Le Gueux de Mer (Moke)/37

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 357-365).
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CHAPITRE XXXVII


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es voyageurs s’étant munis de bons chevaux traversèrent rapidement la France. Ce beau pays avait bien changé de face depuis deux mois : l’affreux massacre de la Saint-Barthélemy avait eu lieu, et les faibles restes des protestants, réduits au désespoir, avaient résolu de combattre jusqu’au dernier soupir, plutôt que de tendre la gorge à leurs assassins. Partout s’offrait l’horrible image d’une guerre civile, d’une guerre d’extermination. Des bandes de soldats parcouraient les campagnes, pillant et rançonnant les laboureurs, et massacrant comme hérétiques ceux qui voulaient défendre leurs biens et l’honneur de leurs femmes. Mais malheur aussi aux traînards et aux maraudeurs imprudents sur lesquels les paysans pouvaient assouvir leur juste fureur ! leurs cadavres jonchaient les routes écartées et la lisière des bois.

Ce fut un prodige que les trois Belges pussent parvenir sans accident aux frontières de leur pays. Arrivés en Hainaut, ils se séparèrent : Dirk Dirkensen, chargé par son lieutenant d’une lettre, où se trouvait le récit fidèle de l’audience qu’il avait eue, se rendit au camp du duc d’Albe ; le comte de Waldeghem et son jeune libérateur poursuivirent leur route vers Bruges, où ils espéraient trouver Marguerite.

Quand ils approchèrent de la ville le son des cloches funèbres annonçait la mort d’un personnage de haut rang. Les bourgeois armés qui gardaient la porte avaient leurs chaperons entourés de crêpes, et la tristesse régnait sur leurs visages. Un pressentiment funeste fit frémir Louis de Winchestre. Bientôt sa crainte fut réalisée. Le palais des Gruthuysen était tendu de noir et c’était de son aïeul qu’on célébrait les funérailles.

Il resta un moment immobile en apercevant le séjour de ses ancêtres couvert maintenant de des marques de deuil. La pâleur de la mort régnait sur ses joues, et les rênes de son cheval tombèrent de ses mains ; cependant il reprit bientôt son empire sur lui-même.

— Éloignons-nous, dit-il au comte d’une voix altérée : ce n’est pas maintenant que je puis me présenter dans ce séjour de douleur.

Ils gagnèrent une auberge écartée, où ils laissèrent leurs chevaux. L’hôte leur apprit qu’une attaque d’apoplexie avait enlevé rapidement le vieux seigneur de Gruthuysen, sans qu’il eût éprouvé de grandes souffrances, et que l’on ignorait ce qu’était devenu son héritier.

Les deux voyageurs, se couvrant de leurs larges manteaux de manière à n’être point reconnus, voulurent au moins s’unir aux prières des nombreux amis du vieillard. Ils entrèrent dans l’église où cette lugubre cérémonie avait lieu, et, cachés dans un coin obscur, ils virent le cortège de mort défiler devant eux. Les magistrats de la ville, les chefs, de la noblesse et les doyens des bourgeois marchaient à côté du cercueil. Cent domestiques vêtus de noir le suivaient en répandant des larmes ; ensuite venait la foule des indigents que le vieillard avait nourris de ses largesses. Mais aucun parent du défunt ne conduisait le convoi : on eût dit que c’était le dernier de cette illustre et vertueuse race des Gruthuysen.

— Il est mort entouré seulement d’étrangers ! il est mort regrettant, mon absence ! se dit le noble jeune homme, et une larme s’échappa de ses yeux ; mais un regard jeté sur son compagnon adoucit sa douleur.

— Au moins, pensa-t-il, je puis croire que cette absence était légitime, et qu’il en eût approuvé le motif.

Le vieux colonel portait les yeux de la chapelle des Gruthuysen à la tribune qui leur était réservée, dans l’espoir d’y découvrir sa fille. Beaucoup de nobles demoiselles étaient venues assister au service ; mais aucune ne lui rappelait les traits de sa première épouse, aucune n’avait fixé les regards de Louis de Winchestre.

— Marguerite n’est point ici, dit-il, et, baissant la tête, il pria dévotement pour le repos de son ancien ami.

Les funérailles se faisaient avec une solennité digne d’un roi. Une oraison funèbre fut prononcée ; peut être n’était-elle pas exempte de ces fautes de goût, qui semblaient alors des beautés ; mais elle fit couler les larmes de toute l’assemblée, car l’orateur pleurait lui-même en la récitant.

Quand il eut terminé le panégyrique du mort, jetant un regard douloureux sur le cercueil placé devant lui, il leva les mains au ciel, et demanda au Tout-Puissant de ne point laisser éteindre cette glorieuse famille, qui était l’honneur et le soutien de la ville, puis, s’adressant à tous les assistants :

— Unissez-vous à moi, mes frères, leur dit-il avec l’emphase si commune à cette époque, et prions pour le salut du dernier rejeton de cet arbre antique, dont l’ombrage a protégé nos aïeux, et dont nous-mêmes nous avons savouré les fruits. Que cette jeune branche fleurisse sous nos yeux, pour devenir plus haute et plus belle que celles qui l’ont précédée ; que la vieille devise : Plus est en vous soit justifiée par celui qui est maintenant l’héritier de tant de gloire, très haut et très puissant seigneur, messire Louis de Bruges, seigneur de Gruthuysen.

— Amen, amen ! répéta toute l’assemblée, et Louis de Winchestre éprouva une émotion profonde en voyant l’élite de ses concitoyens implorer le Ciel pour lui.

À la fin de la cérémonie, le comte de Waldeghem, que la tendresse paternelle rendait impatient, interrogea un homme du peuple qui se trouvait près de lui :

— L’ami, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me montrer la jeune pupille de ce bon seigneur dont on vient de célébrer les obsèques ?

— Elle n’est plus dans cette ville, répondit le bourgeois, et, voyant que le vieux militaire paraissait douter de l’exactitude de cette nouvelle, il ajouta : — Personne ne peut savoir mieux que moi où elle se trouve : mon frère est maître d’hôtel de sa tante, la baronne de Berghes, avec laquelle maintenant elle habite Malines. Il y en a qui disent que le jeune seigneur de Gruthuysen les accompagne, mais je n’en crois rien ; il serait revenu rendre les derniers devoirs à son aïeul, à moins cependant que Malines ne soit déjà assiégé par les Espagnols.

Cette réponse troubla entièrement le comte et son jeune compagnon. Ils savaient que l’armée espagnole marchait sur Malines et que ses habitants avaient tout à redouter de la vengeance du duc d’Albe. Quelles justes inquiétudes ne devait pas leur inspirer le séjour de Marguerite dans cette malheureuse ville ! Un serrement de main fut l’unique geste qui trahît leur anxiété, et sans avoir prononcé un seul mot, sans avoir échangé un seul regard, ils coururent à l’auberge où ils avaient laissé leurs chevaux, s’élancèrent dessus, et prirent la route du Brabant.

Ils arrivèrent au déclin du jour dans cette riche et populeuse cité de Gand, dont les habitants plus fiers, plus belliqueux et peut-être aussi plus féroces que les autres Flamands, semblaient avoir une origine différente. À leur stature robuste et à leur regard assuré il était facile de reconnaître en eux les descendants de cette race indomptable qui avaient bravé vingt fois toutes les forces des ducs de Bourgogne et des rois de France. De nombreux trophées de leurs anciennes victoires s’élevaient dans leurs murs ; mais la citadelle construite par Charles-Quint pour les maîtriser, et la corde que leurs magistrats étaient condamnés à porter autour du cou, étaient des monuments honteux de leur dernière défaite.

Les voyageurs prirent à peine le temps de changer de chevaux, et continuèrent leur route vers Bruxelles ; cependant ils n’entrèrent point dans cette dernière ville, mais, la laissant sur la droite, ils se dirigèrent sur Malines.

Il était deux heures du matin, et les cavaliers, qui n’avaient encore pris aucun repos, sentaient leurs chevaux épuisés près de tomber de lassitude. La route qu’ils suivaient était bordée de grands arbres dont les branches à moitié dépouillées par l’automne formaient une voûte au-dessus de leur tête. Quelquefois la lune, apparaissant du sein des nuages, répandait autour d’eux une lumière douteuse ; mais le plus souvent ils chevauchaient dans l’obscurité. Pour comble d’embarras le chemin était humide et glissant, et le vent d’ouest amoncelait des nues épaisses et menaçantes.

Ils parvinrent cependant au sommet de la dernière éminence qui les séparait de la plaine fertile au milieu de laquelle l’Escaut roule ses ondes. Alors une lueur rougeâtre frappa leurs yeux : c’étaient quelques maisons de Malines incendiées par les Espagnols.

Les cheveux se dressèrent sur la tête des deux voyageurs et un froid mortel se répandit dans leurs veines; car, selon toute apparence, ils arrivaient trop tard pour sauver celle qui leur était également chère, et la mort était le moindre des maux qu’elle pouvait avoir éprouvés.

Cependant les rayons de la lune leur montrèrent au loin des casques brillants : tous deux tirèrent l’épée, tous deux poussèrent aux soldats qu’ils avaient aperçus : altérés de vengeance, ils ne songeaient qu’à donner et à recevoir la mort.

Mais quand ils furent plus près des Espagnols, quand ils virent deux femmes se débattre contre eux, un nouveau sentiment, une espérance, quoique bien faible encore, fit palpiter leurs cœurs. Si c’était Marguerite ! murmura le vieillard en tremblant : Louis de Winchestre, sans répondre, enfonça les deux éperons dans les flancs de son coursier, car son œil perçant avait reconnu sa bien-aimée.

Un moment suffit pour disperser les soldats, et avant presque que Marguerite eût pu espérer sa délivrance elle était dans les bras de son père, et elle voyait son amant secourir la baronne de Berghes, qui était à moitié morte de frayeur.

C’était par une nuit sombre et froide, sur un champ de carnage, à la lueur effrayante d’un incendie, que se rejoignaient enfin le père et la fille, la sœur et le frère, l’amante et l’amant. La surprise, la joie, l’épouvante et l’horreur les agitaient tour à tour, ils ne prononçaient que des paroles entrecoupées et s’embrassaient en pleurant.

Marguerite fut la première qui parût retrouver la mémoire et la présence d’esprit : — Le mulâtre ! dit-elle, secourez le mulâtre ! il nous a sauvées au prix de sa vie.

Ces mots furent un trait du lumière pour le jeune Belge. Il n’avait vu que deux fois don Alonzo, mais il l’avait bien jugé, et il ne fut pas surpris d’apprendre sa conduite généreuse. Guidé par son amante, il courut à l’endroit où le mulâtre était tombé.

Il était couché sur le dos, couvert de blessures et sans mouvement, mais tenant encore de la main droite l’arme avec laquelle il avait défendu les deux dames.

Marguerite et Louis de Winchestre s’agenouillèrent à côté de lui et cherchèrent à le ranimer. Il ouvrit les yeux, et la lumière argentée de la lune lui permettant de reconnaître ceux qui l’entouraient, — un sourire brilla sur ses lèvres mourantes. — Ami, dit-il, d’une voix faible, je l’ai sauvée pour toi… sois heureux, tu le mérites… Le pauvre mulâtre a aussi reçu sa récompense… il va passer dans un séjour où il n’y aura plus d’humiliations pour lui… Ne pleurez pas, belle et bonne Marguerite,… Alonzo ne regrette point l’existence ;… il n’avait ni famille… ni patrie !

Ses yeux se fermèrent à ces mots, sa main lâcha son épée, et il expira en murmurant : ami ! ami !