Le Japon (Villetard)/V/II

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Librairie Hachette et Cie (p. 100-112).

II

Les modes du paradis terrestre. — Les tatouages. — Costumes de cour et de ville. — Chapeaux de carton et pantalons à traîne. — Lèvres dorées et dents laquées. — Les armures de la chevalerie japonaise.

Il y a quelques années, on voyait encore au Japon des costumes nationaux qui ne ressemblaient pas plus à ceux des habitants de Pékin qu’à ceux des citadins de Londres ou de Paris.

Aujourd’hui, c’est le costume européen qui est officiellement imposé aux sujets du mikado. Un décret impérial a interdit aux fonctionnaires de paraître désormais dans les cérémonies publiques autrement qu’en habit noir. Un autre édit, qui doit rencontrer une approbation plus unanime, a défendu aux samouraïs de porter ces deux sabres dont ils faisaient si souvent un fâcheux usage ; un autre encore a révolutionné la coiffure des hommes, et comme on tient autant à ses habitudes à Yédo qu’à Paris, il a fallu bientôt édicter des peines contre les gens qui s’obstinaient à se raser le crâne.

Malgré tous ces décrets, les Japonais sont encore fort loin de s’habiller tous conformément aux prescriptions de notre Journal des tailleurs.

Il nous faut faire connaître leurs anciens costumes qui, déjà abandonnés en partie dans la capitale, sont encore portés par presque tout le reste du pays.

Nous devons tout d’abord avouer que le costume d’une grande partie des Japonais consiste à n’en pas avoir, au moins dans la belle saison. L’uniforme des facteurs, que nous avons décrit plus haut et qui diffère peu de celui que portait Adam avant sa faute, est aussi celui des porteurs de cango et de norimon, des traîneurs de djinrishka[1], et enfin de presque tous les artisans dans le Niphon et à plus forte raison dans les îles plus méridionales. Il convient d’ajouter que chez la plupart d’entre eux le vêtement absent est remplacé par des tatouages compliqués.

Ce genre de peinture, tout à fait original, n’admet, d’après M. Humbert, que des sujets héroïques, tels que la lutte du héros de Yamato contre le dragon, le tribunal du grand juge des enfers, et l’image de ce brave incomparable qui, au moment même où sa tête tombait sous le glaive, sut encore arracher d’un seul coup de dents un pan de la cotte de mailles de son ennemi. Les poitrines et les dos de ces artisans sont pour les légendes japonaises ce que les panses des vases étrusques sont pour les religions de l’antiquité classique. Malheureusement, il ne serait pas commode de garder dans les vitrines d’un musée une collection de ces peintures vivantes.

Si les tatouages des palefreniers et des portefaix du Niphon peuvent d’ordinaire servir d’illustrations à un recueil de légendes japonaises, quelques-uns pourraient trouver place au journal des modes. M. Rodolphe Lindau, le spirituel auteur du Voyage autour du Japon, a eu comme betto (palefrenier) un gaillard ingénieux qui avait trouvé le moyen d’être à la fois tout nu et complètement habillé : son tatouage représentait une jaquette bleue à boutons blancs et à coutures rouges, avec des armes écarlates au milieu du dos, et un pantalon à carreaux noirs et blancs. Jamais élégant européen n’eut de culotte plus collante. Mais c’est là une fantaisie tout à fait exceptionnelle, et les sujets héroïques sont à peu près les seuls dont soient ornées les peaux plus ou moins bronzées des habitants de l’empire du Soleil levant.

Si le costume des gens du bas peuple se réduit à sa plus simple expression, celui des hommes des hautes classes était véritablement beau. Des étoffes de soie, souvent ornées de magnifiques broderies, servaient à faire leurs vêtements. Les sabres qu’ils portaient habituellement à leur ceinture étaient d’une rare valeur : les lames, d’une solidité à toute épreuve et d’une trempe irréprochable, égalaient ou surpassaient en qualité les meilleures qu’eussent jamais fabriquées les plus illustres armuriers de Tolède ; ces lames se transmettaient de génération en génération ; beaucoup d’entre elles avaient leur histoire et quelques-unes leur légende. Les gardes et les manches, en bronze ciselé et incrusté d’or et d’argent, étaient souvent de merveilleux bijoux.

Moins richement habillés que les daïmios, les samouraïs avaient pourtant encore des costumes curieux et pittoresques. Leur robe de soie était serrée à la taille par la ceinture dans laquelle ils passaient les deux sabres, insignes de leur dignité. Leurs jambes étaient cachées dans de vastes pantalons bouffants. Par-dessus ce costume ils portaient de légers manteaux de soie ou de crêpe aux manches larges et flottantes, fendus dans le dos pour laisser passer leurs sabres. Sur ces manteaux étaient brodées les armes du prince au service duquel ils étaient attachés. À leur ceinture, comme à celle de tous les Japonais, étaient suspendus divers objets dont le nombre et la nature surprenaient toujours vivement les Européens : la petite pipe, la blague à tabac en papier cuir fermée par un petit bronze très finement et très spirituellement ciselé, une mèche, un briquet, un fourreau, une boite à médicaments et bien d’autres objets. Ils avaient aux pieds des chaussettes de soie de couleur, avec un compartiment spécial pour le pouce, et des sandales de bois.


OFFICIER DU GOUVERNEMENT EN TENUE DE VILLE.

Les gens du peuple, moins richement vêtus, quand ils l’étaient, avaient cependant une façon originale de s’habiller. « Si le Chinois se couvre d’étoffes claires, dit M. Guimet dans ses Promenades japonaises, le Japonais affectionne les vêtements sombres.


UN DAÏMIO EN COSTUME DE COUR.


Sa longue robe carthaginoise, dont les manches pendantes et refermées lui servent de poches, peut, selon les circonstances, prendre toutes les formes. Relevée dans la ceinture, elle rappelle la tunique grecque et laisse jambes nues, libres d’agir ; si l’on retrousse les manches au-dessus des épaules, on a un peplum élégant sur lequel se détache le contour des bras ; et si l’étoffe n’est que posée et drapée autour du cou, on obtient des effets de chlamyde fort gracieux. »

Ce que dit M. Guimet au sujet des jambes nues est loin d’être toujours exact ; la plupart des gens du peuple mettent, au moins pendant l’hiver, des pantalons qui pour la coupe ressemblent beaucoup aux nôtres.


CHAPEAU JAPONAIS.

Puisque nous venons de parler de ce vêtement, nous devons signaler l’étrange forme qu’on lui donnait dans certains costumes de cour.

Les jambes étaient si longues que les pieds du personnage affublé de ce pantalon sans rival y disparaissaient complètement, et que l’étoffe superflue formait derrière lui deux longues traînes. Nos lecteurs peuvent juger, d’après la gravure que nous plaçons sous leurs yeux, s’il y a lieu de regretter cette mode extravagante[2]. Le daïmio représenté dans cette gravure est coiffé, comme on le voit, d’une espèce de mitre. En dehors des costumes de cérémonie, la coiffure la plus habituelle des Japonais est un vaste chapeau, rond et plat, qui ressemble un peu à au parasol ouvert.

La mitre et le chapeau parasol sont tous deux faits d’un papier recouvert de plusieurs couches de laque qui le rendent solide et imperméable sans trop l’alourdir.

Dans presque tout l’univers les peuples qui ne marchent pas nu-pieds se fabriquent des chaussures avec les dépouilles des animaux qu’ils tuent pour se nourrir. Au Japon, les idées religieuses qui empêchent de manger la chair du bœuf se sont aussi opposées à ce que son cuir fût employé à faire des souliers ou des bottes. Il y a quelques années, quand l’un des grands daïmios, qui n’avaient pas encore été dépossédés de leur pouvoir politique, voulut chausser ses troupes à l’européenne, pour trouver des ouvriers qui consentissent à faire un travail regardé comme impur, il lui fallut rendre un édit conférant la noblesse aux artisans qui voudraient bien travailler le cuir. C’est, croyons-nous, la première fois qu’on a vu en ce monde une aristocratie de bottiers.

Cette superstition a obligé les Japonais à se contenter pendant de longs siècles de pantoufles de paille. Ces chaussures ne font pas un long usage, on le pense bien. Celles qu’on prend le matin sont complètement usées avant la fin de la journée. Aussi s’en fait-il une incroyable consommation. Il est vrai qu’elles ne coûtent pas cher, et qu’on en a toute une provision pour une somme qui représente à peine quelques sous de notre monnaie. Les porteurs de cango et de norimon en ont toujours un certain nombre sur le toit de leur petit véhicule portatif et s’arrêtent de temps en temps pour remplacer leurs chaussures usées. Les routes sont semées de ces épaves ; on en voit aussi en grand nombre accrochées aux alentours de certains temples, où les pèlerins, les offrent aux dieux qu’ils viennent, honorer. C’est un hommage peu coûteux ! Dans d’autres lieux sacrés, où trônent des statues colosses, on offre à ces personnages divins des chaussures faites à leur pied, c’est-à-dire gigantesques comme eux, que débitent les prêtres, les bonzes ou quelques marchands établis dans le voisinage du dieu géant.

Comme ces souliers de paille protègent mal contre l’humidité, beaucoup d’hommes et la plupart des femmes se servent aussi, surtout par les temps de pluie, de sandales de bois montées sur des patins de là même substance, assez semblables aux « petits bancs » qui rapportent de si jolis bénéfices aux ouvreuses de nos théâtres.

Dans l’habillement des Japonais, la paille n’est pas exclusivement réservée à la fabrication des chaussures. On l’emploie aussi à faire des manteaux fort laids, à en juger d’après les dessins et les photographies rapportés par les touristes, mais très précieux, dit-on, en temps de pluie. Les peaux de bêtes, employées pour faire des vêtements chauds et imperméables dans tous les pays où le bouddhisme n’est pas la religion dominante, sont interdites aux Japonais par les mêmes croyances religieuses qui les empêchent de porter comme nous des bottes et des souliers de cuir.

Il paraît pourtant que cette interdiction ne s’applique qu’à la peau des animaux de l’espèce bovine, car dans certaines parties du Niphon les chasseurs, pour préserver leurs jambes contre les ronces, font usage d’une sorte de chaussures en peau de daim ou de chèvre assez singulières. Elles n’ont pas de semelles ; ce sont plutôt, à vraiment parler, des chaussettes que des bottines. La peau, n’étant pas préparée par d’habiles corroyeurs, est raide, dure et racornie à l’état normal : quand on veut s’en servir, on les trempe dans l’eau pour les rendre souples et flexibles. On les chausse alors, le poil de la bête à l’intérieur, et elles se sèchent sur la jambe, dont elles prennent la forme ; il faut avoir recours pour les ôter à une nouvelle immersion. Voilà des chaussures que nous ne recommanderons pas aux chasseurs qui craignent les névralgies et les rhumatismes.

Les femmes sont restées jusqu’à présent fidèles à leur costume national. Elles continuent à disposer sur leur tête leurs cheveux d’un noir d’ébène en étages superposés, soutenus par d’immenses épingles d’écaille très ornementées. Elles gardent leurs robes de soie couvertes de broderies en relief, et leurs coquettes houppelandes par-dessus lesquelles elles attachent de larges ceintures d’une étoffe épaisse, aux vives couleurs, formant dans leur dos un énorme nœud d’un pied de large. Ce costume leur sied à ravir. Par malheur, quelques-unes des coutumes auxquelles elles sont restées fidèles jusqu’à ce jour sont loin de les embellir, au moins à nos yeux. C’est ainsi que souvent elles se teignent les lèvres avec du carmin ; parfois même elles s’y appliquent une dorure qui produit le plus étrange effet. Les jeunes filles ont généralement de jolies dents fort blanches ; mais dès qu’elles se marient, elles les revètent d’une épaisse couche de laque noire qui choque, encore beaucoup plus vivement que la peinture et la dorure de leurs lèvres, toutes nos idées sur la beauté féminine. En se noircissant ainsi les dents le jour de leur mariage, elles annoncent, dit-on, que, désormais elles ne veulent plus plaire qu’à leur mari ; intention fort louable, assurément : mais une Parisienne qui agirait ainsi plairait aussi peu à son mari qu’à tous les autres Français. Il est probable que les Japonais trouvent aux dents noires un charme tout spécial. C’est un goût que nous ne discuterons pas, mais qu’on nous fera difficilement partager.

Nous avons décrit les anciens costumes nationaux qui sont encore portés par presque tous les habitants du Japon. À Yédo, grâce à l’influence de la cour et des fonctionnaires, le costume européen a déjà gagné beaucoup de terrain ; mais ceux qui croient l’adopter s’en font souvent une idée


FEMMES JAPONAISES ALLANT EN VISITE.

singulière. La plupart d’entre eux n’ont qu’une notion tort des fonctions de la blanchisseuse ; ils ne connaissent guère l’usage du linge blanc, surtout du linge empesé. Ainsi, beaucoup d’employés vont gravement à leur bureau avec d’horribles chemises de flanelle ornées de faux cols en papier ; pour achever de se donner un air tout à fait distingué, ils se coiffent de feutres mous ou de casquettes de peau de lapin, et promènent triomphalement de superbes parapluies d’alpaga. Il faut convenir qu’ils avaient plus grand air avec leurs robes de soie et leurs chapeaux laqués.

Les fonctionnaires d’un rang élevé ont reçu des uniformes tout chamarrés d’or, qui ressemblent à ceux de nos anciens sénateurs. Sous ces vêtements, auxquels ils n’ont pas eu le temps de se faire, ils semblent singulièrement gênés, et leur malaise est encore augmenté par le supplice que leur infligent les bottines, où ils n’ont pas appris dès leur enfance à tenir leurs pieds emprisonnés. Dans quelques années, ils se seront faits à nos vêtements, à nos coiffures et à nos chaussures ; ils les porteront avec plus d’aisance, mais il n’en sera pas moins permis de regretter, même alors, leurs riches costumes nationaux. Notre civilisation a beaucoup d’avantages, mais il faut bien avouer qu’elle ne favorise pas le pittoresque.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que des costumes civils. Les costumes militaires que la révolution a fait complètement abandonner méritent une mention toute spéciale.

Nous avons dit que la féodalité avait existé au Japon et qu’elle y avait duré jusqu’en 1868. Par une étrange coïncidence, les soldats de ces princes et de ces seigneurs féodaux ont été jusqu’à la même époque armés et équipés presque absolument comme l’étaient les soldats de l’Europe féodale. Quelques troupes avaient des fusils et des canons ; les remparts des forteresses étaient armés de pièces de fort calibre ; mais le gros de l’armée se composait encore d’archers, d arbalétriers et de lanciers ; aussi cherchait-on surtout à


LANCIER JAPONAIS.

protéger les hommes contre le fer des flèches et des lances au moyen de ces casques, de ces cuirasses, de ces cottes de mailles, de ces jambards, de ces cuissards et de ces brassards qui avaient abrité jadis nos chevaliers. La principale différence entre les armures des sujets du mikado et celles des guerriers européens du xive et du xv siècle, c’est que celles-ci brillaient ordinairement de l’éclat blanc de l’acier poli, tandis que celles des Japonais étaient recouvertes d’une couleur de laque noire ; elles nous font penser à ces chevaliers mystérieux, cachés sous des armures sombres, qui, dans nos romans de chevalerie, accouraient au moment suprême pour punir les félons ou pour prendre dans un tournoi la défense des princesses calomniées.

Depuis que l’instruction de l’armée japonaise a été confiée à des officiers européens, cette ferraille héroïque, vendue à des spéculateurs qui l’ont importée chez nous pour la plus grande joie des marchands de bric-à-brac et des amateurs de curiosités, a été remplacée par des uniformes semblables aux nôtres, en même temps que les arbalètes et les arcs faisaient place aux chassepots et aux canons rayés.

  1. Voyez l’explication de ces trois mots au début du chapitre précédent.
  2. Voy. p. 104 : Un daïmio en costume de cour.