Le Huitième Péché/8

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 133-144).



VIII


Dix heures du matin. Assis dans son petit bureau dont la fenêtre donne sur la place Saint-Sulpice, Jacquard contemple d’un air béat le va-et-vient des autobus, les gens qui passent, les maisons d’en face. Il murmure, très intéressé : « Tiens !… On fait le ravalement, chez Bouasse », et regarde longtemps les échafaudages. Puis, il retourne, entre le pouce et l’index, la maquette d’une nouvelle médaille religieuse qu’un de leurs artistes fournisseurs vient de soumettre à M. Lambert-Massin. Soudain, au ronflement d’un moteur, Jacquard reporte ses yeux sur la rue : un auto s’arrête à la porte. Jacquard chuchote : « Le patron ! » Léon descend prestement de sa limousine, s’arrête un instant, pour donner à Émile un ordre ponctué d’un geste bref. Le chauffeur repart ; et Léon entre dans le magasin en coup de vent.

Quelques minutes après, Jacquard entend un employé appeler d’une voix glapissante :

— Monsieur Jacquard !

Il se précipite ; monte au premier, quatre à quatre, et pousse la porte du cabinet directorial.

M. Lambert-Massin s’y promène de long en large ; ses doigts font un bruit de castagnettes. Dès qu’il aperçoit son employé, il s’interrompt, le considère fixement, et dit de sa voix onctueuse :

— Mon cher Jacquard, vous m’avez prié de vous recevoir chez moi, cet après-midi. Comme j’ai un moment à vous consacrer, immédiatement, veuillez donc m’exposer ici même le but de l’entrevue que vous sollicitiez.

Jacquard se sent pâlir. Sa langue se déssèche : et son émoi est tel qu’il éprouve de vagues inquiétudes intestinales. Se croire mandé chez le patron pour quelque question de service et se voir mis en demeure d’expliquer séance tenante le projet qu’il juge si audacieux… C’en est trop pour le malheureux garçon, qui transpire d’effroi. Ce n’est pas sans raison, d’ailleurs, que Léon agit ainsi. M. Lambert-Massin n’ignore point que son prestige de supérieur s’exerce beaucoup mieux ici qu’avenue d’Antin ; il estime que Jacquard se décidera plus facilement à entrer dans ses desseins, s’il est intimidé par le respect professionnel.

Aux premiers mots que l’employé, paralysé, s’efforce à balbutier, Léon croit comprendre que la partie est gagnée d’avance. Il se frotte gaillardement les mains. M. Lambert-Massin est aussi joyeux qu’aux jours où il obtient à un prix dérisoire, du sculpteur ou du graveur aux abois, l’œuvre qu’il fondra à plusieurs milliers d’exemplaires et qui lui fera réaliser le gros bénéfice.

Et, bienveillant, avec la condescendance d’un protecteur, Léon encourage Jacquard :

— Allons, mon ami… Ne vous mettez pas dans cet état ! Vous êtes un grand enfant… Vous figurez-vous que je ne vous aie pas deviné ?… Eh bien ! ai-je l’air de vous accueillir d’une manière rébarbative ?

Jacquard exulte :

— Monsieur… Monsieur Lambert-Massin : vous contentez !… Vous m’accordez la main de mademoiselle Claude, à moi qui ne suis rien !

— Vous êtes un honnête homme ; et j’ai confiance en votre conduite : cela me suffit.

— Vous m’autorisez à entrer dans votre famille !

— Vous en faisiez déjà partie, puisque vous êtes de ma maison.

— Comment reconnaîtrai-je vos bontés ?

— Vous n’aurez qu’à rendre votre compagne heureuse.

Jacquard, trépidant, cherche à reprendre pied : son bonheur lui donne le vertige. Il est ébloui de sa future grandeur : le voilà cousin du patron, bientôt associé peut-être… On l’intéressera aux bénéfices. Et il dessine, pour l’avenir, des projets de firme nouvelle : « jacquard et lambert-massin, bronze et ornements d’église », ou bien : « Ancienne maison lambert-massin, jacquard, successeur. » Il se rengorge, essaye d’un maintien imposant.

Et c’est à cet instant précis que la voix insidieuse de Léon renverse le pot-au-lait de Jacquard :

— À présent, causons affaires, déclare monsieur Lambert-Massin. Vous savez que ma cousine n’a aucun bien personnel ; la mort subite de son père l’avait laissée dans un dénuement complet d’où nous l’avons tirée. J’aurais souhaité de continuer mon œuvre jusqu’au bout en dotant richement Claude ; mais, j’ai deux filles ; je dois sauvegarder tout d’abord leur avenir et ne puis les dépouiller d’un patrimoine qui leur revient. Je vous informe donc qu’à mon grand regret, je serai forcé de me montrer moins généreux que je ne l’eusse désiré ; et je ne donnerai à Claude Gérard qu’une petite dot de dix mille francs. Quant à vous, mon cher Jacquard, du jour où vous serez marié, j’élèverai vos appointements d’une augmentation de soixante francs par mois. Du reste, mon cher ami, je ne vous fournis toutes ces explications que pour la bonne règle ; car, je suis persuadé de votre désintéressement absolu et de votre vive inclination à l’égard de ma cousine…

M. Lambert-Massin s’arrête, attendant une protestation affirmative qui ne vient pas. Jacquard tarde étrangement à manifester son assentiment. Léon le regarde et comprend : atterré, l’employé baisse la tête et considère le vernis craquelé de ses chaussures.

Infortuné Jacquard qui n’eus point la prévoyance de Fernol, tu expies chèrement à cette seconde l’étourderie d’avoir risqué cette demande avant de t’être renseigné sur la situation offerte ! Tu rêvais de splendeurs : on t’achète ta liberté pour cinq cents louis, plus sept cent vingt francs par an d’indemnité.

Jacquard pense : « Si j’accepte, je suis refait : j’entrevoie maintenant la combinaison du patron ; il comptait se débarrasser de sa parente en avant l’air de lui faire un sort… Me marier dans ces conditions : non ! Je suis plus heureux en restant garçon ; et il ne manque point de petites amies aussi jolies que mademoiselle Claude. Oui, mais si je reprends ma parole après m’être engagé, j’offense grièvement monsieur Lambert-Massin et il me flanque à la porte… »

Dilemme torturant : Jacquard blêmit d’angoisse. Et puis, brusquement, il se décide : « J’aime mieux refuser. Après tout, si le patron me chasse, je retrouverai une autre place… Justement, on a besoin d’un employé chez Biais… »

Il bredouille, à voix haute :

— Monsieur… Monsieur… Vos paroles me brisent le cœur… J’adore mademoiselle Gérard, mais je me vois contraint de renoncer à elle… Des charges trop nombreuses… Ressources insuffisantes… J’ai ma vieille mère à soutenir : je dois sacrifier mon bonheur pour elle… Je suis désespéré… Par malheur, je ne saurais associer à mon sort précaire une personne habituée chez vous à ne se priver de rien… et qui, sans doute, a des goûts dispendieux… Je me figurais… J’avais imaginé…

Jacquard s’étrangle, ravale sa salive. Il se dit in petto : « Je vais recevoir mon paquet ! »

Mais M. Lambert-Massin garde le silence. Il médite. Jacquard est un homme de confiance, utile et zélé ; sa simplicité d’esprit même le rend consciencieux ; il pratique cette vertu aimée des patrons : la routine. Léon songe que s’il prononce une phrase, ce sera pour renvoyer Jacquard. Cette exécution l’attriste, car il tient à son employé. Que déterminer ?… Doubler la dot de Claude ? Alors, ce serait un expédient plus onéreux que de la laisser vivre avec eux. Conserver Jacquard, après son refus insultant ?… Quelle résolution mortifiante de la part d’un Lambert-Massin !… Léon soupire profondément.

Soudain, son visage se rassérène : il a trouvé le joint. La magnanimité n’est-elle point la qualité des âmes fortes ? Et M. Lambert-Massin décrète fermement :

— Monsieur Jacquard, vous venez de m’infliger une injure douloureuse que je n’oublierai jamais. Sachez que toute sympathie est bannie de nos rapports, désormais. Néanmoins, je suis un homme juste et je me flatte de le rester, en quelque circonstance que ce soit : malgré l’affront pénible que vous m’avez fait, je consens à me souvenir des services que vous avez rendus ici. J’ignore, à partir d’aujourd’hui, monsieur Jacquard, simple particulier ; mais, je continue d’estimer monsieur Jacquard, mon employé. L’homme privé souffre en moi : ce n’est pas un motif pour que le directeur de la maison Lambert-Massin cesse d’être équitable. La vie se poursuivra ainsi qu’auparavant : tâchez d’être encore plus digne à l’avenir du poste que je ne veux pas vous retirer.

Jacquard suffoque de stupéfaction : comment, on le garde ?… Écrasé par la générosité du patron, il chuchote d’indistinctes excuses, tout confus de sa piètre attitude. Léon l’interrompt d’un geste auguste, et dit, de sa voix d’affaires, comme s’il ne s’était rien passé :

— Vous avez reçu le projet de médaille de Sabatier, monsieur Jacquard ? Apportez-le-moi.

— Bien, monsieur.

Humble et déférent, Jacquard sort du bureau après avoir lancé au patron un regard de coupable repentant, un regard d’adoration et de reconnaissance : M. Lambert-Massin vient de se gagner un nouveau dévouement.

Seulement, le soir, rentré chez lui, Léon s’abandonne à un mouvement d’humeur. Il s’emporte contre Yvonne à propos de bottes, gifle la petite Madeleine, et recommence de reprocher à sa femme la sensiblerie de son caractère stupide. À la fin, Marthe et Yvonne, grâce à leurs questions, parviennent à lui arracher le secret de cette violence inusitée : le mariage manqué, la perspective de voir l’étrangère les encombrer indéfiniment. Léon s’en prend à sa femme :

— Tu m’as attaché deux boulets au pied : ta mère et Claude Gérard.

Marthe juge opportun d’éclater en sanglots. Madeleine, effrayée, pleure de confiance parce que sa mère a du chagrin. Yvonne ricane, et Léon continue de crier.

Attirée par le bruit de cette scène de famille, Claude paraît à la porte du salon.

Elle s’inquiète, interroge d’une voix tremblante :

— Oh ! mon Dieu… Qu’est-ce qu’il y a ?

M. Lambert-Massin la toise d’un œil impitoyable.

Il réplique avec sévérité :

— Il y a que vous êtes la cause de tous nos tourments. Et que j’ai supporté aujourd’hui la première honte de mon existence… Monsieur Jacquard, quoique fort épris de vous, m’a informé que des motifs graves lui interdisent de vous épouser.

Une joie involontaire inonde le cœur de Claude.

Elle s’efforce de se contenir, et murmure, indifférente :

— Il ne veut pas… Pourquoi ?… Que lui ai-je fait ?

Léon répond d’une voix dure :

— Je vous épargnerai mes commentaires… Sachez qu’il se plaint des instincts qu’il devine en vous : oisiveté, coquetterie, goûts dispendieux… Bref, il se dérobe. Nous en sommes très affectés.

Claude, abasourdie, les regarde tour à tour : Marthe semble l’accabler de ses pleurs ; Yvonne est redevenue la sèche fillette d’antan ; M. Lambert-Massin la condamne par son silence menaçant. Et Claude, soudainement glacée, a l’impression désespérée de sombrer dans un vide immense.