Le Japon contemporain/02

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Le Japon contemporain
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 619-644).
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LE
JAPON CONTEMPORAIN

II.[1]
LES RELATIONS EXTERIEURES. — LA SITUATION POLITIQUE ET SOCIALE.


I

Les relations extérieures du Japon sont de deux sortes et sont régies par des principes très différens, suivant qu’on envisage ses rapports avec les puissances européennes et les États-Unis, ou qu’on étudie ses relations avec ses voisins asiatiques. Tandis qu’avec ces derniers il traite sur le pied d’égalité et même affecte volontiers un ton de supériorité, il est avec les autres lié par des actes formels, qui le constituent dans une dépendance impatiemment supportée. Ces actes, identiques pour tous les gouvernemens signataires, créent entre eux une sorte de solidarité, une communauté d’action dont le résultat est de mettre constamment en présence l’intérêt et les préventions de la race européenne d’un côté, l’intérêt japonais de l’autre. En outre, chacune des puissances représentées poursuit pour son compte un objectif particulier en vue duquel elle essaie, de faire prévaloir son influence propre. De cette double antinomie d’intérêts distincts et souvent opposés résulte une situation assez complexe que nous allons essayer de définir.

Lorsque la navigation à vapeur et l’expédition américaine du commodore Parry eurent ouvert à l’Europe la route du Japon, chacune des grandes puissances vint à son tour réclamer un traité de commerce et d’amitié, que le gouvernement d’alors n’osa pas et ne pouvait refuser. L’histoire curieuse de ces premières relations nous entraînerait trop loin du sujet qui nous occupe et mérite une étude spéciale ; elle montrerait le Japon forcé dans son antique isolement, cédant à regret à la menace d’une violence qu’il ne pouvait arrêter, tiraillé entre le repentir d’avoir consenti et la crainte de se compromettre encore davantage en retirant le consentement donné, se résignant enfin à prendre de mauvaise grâce la main que lui tendaient des amis aussi gênans qu’impérieux. L’Amérique, l’Angleterre, la Russie, la France, la Prusse, l’Autriche et les états secondaires à leur suite, conclurent successivement des traités séparés mais copiés, les uns sur les autres, qui forment la base du droit international européen-japonais[2]. Ces conventions établissent le régime de l’exterritorialité plus strictement encore qu’il n’est pratiqué dans les pays barbaresques. Cinq ports seulement (aujourd’hui sept) sont ouverts aux étrangers. Dans ces ports, qui sont Yokohama, Osaka, Hiogo, Nagasaki, Hakodaté, Yeddo et Niegata,, un emplacement déterminé leur est réservé, sous le nom de concession. Là seulement ils peuvent affermer des terrains à titre d’emphytéose, bâtir ou acheter des maisons, mais sans jamais devenir pleins-propriétaires du sol. Dans l’étendue de la concession, il n’y a d’autre autorité municipale que celle des consuls ; eux seuls exercent la juridiction sur leurs nationaux, et dans un procès entre deux parties de nationalité différente, la compétence appartient au consul du défendeur. Bien plus, un procès intenté par un Japonais contre un résident européen doit être porté devant le consul de celui-ci ; un délit commis par un Européen est jugé par le consul, conformément à la loi nationale du délinquant, — de telle sorte que l’état japonais, abdiquant le plus précieux attribut de la souveraineté, renonce à la fois à juger les délits et à imprimer législativement le caractère de délit à tel ou tel acte. Il n’a ni pouvoir réglementaire, ni pouvoir judiciaire à l’égard des étrangers. D’autre part, l’étranger est parqué dans des concessions étroites autour desquelles il ne peut se mouvoir qu’à une distance maximum de 10 ri (40 kilomètres) ; il lui est interdit de circuler dans l’intérieur, à moins d’être pourvu exceptionnellement d’un passeport, que le gouvernement est libre de refuser, sauf aux ministres et aux consuls. La liberté commerciale n’est soumise à d’autre restriction que la défense d’importer, pour compte d’autre que le gouvernement, des munitions et des armes de guerre, et de payer des droits de douane très modérés.

Telles sont les principales stipulations qui, avec quelques règlemens postérieurs, forment la base des rapports diplomatiques et commerciaux du Japon avec l’Europe. Ce qui frappe à la lecture du traité, c’est l’idée deux fois répétée (art. 3 et 7) qu’en cas de difficultés survenues entre un étranger et un indigène la question doit être réglée par les autorités consulaires, qui se mettent d’accord avec les autorités japonaises ; il n’y a pas d’autre solution prévue, ni régulièrement possible. Cela revient à dire que les ministres résidens ont forcément mille réclamations à faire à chaque instant aux ministres japonais, et que ceux-ci, quand ils ne réussissent pas à décourager la patience de leurs solliciteurs, sont obligés de céder. S’agit-il d’un intérêt collectif, l’action des légations devient solidaire, et leur influence généralement décisive. Elles exercent ainsi en commun sur le gouvernement auprès duquel elles sont accréditées, une sorte de tutelle tacite, qui, pour n’être pas inscrite en toutes lettres dans le traité, n’en résulte pas moins de la nature des choses. Si indolentes que soient parfois les mains qui tiennent ce joug paternel, il est impatiemment supporté par les Japonais ; leurs tentatives détournées pour s’y soustraire ne servent qu’à en mieux accuser le caractère à la fois tempéré et inéluctable, et leur chimère la plus caressée est de rejeter une autorité que l’Europe est toute prête à déposer dès qu’elle en croira le moment venu ; mais ce moment doit être signalé par certains progrès qui n’ont pas encore paru suffisamment constatés. Jusque-là on hésite à traiter sur le pied d’égalité une nation qui a longtemps regardé toutes les autres comme des ennemies ; la politique du Japon, depuis qu’il a été forcé d’ouvrir ses ports aux étrangers, consiste à se présenter à l’Europe comme converti au progrès, comme enthousiaste des idées modernes, et à demander en conséquence à entrer de plain-pied dans le concert européen ; mais ce zèle de néophyte semble un peu suspect à une vieille diplomatie placée déjà tant de fois aux prises avec les Orientaux, sachant qu’avec eux toute concession est une faiblesse, que toute promesse non garantie est bien vite éludée. Ainsi se poursuivent, à travers un antagonisme décidé, des relations pacifiques, mais souvent tendues ; il n’est pas difficile d’entrevoir le jour où le Japon, se sentant ou se croyant assez fort pour repousser toute ingérence européenne, revendiquera son indépendance sur un ton qui n’admettra d’autre réplique qu’une rupture ouverte.

Au cours de ce conflit permanent, il est deux questions qui reviennent sans cesse dans les conférences comme dans la presse locale, soit indigène, soit européenne : la juridiction et l’ouverture complète du pays. Sur la première, les Japonais ne se lassent pas de réclamer l’égalité internationale ; de même qu’ils sont soumis aux lois et aux tribunaux européens, quand ils sont en Europe, de même les étrangers, disent-ils, doivent au Japon accepter l’empire des lois et des magistrats du pays. C’est là, répondent les Européens, une thèse insoutenable ; les Japonais sont si peu aptes à administrer la justice aux étrangers qu’ils ne sont même pas en état de concevoir pourquoi c’est impossible. Les lois et à procédure des pays civilisés ont pour objet de garantir aux citoyens des droits qu’on ne soupçonne pas ici ; ce n’est pas après avoir versé son sang et joué le jeu terrible des révolutions pour conserver et consacrer ces droits imprescriptibles que l’Européen ira les abdiquer devant un tribunal japonais. Que l’on consulte d’ailleurs les quelques personnes qui ont eu affaire à la justice locale, quel est leur éternel sujet de plainte ? C’est qu’il est rare d’obtenir justice, que les délais, les moyens dilatoires, les équivoques, les dénis de justice arrêtent les plaideurs à chaque pas, qu’il n’y a ni système fixe de procédure, ni principes invariables de lois. Est-il, par exemple, quelque chose de plus arbitraire que la loi des faillites, qui laisse le règlement des créances et la disposition de l’actif à l’arbitraire du juge ? Rencontre-t-on une loi assez claire, assez complète, assez équitable, des juridictions assez éclairées, assez indépendantes, pour que les puissances européennes puissent leur abandonner la vie et la propriété de leurs sujets ? Repoussés sur ce terrain, les apologistes invoquent l’exemple récent de l’Égypte et demandent du moins des tribunaux mixtes ; mais là encore on leur objecte qu’il n’y a pas d’assimilation possible, que l’Égypte, ouverte depuis trois siècles aux Européens, vivant aujourd’hui de leur vie, engagée dans des transactions journalières avec les étrangers qui l’habitent en grand nombre, n’a obtenu d’ailleurs qu’une faible concession, puisque les cours nouvellement installées contiennent une forte majorité d’Européens. Ce serait là un présent onéreux pour le Japon, et l’état embryonnaire de son système législatif ne lui permet pas d’y prétendre.

L’ouverture ne soulève pas moins de controverses. A l’origine, le motif mis en avant pour restreindre le séjour des étrangers était l’excitation des esprits animés contre les barbares ; le gouvernement se déclarait incapable de garantir la vie et la sécurité des Européens à quelques lieues des ports. Ce serait faire une injure à la population douce et bienveillante du Japon que de prendre au pied de la lettre cet argument. Sans parler d’une expérience personnelle de plusieurs années, fruit de courses dirigées dans tous les sens, il est reconnu que le voyageur étranger trouve partout un accueil plus ou moins aimable, rarement hostile, jamais menaçant. Mais ce jeu cruel que les ronines jouaient en 1859 et 1860 de jeter des têtes européennes entre les ministres résidens et ceux du shogun, les ennemis du gouvernement actuel ne pourraient-ils pas le recommencer contre lui ? Se croit-il assez fort pour l’empêcher ? — Oui, sans doute, et s’il refuse d’ouvrir l’intérieur, c’est par le motif qu’il ne peut laisser circuler dans le pays des gens qui n’en acceptent pas les lois, les règlemens de police, et qu’il faut à la moindre infraction ramener, et Dieu sait avec quelles précautions, devant leur consul. A cela, il n’y a rien à répondre, sinon que la mesure proposée profiterait plus au Japon qu’aux Européens, que ce serait le meilleur moyen de faire pénétrer la vraie civilisation dans l’intérieur, où elle n’avance guère, et de préparer le terrain pour cette égalité internationale qui demeure l’objectif perpétuel du cabinet de Yeddo.

Ces deux questions connexes formaient, avec le droit réclamé par le Japon, de modifier à son gré les tarifs de douanes, les principaux points à débattre dans les conférences ouvertes en 1874 pour la révision des traités. Jamais pourparlers attendus avec plus d’impatience n’aboutirent à un plus chétif résultat. Des deux parts on comptait sur la réalisation des espérances caressées, et du côté des plénipotentiaires européens la confiance était si grande, qu’ils n’hésitaient pas, contrairement aux usages diplomatiques, à mentionner leur objectif dans l’adresse de nouvel an, qu’ils présentaient à l’empereur le 1er janvier 1874 : « Nos souverains désirent que la suppression de toutes les entraves apportées aux libres relations, dans l’intérieur de votre empire, entre leurs sujets respectifs et ceux de votre majesté, rende plus complets les avantages qui résultent des bons rapports déjà existans… » Le mikado répondait avec plus de réserve. C’est dans cet esprit qu’on aborda les négociations, bien résolus, les uns à ne rien céder sur les juridictions, les autres à ne pas accorder l’ouverture sans y mettre la condition tout au moins des tribunaux mixtes. La conséquence facile à prévoir fut qu’on ne put tomber d’accord sur aucune modification, et qu’après s’être avoué mutuellement que les traités ne satisfaisaient personne, on les laissa tels qu’ils étaient. Ces discussions semblent cependant avoir amené une légère détente dans la situation : on a adopté un modus vivendi plus amical que par le passé, et les puissances européennes ont donné les premières un gage de condescendance en retirant les troupes qui jusqu’ici étaient restées en station à Yokohama. Un régiment anglais, deux compagnies d’infanterie de marine françaises avaient été débarqués en 1867 et maintenus sur la concession européenne comme une sauvegarde pour les résidens. Aujourd’hui la sécurité n’étant plus menacée, et la présence des troupes ne constituant plus qu’une atteinte gratuite à l’indépendance du territoire et une dépense inutile pour la France et l’Angleterre, elles s’embarquaient au mois de mars 1875, après une fête d’adieu, au milieu des manifestations amicales de la population européenne. Un autre gage de bonne entente résulte du traité postal conclu entre le Japon et l’Amérique. Jusqu’ici la France, l’Angleterre et les États-Unis avaient à Yokohama leur bureau de poste chargé d’expédier et de distribuer les correspondances d’Europe. Aujourd’hui les États-Unis, donnant les premiers l’exemple, ont supprimé leur office, et c’est désormais à des agens japonais qu’est confié le service des lettres expédiées, soit en Amérique, soit en Europe, via San-Francisco. Cette administration fonctionne régulièrement, quoique ses dépenses excèdent jusqu’ici ses recettes de 23 pour 100, et l’on peut espérer que des résultats satisfaisans engageront la France et l’Angleterre à suivre la voie ouverte par l’Amérique.

A côté des questions d’intérêt commun dans lesquelles les légations usent de leur influence collective, il en surgit d’autres qui regardent seulement l’un des pays représentés. Si, dans les premières, le cabinet de Yeddo s’étudie à rester sur la limite des refus possibles, dans les secondes au contraire on doit rendre justice à l’habileté qu’il déploie pour renvoyer chacun content et neutraliser les ministres les uns par les autres. Son but visible et souvent atteint est de tendre à chaque nation des amorces particulières et de lui créer des intérêts spéciaux assez puissans pour exiger de sa part le sacrifice des intérêts généraux. Chacune reçoit assez d’avances pour se croire favorisée, sans cependant l’être assez pour porter ombrage à ses rivales, et l’on divise ainsi non pour régner, mais pour rester libre d’agir à son gré. C’est surtout sur le choix du personnel étranger employé par le gouvernement que s’exerce cette politique oscillatoire, à laquelle, il faut le dire à regret, chaque nation se laisse tromper ; chacune pousse ses candidats et s’efforce de remplir les places occupées par l’autre ; les deux tronçons de la race anglo-saxonne poursuivent ici leur vieille rivalité ; l’Allemagne cherche à supplanter la France, l’Italie travaille à se faire une place, la Russie se réserve une influence qui n’a besoin d’aucun témoin vivant pour se faire sentir ; chaque peuple déploie dans cette compétition les qualités qui le distinguent.

Malgré l’exactitude avec laquelle il tient la balance, le Japon n’a-t-il rien à craindre de l’esprit envahissant de quelques-unes des puissances étrangères ? Non, sans doute, si l’on envisage une période de temps limitée ; non surtout, s’il réussit à prendre place parmi les nations civilisées avant que certains appétits ne, soient mûrs ; mais, il ne faut pas l’oublier, les règles du droit international n’ont jamais lié que ceux qui ne pouvaient les enfreindre impunément, et si la justice a quelque force entre races qui se x croient égales, elle n’en conserve guère d’une race prétendue supérieure à une race dite inférieure. On a vu si souvent la conquête se déguiser sous une philanthropie hypocrite et se couvrir du prétexte de répandre les bienfaits d’une bonne administration, des lumières, de la justice, de l’ordre, — il y a aux yeux de certains peuples une anomalie si choquante, une violation si manifeste des décrets de la Providence, à se trouver privés des ports nécessaires à leur marine de guerre, ou à voir le stock de leurs marchandises s’accumuler, quand il reste des débouchés inexplorés ou à peine ouverts, — enfin les révoltes de la conscience publique sont si facilement apaisées par un accommodement satisfaisant, — qu’aucune puissance asiatique ne peut aujourd’hui s’estimer en sécurité si elle n’a réussi à établir dans le monde l’idée de son inviolabilité par un long commerce entretenu avec l’Europe sur le pied d’égalité. C’est à établir cette égalité morale, sauvegarde de son indépendance nationale, que le Japon travaille avec ardeur ; c’est pour cela qu’il s’endette, pour cela qu’il a failli dernièrement aller en guerre. Y parviendra-t-il ? nous le lui souhaitons de grand cœur ; mais il est entré bien tard dans la carrière où il s’efforce de rejoindre ses aînés. L’intrusion violente des étrangers l’a placé dans l’alternative cruelle ou de demeurer un peuple inférieur et dépendant sous des noms plus ou moins mensongers, ou de devenir en quelques années l’égal en forces, en richesses, en capacité, en connaissances acquises des races de l’Occident, qu’il a passé trois siècles à proscrire et à mépriser, dont au fond il méprise encore la religion, la philosophie, les conceptions métaphysiques. Doit-il s’imputer à faute de s’être maintenu si longtemps dans un isolement où il ne pouvait que s’endormir et s’alanguir ? Existe-t-il une loi supérieure qui obligé un empire insulaire, isolé par la nature, pourvu d’une civilisation sui generis, mais complète et délicate, à entrer en relations avec des races étrangères et antipathiques ? L’Europe n’a-t-elle pas plutôt à se reprocher une violation du droit des gens, lorsque, abusant de sa supériorité militaire, elle force les portes d’un pays, y apporte non ses lumières, mais ses marchandises, ses besoins, ses prétentions, et remplace les préjugés orientaux par les siens ? Au Japon notamment, la présence des étrangers n’a pas sensiblement amélioré jusqu’à présent la condition de l’homme ; les samuraïs ont été ruinés, le porteur de kango est devenu traîneur de djinrikisha, il travaille plus et meurt plus jeune ; les impôts sont restés écrasans, ils augmentent tous les jours, et 75 millions de francs sortent du pays chaque année. Nous avons créé des besoins nouveaux et donné le sentiment de la pauvreté à des gens qui ne l’avaient pas ; chaque Japonais serait en droit de nous jeter la farouche apostrophe du paysan du Danube : Qu’avez-vous appris aux Germains ? Ce n’est pas ici toutefois le lieu de discuter la justice de l’ingérence forcée des peuples dans leurs destinées respectives. Les victimes d’ailleurs n’ont garde d’exprimer le reproche indiqué tout à l’heure ; loin de là, il est de bon ton de vanter à l’envi la civilisation et les lumières de l’Occident, et comme pour couper court à toute retraite vers l’ancien isolement, le Japon, s’appropriant les principes qu’il combattait il y a quinze ans, se pose en champion du progrès moderne ; ceux qui criaient naguère : « Mort aux étrangers, expulsion des barbares, » vont porter ; nouveaux Polyeuctes, une main destructrice sur l’autel qu’ils embrassaient hier, et, brûlant les dieux qu’ils ont adorés, faire en Chine et en Corée ce que nous avons fait chez eux.

Il est curieux de suivre sur ce nouveau terrain l’évolution de la politique du cabinet de Yeddo. Lié par les traités que l’on connaît avec toutes les puissances européennes et placé vis-à-vis d’elles sur un pied d’inégalité, il cherche autour de lui un état avec lequel il puisse du moins traiter d’égal à égal, sinon prendre à son tour le ton de maître et le rôle de pionnier de la civilisation. Cette attitude fait songer à ce jeu d’enfans qu’on appelle « la maîtresse d’école, » où les fillettes répètent gravement à leurs compagnes la morale qu’on vient de leur faire, heureuses si elles sont entendues de leur institutrice et peuvent lui prouver ainsi qu’elles ont profité de ses leçons. On retrouve la même pensée dirigeante dans toute la conduite du Japon avec ses voisins asiatiques. Un navire péruvien chargé de coulies chinois vient-il, poussé par le mauvais temps, relâcher à Yokohama, on saisit la cargaison humaine, on juge le capitaine et l’on renvoie les coulies dans leur patrie, qui s’empresse de les réexporter. Voilà une bonne leçon d’humanité donnée à cette Chine rétrograde qui laisse pratiquer chez elle la traite des blancs, et au Pérou, qui fait ce honteux trafic. Les insulaires à-demi sauvages de Formose ont-ils maltraité des pêcheurs japonais jetés sur leur côte, on part en guerre pour réduire, coloniser et civiliser cette peuplade ennemie de la sécurité des mers, que la Chine contient à grand’peine et dont plusieurs nations européennes avaient déjà subi les insultes, sans songer à en tirer autre chose que des représailles. Un groupe d’îlots stériles habités par quelques écumeurs de mer, les Bonins[3], vient-il à se réclamer de la souveraineté nominale du Japon, on ne manque pas cette occasion d’y établir une juridiction qui s’étendra peut-être sur des blancs. Est-il question d’une guerre ? on se préoccupe avant tout des règles du droit international et des conventions de Genève et de Bruxelles, pour les appliquer à des peuples qui sans doute ne s’en embarrassent guère. En un mot, dans tous ces conflits que l’on va chercher, on poursuit moins un but direct, un intérêt immédiat, que l’occasion de jouer publiquement un rôle, dans lequel on pourra se montrer tel que l’on veut paraître désormais. Le dernier exemple de cette politique a été donné dans l’affaire de Corée : à la suite d’anciens dissentimens, le Japon se préparait à venger des insultes qu’il avait été chercher et à porter chez ses voisins une croisade civilisatrice, quand on apprit, non sans surprise, à Yokohama, au commencement de mars 1876, que la paix était signée. Le Japon renonce à toute réclamation au sujet du tribut imposé jadis aux Coréens et en fait désormais remise ; la Corée consent à ouvrir ses ports au commerce japonais et reconnaît aux consuls que l’on enverra le droit de juridiction sur leurs nationaux. Il faut féliciter sincèrement le « pays du soleil levant » d’être sorti pacifiquement d’une aventure qui eût pu sans doute être glorieuse, mais qui eût été ruineuse à coup sûr. L’expédition de Formose n’a pas coûté moins de 5 millions de piastres ; celle de Corée en eût coûté bien davantage ; ce sont là des triomphes à la façon de Pyrrhus, dont un état obéré doit se garder. Quiconque excède ses forces les détruit, ou finit comme la grenouille de la fable : voilà ce que disent tout bas quelques Japonais sensés, ce qu’ils se risquent même à insinuer dans les journaux ; ces humbles avis sont goûtés d’hommes d’état qui voudraient les suivre, mais qui ne voient d’autre moyen qu’une guerre en perspective, de sortir d’une situation dont ils ne sont pas les maîtres. C’est dans cette situation intérieure qu’il faut chercher les causes de presque toute la politique japonaise, que nous voudrions essayer de retracer.


II

Quand un nouveau débarqué a passé vingt-quatre heures au Japon et entendu dire que le chef de l’état représente le pouvoir sans l’exercer, il ne tarde pas à demander entre quelles mains se trouve la puissance, où est le gouvernement. À cette question les uns répondent par un ou plusieurs noms propres, jamais par le nom d’une institution, les autres se contentent de secouer la tête pour toute réponse, et le questionneur devine sans peine que la véritable force motrice de tous les ressorts politiques est une force occulte, anonyme et irresponsable, qui agit sous le nom et quelquefois par la bouche du souverain. Mais où prend-elle sa source ? entre quelles mains réside-t-elle ? Quel est son mode d’exercice, quels sont ses élémens de permanence ou d’instabilité ? C’est ce que nul ne peut se flatter de dire à coup sûr.

Il faut ici se défaire de nos idées européennes, de nos façons modernes de juger les pouvoirs politiques. Dans nos habitudes d’esprit, la direction des affaires publiques est un dépôt remis entre certaines mains, par la volonté ou du consentement de la nation ; le jeu des partis qui se la disputent, les moyens dont ils disposent, les fins qu’ils poursuivent, la source des pouvoirs, leur mode d’action, leurs ressources, leurs points d’appui et leurs périls sont à chaque moment divulgués par des débats au grand jour, par des manifestes, par la presse, par les exposés de motifs des lois. Le gouvernement réside dans un palais de verre où chaque citoyen un peu attentif peut suivre toutes ses oscillations et juger sa conduite. Il en est tout autrement dans un pays où l’activité gouvernementale a conservé les allures du sérail. On en est réduit aux conjectures sur la nature et l’assiette de la puissance centrale, dont on voit l’action extérieure sans en apercevoir les ressorts cachés : il en est d’elle comme de ces météores de l’atmosphère, dont l’œil est frappé longtemps avant que l’esprit curieux ait pu en saisir les causes.

On sait qu’en dépit des mesures législatives plus ou moins radicales, plus ou moins uniformes prises à ce sujet, la population du Japon se divise en quatre classes qui peuvent se ramener à deux : d’une part le peuple, artisans, commerçans, laboureurs, marchands, constitue avant tout la masse gouvernée, imposée, exploitée, muette et soumise ; de l’autre, l’aristocratie des divers degrés a longtemps exercé, sous la forme féodale, une domination que, sous des formes diverses, elle essaie de ressaisir. Au-dessus de tout se place une autorité, ou plutôt un représentant sacré de l’autorité divine, le mikado, dont on sait la légende théocratique. Jamais sa souveraineté n’a été niée en principe par aucun des partis qui l’ont tantôt confisquée à leur profit, tantôt méconnue dans leurs actes ; jamais une main profane, un esprit sceptique n’ont attaqué le théorème du droit divin, inviolable, quoique souvent suspendu en la personne du petit-fils des dieux. Au temps des guerres civiles, quand il était à la merci du général vainqueur ; au temps du shogunat, quand il était relégué à Kioto et quand un autre disposait en fait de l’administration, c’était encore la source de laquelle émanait virtuellement toute puissance ; c’était en son nom que se faisaient tous les actes, même les plus contradictoires, et s’il était personnellement beaucoup moins libre que le roi le mieux garrotté par une constitution, l’étendue théorique de l’autorité qui reposait sur sa tête était illimitée. Il pouvait, en un mot, tout faire, excepté ce qui déplaisait aux courtisans qui disposaient de lui, et l’on peut dire qu’il n’y eut jamais de monarque à la fois moins obéi et moins contesté. De là un prestige immense dans l’imagination populaire, prestige que les tendances incrédules du jour et les fautes du cabinet n’ont pas encore altéré, et qui constitue, à vrai dire, le seul élément de stabilité du gouvernement nouveau. Si, comme ses premiers ancêtres, l’empereur Mutsu-hits disposait d’une volonté indépendante et d’une force militaire effective, il serait le plus parfait représentant contemporain de cet absolutisme oriental à la fois impeccable et paternel dont nous ne retrouvons nulle part la trace dans notre passé européen.

Mais si le maître apparent des destinées du pays ne l’est pas en réalité, qui donc l’est sous son nom ? C’est une coalition dont la formation remonte à 1867. Quand la vieille organisation féodale établie par Yéyas au XVIIe siècle, minée par le temps, par les dissensions des clans et par l’arrivée des étrangers, eut donné des signes visibles de décrépitude, l’idée vint à quelques hommes de la cour de Kioto de reprendre à leur profit l’exercice de cette puissance que les shogun avaient de fait, sinon de droit, détenue pendant près de trois siècles. Ils n’avaient pas de forces militaires ; ils en cherchèrent auprès des grands daïmios, jaloux depuis longtemps du shogun et las d’une souveraineté plus nominale qu’effective. Les princes de Satzuma, Tosa, Nagato, Hizen, prêtèrent leurs soldats ; les défenseurs du shogun ne tinrent nulle part contre la bannière impériale déployée par leurs adversaires ; le shogun prit la route de l’exil, et le mikado, amené de Kioto à Yeddo, inaugura une nouvelle ère ou nengo, celle de mei-dji (gouverner clairement). La féodalité suivit de près son chef ; les han ou provinces des daïmios furent abolis, leurs noms même changés, et l’on institua des divisions territoriales nouvelles, les ken, à la tête desquels furent mis des gouverneurs dévoués au nouveau pouvoir.

Le coup d’état avait réussi au-delà de toute espérance ; restait la partie de l’œuvre la plus difficile : partager les fruits de la victoire. Les quatre clans principaux qui l’avaient procurée espéraient bien l’avoir obtenue chacun à leur profit, et si les princes héréditaires (sauf celui de Satzuma, le fameux Saburo) se contentaient d’une indolente et opulente retraite, leur entourage contenait des hommes ambitieux avec lesquels il fallait compter, parce qu’eux seuls disposaient des troupes de leur clan, c’est-à-dire de la seule force armée dont on pût se servir. Ces hommes, pour la plupart autrefois karo (intendans ou ministres) de leur daïmio, devinrent des ministres du gouvernement nouveau qu’ils avaient fondé. Il se forma à leur suite toute une caste de postulans fort exigeans et parlant haut, qui au nom du service rendu demandèrent des places qu’il fallut leur donner. Les deux chefs originaires du mouvement, nés à la cour de Kioto, Iwakura et Sanjïo, durent subir pour employés, pour collègues, les parvenus des divers clans coalises qui regardant le pouvoir comme leur part du butin, n’attendaient leur mot d’ordre que des leaders de leur parti, sans souci des autres ministres, et apportaient dans les fonctions beaucoup moins de dévoûment à la cause de l’état qu’aux intérêts particuliers de leur petite patrie d’origine. Cette invasion eut pour résultat de remplacer d’anciens fonctionnaires nés dans les rangs de la noblesse shogunale par des ignorans ou des demi-lettrés sortis des provinces ; c’est de là que date cette révolution regrettable dans les manières qui a substitué à l’urbanité proverbiale de l’officier japonais, grave et compassé, la brusquerie, le mauvais ton et la suffisance déplacée que l’on remarque aujourd’hui dans les bureaux. L’état se trouve servi aujourd’hui par bien des gens qui autrefois n’eussent pas osé parler debout à un des employés qu’ils coudoient à présent ; ils sont partis de très bas et, comme toujours, la politesse est en raison inverse du chemin parcouru. Outre ces nouveaux venus, il y eut d’autres appétits à satisfaire. Il fallut réserver des places aux anciens serviteurs des Tokungawa, qu’on voulait rallier pour n’avoir pas contre soi une influence personnelle que l’on redoutait ; il en fallut donner encore aux candidats des daïmios dépouillés par le coup d’état, qui mettaient cette condition à leur soumission, et c’est ainsi que les ministères se remplirent d’un élément disparate, hétérogène, disposant d’une influence considérable et d’une bonne volonté médiocre. L’aristocratie était tombée, la bureaucratie la remplaça. Nulle part et à aucune époque ce mot n’a eu une signification plus étendue. Les bureaux ne sont pas seulement les rouages de la machine, ils en sont les moteurs, ils représentent un pouvoir, ils sont en quelque sorte des délégués des clans. On juge ce qu’est une administration où les ministres obéissent et où les chefs de bureau commandent, une locomotive où les roues feraient mouvoir la bielle. Tout le monde se mêle dans un département de dire son avis et quelquefois de l’exécuter ; le ministre est souvent le dernier consulté ; il est des cas où il n’a pas de cabinet particulier et travaille au milieu de trente subalternes, qui ne se gênent ni pour lui couper la parole ni pour avoir l’oreille au guet.

Le désordre de chaque ministère se retrouve dans le cabinet lui-même et par les mêmes causes. Chaque ministre, chaque membre du conseil privé, y vient apporter les prétentions, les appétits du clan qu’il a derrière lui. Il s’engage des luttes d’influence qui ont pour prétexte telle ou telle mesure gouvernementale, pour motif réel des intérêts spéciaux et pour résultat, quand elles aboutissent, des distributions de places. On voit à la tête de l’état des hommes dont les lumières, le dévoûment au bien public sont évidens, mais entravés dans leur œuvre ou poussés sans cesse au-delà du but par les funestes alliés dont ils ne peuvent encore ni dédaigner le secours nécessaire ni braver le mécontentement. C’est à reconquérir pied à pied une situation indépendante qu’ils travaillent avec une patience de Sisyphe ; c’est pour pouvoir, à un jour donné, a couper leur queue, » comme on l’a dit dans un cas analogue, qu’ils essaient de former une armée nationale mikadonienne, et non pas composée des contingens des anciens clans obéissant au mot d’ordre de leurs chefs occultes ; c’est dans ce dessein qu’un jour on dissout la garde, composée des bataillons de Tosa et de Nagato, pour la reformer avec des shintaï, sortis du recrutement populaire ; c’est, guidé par cette pensée, qu’on veut, par des relations extérieures suivies, se donner le prestige d’un gouvernement indiscuté. Mais, dans cette lutte de tous les instans, que de déboires, que de pas en arrière, que de concessions forcées ! Un jour, c’est un bataillon de Tosa qui se rend en armes aux obsèques de son prince malgré la défense qui lui en est faite ; un autre jour, c’est une rébellion qu’on signale dans le sud, ayant à sa tête un membre du conseil suprême en personne. A peine a-t-on fait un pas que survient une nouvelle incartade du prince de Satzuma et qu’il faut reperdre tout le terrain gagné. A chaque instant, on est menacé d’une réaction qui rétablirait un shogun et renverrait le chef de l’état à Kioto. Nul historien ne saura jamais tout ce qui se dépense d’habileté, d’astuce et d’énergie dans ces batailles obscures, où le premier ministre Iwakura a failli laisser sa vie[4]. Un despotisme qui n’est pas au service d’une volonté unique et puissante incline rapidement à l’anarchie ; si pénible qu’il soit de prononcer le mot, il n’en est pas d’autre pour qualifier une situation où les chefs de parti ne peuvent ni s’entendre ni se dominer réciproquement, et où les princes du sang eux-mêmes rédigent des manifestes contre le cabinet. D’ailleurs on ne doit pas évoquer ici les idées de désordre, de guerre civile en permanence, qu’un tel mot éveille dans l’esprit d’un Européen ; c’est plutôt un état morbide dans lequel, parmi plusieurs volontés contradictoires, il n’en est pas une seule assez forte pour se faire obéir : aussi aucune n’est suivie et rien ne se fait, où, si une mesure est prise, elle est bientôt révoquée par un mouvement naturel de la bascule politique. Il faudrait, pour sortir d’embarras, faire intervenir une nouvelle force dans une des directions ; mais quelle force invoquer ? L’aristocratie est morte ou hostile ; quant au peuple, masse inerte et docile, il est trop loin du trône et trop voisin de l’esclavage, car le Japon présente ce phénomène étrange qu’ayant l’anarchie au centre, il a en même temps l’obéissance passive aux extrémités, et que les plus dangereux ennemis du repos public sont près du pouvoir ou dans son sein.

Dans un pays où n’existe aucune liberté politique, on s’attend à rencontrer une impulsion unique et vigoureuse. Il n’en est rien. Il n’est pas une question d’ordre administratif qui appartienne à une compétence précise et sur laquelle on puisse jamais se flatter d’obtenir une décision en dernier ressort ; les plus mesquines comme les plus graves sont commentées, discutées du haut en bas de la hiérarchie, et le plus souvent se perdent dans ces méandres sans aboutir à une solution. Le véritable pouvoir de décision et d’initiative appartient aux coteries, qui se forment et se dissolvent sans cesse. C’est là qu’on imagine des systèmes, qu’on forge des plans, qu’on invente des utopies en toute sorte de matières. S’il se trouve dans ces petits groupes un homme plus intelligent, plus entreprenant ou plus intrigant que les autres, le voilà bientôt chef de coterie ; son influence grandit peu à peu, il représente une petite fraction de cette autorité émiettée, impalpable, qui n’est nulle part et qui est partout. Adressez-vous à lui, et vous serez sûr d’obtenir, s’il en fait son affaire personnelle, la justice ou l’injustice que vous demandez. Ce sera souvent un très médiocre personnage ; ne le dédaignez pas cependant ; il peut à son gré faire réussir le projet le plus ridicule ou faire avorter le plus sensé. Ce ne sont pas les choses qui pèsent dans la balance, ce sont les personnes qui les présentent. Rien n’est plus curieux que de suivre ces opérations de fourmilière dans un moment de crise politique : tout travail cesse dans les ministères, on s’agite, on pérore, les leaders vont et viennent, on se fractionne en petits conciliabules, on s’envoie des émissaires ; il se forme de tout cela une opinion générale, et, quelqu’un plus hardi attachant le grelot à un moment donné, on est tout surpris d’apprendre le lendemain qu’il y a une révolution de plus.

Tout ne se borne pas malheureusement à des colloques. Les rivalités des coteries se manifestent aussi par l’accaparement des places pour leurs préférés, sans égard au talent ni aux aptitudes du candidat, et surtout par les compétitions pour les marchés de fournitures, l’une des plaies les plus incurables de l’administration japonaise. Il règne, à l’égard des deniers de l’état, une facilité de conscience déplorable ; il n’y a plus rien à dire sur la corruption des fonctionnaires orientaux et mieux vaut, en glissant sur ce chapitre, rendre un hommage exceptionnel à ceux qui sont connus pour échapper à la règle. On rencontre d’ailleurs dans ce désarroi des hommes de mérite, de bonne volonté, indifférens aux mesquines tracasseries de ces clubs ministériels, occupés seulement de faire leur devoir, sans briguer une influence qui vient quelquefois les chercher malgré eux. Quiconque a vécu au Japon en a rencontré quelques-uns et doit leur savoir d’autant plus de gré de leur attitude qu’elle contraste davantage avec celle de la masse. Ceux-là restent longtemps en place, parce qu’ils ne font ombrage à personne ; les autres ne font qu’y passer, et, leur fortune faite, cèdent généralement le terrain à de nouveaux venus. Il est facile de deviner ce que devient dans ce désordre la gestion des affaires publiques. On se décide et l’on se repent ; on délibère longuement pour agir ensuite à l’aveuglette ; après avoir fait venir à grands frais un ingénieur, on s’aperçoit qu’il n’aura rien à faire et on le renvoie ; mille choses sont entreprises et abandonnées ; on trouve mille prétextes pour laisser inachevé ce qui est à moitié fait et le recommencer à nouveaux frais ; on supprime un poste dont le titulaire déplaît pour le rétablir le lendemain au profit d’un autre ; tantôt on procède par demi-mesures insuffisantes, tantôt par violentes secousses ; on annonce de grandes choses et l’on en fait de petites ; on s’épuise en efforts décousus, incohérens et stériles ; on semble obéir plutôt à une sorte de fascination pour les choses de l’Europe que suivre un système raisonné d’imitations utiles ; les vieilles institutions tombent de toutes parts au profit de nouveautés mort-nées, et, faute de suite dans les idées, la moitié des innovations sont des avortemens ou des pastiches maladroits. On a tous les inconvéniens du despotisme, la responsabilité placée trop haut, les vrais sentimens de la nation ignorés, sans avoir aucun de ses avantages, la sûreté des vues, l’unité de la direction.

Las de gouverner dans le vide, et incapable de résister longtemps à ses rivaux avec le seul secours qu’il emprunte au prestige impérial, le parti au pouvoir a voulu se donner un point d’appui, s’entourer d’une représentation plus ou moins sincère, créer autour de lui des organes constitutionnels. Mais c’est le malheur des vieux despotismes de ne plus retrouver au moment du péril l’énergie populaire qu’ils ont savamment éteinte. La nation qui n’a appris qu’à obéir n’est plus capable d’autre chose ; il faut refaire son éducation libérale, comme on a fait son éducation servile. Le peuple, jusque auquel il faudrait descendre pour trouver un contre-poids à l’influence aristocratique, n’est ici qu’un troupeau indigne, quant à présent, du droit de suffrage. Ses lumières fussent-elles même plus grandes, il serait vain de donner des institutions représentatives à une nation où il n’a jamais existé d’autre force collective que celle des clans, qu’il s’agit précisément d’abattre. Elle ne peut que renvoyer au trône un stupide écho : les idées ne s’y forment pas à l’état de volontés ; les aspirations confuses n’ont pas de but défini, pas d’expression saisissable, parce qu’elles n’ont jamais eu d’organes pour s’exprimer. Il en est en effet de l’opinion publique comme de la pensée : elle n’arrive à se fixer que par le secours d’un langage qui lui fait défaut là où manque toute vie politique. A bien des symptômes on peut prévoir que l’intention du gouvernement est de former ce tiers-état, dont il a besoin pour se soutenir ; mais il faut pour cela des générations, et l’œuvre est à peine ébauchée. Les idéologues, dont le Japon foisonne, n’en ont pas moins ardemment embrassé le projet d’une chambre des communes, semblable à nos parlemens, sans très bien se rendre compte de ce qu’on appelle le système parlementaire, ni de ses conditions d’existence. L’agitation à cet égard a été des plus vives et des plus inquiétantes pour le cabinet, qui savait trop bien qu’il n’aurait que des ennemis dans une chambre élue. Les partis se faisaient de cette réclamation une arme contre lui ; les mémoires, les démissions, les maladies simulées, précurseurs ordinaires des coups de tête, les rassemblemens de samuraï prenaient une tournure fâcheuse ; il fallut parlementer et enfin céder.

Les essais faits jusqu’à présent n’étaient pas de nature à encourager beaucoup des innovations de ce genre ; le parlement fondé en 1868, sous le nom de gi-dji-in, pour satisfaire au serment prêté par le chef de l’état, avait été dissous en 1869, comme incapable. Mis en demeure cependant de satisfaire aux sommations qui l’accablaient de tous côtés, le gouvernement s’est gardé cette fois d’une complète et maladroite imitation des institutions européennes. Tant s’en faut en effet qu’on puisse prendre à la lettre les mots de sénat et de chambre basse par lesquels on a traduit les noms des deux corps nouvellement constitués. Le Japon n’est pas le seul pays où l’on aime à décorer de titres pompeux les réformes les plus modestes et où les révolutions s’arrêtent à la terminologie. Il existait sous le nom de sa-in une sorte de conseil d’état dont la compétence était fort mal définie et les occupations presque nulles ; il fut aboli, et les membres en furent pour la plupart nommés au gen-ro-in (assemblée des vieillards), créé par un décret du 17 avril 1875, qui ne définit ni les attributions, ni la composition du corps qu’il institue. On y nomma, outre des fonctionnaires en activité, quelques anciens daïmios, fantômes d’aristocratie destinés à simuler une chambre haute : ce fut le sénat. Le mikado en fit l’ouverture le 5 juillet et prononça un discours où il était question des pouvoirs législatifs de l’assemblée. Mais l’activité législative ne s’est pas manifestée ; le nouveau corps n’est même pas consulté sur les questions les plus graves ; il s’est borné tout d’abord à discuter son règlement, c’est-à-dire l’étendue de ses pouvoirs ; après des débats orageux qui ont occasionné la retraite du prince de Satzuma (jusque-là ministre de gauche, sa-dai-jin) l’accord n’ayant pu s’établir entre lui et le gouvernement, il a été finalement prorogé. Une commission de préparation des lois dépendant du conseil suprême a été instituée à sa place et le cabinet seul a continué, comme par le passé, de légiférer sans contrôle.

Comme tous les essais du même genre, la création de cette chambre avait surtout pour objet de fournir une retraite honorable aux vétérans des partis ; quelques Européens y sont attachés en qualité de conseillers-adjoints ; le plus clair de la besogne, c’est l’enseignement théorique qu’ils donnent dans des consultations et dans des cours, aux sénateurs, sur des questions d’administration, de statistique, de législation, soit française, soit anglaise ou américaine, et même d’économie politique. Tous les bureaux d’ailleurs sont peuplés de cette race que Montaigne appelle énergiquement « les vieillards abécédaires, » forcés ou du moins s’astreignant à retourner à l’école passé l’âge où l’on apprend. Il est rare de rencontrer un esprit assez solide pour se placer en face d’un problème législatif quelconque et en chercher la solution par les seuls secours de l’expérience et du raisonnement. C’est aux dictionnaires de droit, aux codes européens, qu’il aura recours, ou même en désespoir de cause à l’un de ces glossaires vivans et dociles que le Japon entretient à grands frais sous le nom de conseillers, et c’est avec ces idées exotiques, pillées ça et là, qu’il compose un projet sans l’avoir digéré ni conçu. C’est par ce procédé qu’on essaie d’habiller à l’européenne les lois japonaises, et par suite les nouvelles institutions rappellent ces premières culottes de l’enfance économe, taillées tant bien que mal dans la garde-robe de l’aïeul.

La création du gen-ro-ïn, jugée d’après ses premiers travaux, n’a fait que donner un organe légal aux ennemis du cabinet ; on a dit là ce qu’on publiait auparavant dans des pamphlets. C’est le malheur et le perpétuel embarras de ce gouvernement que, sorti d’une oligarchie qu’il prétend dominer et d’une nation qu’il ne peut appeler au scrutin, il est obligé de s’entourer ou de ses créatures ou de ses adversaires ; ne rencontrant de part ni d’autre le soutien dont il a besoin, il ne peut rien fonder qui ressemble à une constitution. A côté de « l’assemblée des vieillards, » le décret du 17 avril instituait une autre assemblée, qui, sans être plus représentative que la première, sans avoir plus qu’elle le pouvoir de décider aucune question, a un rôle beaucoup plus pratique et plus défini ; c’est le chio-kuan-kai-ji. Sous cette dénomination, que la presse européenne n’a pas manqué de traduire par « chambre des communes », il faut tout simplement entendre une réunion annuelle de tous les préfets des différens ken (départemens), au nombre de 65, convoqués pour donner, dans une session d’été de cinquante jours, leur avis sur les questions d’administration générale et locale. Les préfets ou ken-rei, nommés et révocables par le gouvernement et envoyés par lui dans les provinces, ne sont que des fonctionnaires administratifs, dont il n’a ni beaucoup d’opposition à craindre, ni beaucoup d’autorité à retirer. Toutefois cette institution pratiquée de bonne foi peut rendre des services analogues à ceux de notre conseil supérieur de l’agriculture et du commerce, tandis que le gen-ro-in pourrait être assimilé à notre section de législation au conseil d’état. Les débats sont secrets dans ces deux corps. En résumé, malgré les paroles pompeuses dont était accompagné le décret de 1875, la réforme se réduisait, on le voit, à une innovation de mots, et elle n’a pas changé sensiblement la situation du cabinet, ni les difficultés qui l’obsèdent.

De ces difficultés, la plus grave est sans contredit la question des pensions accordées aux samuraï, qui grèvent le budget d’une charge énorme et excitent à la fois l’irritation du peuple, qui les paie, et l’hostilité des pensionnaires, qui en redoutent la suppression. L’origine première de ces pensions remonte aux premiers siècles de la féodalité. Quand les dissensions intestines eurent appelé à la vie une classe militaire toujours aux ordres des petits souverains locaux, quelques-uns des paysans tenanciers quittèrent la charrue pour s’adonner uniquement au métier des armes ; ces fidèles reçurent de leurs chefs des revenus annuels payables en riz, qui représentaient le salaire d’un service rendu, ou des terres dont la rente était payable entre leurs mains par les hommes restés attachés à la glèbe. En 1870, lorsque le gouvernement du mikado déposa l’aristocratie, il prit à son compte le service des pensions héréditaires aux samuraï, et s’engagea d’autre part à payer annuellement aux 218 daïmios et à leur postérité le dixième du revenu de leurs possessions antérieures. Ceux-ci se laissèrent pousser par leurs tenanciers à accepter une combinaison qui assurait à ces derniers leurs moyens d’existence, en même temps qu’elle enrichissait les daïmios, désormais déchargés des pensions qu’ils avaient à payer à leurs serviteurs, des frais d’entretien d’une armée, d’une cour, etc. Cependant cette charge retombait de tout son poids sur l’état, dont le budget se trouvait grevé de ce chef de 25 millions de dollars ; il fallut faire un emprunt pour racheter les droits des rentiers ; mais l’amortissement n’a pas donné les résultats qu’on en attendait, et la rente annuelle est encore pour 1876 de 17 millions 500,000 piastres. Le gouvernement est assiégé de pétitions qui demandent l’abandon des revenus par les shizoku et les kazoku (c’est ainsi qu’on désigne les samuraï et les daïmios dans la nouvelle nomenclature) ; il a même fallu interdire les suppliques ; mais le sentiment public ne se manifeste pas moins avec énergie. On accuse les shizoku d’être « une classe inutile et dispendieuse, de vivre dans la paresse et de consumer en débauches ou en futiles dépenses le fruit du travail des heïmin (la classe populaire). » On les adjure de restituer de leur propre mouvement des revenus qu’ils doivent rougir de toucher ; on fait remarquer que beaucoup d’entre eux, quoique pensionnés, sont en même temps revêtus de différentes fonctions, et cumulent leur pension avec leur salaire. Enfin, s’écrie-t-on, « s’ils sont, comme ils le prétendent, de race supérieure, qu’ils le prouvent en donnant l’exemple du désintéressement. » L’excitation populaire, l’exagération forcée de l’impôt et plus encore l’état du trésor exigent à ce sujet une mesure de salut public.

Mais, dès qu’il en est question, l’agitation la plus vive se manifeste dans la classe des samuraï, tantôt sous la forme de pétitions hardies, tantôt sous une forme tumultueuse et insurrectionnelle, comme au printemps de 1874. L’opposition se personnifie dans le prince de Satzuma, qui n’accepte une place dans le conseil suprême que pour y faire entendre les doléances de la classe qu’il représente, et donner brusquement sa démission sitôt qu’on refuse d’y faire droit, puis se retirer menaçant dans sa province. L’influence dont il dispose, la toute-puissance qu’il exerce sur les hommes de son clan, en font un adversaire redoutable, avec lequel jusqu’ici on a mieux aimé user de prudence qu’engager la lutte. Sa dernière retraite date du 27 octobre 1875 ; elle a mis le cabinet dans un état de malaise visible, en rompant la trêve avec les samuraï. Mais le gouvernement semble cette fois décidé à ne pas se laisser tenir en échec par un vassal : il a réussi à établir dans la province même de Satzuma des juridictions que jusqu’ici on n’avait pu y introduire, et qui assureront désormais l’exécution des décrets de Yeddo ; le service militaire, qui était naguère le privilège des samuraï, est devenu obligatoire pour tous les jeunes gens, et permet au gouvernement de recruter une armée ailleurs que parmi ses adversaires ; enfin la défaite subie à Saga par les rebelles de 1874, leur a ôté à la fois le prestige et la confiance en eux-mêmes, de sorte que le moment paraît favorable pour prendre, à l’égard des pensions, une mesure radicale que justifie la raison d’état, plus que l’équité.

Si graves d’ailleurs que soient ces embarras, de plus graves se sont présentés à toutes les époques chez d’autres peuples qui en ont triomphé ; il n’en est point que ne puisse vaincre l’énergie d’une nation unie. Aussi ce tableau ne serait-il pas complet, si nous n’examinions en dernier lieu l’état moral de la nation, ses mœurs politiques et les caractères de l’esprit public.


III

Dans un peuple divisé en castes, c’est une série de nations superposées qu’il faut connaître, avant de fixer les traits du caractère national. On peut ici en distinguer trois : une minorité infime de nobles, d’hommes de cour ou de parvenus, qui gouvernent, ou aspirent à gouverner, une caste aristocratique d’anciens daïmios et samuraï formant aujourd’hui les kazoku et les shizoku, enfin le peuple, depuis le riche marchand de soie jusqu’au misérable traineur de djinrikisha, compris sous le nom de heïmin. On a vu les hommes d’état à l’œuvre ; il est inutile d’y revenir. Les kazoku peuvent se grouper autour de deux types principaux, qui sont les hommes de l’ancien et ceux du nouveau régime. Le kazoku de l’ancien régime n’a pas quitté les vêtemens de soie ; il demeure aux « avirons de Yeddo dans un yaski soigneusement entretenu, entouré de keraï qui le servent à genoux ; il est à peu près inaccessible aux étrangers, n’apprend pas les langues, se désintéresse de la politique et de la vie nationale, ne sort pas, ne voit personne et passe ses journées dans une sorte de torpeur rêveuse, à soigner ses fleurs, visiter ses collections, écouter les chants de ses femmes, se délasser en un mot dans des plaisirs souvent enfantins, rarement renouvelés, de la fatigue de vivre. D’ailleurs ses fils vont aux écoles européennes, voyagent en Angleterre, en France, en Amérique, et grandissent en général entre les mains de précepteurs qui en font des princes gâtés. Ainsi s’écoule et s’éteint sans bruit l’existence d’une quantité d’hommes qui portent les premiers noms du Japon et y ont exercé nominalement des pouvoirs de souverains.

Le kazoku du nouveau régime est converti à ce qu’il croit être le progrès ; il se bâtit à Yeddo une maison en briques, revêtue d’une couche de chaux blanche, avec persiennes vertes, bref en style de banlieue ; il a, s’il se peut, une voiture, s’habille chez le tailleur européen du port voisin, mange une cuisine européenne qu’il arrose de champagne, reçoit volontiers la visite d’un étranger, porte aux jours de cérémonie un costume analogue à celui de nos anciens sénateurs, n’est jamais plus heureux que quand il peut mêler à sa conservation un mot anglais, dépense enfin en fantaisies d’un goût moderne la pension que lui fait le trésor. Souvent aussi il est spéculateur : il se fait le bailleur de fonds de certaines entreprises commerciales où le plus souvent les bénéfices sont pour ses associés et son intendant et les pertes pour lui. Avec moins de dignité, que le précédent, il mène une existence aussi inutile. Quelques individus exceptionnels ont conservé une sorte d’énergie, adressent de temps à autre un mémoire à l’empereur ; c’est parmi eux qu’ont été pris quelques sénateurs ; on y a aussi rencontré des adversaires.

Parmi les shizoku, presque tous les hommes d’une valeur quelconque sont attachés au gouvernement ou occupés à le combattre. Les autres, au nombre de 60,000 environ, mènent une existence désœuvrée et improductive : ils sont un lourd fardeau qui pèse sur le peuple. La somme des connaissances va, il est vrai, se répandant dans cette classe ; c’est dans son sein que se recrutent les écoles de toute sorte, et les générations qui se préparent seront plus instruites que leurs aînées. Quant à la dernière classe, celle des heimin, qui comprend la nation tout entière, sauf quelques milliers d’hommes, elle est réduite à une extrême pauvreté, vouée exclusivement au travail, privée, d’épargne, insouciante de la forme du gouvernement et résignée, tant qu’on ne lui arrache pas le pain quotidien, à une obéissance passive. L’homme du peuple se sent pour ainsi dire étranger au pays, dont d’autres sont les maîtres, au sol qu’il ne possède qu’à titre précaire ; il n’a pas d’aspirations vers un état meilleur, point d’esprit de sacrifice à la chose commune. Il est remarquable que la notion de la patrie manque là où n’existent ni liberté politique, ni propriété fixe. Nos premières milices datent de l’émancipation des communes ; ici on a beaucoup de peine à enrôler les jeunes gens de la plèbe ; à leurs yeux, c’est affaire aux « hommes à sabre » de défendre le pays qui les nourrit, au peuple de le féconder de ses sueurs. Dès l’origine de leur lutte contre la féodalité, les rois de France trouvèrent dans les magistrats municipaux, dans les héritiers des décurions et des propriétaires d’alleux, une catégorie d’hommes tout prêts à les soutenir, qui devint le tiers-état. Ici cette bourgeoisie énergique, intelligente, hardie, n’est pas encore sortie d’une foule énervée par un long despotisme. Obligé de s’appuyer sur des auxiliaires, le pouvoir cherche autour de lui la nation et n’aperçoit qu’à une distance incommensurable, sous ses pieds, une poussière humaine encore inerte et sans volonté, incapable de le seconder. La division n’est pas moins tranchée entre les territoires qu’entre les classes. L’esprit de séparatisme local travaille le pays tout entier, particulièrement les provinces du sud. C’est la condition inévitable de toute monarchie qui veut se fonder sur les ruines de la féodalité, et le phénomène n’a, en lui-même rien d’alarmant.

Il en est un autre qui mérite de retenir plus longtemps l’attention. C’est la direction générale des esprits, la tendance des opinions, qui forment peu à peu l’éducation nationale. Il est extrêmement curieux de consulter à ce sujet les manifestations de la presse indigène. Que l’on ne s’y trompe pas cependant : la presse, qui ailleurs sert à marquer en quelque sorte le degré de température et les variations du sentiment public, s’efforce ici de le créer ou tout au moins de l’éveiller par son initiative. Le journal se préoccupe moins de refléter une image que d’offrir un modèle. Les conceptions individuelles y tiennent une large place ; l’écrivain se pique moins de penser avec ses lecteurs que de les faire penser avec lui. Tel qu’il est néanmoins, le journalisme offre un singulier tableau du mouvement qui s’opère dans le pays ; l’indépendance de son langage contraste d’une manière frappante avec l’obséquiosité que le pouvoir rencontre partout ailleurs : dans ses colonnes semble s’être réfugiée la franchise bannie du reste de l’empire ; on y appelle un chat un chat, et certains ministres des incapables. Si bien que le gouvernement s’est vu obligé de fouiller dans l’arsenal si bien fourni des lois françaises pour en extraire les armes qui lui manquaient contre cette nouvelle venue tout à fait inattendue, la liberté de la presse.

Le nombre des organes de publicité périodiques qui est passé dans les quatre dernières années de 1 à 15 et surtout leur ton inquiétaient sans doute vivement le cabinet, car il a frappé fort. En vertu du décret du 28 juin 1875, les journaux sont soumis à l’autorisation préalable, à la signature obligatoire et à des restrictions rigoureuses dans le choix de leurs sujets ; les infractions exposent leurs auteurs à des peines qui peuvent aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement ou même, en cas d’excitation au crime suivie d’effet, égaler la pénalité infligée à l’auteur principal. On voit que du premier coup l’Extrême-Orient est arrivé aux procès de tendance. Malgré cette rigueur excessive, l’opposition ne capitule pas ; les écrivains prennent seulement le soin d’aiguiser leurs traits avec assez de finesse pour qu’ils passent à travers les mailles du décret. Il se forme ainsi parmi eux des habitudes de polémique railleuse et délicate auxquelles se prête à merveille la tournure d’esprit qui prédomine chez les Japonais. L’ironie leur fournit des ressources inépuisables. Voici par exemple un passage du Choya-Shimbun dirigé contre la dureté des lois sur la presse :


« La date de l’apparition de nos dieux, descendant du ciel, et celle du Koran des mahométans sont obscures, ce qu’il faut sans doute attribuer à la négligence des historiens. Il y a plus, une certaine obscurité plane toujours sur tout ce qui tombé du ciel, hormis la pluie, la neige et la grêle ; mais à notre heureuse confrérie, la presse, le ciel a départi un bienfait sans pareil. Depuis que nous l’avons reçu, nous n’avons pu nous empêcher de faire des offrandes et de nous confiner dans le recueillement et la solitude (allusion aux amendes et à la prison) ; mais nous admettrons, si l’on veut, que c’est là un acheminement au bonheur. Grâce à ce présent céleste, nos souscripteurs et nos collaborateurs ont augmenté, le style de nos écrivains s’est affermi, nos copistes et nos compositeurs sont dans la joie. Quant à nos propriétaires, inutile de dire que c’est eux qui profitent le plus et sont les plus contens ;… mais contrairement à l’apparition des dieux et de Mahomet, notre félicité a une date bien connue : c’est le 28 juin 1875 (date du décret répressif), et nous nous proposons de la consacrer annuellement par des actions de grâces. »


Le trait n’est pas toujours mordant, mais il touche juste. Voici maintenant une appréciation sur la sincérité financière du dernier budget présenté par le ministre du trésor : « Nous avons entendu dire qu’il existe un certain pays à demi-civilisé, privé d’institutions représentatives, où le ministre des finances publie et notifie des budgets estimatifs ; mais on ne peut s’y fier, car, dit-on, le ministre fait plusieurs tableaux à la fois, un pour son usage particulier et un autre pour être montré au souverain et au public. Dans ce pays, le ministre ne présente que le compte des dépenses à venir et jamais celui des dépenses faites, parce qu’il règne dans sa gestion un tel désordre qu’il n’en viendrait jamais à bout. Voilà ce qu’un de nos amis nous a raconté jadis. Le nom du pays nous échappe, mais le fait nous a tellement frappé que nous nous en souvenons à merveille… Si maintenant nous revenons à nos propres affaires, nous trouvons qu’elles ne ressemblent en rien à ce tableau, car le Japon est bien loin d’être un pays demi-civilisé, et notre ministre des finances est un honnête homme qui ne ressemble en rien à celui dont nous parlions plus haut. »


On voit se révéler, dans ces essais de littérature populaire, le vrai génie de la race, à la fois très hardi et très timide, obéissant et gouailleur, satirique et esclave des conventions, plus habile à critiquer les abus qu’à en trouver le remède.

Malgré les entraves mises à la presse, elle rend donc assez nettement compte de la fermentation d’idées qui s’accomplit en ce moment dans les têtes en travail. Certes il ne faut pas s’exagérer l’importance de ce mouvement ; il est limité à quelques demi-lettrés mécontens, qui ont puisé dans la lecture des manuels anglais et américains la connaissance superficielle des mœurs politiques de l’Europe ; il n’est pas moins singulier de voir s’engager de graves discussions sur les droits du peuple, la nécessité d’une représentation nationale, l’accession des femmes à la vie publique. C’est avec surprise qu’on retrouve le commentaire de la déclaration des droits de l’homme sous la plume de ces disciples de Confucius, devenus soudain des prosélytes de Rousseau. « Un pays, dit un article récent, n’appartient pas à son gouvernement, mais au peuple qui l’habite ; au peuple, le ciel a donné des droits et des libertés, le gouvernement n’a d’autre devoir que de lui en assurer la jouissance. Un pouvoir arbitraire fait la paix ou la guerre, cède ou acquiert des territoires, sans consulter la volonté nationale, il impose de lourdes taxes dont il gaspille le produit, fait des emprunts étrangers et, quand on lui présente des remontrances, institue des peines contre ceux qui les font. C’est de la tyrannie… Si le gouvernement n’agit pas conformément aux droits du peuple et pour son bonheur, mieux vaut n’en pas avoir du tout. Il est donc naturel qu’en pareil cas le peuple renverse son gouvernement pour en établir un meilleur. » On voit jusqu’où ira le désir de regagner le chemin perdu sur les frères aînés du libéralisme européen. Tandis que règne dans la constitution le principe du droit divin, c’est le droit à l’insurrection qu’on professe dans la presse. Toujours préoccupés d’aller vite, plus que d’aller droit, les Japonais sautent sans transition de Louis XI à Robespierre, comme ils passent des sentiers de piétons aux chemins de fer ; ils se refusent à toute force le temps de grandir, de parcourir les étapes nécessaires sans lesquelles il n’est pas de progrès véritable. Dans leur croissance hâtive, ils rappellent (car c’est toujours à l’enfance que ramène la comparaison) ces collégiens qui répètent gravement à leurs camarades les bribes d’entretien politique entendues cher leur père.

Ce qui frappe au point de vue psychologique dans ces dissertations quotidiennes, c’est une tendance à l’utopie, à ce qu’un maître en fait de précision d’esprit qualifiait d’idéologie ; c’est une propension irrésistible à déplacer les questions pour les grossir, à procéder par axiomes et non par argumens, par principes généraux et théoriques plus que par observations précises ; un génie, en un mot, plus spéculatif que pratique. Dans une polémique engagée entre deux hommes d’état, au sujet de l’établissement d’une chambre des communes, on voit citer Stuart Mill, Frédéric II et M. de Bismarck, mais il n’est pas dit un mot de la condition spéciale du Japon et des avantages ou des inconvéniens qu’y offrirait une semblable institution. La dernière chose que les Japonais consentent à étudier, c’est leur pays, ce sont leurs besoins, leurs aptitudes propres ; il s’agit, à leur avis, non de se connaître, mais de se transformer ; non de ce qu’ils sont, mais de ce qu’ils veulent devenir. Vainement essaie-t-on de leur insinuer que, pour tailler une statue dans un bloc de marbre, il faut au moins s’assurer de sa consistance et de ses dimensions.

Ce n’est pas seulement par ces revendications platoniques que se manifeste l’activité des radicaux frais éclos. Ils abordent avec la même intrépidité des problèmes bien plus pressans, des questions sociales qui pourraient amener de graves discordes. Ils commencent à se demander pourquoi le peuple paie une si large part des produits de son travail au trésor, et, trouvant que c’est pour subvenir à l’entretien d’une aristocratie discréditée, ils discutent les droits de cette caste dispendieuse. Entreprise avec le secours de nos écrivains socialistes, on devine à quelle conclusion mène la discussion : l’opinion publique ou ce qui la remplace se soulève avec véhémence contre ces parasites inutiles. Toute classe privilégiée tombant forcément dans le mépris dès qu’elle cesse de remplir la fonction politique sur laquelle se fondaient ses prérogatives, la jacquerie révolutionnaire est toujours proche de la décadence féodale.

Comme il arrive toujours au lendemain d’une semblable chute, l’esprit public est plus avide d’égalité que de liberté et plus porté vers le césarisme que vers le self-government. Le ministère laisse volontiers attaquer la légitimité des castes, sans trop réfléchir qu’une fiction détruite en entraîne une autre, et qu’après l’origine de la féodalité, c’est celle du trône que l’on discutera un jour. Peut-être eût-il été plus sage de relever, de vivifier cette aristocratie acceptée pendant des siècles, de conserver les liens qui cimentaient l’édifice social. Mais il est trop tard ; le souffle du scepticisme a dispersé à jamais les débris de la vieille constitution de Yéyas, violemment jetée à terre en 1867 ; l’aristocratie est morte, la bourgeoisie n’est pas née ; il ne reste en présence qu’un fonctionnarisme sans contrôle et sans assises, en face d’une plèbe sans direction et sans instincts politiques. Le pouvoir actuel restera-t-il toujours le maître de modérer et de diriger à son gré l’évolution démocratique qu’il a lui-même suscitée ? Aura-t-il le temps de voir sortir des rangs du peuple cette classe moyenne dont il escompte en ce moment l’assistance ? Cette éclosion ne sera-t-elle pas arrêtée par les discordes imminentes ? Verra-t-on s’accomplir ici une lente métamorphose, comme celle qui se poursuit en Russie, ou une révolution orageuse et désordonnée comme celle dont la France actuelle n’a pas encore liquidé l’héritage ? L’avenir le dira. En ce moment, l’édifice japonais ressemble à certain temple majestueux qu’on voyait, il y a quelques années, s’élever au milieu de Yeddo : la toiture démesurément lourde, reposait sur de minces colonnes de bois ; le monument avait toutes les apparences de la solidité, mais l’incendie, vint un jour à souffler sur ces fragiles appuis, et après s’être maintenu pendant quelque temps l’énorme masse tomba, d’un seul bloc, sur le sol qu’elle joncha de décombres. Puisse le Japon avoir le temps de substituer de fortes colonnes de pierre à ses piliers de bois !

En résumé, le Japon est en face d’une tâche extraordinaire, au cours de laquelle il ne peut plus s’arrêter sous peine de décadence et de perturbation ; elle consiste dans le changement radical d’un régime politique, économique et industriel voisin ; du moyen âge contre les conditions de la vie moderne des peuples européens. Il possédait une civilisation propre, complète et même avancée à la façon orientale ; il a porté légèrement la pioche dans ce champ cultivé, comme on fait dans une terre en friche ; il doit maintenant achever son œuvre et planter après avoir arraché. Nous avons vu quels embarras et quels obstacles rencontre cette tentative surprenante, qui réclamerait un grand génie servi par des circonstances exceptionnelles. Cette entreprise est poursuivie par une race fière et énergique à qui la sélection insulaire, fortifiée par un isolement de trois siècles, a donné une originalité propre et assigné une place à part dans la famille humaine. Si l’on essaie de résumer en quelques aperçus synthétiques les qualités de cette race, on constate tout d’abord une certaine vivacité d’intelligence, une grande facilité d’assimilation, beaucoup de mémoire, des aptitudes variées, une certaine recherche de pensée qui se traduit surtout dans les œuvres d’art, un goût délicat pour tout ce qui est net, décent, civil ; en un mot, les caractères d’une nation arrivée à la maturité et à l’apogée d’une civilisation sui géneris, vieillotte et raffinée. Si l’on se demande cependant où se rencontre cette lacune, que l’on sent plutôt qu’on ne la définit dans la conscience japonaise, on s’aperçoit à la longue que, tout élément moral mis de côté, le principal défaut de l’esprit oriental est l’absence de raisonnement méthodique, qu’il est rebelle à cet exercice de l’analyse et de la synthèse qui apprend à voir clair dans un sujet, dans une entreprise, dans une étude quelconque, et donne seul à la pensée la vigueur, la précision et la sûreté. Beaucoup de notions s’entassent dans ces têtes, sans s’y classer, sans s’y grouper autour de certains centres. On dirait d’un musée en désordre, où l’on ne peut trouver à propos la pièce que l’on cherche. De là tant d’efforts épars et sans résultat, parce qu’ils sont sans unité, un travail à bâtons rompus, beaucoup d’agitation et peu de fruits. Ce n’est peut-être point un vice constitutionnel, mais un effet de l’éducation toute scolastique empruntée aux Chinois ; la tournure d’esprit peut changer avec le système d’instruction ; elle peut en changeant amener les Japonais à des conceptions moins mystiques et moins étroites sur la vie, les devoirs, le but de l’humanité. C’est de cette double condition que dépend leur réussite dans la voie des progrès réels, leur accès au nombre des peuples qu’ils imitent aujourd’hui. L’avenir dira s’ils sont destinés à rester les plus sympathiques de la race jaune ou à prendre place à côté de la race blanche.

En terminant cet aperçu de l’état actuel du Japon, résumé consciencieux des observations d’un séjour de quatre ans, nous ne ferons pas aux Japonais qui pourraient le lire l’injure de leur présenter une excuse pour certaines sévérités d’appréciation auxquelles l’observateur le plus bienveillant doit à regret donner une place. Assez d’autres, sans nous, les comblent des caresses et des flatteries qui siéent aux enfans ; nous avons toujours cru leur, faire plus d’honneur de les traiter en hommes. Leurs meilleurs et leurs seuls amis, qu’ils le sachent bien, sont ceux qui leur disent et leur apprennent à entendre la vérité.


GEORGE BOUSQUET.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Celui que le baron Gros signa au nom de la France date du 11 octobre 1858.
  3. Les Iles Bonin, petit archipel situé par 160 degrés de longitude est et 36 degrés de latitude nord, sont peuplées par les Kanaks, au milieu desquels se trouvent une soixantaine de blancs, la plupart baleiniers déserteurs.
  4. Quelques mois après son retour d’Europe, M. Iwakura fut attaqua dans sa voiture comme il sortait du palais impérial, à la tombée de la nuit, par une bande d’hommes armés et masqués. Quoique grièvement blessé, il put sauter à terre assez vite pour échapper à ses assassins, en se laissant rouler au fond des douves du château, d’où il ne fut retiré que plusieurs heures après, dans un état presque désespéré.