappa de la paupière du marin, et il répondit d’une voix altérée par l’émotion : — Que le ciel vous récompense de votre humanité, mon lieutenant ! Jamais je n’ai rencontré un officier ni plus brave, ni plus justement chéri de son équipage : aussi vous suis-je dévoué à la vie et à la mort, au point même d’avoir endossé la livrée servile d’un laquais par-dessus ma glorieuse jaquette de marin : et j’ose dire que c’est là un sacrifice pour un homme de cœur.

Marguerite lui demanda par quel prodige il avait pu mettre en défaut ceux qui le poursuivaient, et le brave pilote, après avoir juré deux ou trois fois, commença de la sorte son récit :

— Vous savez, lieutenant, que j’avais ordre de prendre quelques renseignements sur le sort de ces deux dames. J’appris qu’elles étaient prisonnières, et je courus à la prison. Malheureusement — et le bon vieillard se gratta la tête avec un peu de confusion en arrivant à cette partie de son aventure, — il se trouvait là un bateau submergé dont l’aspect me rappela mes vieilles habitudes : on le relevait ; je mis la main à l’œuvre, oubliant vos dames et ma commission… j’en demande pardon à cette belle demoiselle… et je dégageai le bâtiment aux dépens de mes culottes. J’eus ensuite une querelle avec des Espagnols, et, comme j’étais seul, ces chiens voulurent me prendre ; mais je me souvins du brave Bastien de Langhe[1] qui, entouré d’ennemis, se fit sauter avec eux. Imitant sa manœuvre, je me précipitai dans l’eau avec le capitaine des ennemis, auquel, par précaution, je serrai si bien la gorge que, si on l’a repêché à temps, il portera au moins de mes marques. Puis je me réfugiai sous le bateau que nous avions relevé, et, passant par un grand trou que j’avais remarqué à l’arrière, je me trouvai là comme une huître dans son écaille. Je m’y salis un peu, continua-t-il en jetant un regard de commisération sur ses hauts-de-chausses ci-devant rouges et maintenant entièrement noirs : c’était un bateau de charbon ; mais je trouvai dans la chambre une bonne veste et du genièvre, ce qui me fit passer le temps assez agréablement jusque vers le midi. Alors je levai l’ancre, et je vous ai cherché, mon lieutenant, d’abord au palais espagnol, d’où vous veniez de partir, puis par toute la ville, et enfin ici, où je me doutais bien que vous seriez venu prendre langue.

La présence du vieux marin empêcha Louis de Winchestre de rester plus longtemps avec les deux dames. Il prit congé d’elles, après avoir renouvelé tout bas à Marguerite la promesse de délivrer son père, et il employa le reste du jour aux préparatifs nécessaires pour son voyage.

Après son départ Marguerite apprit à sa tante la mission dont il était chargé, et l’engagement qu’il avait pris avec elle de délivrer le comte de Waldeghem ; mais elle ne crut pas devoir détromper la vieille dame sur la prétendue conversion de son libérateur.



  1. C’était l’amiral de la petite ville de Vère dans l’île de Walcheren : il se fit sauter le 22 mars 1572.