Le Héros/10

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Le Héros (1725)
Traduction par Joseph de Courbeville.
(p. 48-51).


X

CONNAÎTRE LE CARACTÈRE DE SA FORTUNE



La fortune, à tout moment citée, et jamais nettement définie, n’est autre chose, à parler en homme chrétien et même en sage, que la Providence éternelle, cette souveraine maîtresse des événements qu’elle ordonne ou qu’elle permet, en telle sorte que rien n’arrive dans l’univers sans ses volontés expresses, ou bien sans ses permissions. Cette reine absolue, impénétrable, inflexible favorise à son gré les uns qu’elle élève en honneur, et laisse les autres dans l’obscurité, non point par passion, ainsi qu’agissent les faibles humains, mais par des vues de sagesse à nous incompréhensibles.

Cependant, pour nous proportionner au langage ordinaire des hommes, ne pourrait-on pas dire que la fortune est comme un assemblage de circonstances bonnes et mauvaises, de manière que si l’on se trouve dans celles-ci, l’on échoue, et que si l’on se trouve dans celles-là, on réussit. Mais sans prétendre fixer les autres à cette définition, c’est une maxime des grands maîtres de la politique, qu’il faut observer avec soin sa fortune, qu’il faut ensuite observer celle des gens que l’on a en tête, surtout au métier de la guerre. Qu’un homme donc, à qui la fortune s’est souvent montrée favorable, profite de cette disposition ; qu’il s’engage sans crainte en des entreprises trop hasardées pour tant d’autres. Rien ne plaît davantage à la fortune, rien ne la gagne plus que cette confiance abandonnée dans ses favoris, pour user de ces expressions.

César connaissait bien le caractère de sa fortune, lorsque, pour rassurer le matelot effrayé qui le passait, il lui dit d’un air tranquille : « Ne crains point, ta peur fait affront à César et à sa fortune. » Ce héros estimait que son bonheur déjà éprouvé était comme une ancre sûre dans le péril où il se trouvait. Il ne redouta point les vents contraires, parce qu’il avait en poupe le vent de la fortune ; il s’embarrassa peu que la mer fût en courroux, parce que le ciel était serein, et que les étoiles brillaient pour lui. Cette action de César fut au jugement de plusieurs une grande témérité ; mais au fond elle fut l’effet d’une grande présence d’esprit qui lui rappela comme dans un point de vue d’autres hasards affrontés avec succès, et qui lui donna de la confiance sur le point même de périr. Combien de gens, pour n’avoir point assez essayé, ni assez compris leur bonheur, ont manqué les plus belles occasions de se rendre illustres à jamais ? Il n’y a pas jusqu’au joueur par état qui, tout aveugle qu’il est, ne consulte son bonheur pour s’engager dans une partie importante.

C’est un avantage bien considérable d’être un homme heureux ; cet avantage l’emporte tous les jours sur le mérite de plusieurs qui ne l’ont pas. Aussi quelques-uns estiment-ils plus un degré de bonheur que dix de prudence ou de bravoure ; sentiments indignes et injurieux à la raison. Les autres regardent à leur tour la mauvaise fortune comme la marque visible du mérite : le bonheur est, selon eux, la destinée des fous, et le malheur celle des sages. Exhalaisons de bile et de fiel, ordinaires à ceux qui sont le plus justement malheureux !

Revenons. Le prince des philosophes avec les grandes qualités qu’il cultivait dans son fameux élève demandait encore qu’il eût du bonheur. Et, en effet, il est certain que la plus parfaite valeur ne fit jamais un héros sans le secours du bonheur : ce sont là les deux fondements de la grandeur militaire ; tous les grands hommes de guerre n’ont été tels que par l’union de l’un avec l’autre, qui se soutenaient mutuellement. Si l’on a donc souvent reçu des affronts de la fortune, que l’on se garde bien de s’exposer en des circonstances critiques, et de s’opiniâtrer contre elle : c’est une marâtre impérieuse qui ne pliera point, une marâtre cruelle à l’extrême envers ceux qu’elle juge à propos de ne pas aimer. Me permettra-t-on d’emprunter encore ici de la poésie une grave sentence, à condition de la restituer à la sagesse si l’on veut ? C’est de ne rien faire et ne rien dire, lorsqu’on a la fortune contre soi.

Le cardinal infant d’Espagne Don Ferdinand, surnommé l’Invincible, à cause de ses grands succès dans la guerre, fut un des bien-aimés de la fortune. L’Europe entière, à qui le courage de ce prince magnanime était connu, ignorait encore si son bonheur y répondait, et attendait quelque événement pour en juger, lorsque la bataille de Nordlingen se donna par Don Ferdinand. Cette première occasion présentée au cardinal infant fit voir que son bonheur s’accordait avec son courage : la gloire qu’il s’y acquit fut complète ; et assuré par là qu’il avait les bonnes grâces de la fortune, il n’entreprit plus rien désormais qui ne fût un nouveau lustre à sa réputation.

Mais ce n’est pas tout de connaître assez son étoile, pour compter sur sa favorable influence au besoin. L’autre partie de la science politique dont il s’agit, c’est de bien démêler ceux qui sont heureux de ceux qui sont malheureux, afin d’éluder habilement, ou d’attaquer dans la concurrence avec les uns ou avec les autres. Soliman savait la nécessité de ce discernement : il en fit usage dans une circonstance où il sentit que malgré tous ses succès passés il hasardait trop sa gloire avec le rival heureux auquel il avait affaire. Ce rival était Charles Quint ; la fortune alors fidèle à le servir donna de l’inquiétude à Soliman, qui fut plus frappé du bonheur constant de son nouvel antagoniste que de toutes les puissances de l’Europe. Ainsi sans se soucier de ce que diraient ceux qui ne pensaient pas comme lui en pareil risque, Soliman prit le sage parti de ne se point commettre avec Charles Quint. Il laissa couler le temps, et par des délais adroitement ménagés, il sauva sa réputation du péril fondé de la perdre. François Ier, roi de France, ne se conduisit pas de la sorte : son inattention à sa fortune et à celle de Charles Quint en compromis avec la sienne lui coûta la liberté pour un temps. Enfin, comme la bonne et la mauvaise fortune se rangent tantôt d’un côté, et tantôt de l’autre, c’est à une prudente sagacité en ces rencontres à forces égales, de déterminer tantôt à l’action, et tantôt à la suspension ; tantôt à donner, et tantôt à éluder avec avantage.