Le IIme Livre des masques/Paul Fort

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Société du Mercure de France (p. 22-29).



PAUL FORT


Celui-ci fait des ballades. Il ne faut rien lui demander de plus, ou de moins, présentement. Il fait des ballades et veut en faire encore, en faire toujours. Ces ballades ne ressemblent guère à celles de François Villon ou de M. Laurent Tailhade ; elles ne ressemblent à rien.

Typographiées comme de la prose, elles sont écrites en vers, et supérieurement mouvementés. Cette typographie a donné l’illusion à d’aimables critiques que M. Paul Fort avait découvert la quadrature du cercle rythmique et résolu le problème qui tourmentait M. Jourdain de rédiger des littératures qui ne seraient ni de la prose ni des vers ; il y a bien de la désinvolture dans ce compliment, mais ce n’est qu’un compliment. Si la ligne qui sépare le vers de la prose est souvent devenue, en ces dernières années littéraires, d’une étroitesse presque invisible, elle persiste néanmoins ; à droite, c’est prose ; à gauche, c’est vers ; inexistante pour celui qui passe, les yeux vagues, elle est là, indélébile, pour celui qui regarde. Le rythme du vers est indépendant de la phrase grammaticale ; il place ses temps forts sur des sons et non sur des sens. Le rythme de la prose est dépendant de la phrase grammaticale ; il place ses temps forts sur des sens et non sur des sons. Et comme le son et le sens ne peuvent que très rarement coïncider, la prose sacrifie le son et le vers sacrifie le sens. Voilà une distinction sommaire qui peut suffire, provisoirement.

La question ne se pose d’ailleurs pas à propos des Ballades Françaises, lesquelles sont bien d’un bout à l’autre en vers, ici très pittoresques, très vifs, là très sobres, très beaux ; et non pas même en vers libres (sauf quelques pages) ; en ce vieux vers « nombreux », mais dégagé heureusement de la tyrannie des muettes, ces princesses qu’on ne sait comment saluer. Avec un instinct sûr d’homme de l’Isle-de-France, il les a remises à leur vraie place, leur imposant quand il le faut le silence qui convient à leur nom.


Un roi conquit la reine avec ses noirs vaisseaux.
La reine n’a plus de peine, est douce comme un agneau.


Et tout ce petit poème, vraiment parfait :


Cette fille, elle est morte, est morte dans ses amours.
Ils l’ont portée en terre, en terre au point du jour.
Ils l’ont couchée toute seule, toute seule en ses atours.
Ils l’ont couchée toute seule, toute seule en son cercueil.
Ils sont revenus gaîment, gaîment avec le jour.
Ils ont chanté gaîment, gaîment : « Chacun son tour.
« Cette fille, elle est morte, est morte dans ses amours. »
Ils sont allés aux champs, aux champs comme tous les jours…


J’aime beaucoup de tels vers ; je n’aime guère que de tels vers, où le rythme par des gestes sûrs affirme sa présence et pour une syllabe de plus, une de moins, ne s’évanouit pas. Qui s’aperçoit que le troisième des vers que voici n’a que onze syllabes accentuées ?


Au premier son des cloches : « C’est Jésus dans sa crèche… »
Les cloches ont redoublé : « Ô gué, mon fiancé ! »
Et puis c’est tout de suite la cloche des trépassés.


Mais assez de rythmique ; il est temps que nous aimions la poésie et non plus seulement les vers des Ballades Françaises. Elles chantent sur trois tons principaux ; le pittoresque, l’émotion, l’ironie régissent successivement, et parfois en même temps, chacun de ces poèmes dont la diversité est vraiment merveilleuse ; c’est le jardin des mille fleurs, des mille parfums et des mille couleurs. Le livre premier est le plus charmant : c’est celui des ballades qui empruntent à la chanson populaire un refrain, le charme d’un mot qui revient comme un son de cloche, un rythme de ronde, une légende ; on sent que le poète a vécu dans un milieu où cette vieille littérature orale était encore vivante, contée ou chantée. De vieux airs sonnent dans ces ballades d’un art pourtant si nouveau :


La mer brille au-dessus de la baie, la mer brille comme une coquille. On a envie de la pêcher. Le ciel est gai, c’est joli Mai.

C’est doux la mer au-dessus de la baie, c’est doux comme une main d’enfant. On a envie de la caresser. Le ciel est gai, c’est joli Mai.


Voici une ronde (peut-être) qui fera encore mieux entendre sa musique oubliée :


Un gentil page vint à passer, une reine gentille vint à chanter. — Roi ! hou — tu les feras pendre, hou, hou, tu les feras tuer.

Un gentil page vint à chanter, une reine gentille vint à descendre. — Roi ! hou — tu les feras moudre, hou, hou, tu les feras tuer.

Le grand gibet dans l’herbe tendre, la meule dorée dans le grand pré. — Roi ! hou — tu feras moudre, hou, hou, tu les feras pendre.

Un moine blanc vint à passer, un moine rouge vint à chanter : — Roi ! hou tu les feras tondre, hou, hou, pour le moutier.


L’émotion régit le second livre. C’est celui de l’amour, de la nature et du rêve : celui des paysages doux et nuancés, bleu et argent. La mer est d’argent, les saules sont d’argent, l’herbe est d’argent ; l’air est bleu, la lune est bleue, les animaux sont bleus.


L’Aube a roulé ses roues de glace dans l’horizon. La terre se découvre en gammes de jour pâle. Un mont reflète, humide, les dernières étoiles, et les animaux bleus boivent l’herbe d’argent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et c’est gai, pur, un peu triste aussi comme quand on regarde l’étendue des campagnes, ou la mer, ou le ciel. Les choses ont une manière si solennelle de se coucher dans la brume, une telle attitude d’éternité quand elles sont couchées que nous devenons graves, tout au moins, à ce spectacle qui trouble la mobilité de nos pensées et les arrête et les fixe douloureusement ; mais il y a une joie dans la vue de la beauté, qui, à certaines heures de la vie, peut dominer les autres sensations et nous préparer à l’état de grâce nécessaire à la communion parfaite. C’est le mysticisme dans sa fraîcheur la plus ingénue et dans son amour le plus éloquent. Ainsi la ballade : L’ombre comme un parfum s’exhale des montagnes. Je veux déclarer que cet hymne est beau comme un des beaux chants de Lamartine :


Laisse nager le ciel entier dans tes yeux sombres et mêle ton silence à l’ombre de la terre : si ta vie ne fait pas une ombre sur son ombre, tes yeux et ta rosée sont les miroirs des sphères.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À l’espalier les nuits aux branches invisibles, vois briller ces fleurs d’or, espoir de notre vie, vois scintiller sur nous — scels d’or des vies futures — nos étoiles visibles aux arbres de la nuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Contemple, sois ta chose, laisse penser tes sens, éprends-toi de toi-même épars dans cette vie. Laisse ordonner le ciel à tes yeux, sans comprendre, et crée de ton silence la musique des nuits.


La rime manque, parfois même l’assonance ; on n’y prend garde. C’est, renouvelée par de belles images inédites, la grande poésie romantique. Mais, sans être unique, une émotion aussi profonde est rare dans les Ballades. Le poète a pour l’humour un penchant qu’il veut satisfaire même hors de propos et voici, après un livre sentimental (vieilles estampes en demi-teinte), toute une bizarre mythologie, Orphée, Silène, Hercule, restaurée avec quelque hardiesse, puis l’extraordinaire Louis XI, curieux homme, et Coxcomb, plus étrange encore, puis des ballades étranges encore et encore, — et pas une où il n’y ait quelque trait d’originalité, de poésie ou d’esprit. Nous avons donc le livre le plus varié et les gestes les plus dispersifs. On a peine, si tôt, à y bien retrouver son chemin, tant les pistes s’enroulent et s’enlacent sous les branches, disparaissent dans les buissons, dans les ruisseaux, dans les mousses élastiques, tant l’animal entrevu est singulier, rapide et mouvant. On a défini M. Paul Fort, dans une intention sans doute amicale : le génie pur et simple. Ironique, cela ne serait pas encore très cruel ; sérieux, cela dit une partie de la vérité. Ce poète en effet est une perpétuelle vibration, une machine nerveuse sensible au moindre choc, un cerveau si prompt que l’émotion souvent s’est formulée avant la conscience de l’émotion. Le talent de Paul Fort est une manière de sentir autant qu’une manière de dire.