Le Japon (Gautier)/La colline du printemps

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A. et C. Black (p. 79-83).


LA COLLINE DU PRINTEMPS

Une des promenades favorites des habitants de Tokio est celle qui mène sur la Colline du Printemps à la sépulture glorieuse des Quarante-sept Rônin.

En 1701, alors que régnait le shogoun Ietsuna, des fêtes se préparaient en l’honneur d’un envoyé de Kioto. Le vice-gouverneur du Kozuke, Kira Yoshihide, reçoit le titre de Maître des Cérémonies, avec charge d’organiser les réceptions. Pour l’aider, on lui adjoint Asano, seigneur d’Ako. Mais hélas, l’accord ne règne pas entre ces nobles dignitaires. Asano, provoqué par son chef qui l’injurie sans raison, tire son sabre et blesse l’insulteur et, ce faisant, encourt une sanction grave, car il est interdit sous peine de mort de tirer le sabre dans le palais. Le Daïmio est condamné à faire « hara-kiri » : c’est-à-dire à se suicider en s’ouvrant le ventre de ses deux sabres. De plus, ses biens sont confisqués et tous les samouraï de son clan sont déchus et deviennent des Rônin, des hors-la-loi.

Dorénavant, l’unique souci de ces braves qui ne savent ce que c’est que la crainte, est de venger leur supérieur. Au nombre de quarante-six, ils se réunissent sous la conduite du Karo-Kuranosake, le vice-ministre des finances du clan. En gens habiles, ils font mine de se disperser pour dérouter toute surveillance.

Le chambellan s’attend bien à des représailles ; aussi, pendant longtemps il se méfie. Puis, comme le temps s’écoule sans que ses ennemis fassent un mouvement offensif, ses craintes s’évanouissent, et il s’endort dans une trompeuse sécurité. C’est le moment qu’attendaient les conjurés. Un soir d’hiver, Kuranosake rassemble les siens. La neige épaisse étouffe le bruit de leurs pas ; ils vont en silence enveloppés dans leurs manteaux sombres, les traits dissimulés sous des masques. Ils arrivent au palais de Kozuke dont ils escaladent les murs. Une fois dans l’enceinte ils se démasquent, allument leurs torches et avec des cris affreux se précipitent à l’assaut. Ils ont vite triomphé de la résistance de leurs adversaires, mais le chambellan s’est caché dans le magasin de charbon. On l’y découvre après de longues recherches, et on veut le contraindre à faire « hara-kiri. » Il refuse. Alors, les Rônin, écœurés de sa lâcheté, le transpercent de leurs lances et lui coupent la tête qu’ils vont porter comme trophée sur le tombeau d’Ako. Puis, ils vont se constituer prisonniers. En somme, leur acte est légitime d’après les coutumes du pays et il excite l’admiration du peuple, qui demande la grâce des quarante-sept samouraïs. Mais ils se sont attaqués à un trop haut personnage et ils sont condamnés au suicide. Le jour venu, on les mène, tout habillés de blanc, dans le temple de Sengakugi et là, selon les rites, ils se donnent la mort.


au palais de l’eau jaillissante.

On leur fit de magnifiques funérailles et le peuple conserve pieusement le souvenir de leur exploit. Aux yeux des Japonais, les quarante-sept Rônin sont la plus parfaite expression du samouraï, dont les vertus doivent être la fidélité au chef, la prudence au conseil, la hardiesse dans l’attaque, avec le plus profond mépris de la mort.

Le Mikado actuel s’est fait l’écho du sentiment de tout un peuple le jour où, pour leur faire réparation au nom même de l’autorité, il a décerné à ces braves l’honneur posthume de la décoration du Rameau d’Or qu’il suspendit aux tombeaux de la Colline du Printemps.