Le Japon (Villetard)/65

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Librairie Hachette et Cie (p. 63-72).

III

Le Japon depuis Iyeyas jusqu’à la révolution de 1868.

Iyeyas mourut dans les premières années du xviie siècle[1]. Quatorze shogouns, tous de la famille des Tokoungawa, se succédèrent régulièrement depuis cette date jusqu’à la révolution qui abolit, il y a seulement dix ans, le shogounat. L’œuvre d’Iyeyas a donc duré plus de deux siècles et demi, et pendant tout ce temps, s’il y eut souvent des mécontentements et des tentatives de conspiration ou de révolte, jamais du moins le pays ne fut dévasté ni par la guerre étrangère, ni par la guerre civile. Le souverain qui a su assurer après lui à son peuple, par l’effet des lois qu’il lui a données, une si longue période de paix et de prospérité, a quelque droit à être rangé parmi les plus grands politiques du monde.

Il ne faudrait pas cependant conclure des éloges décernés par la plupart des écrivains européens à l’œuvre d’Iyeyas que le Japon ait joui pendant deux siècles et demi d’un bonheur parfait. Tout tableau a ses ombres, et le régime qui vient de s’écrouler avait ses mauvais côtés. La paix régnait, mais on l’achetait assez cher. M. de Hubner et M. de Beauvoir, qui n’ont fait que passer quelques jours dans le Niphon, ne nous montrent guère que les côtés brillants du régime auquel la chute des shogouns a mis fin. M. Bousquet, qui y a résidé plusieurs années, rapproche l’ordre de choses établi par Iyeyas de ce qui se passait à Venise au temps du conseil des Dix. Il nous parle d’un effroyable système d’espionnage établi par les shogouns, toujours inquiets pour leur pouvoir, et sur ce point ses assertions sont confirmées par les récits de tous les voyageurs ; seulement, il va beaucoup plus loin que tous les autres, car il affirme que les rapports des délateurs avaient souvent pour conséquence des proscriptions et des exécutions secrètes, et il nous montre « toute une famille, toute une génération punie pour le crime d’un seul de leurs membres…, les extorsions, les brutalités des samouraïs habituellement impunies ».

Nous avons vu par quelle suite d’événements s’était établie cette étrange forme de gouvernement où deux monarques également héréditaires régnaient simultanément : l’un ayant la réalité du pouvoir avec un titre inférieur ; l’autre, avec la suprématie officielle et la toute-puissance nominale, ne conservant que l’ombre et l’apparence de la souveraineté.

Aujourd’hui que nous connaissons les faits qui ont amené peu à peu un ordre de choses si étrange, nous en arrivons à comprendre le rôle de chacun des deux princes et sa position vraie. Mais pendant longtemps ces faits furent à peu près inconnus en Europe ; aussi en était-on arrivé à admettre comme une vérité hors de doute que le mikado était le souverain spirituel de son pays, tandis que son rival d’Yédo était le souverain temporel. On voyait en un mot, dans le second l’empereur, dans le premier le pape du Japon. Cette erreur entraîna, comme nous le verrons tout à l’heure, des conséquences assez graves dans nos relations diplomatiques avec la cour d’Yédo.

Pour expliquer la chute du pouvoir dont nous venons de raconter la formation et la période la plus brillante, il nous faut revenir sur une question que nous avons seulement effleurée, celle des rapports des Japonais avec les Européens.

Nous avons raconté plus haut comment les efforts des missionnaires pour répandre le christianisme au Japon avaient été d’abord singulièrement heureux. Il semblait que catholicisme dût bientôt devenir la religion dominante de ce vaste empire de l’extrême Orient. Les bonzes, effrayés pour leur religion, avaient en vain sollicité l’appui des daïmios et du mikado. Un daïmio répondait à leurs instances que sa province n’avait jamais été plus florissante, plus heureuse et plus riche que depuis l’arrivée et les prédications des missionnaires. Aux très humbles remontrances des hauts dignitaires du bouddhisme, le mikado avait répondu en leur demandant combien il existait de sectes religieuses dans ses États. « Trente-cinq, lui dirent-ils aussitôt. — Eh bien, celle-ci fera donc la trente-sixième, » avait répliqué paisiblement le facétieux empereur.

Mais certains daïmois du sud, jaloux du pouvoir de Taïko Sama et sachant que les ministres de la nouvelle religion s’appuyaient, à l’autre extrémité du monde, sur des souverains très puissants, tels que le pape et les rois de Portugal et d’Espagne, pensèrent, dit-on, que ces grands princes de l’Occident pourraient les aider à secouer le joug chaque jour plus pesant du shogoun ; on prétend qu’une lettre, dans laquelle l’un d’entre eux se serait reconnu le vassal d’un souverain étranger, fut saisie et envoyée à Yédo. Ce serait ce fait qui aurait déterminé Taïko Sama à proscrire la nouvelle religion et à ordonner à tous les Japonais qui l’avaient embrassée d’y renoncer immédiatement. À son grand étonnement, on ne tint nul compte de ses ordres : les nouveaux chrétiens endurèrent presque tous les plus cruels supplices sans renoncer pour cela à la foi du Christ.

Les persécutions devinrent plus violentes encore après Taïko Sama et Iyeyas. Elles ne purent lasser le zèle et la foi des chrétiens ; mais elles parvinrent à les exterminer. C’est en 1638, sous le règne du shogoun Iyemitz, que périrent les derniers représentants de l’Église catholique japonaise. Quarante mille infortunés[2], réfugiés à Shimabara, y furent égorgés par les troupes du shogoun avec l’aide des canons hollandais : le christianisme parut à jamais étouffé dans le sang, et le Japon fut rigoureusement, dès cette époque, fermé à tous les étrangers, à l’exception de ceux qui venaient de jouer, dans cet effroyable massacre, un si triste rôle. Les Hollandais sont accusés d’avoir contribué à éveiller la défiance des Shogouns contre les missionnaires et contre les catholiques. En tout cas, ils prêtèrent leur artillerie pour le carnage de Shimabara. En leur qualité de protestants, ils se donnèrent comme les adversaires du pape, du Portugal et de l’Espagne, et ils furent exceptés à ce titre de la loi de proscription portée contre tous les étrangers. Le gouvernement japonais leur permit de conserver un établissement dans le petit îlot de Décima, dont on peut faire le tour en quelques minutes ; mais il leur interdit de mettre le pied sur toute autre partie de son territoire, et lorsqu’il appelait quelques uns d’entre eux à Kioto ou à Yédo, il exigeait qu’il fissent la route dans des palanquins fermés d’où ils ne pouvaient rien voir. Cependant ils parvinrent plus d’une fois à déjouer toutes ces précautions, et l’un d’entre eux, le docteur Kœmpfer, qui fit partie de deux de ces ambassades, parvint à apprendre bien des choses, à voir une partie du pays qu’il traversait, à prendre même des dessins représentant certaines localités et certains monuments. Le livre dans lequel il raconte ce voyage a été, pendant plus d’un siècle, la source la plus


VUE DE DÉCIMA.

précieuse de renseignements que l’Europe possédât sur le Japon. M. de Hubner constate que toutes ses descriptions sont d’une scrupuleuse exactitude.

On a dit que les Hollandais étaient souvent soumis à d’étranges humiliations. Leurs envoyés devaient, à ce qu’on rapporte, donner au shogoun et à sa cour une sorte de représentation grotesque : il leur fallait danser, se quereller, se battre, imiter la démarche titubante des ivrognes, et on a même dit que, pour s’assurer qu’ils ne chercheraient pas à propager leur religion, on les obligeait, dans certaines circonstances solennelles, à fouler des crucifix sous leurs pieds. Ils ont nié la plupart de ces faits, qui n’ont jamais été établis d’une façon bien positive. Ce qui est certain tout au moins, c’est que leur îlot était pour eux une véritable prison, où leur sort était peu digne d’envie. Mais le monopole du commerce entre l’Europe et cette partie de l’extrême Orient leur valait d’énormes bénéfices qui les consolaient de la triste vie qu’ils menaient à Décima.

Ils étaient d’ailleurs bien loin de pouvoir exercer leur commerce comme ils l’auraient voulu. Ils n’étaient autorisés à recevoir qu’un seul navire chaque année, d’après certains historiens, ou deux, d’après plusieurs autres. Ces navires, suspects au gouvernement shogounat, étaient fouillés avec soin à leur arrivée, car on craignait à Yédo que les daïmios mécontents ne fissent venir d’Europe des armes de guerre et des munitions. Quand les bâtiments repartaient, ils avaient à subir de nouvelles visites, car le shogoun tenait à ce qu’aucun de ses sujets ne pût s’échapper pour aller en Europe s’initier à des idées et à des croyances qu’il proscrivait. Mais ce même gouvernement tenait à savoir ce qui se passait, ce qui se disait et ce qui s’écrivait en Occident, et il se faisait envoyer par les commerçants hollandais et par leurs correspondants les livres qui pouvaient l’intéresser. Plusieurs Japonais, qui savaient lire l’allemand et surtout le hollandais, étaient chargés d’étudier les ouvrages qu’on s’était ainsi procurés et de faire connaître aux conseillers du shogoun les faits intéressants et les notions utiles qu’ils y avaient recueillis. Lorsqu’il nous fallut forcer à coups de canon la passe de Simonoséki, on trouva dans un fort, d’où l’on venait de déloger les soldats du prince de Nagato, un traité d’artillerie, en hollandais, qu’un officier japonais était évidemment en train d’étudier pour y chercher les moyens de nous battre.

Pendant plus de deux siècles, la loi qui fermait le Japon aux étrangers fut observée avec la dernière rigueur. Mais en ce siècle, une fois que toutes les nations civilisées eurent de grands navires à vapeur, il était facile de prévoir que les portes de l’empire des mikados ne pourraient plus rester bien longtemps fermées.

Dans les négociations qui devaient aboutir à l’abolition, ou du moins à une modification profonde du décret d’Iyemitz, la Hollande joua un rôle des plus honorables, qui rachète sa conduite des xvie et xviie siècles.

En 1844, au moment où la première guerre de l’Angleterre contre la Chine venait de montrer aux peuples de l’extrême Orient la force des armes européennes, le roi de Hollande adressa au shogoun une lettre autographe pour lui demander d’adoucir la rigueur des lois contre les étrangers. La réponse fut absolument négative, comme il était assez aisé de le prévoir ; mais c’était quelque chose que d’avoir ouvert la question. Une nouvelle tentative, faite en 1852, amena non pas encore un résultat, mais des pourparlers qui préparèrent la cour de Yédo à l’idée d’une transformation inévitable dans ses rapports avec le reste du monde.

En 1853, une autre démarche allait être faite dans des conditions où le succès était moins problématique. L’annexion de la Californie avait, en 1848, donné aux États-Unis des côtes sur le Pacifique, et de San-Francisco, bientôt devenu l’un des premiers ports de commerce du monde, ils expédiaient leurs navires en Chine, dans l’Inde, en Australie. Dès lors ils avaient besoin d’avoir au Japon quelques points où ils pussent les ravitailler. Le commodor Perrv, qui avait étudié la question, fut chargé de la résoudre. Il arriva avec plusieurs bâtiments de guerre, força, malgré toutes les observations des envoyés du shogoun, l’entrée d’un port de la baie d’Yédo et remit une lettre du président Fillmore à l’empereur, en déclarant qu’il reviendrait chercher la réponse l’année suivante.


ESCALIER ET ARBRE SACRÉ À SIMONOSÉKI.


Devant cette démarche, qui était en réalité le plus menaçant des ultimatum, l’anxiété fut extrême à Yédo comme à Kioto. On aurait voulu ne pas céder : les daïmios déclaraient que laisser entrer les barbares dans l’empire serait la plus grave des imprudences et la dernière des humiliations ; mais le shogoun se voyait hors d’état de résister : il avait compris la leçon donnée par l’Angleterre à la Chine.


Après plusieurs mois d’angoisses et de cruelles hésitations, lorsqu’il apprit que neuf vaisseaux, de guerre américains venaient de jeter l’ancre, le 11 février 1854, devant Yokohama, il se résigna à subir ce qu’il ne pouvait empêcher, et, le 31 mars, ses représentants signaient un traité qui était le premier coup porté au décret d’Iyemitz.

Il ne traitait, il est vrai, qu’avec les États-Unis, et il ne leur permettait de s’établir que sur l’îlot de Simoda, près de l’ouverture de la baie d’Yédo. Mais la brèche était ouverte ; il était évident que le rempart tout entier s’écroulerait bientôt. En effet, dès 1858, le shogoun est contraint de signer un second traité, non plus seulement avec les États-Unis, mais avec la France, l’Angleterre et la Russie : Yokohama, Nagasaki et Hakodaté, c’est-à-dire un port du Niphon, un autre dans l’île Kiou-Siou, et un troisième dans l’île d’Yéso, sont immédiatement ouverts aux navires européens ; quatre autres, Hiogo, Osaka, Yédo et Nigata, doivent, aux termes du même traité, nous être ouverts, comme ils l’ont été en effet, cinq ans plus tard, c’est-à-dire en 1863. Sept ports, c’était peu de chose en apparence ; en réalité, c’était le Japon ouvert à l’Europe.

Le parti hostile aux étrangers ne s’y trompa pas. La colère des daimios fut terrible, et, dès ce jour, la paix intérieure dont le Japon jouissait depuis deux siècles et demi fut profondément troublée.

Le shogoun avait signé le traité en juillet ; au mois d’août, il mourait assassiné. Plusieurs ministres, un autre shogoun et le régent Imo-no-Kami, tombèrent tour à tour en quelques années sous les coups des mécontents. Les manifestes les plus violents circulèrent dans le pays, appelant les Japonais à l’insurrection.

Les mécontents avaient d’ailleurs pour eux, sinon le droit, du moins l’apparence de la légalité.

Les diplomates européens ne connaissaient nullement, en 1858, la véritable constitution japonaise. Ils s’étaient laissé entraîner à donner au shogoun, dans le texte des traités, le titre impropre de taïkoun, mot chinois qui désigne le chef suprême, et la diplomatie japonaise s’était bien gardée de les désabuser. Toujours imbus de cette idée fausse que le mikado était une sorte de pape qui n’avait à traiter que les questions de théologie bouddhiste, ils n’avaient pas songé à exiger que les traités fussent soumis à sa ratification, et s’étaient contentés de la signature du prétendu taïkoun. Le parti féodal ne manquait donc pas de bonnes raisons pour soutenir que les « barbares » entraient sans droit dans l’empire, et que les actes qui leur en ouvraient la porte étaient absolument nuls, faute d’avoir été soumis au contrôle du seul véritable chef de l’État.

On se tromperait d’ailleurs étrangement si l’on supposait que le mécontentement de la féodalité n’avait pas d’autres causes qu’une question de droit constitutionnel et une haine non raisonnée contre les « barbares ». En réalité, le Japon ouvert au commerce et à la diplomatie des étrangers, c’était à la fois la ruine financière de toute la noblesse, depuis les daïmios jusqu’aux simples hattamotos, et la fin de leur prestige et de leur puissance.

Les commerçants européens et américains, en achetant très cher la soie, le thé, le riz, les porcelaines, les bronzes et tous les produits de l’agriculture et de l’industrie nationale, qui jusque-là se consommaient exclusivement dans le pays, en faisaient monter le prix dans une énorme proportion. Or, parmi les nobles, les uns, les plus grands, les propriétaires féodaux, étaient obligés de vendre directement et exclusivement tous les produits de leurs terres au shogoun, qui en fixait le prix lui-même et qui persistait à payer aussi peu qu’autrefois ce qu’il revendait maintenant beaucoup plus cher ; les autres, les samouraïs, les yakounines, les hattamotos, n’avaient pour vivre que leur solde dans les troupes du prince ou dans celles des daïmios, ou les traitements attachés à leurs fonctions.

  1. En 1604 d’après M. Bousquet, en 1606 selon M. Humbert.
  2. Nous empruntons ce chiffre à M. Bousquet (le Japon de nos jours, t. II, p. 116). Mais M. de Hubner ne parle que de 4 000 victimes jetées dans la mer du haut du Papenberg.