Le Huitième Péché/16

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 273-291).



XVI


C’est un grand mariage.

Dès le matin, Claude s’est éveillée d’un sommeil agité avec ce goût âcre dans la bouche et cette torpeur dans les membres que laissent les mauvaises nuits.

Elle a les tempes douloureuses et les paupières lourdes.

On lui a préparé un bain trop chaud dont les sels parfumés l’entêtent.

Puis, c’est le coiffeur cruellement zélé qui met plus de trois quarts d’heure à l’onduler : la jeune fille se rendort malgré elle sous la caresse régulière du démêloir qui sépare ses boucles.

Ensuite, la femme de chambre s’empresse autour d’elle. La première du couturier, qui vient l’habiller en personne, étourdit Claude par le tourbillon de ses gestes et la volubilité de son verbiage.

Peu à peu, Claude voit apparaître dans la glace la silhouette liliale d’une mariée délicate et vaporeuse que Julie et l’ouvrière arrangent avec précaution, comme on effleure un objet fragile. Elle est coiffée d’un béguin de dentelle blanche où se rattache une couronne de roses de mai. Sous ses boucles fauves, son visage s’allonge, pâlot, et ses yeux cernés semblent plus grands : Claude a l’air d’une petite fille malheureuse. Elle a l’impression qu’elle va refaire sa première communion, grâce à cette atmosphère de fête, au voile de tulle que la couturière épingle soigneusement derrière son oreille.

En proie à une migraine croissante qui lui donne des nausées, Claude finit par balbutier, défaillant presque :

— Je vous en prie… Apportez-moi une tasse de café noir.

Il lui semble qu’elle n’aura jamais le courage de supporter sa journée jusqu’à la fin ; elle tombera avant, lasse d’énervement, brisée d’émotion.

La vue de Georges la réconforte, lorsque le jeune homme entre au salon ; il a des yeux fiévreux et des mouvements crispés qui plaisent à Claude, parce qu’ils trahissent ses propres sentiments.

Elle songe : « Dieu que cela sera délicieux, ce soir, de me débarrasser de ce voile qui m’encombre, de cette robe qui m’engonce, pour revêtir le plus simple de mes tailleurs, et partir toute seule avec Georges… Demain, nous serons à deux cents lieues de Paris ! »

Hélas ! auparavant il lui faut subir l’inévitable corvée des formalités nécessaires et s’offrir aux félicitations d’un cortège composé d’envieux ou d’indifférents.

La belle cérémonie… Dans l’église bondée de curieux, Claude s’avance avec lenteur au bras de Léon Lambert-Massin, qui arbore une physionomie touchante de père attendri.

Marthe, triomphante et congestionnée, s’appuie sur Georges Derive. Elle porte une robe de crêpe de Chine mauve, brodée, drapée, fanfreluchée, tarabiscotée : chef-d’œuvre de complication couturière que les femmes présentes dévorent des yeux.

Madame Lambert-Massin a oublié momentanément ses tourments.

C’est elle qui exigea cette pompe, bien que le deuil assez récent de Claude eût demandé plus d’intimité. Pour Marthe, aucune occasion d’exhiber une nouvelle toilette ne doit être négligée : aujourd’hui, rien n’existe à ses yeux que cette magnifique tunique du crêpe de Chine entièrement brodée à la main, qui s’enroule autour de son corps avec des grâces molles d’écharpe.

Elle songe, en s’agenouillant devant son prie-Dieu : « Décidément, Max est un couturier incomparable ! »

Yvonne, blême demoiselle d’honneur, promène à travers l’église une figure aux traits tirés, aux lèvres décolorées, dont la mine inquiétante détonne parmi ses parures.

La petite Madeleine quête avec la gravité recueillie des enfants qui accomplissent un rite inaccoutumé dont l’importance les flatte.

Et Claude, qui mire sagement ses gants blancs, sans oser regarder Georges — auquel elle a peur de sourire, — sans oser regarder le curé — qui lui inspire une folle envie de rire, parce qu’il a l’air d’un déguisé morose sous sa chasuble chamarrée ; — Claude réprime des bâillements furtifs (à jeun depuis quatre heures) et remarque in petto : « Est-ce long, ces cérémonies religieuses ! »

Elle évoque les funérailles de son père où la rigueur des usages la contraignit de rester assise à deux pas de la bière dans laquelle se désagrégeait un cadavre adoré, et de subir, durant une messe interminable, la voix déchirante des orgues funèbres dont les sonorités vibraient douloureusement sur ses nerfs exacerbés.

Aujourd’hui, l’orgue accompagne un ténor de l’Opéra que la vanité des Lambert-Massin se délecte à écouter. La musique chante l’espoir et la félicité : n’importe, Claude est hantée par le rappel de la mort.

Elle ferme les paupières afin de retenir ses larmes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant, le défilé à la sacristie.

Dans l’air ambiant, flotte une odeur écœurante de poudre de riz et d’encens.

Claude, étourdie, harcelée, embrassée de toutes parts, a cependant le sang-froid de faire, au vol, quelques observations.

Elle est profondément blessée par l’air d’aimable commisération avec lequel le député Asquin adresse à Georges ses félicitations mensongères.

Joseph Asquin est furieux intérieurement : depuis trois semaines, Irène le poursuit de sollicitations insinuantes, caressantes, aigres-douces et obstinées : la brune comédienne, excitée par une jalouse émulation, s’est juré d’épouser son ami, et le député, excédé, prévoit l’ennuyeuse nécessité d’une rupture prochaine.

Claude remarque aussi la persistance que mettent une théorie de jeunes filles (des amies d’Yvonne qu’elle connaît à peine) à contempler « celle qui a su décrocher le beau mariage ! »

Ces frimousses curieuses qui la dévisagent amusent follement la nouvelle madame Derive : il lui semble que ces gamines vont lui demander sa recette.

Tout à coup, Claude voit en face d’elle ses amis Halberger.

Le violoniste et sa femme ont les yeux mouillés et les lèvres épanouies.

Madame Halberger murmure :

— Ma petite Claude !… Ma petite Claude !… Que nous sommes heureux pour vous !… Et dire que vous vouliez quitter vos excellents cousins au moment où ils préparaient votre bonheur !

Claude échange avec Georges un sourire apitoyé : évidemment, c’est aux seuls êtres sincères qui se trouvent dans l’assemblée que cette méprise était réservée !

Elle suit d’un regard chargé d’amertume et d’ironie le manège des braves Halberger qui serrent avec effusion les mains loyales de Léon et de Marthe.

— Merci ! merci ! chuchote madame Halberger en passant devant madame Lambert-Massin, dont elle bénit, se la rappelant à cette minute, la visite mémorable rue Albouy…

Claude éprouve aussi une légère affliction en sentant la froideur hostile de madame Henri Derive, qui se tient à la droite de Georges. La fille du banquier Hirschfeld, qui épousa Henri la semaine précédente, témoigne une politesse glaciale à sa belle-sœur : ses yeux graves détaillent longuement la beauté de Claude ; ils expriment une sorte d’antipathie mélancolique : la rancune envieuse d’une héritière à l’égard de la fille sans dot qui possède la certitude d’être aimée.

Mais c’est sans sévérité que Claude juge les sentiments d’Ève Derive : ne lui décernent-ils pas la suprématie du bonheur ?

Et Claude — touchée d’être si favorisée — pardonne à la pauvre riche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voici le dernier dîner en famille.

Ce soir, Georges et Claude Derive prennent le rapide de Marseille.

La jeune mariée exulte. Elle a déjà revêtu son costume de voyage et posé un feutre noir sur ses cheveux : dîner en chapeau lui affirme plus encore qu’elle est une étrangère, désormais, pour ses cousins.

Elle se repaît avidement de leur accablement taciturne. Ils ont perdu jusqu’à la force de déguiser leurs pensées.

Léon mâche péniblement des bouchées dures à avaler, en omettant même de resservir de tous les mets à la vieille madame Massin — qui a très bonne mine, justement.

Marthe s’absorbe dans une méditation profonde, et frotte machinalement ses ongles vernis contre la nappe, pour les rendre plus luisants.

Yvonne repousse chaque plat, d’un geste sec, et se contente de boire de grands verres de vouvray qui empourprent peu à peu ses pommettes jaunes : elle cherche à s’engourdir dans une ivresse oublieuse.

Georges se dit, avec une gaieté narquoise :

« Fichtre !… Mes beaux-parents à la mode de Bretagne sont en train de s’apprêter à une digestion laborieuse du repas qu’ils n’auront pas mangé ! »

Et il poursuit, toujours mentalement :

« Il y a beaucoup de gens, de par le monde, à qui le bonheur du voisin coupe l’appétit. »

Mais soudain, un bruit de sanglots interrompt ses réflexions.

La petite Madeleine se met à pleurer brusquement, avec les gros hoquets des chagrins d’enfant.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Qu’est-ce qui te prend ?

Ses parents l’interrogent avec inquiétude, enchantés au fond qu’un incident détourne le cours de leurs préoccupations et fasse cesser un silence gênant.

Madeleine bredouille, à travers ses larmes :

— Claude va s’en aller… Je ne la verrai plus !… Je suis malheureu-eu-euse !

— Oh ! mon pauvre petit ! s’écrie Claude.

Elle se lève et se précipite vers la fillette qu’elle s’efforce de consoler. Elle s’assoit près de Madeleine et la prend sur ses genoux en la câlinant.

Pendant la journée, Madeleine n’a pas songé une seule fois au départ de sa grande amie. Les événements la distrayaient. Elle était fière de porter une belle robe bleu ciel couverte de guipure ; de quêter pendant la messe, au bras d’un petit garçon d’honneur ; c’était très divertissant de voir marier Claude.

À présent l’enfant comprend seulement qu’il lui arrive une vraie peine. Elle subit obscurément l’angoisse atroce qui précède les séparations.

Claude s’émeut ; quelqu’un, ici, regrettera son passage si bref, appellera son souvenir… Elle promet, en cajolant la petite fille :

— Mon absence ne durera pas longtemps, ma chérie… Nous reviendrons bientôt.

Madeleine réplique, l’accent désespéré :

— Oui, mais vous ne coucherez pas dans ma chambre, cette nuit !

Georges ébauche un sourire.

Madeleine continue :

— Quand j’avais peur de l’obscurité, vous me racontiez de belles histoires pour m’endormir.

Son chagrin atteint au paroxysme. Elle sanglote avec frénésie :

— Vous ne me raconterez jamais plus de belles histoires !

Claude répond :

— Si, mon pauvre petit, je vous en raconterai encore…

Elle s’arrête, regarde tour à tour — et intensément — le visage sournois de Léon, la figure de Marthe, la frimousse perfide et tourmentée d’Yvonne…

Puis, comme saisie d’une inspiration subite, Claude déclare d’une voix profonde :

— Je vais vous dire une histoire que vous comprendrez plus tard, lorsque vous serez grande, qui vous amusera tout bonnement, tant que vous resterez petite, et qui vous consolera ce soir, où vous avez du chagrin, ma pauvre chère mignonne innocente…

Madeleine, déjà intriguée, s’arrête de pleurer, et tandis que des larmes achèvent de sécher sur ses joues gonflées, elle recommence de sourire en interrogeant :

— Elle a un titre, votre histoire ?… Comment « qu’elle » s’appelle ?

Claude adresse un regard expressif à son mari, lance un coup d’œil dans la direction des Lambert-Massin, et répond lentement :

— Mon histoire s’appelle :


LE HUITIÈME PÉCHÉ

Puis, elle commence d’une belle voix grave :

— Il était une fois un mauvais ange nommé Satan qui, pour se venger d’avoir été chassé du ciel par la volonté du Seigneur, s’était fait le chef des démons afin de posséder une puissance qui lui donnât l’audace de lutter contre Jéhovah.

» Embusqué dans son antre de ténèbres, le malicieux Satan surveillait en ricanant toutes les créations de Dieu.

» Lorsque le Seigneur fit la lumière, Satan observa curieusement ce feu qui nous éclaire et qui nous chauffe ; puis, il inventa l’insolation qui dessèche la terre et l’incendie qui détruit tout sur son passage.

» Quand Dieu ordonna que la nuit fût, Satan engendra le crime qui chuchote de mauvais conseils à l’ombre protectrice.

» Le jour où le Seigneur peupla la terre d’animaux, Satan imagina les dards venimeux, les défenses, les cornes, les crocs, les serres et les instincts meurtriers.

» Mais lorsque Jéhovah créa les hommes, Satan se contenta de sourire.

» Car, le Seigneur, formant ces êtres à son image, leur avait accordé l’esprit, — oubliant qu’il leur eût fallu posséder la sagesse divine pour se servir de son présent sans danger.

» Et bientôt Satan domina tous les mortels ; sa logique astucieuse et subtile pénétra leur intelligence : le sophisme était trouvé.

» Alors, Jéhovah fit les vertus, qui adoucissent le cœur des hommes. Car, si notre esprit appartient au diable, notre cœur reste la part de Dieu.

» Ce jour-là, Satan demeura perplexe : comment vaincre ces filles du ciel qui amélioraient l’œuvre du Créateur ?

» Il recourut à l’ingéniosité de tous les démons réunis. Chacun reçut l’ordre de parachever minutieusement quelque vice raffiné propre à induire l’homme en tentation.

» Lorsque arriva l’heure fixée par Satan comme dernier délai, sept démons seulement se présentèrent devant leur chef.

» Le premier, écartant fièrement ses compagnons annonça triomphalement :

» — Maître, j’ai découvert le péché unique, propre à perdre la créature la plus noble : c’est le sentiment qui nous incite à renverser tout ce qui nous dépasse, à tenir l’univers sous notre sceptre, à défier Jéhovah lui-même : maître, j’ai découvert l’Orgueil, dont la présomption finira par atrophier la conscience des mortels.

» Le second s’écria avec véhémence :

» — Satan ! ne l’écoute pas : j’ai constitué un péché plus efficace ; en m’inspirant de la folie, de l’ivresse et de la brutalité, j’ai obtenu cette crise de démence que je nomme : la Colère.

» Le troisième vanta l’Avarice ; le quatrième, la Luxure ; le cinquième peignit la joie abjecte qui abrutit l’homme livré à la Gourmandise ; le sixième esquissa un tableau nonchalant des désordres où nous pousse la Paresse dépravante. Et le dernier déclara, d’un air sardonique :

» — J’ai ressenti une telle souffrance en constatant le succès obtenu par les recherches de mes rivaux, que cela m’a révélé soudain un septième péché : l’Envie.

» Satan ne dissimula point sa satisfaction. Il félicita ses émissaires et déchaîna les sept péchés à travers le monde. Leurs ravages y furent grands, puisque l’Église les décréta capitaux, les croyant propres à engendrer tous les autres.

» Néanmoins, la bataille restait indécise entre les bons et les mauvais principes.

» Satan, légèrement déçu, rêvait de l’emporter définitivement sur le Seigneur.

» Il songea :

» L’œuvre de mes démons est incomplète : leurs vices ont des défauts… Il faudrait qu’il existât quelque mal plus fort encore… Si j’inventais un huitième Péché ?

» Patiemment il se mit à l’œuvre, n’épargnant guère son intelligence ni ses efforts. Car, le diable est bon ouvrier : c’est pourquoi nos malheurs sont toujours parfaits, ayant été forgés par ses mains.

» Lorsque son labeur fut terminé, Satan avait donné la vie à une créature étrange : légère, immatérielle, presque invisible, c’était une femme attirante dont le sourire était une séduction et le regard une énigme fascinante. Son aspect prévenait en sa faveur : on l’eût prise pour quelque fée angélique destinée à nous protéger. La douceur de ses manières, la grâce de ses mouvements semblaient le charme suave d’une âme pure et ingénue.

» Satan, extasié, se prosterna devant elle :

» — Ô ma fille ! s’écria-t-il, symbole de ma puissance… Ô ma fille ! toi qui empruntes, afin de les combattre, toutes les armes des vertus… toi qui feras prendre le mal pour le bien, absoudre le coupable et condamner l’innocent… Toi qui permettras aux mortels d’aimer le vice sans fausse honte, grâce au masque de ton mensonge… toi qui posséderas l’univers, reine sur les marches du trône et déesse dans le cœur humain… va-t’en pervertir le monde et tromper Jéhovah lui-même, ô ma fille bien-aimée !… ô huitième merveille !… ô huitième péché !… tu seras l’hypocrisie.

» Et, désormais sur la terre commença l’ère du mensonge.

» Satan avait découvert enfin le Vice suprême, la monstrueuse Idole qui étend sur l’humanité ses tentacules de pieuvre.

» Nul être n’échappe à son emprise : l’homme vicieux munie avec délice cette marionnette infernale qui l’aide à jouer la comédie, devant son auditoire de dupes.

» Quant à l’homme juste, l’apparence du bien finit par lui inspirer l’aversion du bien véritable ; il devient sceptique à force de douter ; misanthrope à force d’être sceptique ; et termine ses jours dans la solitude, préférant le sort d’Alceste à celui d’Orgon…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et Claude conclut — en caressant Georges d’un regard d’amoureuse :

— Car, l’hypocrisie est à la vertu ce que le strass est au diamant : l’élite, seule, ne les confond pas.



FIN