Le Jacques

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Le Jacques
Mame et Cie (p. 26-38).


III.


Situation déplorable du vaisseau français le Jacques, à son retour du Brésil en France, causée par une famine extraordinaire et le mauvais état de ce vaisseau, en 1558.


C’est avec raison qu’on a observé que de tous les fléaux qui peuvent assaillir les navigateurs en mer, l’un des plus terribles est la disette des vivres. Les relations des voyages nous en fournissent plusieurs exemples. Un des plus frappants se trouve dans l’histoire du retour du Brésil en France du vaisseau français « Le Jacques ». Jean de Léry en avait été témoin, et faillit en être une des victimes ; il rapporte ces évènements avec des circonstances qui font frémir.

En 1555, Nicolas Durand de Villegagnon, chevalier de Malte et vice-amiral de Bretagne, livré aux opinions des nouveaux sectaires, et aigri sans doute par quelques traverses dans l’exercice de son emploi, conçut le projet de former en Amérique une colonie de protestants. Ce chevalier était brave, entreprenant et homme de tête. Ses desseins furent déguisés à la cour sous la simple vue de faire un établissement français dans le Nouveau-Monde, à l’exemple des Portugais et des Espagnols. Sous ce prétexte, il obtint de Henri II trois vaisseaux bien équipés, qu’il fit monter par des calvinistes déclarés ou secrets. Il appareilla du Havre-de-grâce au mois de mai, et n’arriva au Brésil que dans le cours de novembre suivant.

Villegagnon, étant entré dans une rivière, s’empara d’une petite île sur laquelle il bâtit un fort qu’il nomma le fort de Coligny. L’ouvrage était à peine commencé, qu’il renvoya ses vaisseaux en France, avec des lettres où il rendait compte de sa situation à la cour. Il en adressa aussi d’autres à quelques amis qu’il avait à Genève. Ces lettres produisirent l’effet qu’il attendait. L’Église de Genève saisit ardemment l’occasion de s’étendre dans un pays éloigné, où toutes les apparences lui promettaient, pour ses partisans, une liberté dont ils ne jouissaient point en France. Aussitôt qu’un habile marin, nommé Dupont, retiré à Genève depuis quelque temps, où il était fort considéré, se fut rendu aux vives sollicitations de Calvin, et eut consenti à diriger l’expédition au Brésil, la réputation de ce chef détermina beaucoup de particuliers de tous états à entreprendre un tel voyage. Jean de Léry, âgé de vingt-deux ans, fut du nombre des nouveaux Argonautes.

Le 7 mars 1557, la flotte, au nombre de trois vaisseaux de guerre, entra dans l’embouchure de Rio-Janeiro. Les protestants n’y séjournèrent pas longtemps, à cause du changement de principes de Villegagnon, qui, craignant une révolte de la part des Calvinistes, lui fit prendre le parti de déclarer qu’il n’en voulait plus souffrir dans son fort, et les fit tous embarquer sur le Jacques, chargé de bois, de teinture, de poivre, de coton, de singes, de perroquets et d’autres productions du pays. On mit à la voile, pour retourner en France, le 4 janvier 1558. Tout l’équipage montait à quarante-cinq hommes, matelots et passagers, sans y comprendre le capitaine et Martin Beaudoin, du Havre, maître du vaisseau.

Léry va seul prendre la parole, et raconter une suite non interrompue de scènes les plus étranges.

« Nous avions, dit-il, à doubler de grandes baies entremêlées de rochers qui s’étendent d’environ trente lieues. Le vent n’étant pas favorable à nous faire quitter la terre sans la côtoyer, nous fûmes d’abord tentés de rentrer dans l’embouchure du fleuve. Cependant, après avoir navigué sept ou huit jours, il arriva, pendant la nuit, que les matelots qui travaillaient à la pompe ne purent épuiser l’eau. Le contre-maître, surpris d’un accident dont personne ne s’était défié, descendit au fond du vaisseau, et le trouva non-seulement entr’ouvert en plusieurs endroits, mais si plein d’eau, qu’on le sentait peu à peu enfoncer. Tout le monde ayant été réveillé, la consternation fut extrême. Il y avait tant d’apparence qu’on allait couler à fond, que la plupart, désespérant de leur salut, se préparèrent à la mort.

« Cependant quelques-uns, du nombre desquels j’étais, prirent la résolution de faire tous leurs efforts pour prolonger leur vie de quelques moments. Un travail infatigable nous fit soutenir le navire avec deux pompes jusqu’à midi, c’est-à-dire près de douze heures, pendant lesquelles l’eau continua d’entrer en si grande abondance, que nous ne pûmes diminuer sa hauteur. Cette eau, passant par les tas de bois de Brésil dont le vaisseau était chargé, sortait par les canaux aussi rouge que du sang de bœuf. Le charpentier, aidé des matelots les plus intelligents, parvint enfin à découvrir, sous le tillac, les fentes et les trous les plus dangereux, et à les boucher avec du lard, du plomb et des draps.

« Dans ces circonstances, nous aperçûmes la terre, et le vent étant favorable pour y aborder, nous prîmes tous la résolution de nous y réfugier ; c’était aussi l’opinion du charpentier, qui avait reconnu dans ses recherches que le navire était tout rongé de vers. Mais le maître du bâtiment, craignant d’être abandonné de ses matelots s’il touchait une fois au rivage, aima mieux hasarder sa vie et celle de ses compagnons que ses marchandises, et déclara qu’il était résolu de continuer sa route. Cependant il offrit aux passagers une barque pour retourner au Brésil, à quoi Dupont, que nous n’avions pas cessé de reconnaître pour chef, répondit qu’il voulait aussi tirer vers la France, et qu’il conseillait à tous ses gens de le suivre. Là-dessus, le contre-maître observa qu’outre les dangers de la navigation, il prévoyait qu’on serait longtemps sur mer, et que le vaisseau n’était point assez fourni de vivres. Nous fûmes six à qui la double crainte de la famine et du naufrage fit prendre le parti de regagner la terre, dont nous étions éloignés que de neuf à dix lieues. On nous donna la barque, que nous chargeâmes de tout ce qui nous appartenait, avec un peu de farine et d’eau. Tandis que nous prenions congé de nos amis, un d’entre eux qui avait une singulière affection pour moi, me dit en tendant la main vers la barque où j’étais déjà : « Mon cher Léry, je vous conjure de demeurer avec nous. Considérez que, si nous ne pouvons arriver en France, il y a plus d’espérance de nous sauver, soit du côté du Pérou, soit dans une île, que sous le pouvoir de Villegagnon, de qui nous ne devons jamais espérer aucune faveur. » Ces instances firent tant d’impression sur moi, que les circonstances ne me permettant plus de longs discours, j’abandonnai une partie de mon bagage dans la barque et me hâtait de remonter à bord. Les cinq qui restèrent prirent congé de nous les larmes aux yeux et retournèrent au Brésil. Je dus des remerciements au Ciel pour m’avoir inspiré de suivre le conseil de mon ami. Nos cinq déserteurs étant arrivés à terre avec beaucoup de difficultés, Villegagnon les reçut si mal, qu’il en fit pendre trois.

« Notre vaisseau remit à la voile comme un vrai cercueil, dans lequel ceux qui s’y trouvaient renfermés s’attendaient moins à vivre jusqu’en France qu’à se voir bientôt ensevelis au fond des flots. Outre la difficulté qu’il eut d’abord de passer les basses, il essuya de continuelles tempêtes pendant tout le mois de janvier, et ne cessant point de faire beaucoup d’eau, il serait péri cent fois dans un jour, si tout le monde n’eût travaillé sans relâche aux deux pompes.

« Nous nous éloignâmes ainsi du Brésil d’environ deux cents lieues, jusqu’à la vue d’une île inhabitée, aussi ronde qu’une tour, qui n’a pas plus d’une demi-lieue de circuit. En la rasant de fort près, à gauche, nous la trouvâmes garnie d’arbres couvert d’une belle verdure, d’un prodigieux nombre d’oiseaux, dont plusieurs sortirent de leur retraite pour venir se percher sur les mâts et les vergues de notre navire, où ils se laissaient prendre à la main. Nous aperçûmes des rochers fort pointus, peu élevés, qui nous firent craindre d’en trouver d’autres à fleur d’eau, dernier malheur qui nous aurait sans doute exemptés pour jamais du travail des pompes : nous en sortîmes heureusement. »

On se trouva le 3 février à trois degrés de la ligne, c’est-à-dire que depuis près de sept semaines, on n’avait pas fait la troisième partie de la route. Comme les vivres diminuaient beaucoup, on proposa de relâcher au cap Saint-Roch, où quelques vieux matelots assuraient qu’on pouvait se procurer des rafraîchissements ; mais la plupart se déclarèrent pour le parti de manger les perroquets et les singes que nous apportions en grand nombre en France. Quelques jours après, le pilote ayant pris hauteur, déclara qu’on se trouvait droit sous la ligne, le même jour où le soleil y était, c’est à dire le onzième de mars, singularité si remarquable, suivant Léry, qu’il ne peut croire qu’elle soit arrivée à beaucoup d’autres vaisseaux.

« Nos malheurs, continue-t-il, commencèrent par une querelle entre le contre-maître et le pilote, qui, pour se chagriner mutuellement, affectaient de négliger leurs fonctions ; le 26 mars, tandis que le pilote faisait son quart, toutes nos voiles hautes déployées, un impétueux tourbillon frappa si rudement le vaisseau qu’il le renversa sur le côté, jusqu’à faire plonger les hunes et le haut des mâts. Les câbles, les cages d’oiseaux et tous les coffres qui n’étaient pas bien amarrés furent renversés dans les flots, et peu s’en fallut que le dessus du bâtiment ne prît la place du dessous. Cependant la diligence qui fut apportée à couper les cordages servit à redresser par degrés ; le danger, quoique extrême, eut si peu d’effet pour la réconciliation des deux ennemis, qu’un moment après qu’il fut passé, et malgré les efforts qu’on fit pour les apaiser, ils se jetèrent l’un sur l’autre et se battirent avec une égale fureur.

« Ce n’était que le commencement d’une affreuse suite d’infortunes. Peu de jours après, dans une mer calme, le charpentier et d’autres artisans, cherchant le moyen de soulager ceux qui travaillaient aux pompes, remuèrent si malheureusement quelques pièces de bois au fond du vaisseau, qu’il s’en leva une assez grande par où l’eau entra tout à coup avec tant d’impétuosité, que ces misérables ouvriers, forcés de remonter au plus vite sur le tillac, manquèrent d’haleine pour expliquer le danger, et se mirent à crier d’une voie lamentable : « Nous sommes perdus ! Nous sommes perdus ! », sur quoi le capitaine, le maître et le pilote, ne doutant point de la grandeur du péril, ne pensèrent qu’à mettre la barque en dehors en toute diligence. Le pilote, craignant qu’elle ne fût trop chargée par la quantité de ceux qui voulaient s’y placer, y entra armé d’un grand coutelas, et déclara qu’il couperait les bras au premier qui ferait mine d’y entrer. Nous voyant délaissés à la merci de la mer, et nous ressouvenant du premier naufrage dont Dieu nous avait délivré, autant résolus à la mort qu’à la vie, nous allâmes nous employer de toutes nos forces à tirer l’eau par les pompes, pour empêcher le navire de couler à fond ; nous fîmes tant d’efforts, qu’elle ne nous surmonta point.

« Mais le plus heureux effet de notre résolution fut de nous faire entendre la voix du charpentier, qui, étant un jeune homme de cœur, n’avait pas abandonné le fond du navire comme les autres ; au contraire, ayant mis son caban ou sa capote sur la grande ouverture qui s’y était faite, et se tenant à deux pieds dessus pour résister à l’eau, laquelle, comme il nous le dit depuis, de sa violence le souleva plusieurs fois, criait en cet état et de toutes ses forces qu’on lui apportât des hardes, des lits et autres choses pour empêcher l’eau d’entrer pendant qu’il boucherait cette terrible voie d’eau ; il ne faut pas demander s’il fut servi promptement. Par ce moyen nous fûmes préservés du danger éminent qui nous menaçait.

« On continua de gouverner tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, quoique ce ne fût pas notre chemin ; car notre pilote, qui n’entendait pas bien son métier, ne sut observer sa route, et nous allâmes ainsi, dans l’incertitude, jusqu’au tropique du Cancer, où nous fûmes pendant quinze jours dans une mer herbue. Les herbes qui flottaient sur l’eau étaient si épaisses et si serrées, qu’il fallut les couper avec des cognées pour ouvrir le passage au vaisseau. Un autre accident faillit nous perdre. Notre canonnier, faisant sécher de la poudre dans un pot de fer, le laissa si longtemps sur le feu, qu’il rougit, et la flamme, ayant pris à la poudre, donna si rapidement d’un bout à l’autre du navire, qu’elle mit le feu aux voiles et aux cordages : il s’en fallut de peu qu’elle ne s’attachât même au bois, qui, étant goudronné, n’aurait pas manquer de s’allumer promptement et de nous brûler vifs au milieu des eaux. Nous eûmes quatre hommes maltraités par le feu, dont l’un mourut quelques jours après.

« Nous étions le quinze avril ; il nous restait environ cinq cent lieues jusqu’aux côtes de France. Nos vivres étaient si diminuées, malgré le retranchement qu’on avait déjà fait sur les rations, qu’on prit le parti de nous en retrancher la moitié ; et cette rigueur n’empêcha point que, vers la fin du mois, toutes les provisions ne fussent épuisées. Notre malheur vint de l’ignorance de notre pilote, qui se croyait proche du cap Finistère en Espagne, tandis que nous étions encore à la hauteur des Açores, qui en sont à plus de trois cent lieues. Une si cruelle erreur nous réduisit tout d’un coup à la dernière ressource, qui consiste à balayer la salle ou chambre où l’on tient le biscuit. On y trouva plus de vers et de crottes de rats que de miettes de pain. Cependant on en fit partage avec des cuillers, pour en faire une bouillie noire et dégoûtante ; mais tout passe dans la famine. Ceux qui avaient encore des perroquets (car depuis longtemps plusieurs avaient mangé les leurs), les firent servir de nourriture dès le commencement du mois de mai, que tous les vivres ordinaires vinrent à nous manquer.

« L’horreur d’une telle situation fut augmentée par une mer si violente, que, faute d’art ou de force pour ménager les voiles, on se vit dans la nécessité de les plier et de lier même le gouvernail ; ainsi le vaisseau fut abandonné au gré des vents et des flots ; le gros temps même était l’unique espérance dont nous pussions nous flatter : alors nous avions l’espoir de prendre quelques poissons.

« Aussi tout notre monde était-il d’une faiblesse et d’une maigreur extrêmes ; cependant la nécessité nous faisait songer sans cesse au moyen d’apaiser notre faim. Quelques-uns s’avisèrent de couper des pièces de cuir et de les faire fricasser : ce mets ne nous parut point mauvais, ainsi que les fritures de nos souliers découpés par bandes. Mais notre faiblesse et notre faim, toujours renaissante, ne nous empêchaient pas, sous peine de couler à fond, de nous relever alternativement pour travailler à la pompe.

« Environ le 12 mai, notre canonnier mourut de faim. Nous fûmes peu touchés par cette perte ; car, bien loin de penser à nous défendre si l’on nous eût attaqués, nous eussions plutôt souhaité d’être pris par quelque pirate qui nous eût donné à manger. Mais nous ne vîmes, à notre retour, qu’un seul vaisseau, dont il nous fut impossible d’approcher.

« Après avoir dévoré tous les cuirs du vaisseau, jusqu’au couvercle des coffres, nous pensions toucher au dernier moment de notre vie ; mais la nécessité fit penser à quelqu’un de faire la chasse aux rats et aux souris ; et nous espérâmes de les prendre d’autant plus facilement, que ces petits animaux, n’ayant plus les miettes et autres choses à ronger, couraient en grand nombre, mourant de faim dans le vaisseau. On les poursuivit avec tant de soin et de pièges, qu’il en demeura fort peu. La nuit même nous les cherchions à l’exemple des chats, qui depuis longtemps n’existaient plus parmi nous. Un rat était plus estimé qu’un bœuf sur terre ; le prix en monta jusqu’à quatre écus. On les fit bouillir dans l’eau avec tous leurs intestins, qu’on dévorait comme le corps ; les pattes n’étaient pas exceptées ni les autres os, qu’on trouvait le moyen d’amollir.

« L’eau douce nous manqua aussi : il ne resta pour tout breuvage qu’un petit tonneau de cidre, que le capitaine et les maîtres d’équipage ménageaient avec le plus grand soin. S’il tombait de la pluie, on étendait des draps avec un boulet au milieu pour la faire distiller. On retenait jusqu’à celle qui s’écoulait par les égouts du vaisseau, quoique plus trouble que celle des rues. On lit dans Jean de Léon, que les marchands qui traversent les déserts d’Afrique, se trouvant réduits à la même disette que nous, n’ont qu’un seul moyen de résister à la soif, c’est de tuer un de leurs chameaux et de recueillir l’eau rassemblée dans son estomac ; ils la partagent entre eux. Ce qu’il dit ensuite d’un riche négociant qui, traversant un de ces déserts et pressé d’une soif extrême, acheta une tasse d’eau d’un chamelier qui était avec lui, la somme de dix mille ducats, montre combien la soif est un besoin impérieux. « Cependant, ajoute le même historien, et le marchand et celui qui lui avait vendu si cher un verre d’eau, moururent également de soif ; et l’on voit encore leur sépulture dans un désert, où le récit de leur triste aventure est gravé sur une grosse pierre. »

« Pour nous l’extrémité fut telle, qu’il ne nous resta plus que du bois de Brésil, plus sec que tout autre bois, que plusieurs néanmoins, dans leur désespoir, grugeaient entre leur dents. Dupont, notre conducteur, en tenant un jour un morceau dans la bouche, me dit avec un grand soupir : « Hélas ! Léry, mon ami, il m’est dû en France une somme de quatre mille francs, dont plût à Dieu qu’ayant fait une bonne quittance, je tinsse maintenant un pain de quatre livres et quelques verres de vin ».

« L’horrible situation où nous étions plongés influe singulièrement sur le caractère et rend cruelles les personnes les plus douces, ainsi que nos lecteurs doivent s’en douter. N’est-il pas des mères qui, dans un siège, ont mangé leurs propres enfants ? Des soldats, réduits à la même extrémité, se jetèrent sur les corps de leurs ennemis, et ont fait, depuis, l’aveu que si leur situation eût continué, ils étaient résolus de se jeter sur leurs camarades.

« Enfin, Dieu daignant venir à notre secours et nous conduire fit la grâce à tant de misérables étendus presque sans mouvement sur le tillac, d’arriver le 24 mai 1558, à la vue des terres de Bretagne. Nous avions été trompés tant de fois par le pilote, qu’à peine pûmes-nous prendre confiance en ceux qui nous annoncèrent notre bonheur. Cependant nous fûmes bientôt certains que nous avions notre patrie devant les yeux. Après que nous eûmes remercié le Ciel, le maître du navire nous avoua publiquement que, si notre situation eût seulement duré un jour de plus, il avait pris la résolution, non pas de nous faire tirer au sort, comme il arriva quatre à cinq ans après dans un navire qui revenait de la Floride, où la famine fit tuer un malheureux de l’équipage, mais, sans avertir personne, d’égorger un d’entre nous pour le faire servir de nourriture aux autres. Nous nous traînâmes à Nantes, où nous eûmes beaucoup de peine à arriver.

Léry ne nous apprend point quelle fut sa retraite en sortant de cette ville. D’autres circonstances ont pu faire juger qu’il prit le parti de retourner à Genève. Mais il ne laisse point sans éclaircissement la suite de ce qu’il a déjà dit de l’établissement des Français au fort Coligny. Villegagnon, surnommé justement, dit-il, le Caïn de l’Amérique, abandonna cette place, et, par sa faute, elle tomba ensuite, avec l’artillerie marquée aux armes de la France, au pouvoir des Portugais. Il revint en France, où il ne cessa point de faire la guerre aux sectateurs de Calvin, et mourut au mois de décembre 1571, dans une commanderie de l’ordre de Malte, en Gâtinais, près de Saint-Jean-de-Nemours.