Le IIme Livre des masques/Camille Mauclair

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Société du Mercure de France (p. 92-101).


CAMILLE MAUCLAIR


D’une précocité intellectuelle comparable, pour la date, à celle de Maurice Barrès, homme des lentes avenues, ou à celle de Charles Morice, homme des méandres et des labyrinthes, M. Mauclair est l’homme des déductions et des prolongements. Tempérament fin et à longues fibres, souple à la façon des ployantes cimes des pins, il s’incline sous les vents du large et accepte leur direction avec une fière simplicité. Selon une autre image, on le verrait, berger des idées, surveiller la croissance et la toison des brebis, les mener paître aux pâturages gras, les rassembler par des cris vers la douce étable ; il les aime ; c’est sa vocation.

On l’a représenté tel qu’un disciple de M. Barrès ; il le fut aussi de M. Mallarmé, de M. Maeterlinck, de plusieurs modes d’art, de plusieurs philosophies, de toutes les manières nouvelles de vivre et de penser. Nul plus que lui n’a passionnément cherché la fleur qui ne se cueille pas, celle qu’on regarde, celle dont on emporte pour toujours le parfum dans les yeux : s’il chante le rêve ou s’il conseille l’énergie, c’est que, au cours de sa promenade fiévreuse, il a rencontré les iris bleus de l’étang vert ou deux taureaux aux cornes entrelacées. Tout entier à sa dernière rencontre, c’est sur elle qu’il reporte toutes ses dilections anciennes, au risque de dérouter ceux qui, sans avoir oublié celle de la veille, écoutent la confidence de l’heure présente. En cela un peu féminin, il se donne sincèrement à des passions successives dont le sourire lui dérobe le reste du monde et il se couche aux pieds de l’idole qu’il renversera demain.

Je crois bien que cette variété de gestes dans une même attitude est caractéristique de tous ceux qui ont le bonheur d’être inquiets, c’est-à-dire d’avoir des sens tellement délicats que le moindre bruit les émeut, ou la moindre odeur, ou la moindre lueur. La certitude a sa beauté ; l’inquiétude n’est pas laide. Elle est le signe d’une intelligence particulière, celle de l’abeille quêteuse, en opposition à celle de l’abeille maçonne.

M. Mauclair est supérieurement intelligent. Il n’y a pas d’idées qu’il ne puisse comprendre et s’assimiler aussitôt ; il les revêt immédiatement avec une élégance suprême ; elles semblent toutes mesurées à sa taille : il y a là un sortilège singulier ; on dirait qu’il possède, comme la marraine de Cendrillon, le don de transformer les choses en objets immédiatement utilisables ; il a touché à tout et tiré parti de tout ce qu’il a touché.

Son intelligence est pure ; cela veut dire qu’elle n’est pas sensualiste et que la définition de Locke ne lui est pas applicable. Loin que les idées lui entrent uniquement par les sens, il semble au contraire que les sens n’aient qu’un rôle mineur dans leur élaboration. Il les reçoit à l’état de boutures plus souvent qu’à l’état de graines : mais comme le terreau est excellent, elles reprennent, elles verdoient, elles fructifient. Il fait en ses mois d’août d’abondantes cueillaisons.

Je suppose que, moins influencé par la vie que par la pensée, il réfléchit plus volontiers sur une phrase que sur un fait, sur un aphorisme que sur une sensation. Il aime les syntaxes affirmatives ; les complexités lui plaisent non pour en débrouiller l’écheveau, mais pour en certifier l’essence. Les choses disent des paroles contradictoires ; il n’en retient qu’une et il la commente ; il est simplificateur, parce que les modes de son intelligence sont successifs. Cela lui permet de tenter des analyses dont le titre seul est un prodige, et d’écrire, par exemple, une « Psychologie du Mystère » très raisonnable, puisque tout y est ramené à l’unité du moi. Le besoin de comprendre explique de tels jeux, mais résoudre une question n’est pas la même chose que de traiter une question. Quand M. Maeterlinck a écrit sur la « Parole intérieure », il n’a fait qu’enrichir de quelques étoiles la nuit profonde où se meuvent nos âmes ; quand M. Mauclair a écrit sur le « Mystère », il a détruit par son affirmation le mystère lui-même. On voit la différence des deux esprits : l’un médite et l’autre conclut ; M. Maeterlinck creuse davantage le puits, M. Mauclair le comble. Lequel de ces travaux nous sera-t-il le plus profitable ? L’un ou l’autre, selon que nous aurons besoin de boire, ou selon que nous serons désaltérés.

Il faut beaucoup de subtilité et de magnifiques ressources logiques pour vaincre l’entêtement des mots, pour les agenouiller dans une posture humble, quand ils sont orgueilleux, gracieuse, quand ils sont laids. D’une telle lutte M. Mauclair sort toujours vainqueur, et on le vit forcer le symbolisme à ne plus être qu’un système d’allusions, un pont de lianes jeté au-dessus de rien pour relier l’abstrait au concret. Ce pont de lianes, c’est une des méthodes préférées de M. Mauclair dans sa dialectique ; il cherche toujours et réussit toujours à relier ensemble un mot connu et une signification inusitée ; mais le pont ne chevauche pas le néant ; il passe hardi et svelte au-dessus du fleuve des idées qui bouillonnent au fond du précipice. Penché sur le parapet, M. Mauclair regarde et songe.

Il songe que de la luxure qui est un péché, parce qu’elle est une diminution, on peut faire une vertu, peut-être une religion (ce qui serait moins neuf), ou, selon une courbure un peu forte des significations, un art : « Elle est l’ancienne joie de l’humanité et elle participe de l’art et de notre désir de ce qui est caché. » Ici, la jonction a lieu entre deux idées, l’idée de jouissance physique, presque impersonnelle à force d’être animale, d’être la nécessité qui recrée incessamment les races, et l’idée de jouissance intellectuelle, si noble qu’elle constitue à elle seule comme le signe d’une caste. M. Mauclair réussit parfaitement à réunir, pour le temps que durent ses pages d’écriture, ces deux antinomies, la femme debout dans ses voiles à la proue d’un vaisseau et la femme couchée nue dans une alcôve ; son analyse, qui procède par juxtaposition de termes, trouble les logiques coutumières ; on éprouve la fugitive sensation de coucher avec les madones de Raphaël ou avec les nymphes de Jean Goujon : sensation rare, mais peu désirable et peut-être glaciale. La dialectique du rêveur a joué victorieusement, quoique sans résultat définitif, sur ce que le mot luxure comporte de petites idées adventices toutes prêtes, semble-t-il, à s’emmêler aux cheveux de l’Antiope, mais le luxurieux, qui regarde froidement cette nudité peinte, n’est pas sûr « que la sensualité ait été mêlée à l’esthétique depuis les origines ». Les hommes, ceux du commun, ont-ils vraiment tort de se révolter contre la confusion des mots et de ne pas vouloir comprendre que « la luxure est si princièrement riche en songes qu’elle atteint à la pureté » ? Ils ont tort, mais seulement quand c’est M. Mauclair qui parle, car il faut se laisser convaincre par l’éloquence.

Quel charme en ses phrases et que ses périodes sont belles ! Si pour thème d’un discours il prend ce mot de M. André Gide : « J’appelle symbole tout ce qui paraît », nous sommes surpris, mais non déconcertés, car nous savons que de cette formule obscure M. Mauclair va tirer une suite de formules dont l’élégance, fatalement, clarifiera, jusqu’au blanc éclatant, la pensée douteuse qu’il a choisie pour ses expériences. Il faut que cela devienne lumineux ; il faut que nous soyons éblouis à fermer les paupières. La formule de M. Gide, qui n’est pas claire, n’est même pas expressive, en soi ; résumé d’une manière de sentir toute personnelle, il semble que sa vérité soit, réduite à un mot, incommunicable à tout autre esprit. Elle est banale au degré où la vérité est banale ; riche des significations que son auteur seul peut lui donner ; pauvre, s’il la délaisse. Il paraîtrait donc que, simple manière de dire, elle fût particulièrement impropre à supporter un commentaire logique et surtout un commentaire précis. C’est un Sunt cogitationes rerum, qui tire toute sa valeur de la valeur même de l’intelligence qui le proféra.

Or, et voici où l’éloquence triomphe magnifiquement, M. Mauclair s’empare de cette formule sèche et rude, l’enveloppe dans les somptueux plis de son style opulent ; il drape, il ajuste, il ordonne, il dispose ; les longues étoffes deviennent tunique, robe et manteau ; le mannequin s’anime ; en vérité il sourit et on croit qu’il respire ; la créature est complète : on la voit, on l’admire, on l’aime. D’une phrase sombre toute une théorie du symbole vient de naître, qui s’épanouit dans sa richesse verbale. Peut-être qu’ensuite nous reviendrons à la phrase sombre précisément parce qu’elle est sombre, mais nous aurons joui, merveilleux intermède, de toutes les douceurs de la lumière.

M. Mauclair fait parfaitement comprendre la justesse de cette vieille métaphore, « la magie du style ». Son style est magique non par l’éclat des couleurs, ou par l’éclat des sonorités, mais pour la beauté de sa couleur unique et la pureté de son timbre. Il ressemblerait à ces rivières qui coulent avec une fluidité riche sur un fond de sable doré mêlé de cailloux dont la résistance se résout en une musique lente, profonde et continue. Si cela ne devait être totalement incompréhensible, je dirais que je perçois dans ce bruit des harmoniques métaphysiques, et, à la surface, la perpétuelle lueur des idées que charrie la rivière.

Quelle qu’en soit la cause, il y a un grand charme dans tous les écrits de M. Mauclair, qui sont déjà très variés et prouvent une fécondité exceptionnelle. Tout jeune encore, plus jeune même qu’on ne le supposerait raisonnablement, il se veut, non le mentor, sans doute, mais le frère aîné et le conseiller indulgent de la Jeunesse ; cette charge lui convient, mais il l’exercera mieux quand son intelligence, moins avide de toutes les idées, de toutes les fleurs, se tiendra plus volontiers dans la forteresse de la ruche. Mais n’est-il pas surprenant qu’il parle avec maîtrise, à l’âge où d’autres savent à peine écouter, et qu’on ne l’ait jamais connu écolier, et que son premier livre, Eleusis, soit aussi substantiel que l’Orient vierge, qui paraissait naguère ? Le secret de ce prestige et de cette autorité, je le trouve peut-être dans cet aveu : « Je me préoccupe de me donner tout entier à toute minute de ma vie… », et dans cet autre : « … en m’offrant aux variations sensitives de la minute qui va venir… »