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Le Huitième Péché/6

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 101-112).



VI


Joseph Asquin et les frères Derive sortent ensemble ; ils ont passé l’après-midi chez les Lambert-Massin ; et, tentés par la fraîcheur du crépuscule d’avril, les trois hommes viennent de renvoyer leurs autos pour se promener à pied dans les Champs-Élysées.

Asquin observe malicieusement Georges qui chemine à sa gauche, l’air absorbé. Le député s’écrie soudain :

— Allons ! mon cher… convenez-en : vous êtes pris. Je vous ai étudié, là-haut, pendant que vous causiez…

Georges le regarde, étonné. Asquin précise :

— La petite Claude-vous tient… n’est-ce pas ton avis ?

Asquin se tourne vers Henri : il tutoie l’aîné — vieux camarade — alors qu’il demeure légèrement cérémonieux avec le jeune frère, moins intime. Henri répond négligemment :

— Georges commence à comprendre que les aventures du demi-monde ne valent point celles d’un monde meilleur… Il a raison, ma foi : je l’engage à suivre ton exemple.

Georges s’arrête brusquement ; ses yeux lumineux se posent alternativement sur ses deux compagnons avec une expression d’incertitude. Il finit par objecter d’une voix hésitante :

— Je vous assure que mademoiselle Gérard ne me paraît guère justifier vos prévisions… Certes, elle me plaît ; et je ne sais si je dois m’en féliciter, car sa conduite est d’une honnête fille irréprochable, à moins qu’elle ne soit le plan d’une personne un peu trop machiavélique… En tout cas, c’est l’attitude irritante d’une demoiselle qui se refuse aux plus innocentes faveurs en feignant de réprimer sa visible inclination.

— Le système classique ! s’exclame Henri. On essaye toujours de se faire épouser — d’abord…

— Pourtant, ses manières ne sont point d’une rouée, continue Georges. À certains moments, on m’affirmerait qu’elle est sincère, que je serais presque enclin à le croire…

— C’est fort possible, après tout, dit Joseph Asquin. Par exemple, elle ne le restera pas longtemps dans le milieu où la voilà placée…

Le député s’interrompt, pour allumer une cigarette, et poursuit, du même ton caustique :

— Vous connaissez les Lambert-Massin aussi bien que moi… La façade est belle ; mais, à l’intérieur, ça sent le moisi… C’est de la haute bourgeoisie en décadence : nous assistons à la lente débâcle d’un foyer français. La fin d’une famille qui tombe ressemble au déclin d’un ministère : c’est l’instant où les compromissions entrent en scène. La situation est simple : depuis des années, Lambert-Massin s’acharne à relever sa maison de commerce qui dégringole progressivement ; il s’obstine à soutenir un train de vie somptueux, s’enfonce, en tentant de grands coups hasardeux avec l’imprudence de ceux qui voguent contre le vent. Sa rage d’ostentation, son orgueil de parvenu le poussent à sauver les apparences, avant tout : c’est toujours les années d’inventaire piteux que madame exhibe un nouveau bijou : un Lambert-Massin ne fait jamais de mauvaises affaires. L’expulsion des congrégations valut à Marthe le diamant bleu de son pendentif ; c’est de la séparation des Églises et de l’État que date le nouveau rang de son collier : la maison fondée par un Lambert-Massin n’est jamais atteinte par les événements fâcheux. Le loyer de l’avenue d’Antin est devenu trop onéreux : qu’importe !… Un Lambert-Massin ne déchoit jamais. Et grâce à cet entêtement téméraire, ces gens se discréditent insensiblement ; ils savent que le monde marque plus de bienveillance aux déclassés opulents qu’aux bourgeois naïfs qui se restreignent, sans cacher leurs revers de fortune : un Lambert-Massin se soucie moins d’être honoré, que d’être considéré ; — il y a un abîme entre ces deux mots… Et les expédients commencent… Ils se cramponnent à leurs relations au fur et à mesure qu’ils les devinent plus distantes. Afin de ramener les amis prudents qui s’éloignent d’un terrain solide hier, douteux aujourd’hui, périlleux demain, madame Lambert-Massin, la prude mondaine, devient la bonne hôtesse indulgente aux faiblesses de ses familiers. Elle « ignore » que le banquier Scholl — qui déserta un moment son salon, craignant que Lambert-Massin ne lui fît le coup de la commandite — y retourne désormais, parce qu’elle invite la charmante marquise de Lucey, cette divorcée que Scholl entretient discrètement. Elle ne « sait pas » que Colette de Verneuil cède à tous les caprices que lui inspirent les pensionnaires du Palais-Montmartre. Elle reçoit un jeune séminariste que la comtesse de Tracy, cette dévote quinquagénaire, protège d’une amitié touchante ? Elle nous attire et nous englue chez elle — à tel point que nous ne saurions nous dérober — en flattant nos désirs, nos aises, notre veulerie. Le résultat des adroites manœuvres du ménage Lambert-Massin, c’est que nous serrons ostensiblement la main de ces gens que nous méprisons ; et que nous mangeons lâchement leur cuisine exquise — qui devrait nous écœurer… Bref, nous ne valons pas mieux qu’eux.

Asquin passe son bras sous celui de Georges :

— Étant donné cela, mon cher, est-il malaisé de prédire quel sera le sort de la jeune Claude ? Elle suivra l’exemple de sa cousine Irène, ma délicieuse petite amie, et sera plus tard imitée par ses cousines Yvonne et Madeleine, car ces enfants n’ont point à compter sur l’héritage de leur grand’mère : je sais qu’une partie de la fortune de madame Massin est placée en viager ; quant à l’autre, son gendre se chargera vite de l’employer, sitôt que sa belle-mère aura trépassé.

Asquin prend son accent parlementaire, son accent de tirade :

— Car, en cette ère de bluff à outrance où la vie chaque jour plus difficile n’empêche point nos appétits de s’accroître, nous connaissons une nouvelle catégorie de femmes…

Ce sont les jeunes filles pauvres issues de familles fastueuses, dont les parents égoïstes gaspillent le patrimoine qui eût constitué leur dot. On leur apprend à goûter la richesse, les plaisirs délicats, les belles choses ; on leur enseigne à merveille l’art de dépenser l’argent, de diriger un personnel domestique, d’ordonner une réception : bref, on en fait des fiancées accomplies pour millionnaires. Et le jour où les épouseurs se présentent, le père de mademoiselle, en guise de dot, offre de servir aux jeunes mariés une rente dérisoire dont le capital n’est même pas assuré. Que peuvent-elles devenir, les malheureuses, avec une éducation pareille !… Elles conquièrent rarement l’homme fortuné et elles effrayent l’homme pauvre… Puis, ce sont les nièces, les sœurs, les cousines… Un Lambert-Massin se croit charitable de faire vivre à ses côtés une parente indigente, tandis qu’il agit comme une espèce de malfaiteur : car, c’est une épreuve dépravante que de jouir du luxe en usufruit… Quelle conscience y résisterait ? Claude Gérard est désarmée par sa jeunesse autant que par la vie : est-on capable de suivre une ligne de conduite, à vingt ans, lorsque l’âme juvénile est encore de cire molle ! La sagesse est une plante rare dont la floraison n’est jamais précoce. Ainsi, mon cher Georges, la charmante personne que vous avez distinguée est vouée au destin de ses semblables : les belles jeunes filles coûteuses que la société semble élever, entraîner tout exprès, pour un plaisir plus raffiné. Jadis, on ramassait ses aventures dans la rue, dans les théâtres ou dans les villes d’eaux… Aujourd’hui, on en trouve chez des gens très comme il faut : il ne s’agit plus d’adultères dangereux, de partages malpropres ; on a toutes les garanties de sécurité et de propriété ; le bonheur vous est livré — tel une brosse à dents hygiénique enfermée sous une enveloppe hermétique. J’ai connu Irène de cette manière : elle s’est accordée sciemment, sachant le mariage impossible ; la gêne, intolérable ; ayant besoin d’un appui discret. De mon côté, je la considère mieux qu’une maîtresse ordinaire. Bénis soient les temps qui nous préparent ces liaisons de qualité ! Nos amies n’ont point la grossièreté des filles… ce ne sont pas non plus des mijaurées sans gaieté… Elles tiennent le juste milieu. Je ne sais comment les désigner… Puisque les grues avérées se prétendent demi-mondaines, ne serait-il pas exact de dénommer nos maîtresses mondaines : les demi-grues ?

Henri Derive a écouté Asquin en donnant des signes d’approbation. Georges tiraille nerveusement un bouton de son pardessus ; ses yeux bleus se foncent de mélancolie. Il murmure :

— Alors… Vous pensez… que mademoiselle Gérard ?

— Parbleu ! c’est couru… Et surtout, n’ayez pas de scrupules, mon cher : vous lui rendrez service, à cette enfant : puisqu’elle est livrée d’avance au Minotaure, autant que le Minotaure soit un galant homme. Menez rondement la partie. Insistez ; triomphez. Cette jolie rousse ne sera pas à plaindre, avec vous !

— Asquin voit toujours juste, appuie Henri Derive. Écoute-le, vieux Geo !

Henri serait enchanté que son frère se reposât de la fête, de la noce bête, en s’embourgeoisant dans un gentil faux-ménage sans risque d’aucune sorte.

Mais Georges, évoquant les regards purs de Claude, ne peut réprimer sa pitié honnête ; il soupire doucement :

— Pauvre petite… C’est dommage… Ah ! comme c’est dommage !

Oui, c’est dommage.

Georges se répète cela, tout seul, en arpentant la rue Royale. Il a quitté ses compagnons à la Concorde ; et, maintenant, il se remémore les mille petites choses qui l’attachent à Claude.

La jeune fille s’est éprise de lui ; elle s’efforce loyalement de lutter, depuis deux mois, car plus son entourage lui laisse de licence, plus Claude résiste à ses penchants, sentant le péril.

Georges est loin de soupçonner les véritables sentiments de la jeune fille ; mais le chaste amour qu’elle éprouve le séduit inconsciemment. Il subit le charme de cette ingénuité qui se dérobe à la façon de Galatée ; dont le cœur s’offre, quand sa pudeur se rétracte ; qui redoute d’être poursuivie par lui et qui craint de le perdre dès qu’il s’éloigne d’elle ; et lui sourit des yeux, lorsqu’elle vient de se reculer peureusement : anxieuse à l’idée de le mécontenter, effarouchée à la pensée de lui plaire.

Une amoureuse aussi virginale deviendrait-elle la demi-grue dépeinte par Asquin ?

Georges le déplore sincèrement. Il croit, en ce moment, à la candeur de la jeune fille ; il forme le projet chevaleresque de la respecter, de la protéger envers et contre tous — et contre lui, d’abord.

Mais, tout à coup, la beauté de Claude apparaît à ses regards : il se rappelle ses lèvres rouges, juteuses comme un fruit de chair pourpre ; ses yeux sombres dont la prunelle scintille de lumière noire ; ses cheveux soyeux, au reflet d’or cuivré ; et la forme parfaite du corps moulé sous sa gaine de serge collante. Il repense à une scène fugace qui s’est passée, l’autre jour : Claude était assise devant lui, dans le salon ; à une minute, Georges a glissé sa main derrière la chaise de la jeune fille et caressé doucement la taille souple. Claude n’osait se lever de peur d’attirer l’attention ; et Georges se souvient voluptueusement des frémissements brefs qu’elle avait, sous ses doigts…

Il se représente la jeune fille dévêtue, abandonnant ses formes gracieuses en des attitudes lascives…

Et parce qu’il n’est qu’un homme avide d’amour sensuel ; et parce que ses défiances de mâle appréhendent de se laisser abuser par la ruse d’une fausse innocence, Georges cesse déjà de s’attendrir ; et murmure en souriant :

— Somme toute… Serait-ce si dommage ?