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Le Huitième Péché/3

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 49-65).


III


— Ah ! çà, ma chère amie… est-ce que tu as perdu la tête ?

M. Lambert-Massin arrive de Sens. Il est neuf heures du soir. Marthe, qui le guettait, ne lui a pas laissé le temps de changer de vêtements ; après une brève accolade — les baisers conjugaux sont de plus en plus courts, au fur et à mesure que la chaîne légitime s’allonge — Marthe a mis son mari au courant de ses prouesses ; et son accent, tout d’abord claironnant, s’est assourdi graduellement, tandis qu’elle voyait le visage de son auditeur s’empreindre d’une sombre consternation.

Léon Lambert-Massin est un homme de cinquante ans, petit, sec, nerveux ; avec le teint jaune des bilieux et l’œil méfiant des gens d’affaires. Son poil châtain commence à se faire rare sur le haut du front et frisotte sous son nez pointu. Il a le geste vif, le mouvement prompt ; mais il s’est efforcé de corriger ces élans naturels : ses manières ont gagné on ne sait quelle urbanité onctueuse dans le commerce des prélats ; il parle bas, comme à l’église ; sa démarche souple et mesurée semble toujours prête à la génuflexion. Et sa pétulance primitive, contenue, refoulée, se trahit par un tic répugnant : il se ronge constamment les ongles, avec frénésie.

Atterré, M. Lambert-Massin s’est écroulé sur le tête-à-tête du petit salon. Il répète, navré :

— Mais, ma chère amie, tu es complètement folle !

Marthe, confuse, a la moue d’une petite fille qui va pleurer. Son mari exerce une autorité extrême sur son faible caractère. Elle écoute Léon reprocher :

— Enfin… pourquoi as-tu jugé nécessaire de faire plus qu’on ne te demandait ?… Ces Halberger te priaient simplement de donner l’hospitalité à cette jeune fille jusqu’aux obsèques : qu’est-ce que cette crise de maternité adoptive en faveur d’une inconnue ?… Tiens, tu es ridicule !

Marthe essaie de se rebiffer ; elle riposte :

— Ce n’est pas à toi de critiquer mon impulsion… Claude est ta cousine, après tout : ce n’est pas la mienne. J’ai agi ainsi par affection pour ta famille…

— Ma famille… Ma famille… Cette jeune Claude est ma cousine parce qu’un monsieur Gérard (il avait bien besoin de mourir, celui-là !) a épousé une demoiselle Lambert dont le grand-père était mon grand-oncle… Mais, j’en ai des tas de cousins… Tous les individus qui s’appellent Lambert me sont vaguement apparentés… S’il me fallait recueillir leurs orphelins !… Je te prie de croire que mademoiselle Gérard aura décampé demain matin.

— Oh !… Léon.

M. Lambert-Massin est crispé à l’aspect de cette figure suppliante : il est de ceux que la douceur obsédante des femmes irrite plus que les cris et les scènes. Il s’excite graduellement.

— Ma chère amie, tu ne te corrigeras jamais… Tu es stupide de sensiblerie, absurde d’inconséquence. Ton caractère est unique, à force d’exagération ; il se hausse jusqu’au type : ce n’est pas l’ensemble des vertus et des défauts d’une femme, qu’il renferme… Non : il incarne toutes les femmes en son illogisme poussé à outrance, sa futilité exaspérante… C’est le caractère même d’Ève vu dans un miroir grossissant. Tu es en contradiction perpétuelle avec toi-même ; absolument incapable de te diriger… Je ne peux te laisser seule pendant un jour, sans que tu profites de mon absence pour commettre quelque sottise…

Madame Lambert-Massin proteste, larmoyante :

— Tu me méprises parce que j’ai du cœur.

— Tu n’as pas de cœur : tu as des nerfs… c’est bien différent. Un chien écrasé sous tes yeux, un ivrogne que bouscule un sergent de ville, un dénouement de pièces de l’Ambigu, provoquent chez toi des ruisseaux de pleurs. Mais tu accueilles stoïquement la nouvelle d’une catastrophe, d’un incendie, du massacre de nos soldats au Maroc, si on te l’apprend à l’instant où tu découvres que la nouvelle cuisinière possède une science remarquable du homard à l’américaine. Tu refuses de visiter un sanatorium de peur de défaillir d’apitoiement à l’aspect des tuberculeux décharnés ; mais lorsque tu trépignes de colère chez ton couturier pour une toilette inachevée, tu ne te demandes point si tes exigences vont augmenter la fatigue et hâter la phtisie de l’ouvrière qui veillera jusqu’au matin afin de terminer ta robe. Avec ça, tu aimes à paraître bonne ; tes amies t’ont surnommée la « bonne Marthe » comme on dit la « belle madame Une Telle » : tu as la coquetterie des sentiments charitables… Tu donneras cent sous au mendiant de Saint-Philippe-du-Roule en sortant de la messe de midi, mais tu passes sans broncher devant le malheureux qui a la bêtise de tendre la main dans une rue déserte où personne ne vous voit faire l’aumône… Je ne te blâme point de cela : l’ostentation de notre générosité n’est pas une publicité inutile. Seulement, sapristi !… Agis avec un peu plus de discernement !

Léon poursuit, après une pause :

— Tu ignores la détresse que tu n’as pas contemplée ; c’est la douceur présente et tangible qui t’émeut, quelle qu’elle soit… Tes élans de cœur, ce sont des secousses nerveuses qui te chatouillent à fleur de peau. On t’a conduite chez de petites gens ; on t’a montré un intérieur pauvre et funèbre, une fillette en larmes, des voisins compatissants… Crac ! le charme opère : te voilà exaltée. Il faut que tu te poses en bienfaitrice aux regards de tes spectateurs ; et tu ramènes ici, en l’appelant ta fille, une parente presque étrangère que nous avons rencontrée deux ou trois fois, par hasard, depuis sa naissance… Maintenant, tu ouvres notre porte à la première venue… Comme s’il ne nous suffisait point d’héberger ta mère !

La mère de Marine… À chaque discussion entre les époux, son nom revient ainsi que le leitmotiv des griefs conjugaux. Quatre ans plus tôt, à la mort du père de Marthe, le ménage Lambert-Massin avait craint que la vieille madame Massin, riche, isolée par la perte de son mari, ne se laissât entraîner à des prodigalités envers des collatéraux empressés. On avait longtemps médité… Et puis, un jour, le docteur de la vieille dame, ayant constaté des symptômes d’anémie cérébrale, avait averti Léon que madame Massin, vu son âge, ne tarderait probablement pas à rejoindre son mari. Aussitôt, M. Lambert-Massin proposait à sa belle-mère d’habiter auprès de sa fille et de ses petits-enfants. La chère vieille ! songeaient les époux avec des mines attendries : elle finirait ainsi ses jours au milieu de sa famille et une main filiale lui fermerait les yeux ; mais, les paupières de madame Massin ne se pressaient point de réclamer cet office : au bout de six mois, la grand’mère allait mieux ; après un an, elle se portait à ravir ; aujourd’hui, elle courait allègrement sur ses soixante-douze ans et sa surdité incurable était sa seule infirmité. Léon blêmissait de la regarder vivre ; quand on le complimentait sur la mine de la vieille dame, il s’écriait — avec un sourire qui découvrait trop les dents :

— Hein ! En a-t-elle une santé !… On n’a jamais vu une santé pareille : elle est rayonnante… Ah ! c’est qu’elle n’est pas malheureuse avec nous… Elle ne se fait guère de souci.

Marthe est étourdie par les récriminations de son mari ; sa volonté frivole semble un écureuil en cage : son tourbillonnement perpétuel lui tient lieu de réflexion. Et sans qu’une transition ait préparé ce revirement, madame Lambert-Massin déclare brusquement :

— Oui, c’est vrai… J’ai eu tort… Je ne sais ce qui m’a égarée… Tu as raison. Cette petite nous gênerait : déjà, elle porte ombrage à Yvonne. Eh bien ! écoute… Tout peut se réparer : après les funérailles, je la raccompagnerai rue Albouy… Voilà.

M. Lambert-Massin approuve, en tortillant sa moustache :

— Évidemment… on lui expliquera… Nous n’avons aucune raison de la garder à notre charge.

Mais soudain, Marthe pousse un gémissement :

— Ah !… Mon Dieu !… Qu’est-ce qu’on va penser ?

Elle se désespère :

— Moi qui l’ai présentée à toutes les personnes qui sont venues cet après-midi, en leur racontant que nous la recueillions ?… La comtesse de Tracy était si émotionnée… Et Colette de Verneuil… Et Irène… Ton ami Derive m’a félicitée avec une chaleur !… Ainsi que Joseph Asquin, d’ailleurs…

Léon frappe du poing contre le marbre d’un guéridon en s’exclamant :

— Ah !… là… là… là… là… là… là ! Autant dire que, dès demain, les trois quarts de nos connaissances seront au courant de l’histoire.

Il poursuit avec amertume :

— Comment faire, à présent ?… La comtesse de Tracy est une de mes meilleures clientes ; j’ai déjà remeublé à ses frais la plupart des églises qui avoisinent ses domaines dans le Loir-et-Cher… elle recommande ma maison à une foule d’ecclésiastiques. Quant à ma cousine Colette, tu sais qu’elle ne cesse de faire des dons au curé de sa paroisse… Et Henri Derive, un homme qui vote contre l’enseignement laïque !… Asquin, dont les opinions contraires me servent parfois, car il est habile et ménage ses amitiés de l’autre côté de la barricade… Marthe, tu te repentiras d’avoir pris une décision sans me consulter : nous voilà dans l’engrenage. Allons-nous passer pour des parents dénaturés aux yeux de ces gens qui me sont utiles et prônent notre charité ? Hier, ils ne s’inquiétaient guère d’une Claude Gérard dont ils ignoraient l’existence ; aujourd’hui, grâce à ta folie, ils ont salué cette enfant ainsi que l’image de ta bonne action ; et demain, si nous la renvoyons, elle sera la victime qu’ils plaindront en nous vilipendant. Pourquoi les as-tu associés à cette aventure, espèce d’écervelée !… Tu joues notre réputation. La ramener rue Albouy… c’est facile à dire… Pouvons-nous repousser Claude, désormais ? On crierait que nous l’avons jetée dehors. Avant qu’on la connaisse, elle m’était presque étrangère : elle devient deux fois ma cousine du jour où tu l’adoptes publiquement ; et le monde m’impose des devoirs envers elle.

— Tu veux qu’elle reste ici ?… Léon : ce n’est pas possible… songe donc : ce serait désastreux !

M. Lambert-Massin écarquille les yeux ; il s’ébahit :

— Oh !… les femmes !… Alors, maintenant, c’est toi qui refuses ?

Mais Marthe continue à se désoler : l’évocation de ses visiteurs lui rappelle la scène qui l’a si fâcheusement impressionnée : Georges Derive, éperdu d’admiration devant la beauté remarquable de Claude ; et les yeux splendides, les chairs lumineuses de cette jeune créature rousse comme une Gauloise en opposition avec la frimousse chiffonnée, le teint ictérique, les yeux de petite fille vicieuse et les traits pointus de la maigre Yvonne.

Elle implore :

— Non, Léon… Il ne faut pas qu’elle demeure avec nous. Outre tous les inconvénients, le bonheur de notre fille aînée serait compromis… Tu sais combien Yvonne est de nature jalouse ; elle souffrirait constamment au contact de cette jeune fille à peine plus âgée qu’elle.

— Mais, sacristi !… Pourquoi ne t’es-tu pas dit cela avant ?

— Je ne me doutais pas… Claude pleurait, elle avait la figure ronge, les traits gonflés : je la croyais laide…

Madame Lambert-Massin conclut :

— Je t’en prie, Léon, renvoie-la : elle est trop jolie !

M. Lambert-Massin maudit une fois de plus l’inconséquence de sa femme. Il objecte :

— Je ne me souviens de Claude qu’ainsi que d’une petite rouquine insignifiante… Je l’ai vue pour la dernière fois à l’enterrement de sa mère, il y a cinq ans : elle avait seize ans… Est-elle devenue si jolie, depuis ?

— Ravissante…

— Eh bien, ma foi, tant pis… Ma chère amie, nous sommes dans l’embarras par ta faute : nous devons accepter la suite des choses… Tu n’avais qu’à ne point exhiber cette petite à tout le monde, séance tenante… Ton rôle était de ne rien déterminer sans mon consentement. À présent qu’elle a été présentée à nos amis en qualité de proche parente, je suis tenu à des obligations formelles : l’opinion publique nous dicte nos devoirs et le respect humain nous force de les accomplir. C’est très désagréable, je ne me le dissimule point… Cette gamine va nous gêner et ne nous rendra nul service… En faire une sorte de gouvernante pour nos filles ? Elle est trop jeune. Une institutrice ?… Une demoiselle de compagnie qui surveillerait la lingerie, voire les domestiques ?… Tu supplées facilement à cet emploi et les salariées que nous payerions à cet effet nous coûteraient moins que l’entretien de mademoiselle Gérard… L’institutrice qui vient deux fois par semaine est parfaite ; nous n’avons pas besoin de femme de charge… Bref, pour nous, une parente pauvre, ce sera un luxe inutile.

— Trouve-lui une place… Après tout, elle est majeure.

— Merci… On me croit plusieurs fois millionnaire et l’on me reprocherait de laisser végéter ma cousine dans un bureau où elle toucherait cent francs par mois — à condition qu’elle fût dactylographe et parlât deux langues étrangères… Or, tu prétends qu’on ne lui a rien appris. Et puis, enfin… la question n’est point là… Tu as déclaré en présence de plusieurs personnes que tu la considérerais comme ta fille : le monde n’aime pas que l’on rétracte les engagements dont il fut témoin.

Léon réfléchit un moment, et finit par décider :

— Au fait, puisqu’elle est jolie, il s’offre une solution… Tâchons de la marier le plus vite possible, et nous en serons débarrassés — avec tous les bénéfices d’une belle preuve de dévouement.

Madame Lambert-Massin remarque :

— Malheureusement, son deuil l’oblige à vivre retirée et recule ainsi les occasions…

— Zut ! interrompt cavalièrement son mari. On n’observe plus les convenances lorsque la santé est en cause : après une telle secousse, l’état de cette enfant réclamera des soins, de la diversion, des distractions… Notre docteur nous défendra de la laisser éloignée du monde. Tu lui commanderas un trousseau élégant : le noir embellit toujours les jeunes filles ; il avantage leur fraîcheur et fait contraste avec leur jeunesse. J’inviterai des célibataires en rapports d’âge et de situations… Tiens… Mes employés, par exemple… Fernol : il a vingt-sept ans… ou Jacquard : c’est un grand dadais romanesque qu’une orpheline subjuguerait, avec une robe de crêpe et des regards noyés… Au surplus, ils seraient flattés d’épouser la cousine du patron ; et je pourrais la doter… Je lui donnerais… dix mille francs !

Affalés côte à côte, les époux s’absorbent en une rêverie morne. Marthe murmure :

— Vraiment… C’est bien ennuyeux… Si c’était à recommencer !

Léon réplique :

— Qu’est-ce que tu veux !… Maintenant, on ne peut pas la mettre à la porte.

Tout à coup, on frappe ; ils relèvent la tête ; Marthe dit machinalement :

— Entrez !

Et Claude apparaît. Sa figure régulière est douloureusement pâle ; ses prunelles ardentes se posent sur le couple avec une expression d’intense gratitude ; sa bouche mouvante frémit nerveusement. Elle balbutie :

— Bonsoir, mon cousin… Je vous demande pardon : je vous dérange, tous les deux… C’est plus fort que moi. Depuis ce matin, je vacille dans un cauchemar… Je suis annihilée… Je n’ai pu trouver un mot de reconnaissance. N’est-ce pas, je souffrais trop… Et puis, ce soir… Quand je me suis vue dans cette jolie chambre si intime, avec votre chère Madeleine affectueuse et gentille, couchée dans son petit lit, à côté du mien… Cette sensation d’une famille nouvelle qui me tend les bras ; cette impression d’échapper à l’atroce isolement auquel j’aurais été livrée… Ah ! j’ai compris que le seul bonheur qui puisse me consoler plus tard, vous me l’apportez à cet instant… Et j’éprouve le besoin de vous remercier ; de vous dire combien vous êtes bons ; à quel point je vous admire et je vous aime… que tout ce que je pourrai, pour vous rendre, pour m’acquitter… Oh ! si papa vous avait connus tels que vous êtes : lui qui n’osait pas vous fréquenter… Je vous aime… Je ne sais comment m’exprimer pour vous décrire ce que je ressens…

Marthe et Léon échangent un long regard. Marthe s’émeut de nouveau. Son mari hésite une minute ; puis, s’approchant de Claude, il effleure son front d’un baiser et déclare, d’une voix solennelle :

— Vous n’avez pas à nous remercier, mon enfant… Nous faisons ce que nous ordonne notre conscience.