Le Héros/02

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Le Héros (1725)
Traduction par Joseph de Courbeville.
(p. 14-17).


II

NE POINT LAISSER CONNAÎTRE
SES PASSIONS



L’art de vous conduire, en telle sorte que qui que ce soit ne puisse marquer les bornes de votre capacité, demeurera presque infructueux, si vous n’y joignez l’art de cacher les affections de votre cœur. L’empereur Tibère et Louis XI roi de France comprirent si bien la vérité de cette double maxime qu’ils y ramenèrent toute leur politique. Quoiqu’une passion, pour être secrète, n’en soit pas moins une passion, cependant il est grand, et il importe beaucoup d’en savoir faire un mystère. À la vérité les mouvements d’un cœur qui commence à s’affaiblir sont souvent les symptômes d’un héroïsme expirant ; mais l’héroïsme après tout ne reçoit une atteinte mortelle que lorsque ces affaiblissements se déclarent.

Il faut donc travailler d’abord à arrêter tout mauvais penchant, et s’étudier ensuite à le dissimuler pour le moins : le premier demande beaucoup de courage, et le second demande une extrême dextérité ; le premier, sans parler du devoir indispensable de le vaincre, serait peut-être plus facile que le second, bien que ce ne soit pas toujours l’opinion du cœur humain, lequel en matière de mœurs décide assez à la place de la raison. Quoi qu’il en soit, ceux qui se montrent esclaves d’une passion se dégradent et s’avilissent dans l’idée des sages ; et ceux qui savent la couvrir se soustraient à ce décri, lequel en peu de temps devient général. Au reste, comme c’est le chef-d’œuvre de la pénétration d’esprit que de comprendre tout le fonds du cœur d’autrui, c’est aussi le dernier effort de l’empire sur soi de conserver son cœur inconnu aux plus habiles scrutateurs.

Je l’ai déjà dit : de profonds politiques prétendent que découvrir toute la capacité d’un homme et être en état de le gouverner, c’est à peu près la même chose. Mais j’estime qu’il est encore plus vrai qu’il n’y a point de différence entre laisser apercevoir sa passion, et prêter des armes certaines pour qu’on se rende maître de nous. Que de gens intéressés à connaître ce côté faible seront ravis que vous le leur présentiez vous-même ! Ils vous attaqueront bientôt par là, et comptez qu’ils le feront avec succès : ils reviendront si souvent à la charge, ils renouvelleront leurs assauts avec un manège mêlé de tant de force et de tant de souplesse que vous serez enfin surpris, vaincu, en proie à leur discrétion. Les penchants du cœur en sont comme les chemins sûrs ; dès qu’on les sait, tout est frayé, tout est ouvert pour en prendre possession. Alors, on dispose d’un cœur ainsi que d’un bien qui n’aurait point de maître, et dont on devient le propriétaire parce qu’on s’en est emparé le premier.

L’Antiquité païenne éleva au rang des dieux des personnages qui n’avaient pas fait la moitié des belles actions d’Alexandre, et elle refusa l’apothéose à ce héros de la Macédoine ; elle n’assigna pas la moindre place aux cieux pour celui qui avait rempli toute la terre de ses prodigieux exploits. D’où pouvait venir dans ces anciens sages une si grande inégalité de conduite ? Pourquoi tant de rigueur d’une part, et de l’autre tant de facilité ? C’est qu’Alexandre flétrit la gloire par l’excès de ses emportements : il démentit mille fois le caractère de héros, parce que mille fois on le vit comme un homme vulgaire, esclave de ses passions. Et que lui servit d’avoir conquis un monde entier, puisqu’il perdit l’apanage des grands hommes, lequel est de savoir se commander.

Au surplus, les deux principaux écueils de l’héroïsme sont la colère sans frein, et la cupidité sans retenue : c’est là que la réputation vient communément échouer. En effet, les hommes extraordinaires sont rarement modérés dans leurs passions, quand ils en ont ; et d’ailleurs, ils sont plus susceptibles que les autres de celles dont je parle : elles entrent en quelque sorte dans la complexion des héros, et encore plus des héros guerriers. Il est bien à craindre que l’ardeur de leur courage ne se change quelquefois en un feu de colère, et que leur amour extrême pour la gloire ne se porte avec la même vivacité à quelque objet indigne d’eux. Ainsi, il n’est point de violence que l’on ne doive se faire pour dompter ces deux passions, ou pour en sauver les dehors, si elles ne sont pas encore tout à fait soumises. Une saillie, échappée en certains moments, peut mettre de niveau le héros avec l’homme du commun ; elle peut mettre le dernier au-dessus de l’autre. Ce seul trait est plus que suffisant aux gens éclairés qui vous environnent, pour tourner désormais à leur avantage un faible dont ils savent si bien les suites. Dans le palais des grands, combien de courtisans oisifs et vicieux ! Combien d’ambitieux sans mérite cherchent les penchants du prince, afin de les servir, et de s’avancer eux-mêmes aux dépens de la vertu ! Que le souverain doit être circonspect ! Qu’il doit être sur ses gardes pour tromper l’oisiveté dangereuse des premiers, et la vigilance intéressée des seconds.

Personne peut-être ne fut plus habile à se dissimuler de la manière dont je l’entends qu’Isabelle de Castille, cette Amazone catholique, cette femme forte qui ne permit pas à son siècle d’envier la gloire des Zénobie, des Tomyris, des Sémiramis, des Penthésilée. Isabelle, égale si elle n’était pas supérieure à ces héroïnes, sut s’interdire tout ce qui pouvait devenir le plus léger indice de faiblesse en elle. Voici jusqu’où sa délicatesse allait sur cet article. Comme il n’est pas toujours libre de ne se point plaindre dans les vives douleurs de l’enfantement, elle voulait alors être seule, afin que qui que ce soit ne fût témoin du moindre signe de sensibilité, qui lui eût échappé malgré elle. Une princesse qui s’observait de la sorte, quel pouvoir n’avait-elle pas sur elle dans le reste de sa conduite, pour ne montrer jamais aucune faiblesse ?

Je finis ce chapitre par une pensée du cardinal Madrucio. Nous pouvons tous faillir, disait-il, mais je ne donne pas absolument le nom de fou à l’homme auquel il arrive de tomber dans une faute : j’appelle un fou celui qui, ayant fait une folie, n’a pas l’esprit et le soin de l’étouffer sur-le-champ. Cette adresse de distraire promptement l’attention d’autrui et d’ôter le loisir de réfléchir sur une faute, n’est point d’un génie médiocre. Néanmoins, il faut avouer qu’on ne saurait guère donner ainsi le change que pour des fautes légères ; à l’égard des grandes, on n’en supprime pas la connaissance ; on ne fait que la suspendre pour un temps. À quelque prix donc que ce soit, il faut se soumettre les affections de son cœur, si l’on veut qu’il n’en paraisse rien au-dehors, et si l’on prétend à l’héroïsme. Quelques-uns sont nés vertueux, il est vrai ; mais les soins, les réflexions, les efforts peuvent rendre aux autres ce que la nature leur a refusé.