Le Gueux de Mer (Moke)/28

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 266-271).
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CHAPITRE XXVIII


Le prince demeura encore deux jours à Malines, et à son départ il laissa dans la ville une nombreuse garnison. Mais le peuple, toujours prêt à changer, était passé de la présomption à l’épouvante en apprenant les succès du duc d’Albe. Lorsque ce redoutable ennemi se fut emparé de Mons et revint en Brabant avec son armée victorieuse, les habitants, désespérant de pouvoir se défendre, résolurent d’implorer sa clémence, quoique des exemples terribles eussent dû leur faire voir que Ferdinand de Tolède ne savait pas pardonner. Ils engagèrent eux-mêmes la garnison à quitter la ville ; les troupes du prince sortirent le 1er octobre, et dès le lendemain tout le clergé se rendit au camp espagnol pour obtenir la grâce des bourgeois.

Le duc d’Albe n’avait pu accorder à son armée le pillage de Mons, le comte Louis de Nassau, digne frère de Guillaume, n’ayant voulu consentir à aucune capitulation, à moins qu’on ne promît de laisser les habitants en possession de leurs biens. Mais le féroce Espagnol comptait dédommager ses soldats en leur abandonnant une proie au moins aussi considérable ; c’était l’opulente cité de Malines. Cependant il existait dans cette ville un grand nombre de royalistes, surtout parmi la noblesse et les riches commerçants : mais peu importait au lieutenant de Philippe II que l’innocent payât pour le coupable : il voulait contenter ses soldats, effrayer les mécontents, et satisfaire la haine qu’il avait toujours ressentie pour les Belges, depuis que Charles-Quint avait humilié son orgueil en mettant les cités florissantes des Pays-Bas au-dessus des plus grandes villes d’Espagne. La destruction de Malines remplissait ce triple but : elle fut résolue, et Ferdinand de Tolède sourit en songeant que la ruine de dix mille familles pourrait ajouter quelque chose à sa renommée.

Du sommet d’une colline, où sa tente était dressée, il contemplait la plaine féconde au milieu de laquelle s’élevaient les murs de Malines. On eût dit qu’il se complaisait à l’idée du mal qu’il allait faire, et qu’il jouissait d’avance de l’horrible scène qui changerait ces beaux lieux en un séjour de deuil et de désolation. Le ciel était serein, et les premiers rayons du soleil, vivifiant toute la nature, promettaient une de ces belles journées d’automne, si riantes et si magnifiques ; mais les projets de l’ambition et les calculs de la politique pouvaient seuls captiver l’attention du duc d’Albe.

Il aperçut de loin la foule suppliante qui venait intercéder pour la ville dont il avait résolu la perte. Se retournant alors vers un de ses officiers :

— Don Lopez, dit-il, courez hâter les soldats ; qu’ils escaladent les


L’évêque d’Ypres se jeta aux pieds du gouverneur. (P. 270.)


murailles, tandis que ces bourgeois me demanderont grâce ! qu’ils m’épargnent la fatigue de refuser !

L’officier, s’élançant sur son cheval, partit au galop, et bientôt des colonnes de troupes espagnoles et allemandes entourèrent de toutes parts la malheureuse cité.

Cependant les suppliants approchaient : c’étaient des prêtres vêtus de leurs habits pontificaux ; des magistrats sous le costume qui appartenait à leur rang ; des vieillards, doyens des corps de métiers, et des femmes et des enfants dont l’aspect faisait naître la compassion.

Quelque cruels que fussent les soldats qui gardaient l’entrée du camp, tous se sentirent émus de pitié à la vue de ces malheureux qui venaient implorer un homme inexorable. Les officiers espagnols, dont plusieurs avaient combattu en Amérique et fait périr des milliers d’indiens sous les pieds des chevaux et sous les morsures des dogues, semblèrent eux-mêmes touchés du sort funeste qui menaçait des chrétiens, des sujets du même monarque, des hommes chez lesquels ils avaient souvent trouvé une hospitalité cordiale et dont ils avaient partagé les plaisirs ; mais Ferdinand de Tolède n’éprouva qu’une joie sinistre à leur approche, et le regard qu’il jeta sur eux fit frémir les guerriers qui l’entouraient.

— Ayez pitié de nous, monseigneur ; laissez-nous une patrie, des parents, des amis : d’un seul mot, vous pouvez nous donner ou nous enlever plus que la vie ; ayez pitié de nous !

Ainsi parlèrent les députés de Malines en s’agenouillant devant le duc d’Albe.

— Songez que le Dieu pour la religion duquel vous combattez est un Dieu de paix et de miséricorde ! dirent les ecclésiastiques.

— Vous avez été époux, vous êtes père, ajoutaient les femmes et les vieillards, ayez pitié de nous !

Le duc restait inflexible ; les Belges royalistes qui se trouvaient dans le camp se joignirent à leurs malheureux compatriotes : l’évêque d’Ypres le premier, quoiqu’il fût dévoué à la cause monarchique et qu’il se fût enfui de Malines quand les patriotes avaient pris le dessus, se jeta aux pieds du gouverneur et le conjura en pleurant d’épargner la ville. Enfin les Espagnols aussi implorèrent sa clémence, et répétèrent avec les Flamands :

— Grâce ! monseigneur, grâce pour un peuple égaré !

— Et vous voudriez, dit Ferdinand de Tolède, que je laissasse la révolte impunie ? Vous avez accueilli les patriotes dans vos murailles ; vous leur avez prodigué les vivres, l’argent, tous les secours que vous m’aviez refusés, et vous me demandez grâce !

— Monseigneur, répondit un des députés, beaucoup d’habitants gémissent de l’erreur de leurs compatriotes ; mais l’ennemi était le plus fort, nous ne pouvions rien lui refuser impunément.

— Et qui me livrera les chefs de la révolte ?

— Ils se livreront eux-mêmes ! s’écria un homme d’une haute taille et de formes athlétiques ; c’est moi qui ai introduit Bernard de Mérode dans nos murs ; c’est moi qui suis l’auteur de ce que tu appelles un crime. Tyran, fais-moi périr, mais épargne une multitude aveugle.

— Qui es-tu ? demanda le duc.

— Je suis l’échevin Pierre Brouwer.

— Sois content, tu mourras ! mais ce n’est point assez que du sang, il me faut de l’or.

— Imposez vous-même la somme qu’il vous plaira, monseigneur ; nous ferons tous les sacrifices.

— Bien ! fort bien ! j’y réfléchirai. Mais, regardez de ce côté, messieurs, et dites-moi ce que c’est que cette fumée qui s’élève là-bas.

Les malheureux députés retournèrent la tête et virent la flamme qui dévorait quelques maisons de leur ville. Ils pâlirent et une morne stupeur se peignit sur leur figure : ils ne poussèrent pas un gémissement, ils ne versèrent pas une larme, leur douleur était trop profonde.

— Il me semble, dit Ferdinand de Tolède, dont les yeux brillaient d’une horrible satisfaction, que mes soldats mettent un peu de désordre dans votre cité.

Personne ne répondit ; mais l’échevin Pierre Brouwer, saisissant la pique d’un soldat, la brandit et la lança avec tant de force contre le duc d’Albe que, si un officier ne se fût jeté au devant du coup, c’en était fait du tyran.

L’officier, percé de part en part, tomba sans vie aux pieds de l’homme impitoyable dont il avait sauvé les jours, tandis que les gardes furieux massacraient le brave Pierre Brouwer, qui mourut avec le regret de n’avoir pas vengé sa patrie.