Le IIme Livre des masques/Jehan Rictus

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Société du Mercure de France (p. 208-218).



JEHAN RICTUS


Du temps que M. Gabriel Randon sculptait la Dame de Proue d’une nef qui n’a pas encore vu la mer, nul ne prévoyait que, nouveau Bruant, il dût lancer aux foules troublées les apostrophes argotiques, violentes et goguenardes qui ont fait à Jehan Rictus la réputation singulière d’un poète du pavé et d’un déclamateur du tréteau. Il y a des vocations soudaines et des aiguillages imprévus. M. Randon avait été l’une des voix de l’anarchisme littéraire, au temps où de futurs académiciens démolissaient (très peu) la Société au moyen de phrases élégantes et de sarcasmes spirituels. C’est à lui, je crois, qu’on doit le mot fameux : « Il n’y a pas d’innocent », mot terrible et digne d’un prophète plus biblique, opinion grave qui nous mettait plus bas que la ville maudite d’où Loth ne devait sortir, il est vrai, que pour donner un exemple fâcheux aux familles futures. Enfin, les poètes ayant réintégré leur campement, aux sources de l’Hippocrène, on s’aperçut de la disparition de celui qui taillait, avec un soin délicieux, la proue vierge d’un navire en partance pour les Atlantides : peu de temps après, nous fûmes informés de la naissance de Jehan Rictus et des Soliloques du Pauvre.

Il y avait une rumeur du côté de Montmartre : quelque chose de nouveau surgissait d’entre la foule des diseurs de gaudrioles et de bonne aventure ; quelqu’un, pour la première fois, faisait parler, avec un abandon original et capricieux, le Pauvre des grandes villes, le trimardeur parisien, le loqueteux en qui il reste du bohème, le vagabond qui n’a pas perdu tout sentimentalisme, le rôdeur en qui il y a du poète, le misérable capable encore d’ironie, le déchu dont la colère s’évapore en malédictions blagueuses, dont la haine recule si


L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable,


dont l’amertume n’est que du désir ranci, l’homme enfin qui voudrait vivre et que l’égoïsme des élus rejette éternellement dans les ténèbres extérieures.

C’est là un type humain, admissible à la fraternité. Il posera peut-être une bombe, un jour de désespoir ; il ne surinera pas un pante le long des fortifs. Entre ce Pauvre et les humanités basses que célébra M. Bruant, il y a toute la profondeur des douves qui séparent l’homme de l’animalité et l’art de la crapule.

Le Pauvre de Jehan Rictus penche certainement vers l’anarchisme. Comme il est privé de toute jouissance matérielle, les grands principes le laissent froid. Le Socialiste en paletot et le Républicain en redingote lui inspirent un identique mépris et il ne conçoit guère comment les malheureux, doucement leurrés par les politiciens gras, peuvent encore écouter sans rire la honteuse promesse d’un bonheur illusoire autant que futur. Il n’est pas sot, il pense à aujourd’hui et non à demain, à lui-même, qui a faim et froid, et non aux problématiques mômes encore prisonniers dans les reins faciles du prolétariat :


Nous… on est les pauv’s ’tits Fan-fans,
Les p’tits flaupés… les p’tits fourbus,

Les p’tits fou-fous… les p’tits fantômes
Qui z’ont soupe du méquier d’môme…


Elle est très amusante, cette ronde biscornue, la Farandole des Pauv’s ’tits Fan-fans.

C’est surtout dans la première pièce du volume, l’Hiver, qu’il faut chercher la pittoresque expression de ce mépris du Pauvre pour tous les professionnels de la politique ou de la bienfaisance, pour les sereines pleureuses, entretenues par la misère qui les écoute et les paie, rentées par les larmes des crève-la-faim, pour tous les hypocrites dont le fructueux métier est de « plaind’ les Pauvr’s » en faisant la noce. Dans les sociétés égoïstes et avachies, nul commerce ne rapporte davantage que celui de la pitié, et la traite des Pauvres demande moins de capitaux et fait courir moins de dangers que la traite des nègres. C’est tout plaisir. Jehan Rictus dit cela ironiquement, en son langage :


Ah ! c’est qu’on n’est pas muff’ en France,
On n’s’occup’ que des malheureux ;
Et dzimm et boum ! la Bienfaisance
Bat l’tambour su’les ventres creux !

L’en faut, des Pauv’s, c’est nécessaire,
Afin qu’tout un chacun s’exerce,

Car si y gn’avait pas d’misère,
Ça pourrait ben ruiner l’commerce.

Le poème le plus curieux, le plus étrange et aussi le plus connu des Soliloques est le Revenant. On en connaît le thème : le Pauvre attardé dans la nuit resonge à ce qu’on lui a conté jadis d’un Dieu qui s’est fait homme, qui vécut, lui aussi, pauvre parmi les pauvres, et qui, pour sa bonté et la divine hardiesse de sa parole, fut supplicié. Il était venu pour sauver le monde ; mais la méchanceté du monde a été plus forte que sa parole, plus forte que sa mort, plus forte que sa résurrection. Alors, puisque les hommes sont aussi cruels, vingt siècles après sa venue, qu’aux jours de sa venue, peut-être l’heure a-t-elle sonné d’une incarnation nouvelle, peut-être va-t-il descendre pareil à un pauvre de Paris, de même que jadis il vécut pareil un pauvre de Galilée ? Et il descend. Le voilà :


Viens ! que j’te regarde … ah ! comm’ t’es blanc.
Ah ! comm’ t’es pâle … comm’ t’as l’air triste…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ah ! comm’ t’es pâle … ah ! comm’ t’es blanc.
Tu grelottes, tu dis rien, tu trembles


(T’as pas bouffé, sûr… ni dormi !),
Pauv’ vieux, va… Si qu’on s’rait amis ?

Veux-tu qu’on s’assoye su’ un banc,
Ou veux-tu qu’on ballade ensemble ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ah ! comme t’es pâle… ah ! comme t’es blanc !
Sais-tu qu’t’as l’air d’un Revenant ? . . . .


Et te Pauvre continue, faisant du Christ des misérables un portrait qui, trait pour trait, s’applique à lui, le Pauvre. L’idée n’est pas banale et je ne suis pas surpris qu’à l’audition, dit avec émotion et force par le poète, ce morceau soit d’un effet saisissant.

Plus loin, après avoir expose à Jésus combien sa religion a dégénéré avec la bassesse des prêtres et la lâcheté des fidèles, Jehan Rictus, le Pauvre, se souvient qu’il est aussi poète lyrique ; il y a là une strophe qui est belle et qui le serait davantage en style pur :


Toi au moins, t’étais un sincère,
Tu marchais… tu marchais toujours ;
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer),
Tu marchais même dessus la mer
Et t’as marché jusqu’au Calvaire.


Cela finit par de durs reproches, qui ne manquent pas de grandeur :


Ah ! rien n’t’émeut, va, ouvr’ les bras,
Prends ton essor et n’reviens pas ;
T’es l’Étendard des sans courage,
T’es l’Albatros du grand Naufrage,
T’es l’Goëland du Malheur !


Ici, c’est l’idée de la résignation qui trouble le Pauvre ; comme tant d’autres, il la confond avec l’idée bouddhiste de non-activité. Cela n’a pas d’autre importance en un temps où l’on confond tout et où un cerveau capable d’associer et de dissocier logiquement les idées doit être considéré comme une production miraculeuse de la Nature. Passons. Finalement le Pauvre reconnaît qu’il a interpellé son lamentable reflet dans la glace d’un marchand de vins. La conclusion de la troisième partie est brutale, mais bien dans le ton de sincérité libertaire qui anime les Soliloques : Toi qui as jeté les hommes à genoux, maintenant remets-les debout,


Y faut secouer au cœur des Hommes
Le Dieu qui pionc’ dans chacun d’nous.


À la fin du livre intitulé Déception, il y a un morceau particulièrement curieux et qui n’est pas sans faire songer que la grande poésie n’est peut-être pas incompatible avec le style populaire, et souvent grossier, adopté par Jehan Rictus. Il s’agit de la Mort.


Tonnerr’ de dieu, la Femme en Noir,
La Sans-Remords… la Sans-Mamelles,
La Dure-aux Cœurs, la Fraîche-aux-Moëlles,
La Sans-Pitié, la Sans-Prunelles,
Qui va jugulant les pus belles
Et jarnacquant l’jarret d’ l’Espoir ;

Vous savez ben… la Grande en Noir
Qui tranch’ les tronch’s par ribambelles
Et dans les tas les pus rebelles
Envoie son Tranchoir en coup d’aile
Pour fair’ du Silence et du Soir !


Les apocopes et les mots déformés n’ont pu gâter tout à fait ces deux strophes, mais comme elles auraient gagné à être écrites sérieusement ! Il m’est vraiment difficile d’admettre le patois, l’argot, les fautes d’orthographe, les apocopes, tout ce qui, atteignant la forme de la phrase ou du mot, en altère nécessairement la beauté. Ou, si je l’admets, ce sera comme jeu ; or, l’art ne joue pas ; il est grave, même quand il rit, même quand il danse. Il faut encore comprendre qu’en art, tout ce qui n’est pas nécessaire est inutile ; et tout ce qui est inutile est mauvais. Les Soliloques du Pauvre exigeaient peut-être un peu d’argot, celui qui, familier à tous, est sur la limite de la vraie langue ; pourquoi en avoir rendu la lecture si ardue à qui n’a pas fréquenté les milieux particuliers où il semble que l’on parle pour n’être pas compris ? Ensuite, l’argot est difficile à manier ; Jehan Rictus, malgré son abondance, évolue assez difficilement parmi les écueils de ce vocabulaire. Beaucoup des mots qu’il emploie ne sont peut-être plus en usage, car l’argot, malgré ce qu’il retient de permanent, se transforme avec tant de rapidité que d’une année à l’autre les choses les plus usuelles ont changé de nom. Autrefois le grand mot des voleurs (et des autres), l’argent, ne gardait que très peu de temps son manteau argotique ; constamment rhabillé, il échappait à la connaissance immédiate des non-initiés. Dès que le nom argotique de l’argent avait passé dans le peuple les voleurs en imaginaient un autre. Il paraît qu’il n’y a plus de jargon ou argot spécial aux voleurs ; c’est-à-dire que son domaine se serait étendu et aurait pénétré jusque dans les ateliers et les usines : une telle langue n’en demeure pas moins une langue secrète.

Tout cela ne m’empêche pas de reconnaître le talent très particulier de Jehan Rictus. Il a créé un genre et un type ; il a voulu hausser à l’expression littéraire le parler commun du peuple, et il y a réussi autant que cela se pouvait ; cela vaut la peine qu’on lui fasse quelques concessions, et qu’on se départisse, mais pour lui seul, d’une rigueur sans laquelle la langue française, déjà si bafouée, deviendrait la servante des bateleurs et des turlupins.