Le Japon en 1867/01

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Le Japon en 1867
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 629-660).
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LE
JAPON EN 1867

I.
LA VIE JAPONAISE, LES VILLES ET LES HABITANS.

Si l’on veut être en mesure de juger sainement un pays à peu près inconnu, il faut y vivre assez longtemps pour dépouiller le vieil homme. Lorsque ce pays s’appelle le Japon, qu’il vit isolé à l’autre bout du monde, c’est alors surtout qu’il est bon de s’oublier soi-même, de se plier docilement aux conditions d’une existence nouvelle, de faire taire enfin tout sentiment d’amour-propre national. Quel peuple ne s’abandonne volontiers au penchant de croire que rien n’est beau ni logique en dehors de ce qui porte l’empreinte de sa fabrique ou de ses mœurs ? Ce n’est pas qu’à notre époque de cosmopolitisme il soit, comme au temps de Montesquieu, difficile de concevoir qu’on puisse être Persan ; encore nous arrive-t-il de sourire à la vue d’un Chinois ou d’un Japonais, dont le teint, le costume, la démarche, nous paraissent le comble de la laideur et du ridicule, sans songer qu’à l’autre extrémité de la terre on ne se fait pas faute de hausser les épaules au spectacle de nos vêtemens, de notre tournure et de nos habitudes. Bien que nos rapports suivis avec le Japon ne soient ni très anciens ni toujours faciles, cependant on peut dire que depuis plusieurs années un contact jusque-là impossible a déchiré le. voile mystérieux qui enveloppait ce peuple, et nous a mis à même d’en apprécier l’intéressante originalité. Il n’y a pas seulement plaisir, il y a profit à lier plus ample connaissance avec les Japonais, puisqu’en dépit de l’éloignement nous cherchons par tous les moyens à nouer avec eux des relations sérieuses, et que de leur côté ils semblent assez disposés à répondre à nos avances pacifiques.


I

Des trois seuls points que nous puissions habiter au Japon, Yokohama est le plus considérable tant par le chiffre de sa population que par le voisinage d’un grand centre politique et commercial, Yeddo, capitale des états du taïcoun. Yokohama n’existait pas avant 1858 ; il n’y avait là qu’un village, une agglomération de quelques cabanes de pêcheurs sur un terrain marécageux, à l’entrée d’une vallée gracieuse située entre deux collines boisées. En quelques années, le village est devenu une ville commerçante, et par conséquent une ville qui n’a pas le cachet aristocratique des grandes résidences japonaises. En face de nous en effet, on ne trouve qu’une population du dernier ordre, rassemblée là pour nos besoins : pêcheurs, marchands, ouvriers, coulies, vivant tous de notre présence ; au-dessus d’elle se détache un groupe compacte d’employés de douane et de police, les plus corrompus probablement que le gouvernement japonais ait pu trouver dans ses états, et une milice douteuse, mal habillée, mal payée, enrégimentée pour les besoins de notre défense, mais choisie dans les couches inférieures de la société ; enfin un gouverneur et deux vice-gouverneurs, fonctionnaires mobiles, de manières et d’extraction diverses, tantôt communs, tantôt polis, les uns de formes aimables, paraissant se plaire dans leurs rapports avec les étrangers, les autres farouches, subissant avec répugnance les obligations imposées à leur emploi, tous d’ailleurs très petits personnages dans le pays, n’ayant rien du caractère de la haute aristocratie japonaise, qui ne condescendrait pas à tenir des fonctions subalternes dans une ville remplie d’étrangers. Pour rehausser l’importance du personnage, les formes extérieures du respect sont poussées aux dernières limites ; matin et soir, quand le gouverneur va de ses bureaux à sa maison de campagne, ou quand par hasard il traverse les rues européennes de Yokohama, les coureurs qui précèdent son cheval crient à la foule de se prosterner. Les employés, les gens de police, de la douane, toute la classe à sabres s’arrête et s’accroupit en baissant la tête ; mais les marchands regardent du fond de leurs boutiques, les coulies et les passans s’effacent dans quelque coin. On tient moins au salut du peuple ; il le sait, il en est avare et ne le donne que dans une rue étroite, lorsqu’il n’y a pas moyen d’esquiver la génuflexion. Du reste, et pour racheter en quelque sorte la lâcheté de son obéissance il raconte tout bas, loin de toute oreille indiscrète et avec une petite nuance dédaigneuse, qu’un bounio (gouverneur) n’a nul droit à tant d’égards, qu’à Yeddo on ne fléchit le genou que devant les grands princes de l’empire, et que cette petite comédie de politesse se joue à Yokohama pour les étrangers.

On cite avec raison le peuple japonais comme le peuple chez lequel les formes de la civilité sont le plus scrupuleusement observées. Deux officiers, deux marchands qui se croisent dans la rue, s’arrêtent vis-à-vis l’un de l’autre et s’inclinent en même temps gravement et profondément avant de continuer leur route. Il n’y a ni raideur, ni ostentation dans leur salut ; ce sont souvent deux amis qui se voient chaque jour et qui cependant se garderont d’oublier ces signes extérieurs de politesse. Chez les femmes, le cérémonial paraît encore plus complet ; il est curieux d’étudier la plus petite bourgeoise recevant une amie. Elles se frappent plusieurs fois le front contre la natte sur laquelle elles sont accroupies ; leurs figures riantes et animées expriment le bonheur de se revoir ; s’il y a eu entre elles quelque service rendu et accepté, avant toute conversation on se remercie et à plusieurs reprises. « Grand merci pour le service d’hier et d’autrefois, » répètent la famille et les petits enfans. La maîtresse de la maison bourre elle-même sa petite pipe, l’allume, l’essuie et la passe à son amie avec l’indispensable tasse de thé. Si des rapports entre égaux nous passons aux relations entre le maître et ses domestiques, nous y trouvons, au sein d’une autorité sans conteste d’une part et d’une humilité évidente de l’autre, une familiarité incompatible à nos yeux avec, le sentiment de la supériorité hiérarchique. En vain chercherions-nous dans notre société moderne des points de comparaison avec un intérieur japonais ; l’idée que nous nous faisons de la vie patriarcale est la seule peut-être qui s’en rapproche assez exactement. Dans la société japonaise, le domestique est de la maison, il est au courant de tout, consulté sur beaucoup de choses ; la loi le consacre pour ainsi dire comme un fils. Meurtrier de son maître, il est puni comme parricide, transpercé de deux lances en croix.

Rien de plus simple et en même temps rien de plus propre qu’une maison bourgeoise au Japon. Au rez-de-chaussée la boutique, au premier l’habitation, toutes deux communiquant par un escalier bien en évidence, dont la partie pleine est généralement une suite de tiroirs superposés. Le toit est lourd, recouvert de tuiles pesantes qui écrasent l’édifice, mais lui donnent, dit-on, de la stabilité contre les tremblemens de terre. Les piliers qui le soutiennent sont rejoints entre eux par des cloisons en papier glissant dans des rainures. Le plancher mobile, en pièces à peine rabotées et mal jointes, repose sur de nombreuses traverses. De grosses nattes épaisses de 2 à 3 centimètres, finement quadrillées et ourlées sur les bords, forment immédiatement un parquet élégant, frais et moelleux, tenant lieu à la fois de lit et de chaise. Chacun s’accroupit sur ces nattes, laissant en dehors ses sandales en paille ou en bois, dont le contact en ternirait la blancheur. Toute la vie de famille se passe autour du chibachi, — brasero rectangulaire bien verni au dehors, bien doublé à l’intérieur, — sur lequel courent des tringles mobiles en fer doux qui sont autant de compartimens pour les besoins divers de la cuisine. A l’intérieur brûle un feu clair de charbon de bois au milieu d’une pyramide de cendres blanchâtres, épurées chaque matin au crible fin. Deux bâtonnets en cuivre, plantés dans la cendre, servent à toutes les manœuvres de tringles et de charbons. Le brasero devient une distraction dans les jours de désœuvrement ; on s’y chauffe l’hiver, on y fait la cuisine ; combien de fois même n’y dessine-t-on pas machinalement des arabesques, tandis que la pensée dort ou vagabonde ! La femme surtout, plus casanière, chargée d’ailleurs du soin exclusif de la maison et du ménage, se plaît à cette existence intime autour du brasero ; l’homme, au Japon comme chez nous, vaque à ses affaires ou court à ses plaisirs. Le long des murs, on voit deux meubles, une commode en bois blanc bardée d’encoignures de métal, mélange d’ébénisterie fine et de serrurerie grossière, avec des secrets pour les petits trésors, — une armoire, démontable comme l’appartement, fermée comme lui par des cloisons mobiles en papier et dans laquelle s’engouffrent les ustensiles de cuisine, la vaisselle, les balais, tout ce qui ferait tache à la netteté du logis. Le compartiment supérieur renferme les grosses couvertures en laine ou en soie et une miniature d’oreiller, pyramide quadrangulaire tronquée, dont la base arrondie a le balancement des chevaux de bois qui servent de jouets aux enfans ; sur la partie supérieure de l’oreiller est fixé un petit coussin recouvert d’un cahier de papier blanc aux feuilles volantes. Les quatre faces, parfaitement ajustées et soigneusement vernies, forment des tiroirs dans lesquels la Japonaise renferme sa bourse et ses clefs, quelquefois des lettres, des reliques ; chaque soir, elle tourne une feuille blanche du livre sur lequel elle pose la nuque plutôt que la tête, de peur de déranger l’édifice énorme de sa coiffure. En dehors de ces meubles indispensables, de la guitare accrochée au mur, on ne trouve guère, s’il y a quelques superfluités, que de petits oiseaux ou quelques potiches de fleurs. Tout le luxe est dans la finesse ou le vernis des boiseries, dans la propreté des nattes ou la fraîcheur des papiers.

Chez la femme non mariée, dans toutes les classes, il semble qu’il y ait un désir inné de coquetterie. La plus petite bourgeoise passe des journées de bonheur à marchander des étoffes ; elle prépare longtemps à l’avance avec toutes les émotions du plaisir la toilette qu’elle doit inaugurer à la prochaine fête. Ce jour-là, elle se lève de très bonne heure, et, tandis que sa robe gît immaculée dans quelque coin de la chambre, elle subit avec impatience les lenteurs de la coiffeuse. Il y a dans ce genre des artistes célèbres auxquelles il faut des heures d’étude et de travail pour arriver à composer quelque gracieux, édifice à la mode, bien lissé et bien pommadé, dans lequel se perd à moitié un morceau de crêpe coquettement choisi et que traversent de grosses épingles en écaille blonde ou à tête de corail. Il faut le confesser, la nature ne fait pas tous les frais de ce chignon, et, si de la chevelure nous descendons au visage, nous devons nous convaincre que nous n’avons rien à enseigner aux Japonaises en fait de maquillage. Voici toute une collection de petites boîtes que l’on vient de retirer d’une cachette ; il y a des blancs de toute espèce pour le cou, les bras, la figure, du rouge pour la bouche et la joue, du noir pour les yeux, de l’or même pour les lèvres, et tout cela ne sert pas à dissimuler une vieillesse décrépite ; les enfans sont les plus fardés. En dehors de cette coquetterie, universelle malgré son mauvais goût, le costume est des plus simples et toujours bien choisi. Une robe de soie, sombre généralement, recouvre une chemise en crêpe formée de petits morceaux de toutes couleurs, un véritable manteau d’arlequin où le vert brillant coudoie le rouge vif. Si c’est l’hiver, le costume est complété par un manteau court dont la doublure, comme épaisseur, suit les variations de la saison. La robe est longue, sans forme, ouverte d’une extrémité à l’autre ; elle bouffe dans sa partie supérieure ; la taille est serrée par une ceinture gigantesque, couvrant à la fois le ventre et l’estomac, et se terminant derrière par un nœud énorme dont la confection plus ou moins élégante a demandé un long examen et bien des retouches. Les manches pendent comme de larges poches. A la ceinture sont passés la pipe dans son étui de velours et le portefeuille, qui renferme deux petites baguettes à manger en argent, si l’on veut faire honneur à l’hôte qui offre le repas. Dans un coin du portefeuille brille un petit miroir, produit européen ; notre civilisation a fait*brèche de ce côté. Les pieds sont nus pendant la plus grande partie de l’année, chaussés de bas de coton blanc pendant l’hiver ; ils reposent sur une vandale en bois verni que deux supports de même nature maintiennent à distance suffisante du sol pour n’en prendre ni la boue ni l’humidlté. La sandale est garnie de paille tressée, quelquefois de velours, et retenue au pied par un gros cordon de drap que l’on passe entre le pouce et l’index. S’il pleut, elle est recouverte en cuir ou en papier. Dans tous les cas, elle n’a jamais les honneurs de l’appartement. La visiteuse trottine à petits pas dans les rues, suivie de sa domestique, une enfant ou une vieille femme, qui porte le parapluie et le mouchoir, dans lequel est renfermé quelque cadeau. Les Japonais la respectent ; à part peut-être quelques coulies, la lie du peuple, qui lui jetteront à la tête une épithète grossière, personne ne lui adressera une parole malsonnante. Ce peuple libertin a je ne sais quelle pudeur naturelle ou imposée à l’égard des passans. Il a son quartier et ses heures de liberté ; quand il se retrouve dans les rues bourgeoises, il reprend des allures respectueuses. La visiteuse arrivée, chacun lui a fait place dans le groupe ; elle a scrupuleusement accompli envers ses voisines le long chapitre des génuflexions et des complimens. On lui a offert la pipe et le thé. La conversation est devenue familière ; on s’entretient des nouvelles qui courent dans le public, on s’inspecte, on s’épluche un peu dans les détails de la toilette. Ce sont les commères de tous les pays, celles de La Fontaine et celles de Shakspeare. La bonne est allée chercher le dîner dans les boutiques ambulantes. Il n’y a pas d’heure pour cela, c’est une politesse due par l’hôte. La théière est en permanence sur le brasero, et la boîte blanche cerclée de cuivre que l’on découvre dans un coin de l’appartement est remplie de beau riz japonais. Voilà le pain et la boisson. On apporte de l’extérieur sur des plateaux en laque du poisson et des légumes entourés de feuilles odoriférantes et assaisonnés d’herbes de toute espèce, des oublies, du pain de Savoie, des pommes ou du raisin.

Toute fête cependant est sous la protection d’un saint, et, en faisant les frais d’une toilette neuve, la femme a bien songé qu’elle irait se montrer dans les environs des pagodes. N’a-t-elle pas d’ailleurs quelque petite chose à demander, et l’occasion peut-elle être mieux choisie ? Le cérémonial de la prière est des plus simples, on pourrait même lui reprocher un certain manque de gravité. Les belles toilettes, les rires et les plaisanteries doivent cadrer mal avec les sentimens de piété et de vénération. Avant d’entrer dans l’allée qui mène à la pagode, on se lave les mains à une petite fontaine ; comme chez tous les peuples de l’Orient, la propreté du corps doit marcher de front avec la pureté de l’âme. La pagode est fermée : chacun défile devant le sanctuaire, saisit là corde qui pend du toit et la choque contre un gong. Le dieu est prévenu, il écoute ; on joint les mains, on lui confie sa prière, et en se levant on la lui jette par écrit à travers les barreaux de la porte, en ayant soin, pour qu’il ne l’oublie pas, d’en envelopper une petite pièce de monnaie.

Dans un intérieur bourgeois, ce qui frappe le plus après la politesse, c’est la simplicité et la modestie des habitans. Toute la vie japonaise se résume en ces mots : le manque de besoins. Dans les basses classes, on ne trouve ni misère ni envie. L’homme ne paraît pas courbé sous les labeurs d’un travail ingrat, ni flétri par les fatigues d’une industrie malsaine. L’ouvrier et le paysan sont robustes et vifs. Ce sont des gens aux vues bornées, poussant vigoureusement sous un beau ciel, dans un milieu hygiénique, jouissant de la vie sans efforts ni ambition, prenant du travail ce qu’il en faut pour vivre, au besoin d’une infatigable ardeur, mais le plus communément d’une paresse remarquable. La bourse vide, n’a-t-on pas des voisins, des amis chez lesquels on peut prendre place sans gêne aucune autour du brasero, avec l’assurance d’y trouver le riz et le thé ? Aussi quelle scrupuleuse observance des jours fériés ! quelle superbe occasion de chômage ! Et les jours de pluie ou dans les grands froids de l’hiver comme les plus misérables profitent de la circonstance pour aller s’abriter ou se chauffer ! L’homme ne leur paraît pas fait pour travailler dans de semblables conditions ; notre activité, notre besoin d’argent, se brisent contre cette philosophique insouciance… Nos marchands n’admettent ni le froid, ni la pluie ; il y a des bâtimens qui doivent charger, des paquebots qui ne peuvent attendre, de graves questions et de gros intérêts en jeu ; alors il faut s’adresser à l’autorité souveraine, les offres les plus séduisantes glisseraient sur l’épiderme insensible de ces enragés flâneurs. L’autorité, elle, ne fait pas de promesses, elle commande ; les coulies sont embrigadés, mangent et vivent dans certains établissemens, ils ont leurs chefs et leurs responsables ; l’ordre donné d’en envoyer tel nombre est aussitôt exécuté. Il n’y a pas de murmure. L’autorité s’est substituée à vous et les paie en votre nom ; mais l’ouvrier qui travaille dans son magasin, le maçon, le charpentier, tous ceux qui ne sont pas de simples manœuvres propres à tout faire, à remuer de la terre comme à embarquer les marchandises, avec quel empressement ils saisissent les moindres occasions de ne rien faire ! Règle générale, pour tout travail qui demande cinq jours d’application, un Japonais en demandera vingt afin de se ménager quinze jours de loisirs. Entre eux, toute transaction commerciale spécifie que les jours de pluie ne comptent pas, clause expresse de l’ouvrier, mais qu’il sera payé en cas de retard un dédit de tant par jour, disposition prudente du client. Pour le plus petit marché, il y a convention écrite, scellée des deux parties et visée par l’autorité compétente.

Cependant, dès qu’on jette les yeux sur ces ouvrages en laque que la main de l’homme a mis des mois et des années à vernir, sur ces vases en bronze à cire perdue[1], sur ces statuettes en ivoire dont l’expression est si fine, enfin sur les plus simples produits en papier et en bois, sur l’ébénisterie d’une maison ou d’un temple, le goût de l’artiste, la patience de l’ouvrier, s’accusent immédiatement ; on ne peut s’empêcher de reconnaître une race forte, capable en se jouant de produire de véritables merveilles. Le Japonais n’est pas seulement imitateur, il invente, il perfectionne, il innove ; son intelligence est ouverte à tous les raffinemens et à toutes les ruses : la moquerie lui a fait fabriquer à d’autres époques la trompeuse sirène, charmante tête de singe nouveau-né sur un corps de poisson, ouvrage devant lequel ont pâli, le microscope à la main, tous les savans de la Hollande. La fraude en matière de commerce le conduisait dernièrement en prison pour avoir teint des œufs de vers à soie naturellement blancs. Il saurait à la rigueur lutter de rouerie avec nos maquignons les plus experts dans l’art de changer la couleur d’un cheval où de dissimuler une jambe couronnée sous une couche de peinture ; mais ses vices ne sont pas calculés comme ceux du Chinois : l’idée de l’association ne pourrait lui venir, ni la constance de travailler des mois entiers au percement d’un tunnel destiné à déboucher dans les caves d’une banque[2]. Ces choses-là peuvent se voir à Hong-kong sous le régime anglais, elles sont inconnues au Japon ; l’indigène n’y a pas de ces vastes et laborieuses conceptions. Les craintes du bourgeois ne vont pas au-delà d’une bague ou d’une bourse disparue dans une foule. La loi d’ailleurs est des plus sévères : la mort, si la valeur de l’objet volé dépasse une certaine somme, la mort, si le coupable est en état de récidive. Il y a là de quoi faire réfléchir les plus téméraires.

En ce qui concerne Yokohama, la loi a reçu des correctifs notables, probablement à cause des tentations que nous créons. Les vols domestiques se sont multipliés avec une rapidité prodigieuse, et dans ces dernières années ils commençaient à se compliquer de la circonstance aggravante de main armée. La police malheureusement n’a pas fait, sous ce rapport, preuve d’une perspicacité hors ligne ; elle prétend, il est vrai, que nous la gênons, que notre humanité est de trop, que le premier moyen d’arriver à la vérité réside dans une bonne application de la torture à tous ceux qui peuvent fournir quelques renseignemens. La torture, d’après les dessins indigènes, a des variétés aussi nombreuses qu’au moyen âge dans notre pays. Il y en a d’anodines qui ne laissent aucune trace après la souffrance, et d’autres qu’il faut suspendre pour qu’elles n’occasionnent pas la mort. Tous les échelons de ce code barbare, depuis la prison jusqu’à la mort, présentent des détails horribles. Un prisonnier n’est pas un homme livré à une administration pour subir, sous une surveillance sévère, la sentence inflexible des lois ; c’est un misérable jeté en proie à d’autres misérables qui se feront un jeu de ses souffrances, exploiteront tous ses besoins, pratiqueront sur lui tous les moyens d’extorsion, et le laisseront périr ou de faim ou rongé par la vermine, faute par lui de pouvoir assouvir une ignoble cupidité. Tout ce qui végète dans les bas-fonds de l’administration se présente sous un aspect odieux ; gens de bureau, de douane ou de police, autant de petits tyrans dont il faut subir les caprices. La lâcheté et la corruption augmentent à mesure que l’on descend. Pour les pauvres diables d’ailleurs, la moindre réclamation est impossible ; coupables ou non, ils essaient de s’en tirer par de l’argent, ne plaident pas leur ignorance et ne cherchent pas s’ils ont réellement contrevenu à quelque réglementation ; à leurs yeux, tout ce qui n’est pas positivement permis est défendu.

Le Japon d’un bout à l’autre est l’image de notre ancienne Europe. Chacun y sent un besoin de protection ; dans les villes, l’homme du peuple recherche la tutelle d’un personnage influent, parent ou ami de quelque fonctionnaire, sinon fonctionnaire lui-même ; dans les campagnes, les villages se groupent autour de leur seigneur, le château défend la chaumière contre les soldats de quelque prince voisin ; chaque petit hobereau a ses hommes d’armes et ses vassaux, dont il est le protecteur comme il en est le propriétaire. Avec un pareil système, il semble au premier abord que le rêve de l’homme du peuple ou du paysan doive être d’appartenir à la maison armée du prince, ne fût-ce que pour échapper aux tracasseries de la petite police ou pour tracasser à son tour ; en y regardant de plus près, on change vite d’opinion. Après les nobles, les officiers et les fonctionnaires, que la naissance, l’adoption ou quelque hasard extraordinaire a portés aux honneurs, il ne reste de la classe armée qu’une foule peu estimable, recrutée dans les paresseux et dans les mauvais sujets, tout aussi ignorante que le peuple dont elle est sortie, mais plus misérable, quoique plus fière. Le métier des armes n’a rien d’honorable au-dessous d’un certain rang, c’est une servitude et des pires. A voir passer dans les rues quelque soldat au costume sale, les pieds dans des sandales de rebut, la figure hypocrite, et quelque ouvrier ou paysan portant joyeusement son infériorité et jetant au vent les éclats de son insouciante gaîté, ce n’est pas aux sabres du premier que l’on est tenté de porter envie. L’homme qui s’engage dans la suite d’un noble perd immédiatement sa personnalité ; véritable machine, il donne son bras et son temps en échange de la nourriture et d’un uniforme ; il est payé pour se battre, il ne peut exercer en dehors aucun état ; il dit adieu à la vie de famille, aux plaisirs bruyans de ses compagnons.

Avant tout, le Japonais est homme de plaisir. Son premier soin au début de sa soirée de paresse, c’est le bain ; il n’a pas attendu les bienfaits de notre civilisation raffinée pour avoir l’instinct de la propreté. Si chez les gros bourgeois, la famille se donne le luxe d’un bain à domicile, les petites gens en sont encore aux bains publics dans toute leur simplicité. Nos habitudes de réserve et de pudeur sont complètement déroutées à la vue d’une salle où jeunes filles et femmes de tout âge se baignent en commun, sans prêter la moindre attention aux regards indiscrets ou curieux des passans, qui de la rue peuvent assister à ce spectacle. L’étranger fraîchement débarqué entre pour contempler cette nouveauté singulière, à laquelle il croit à peine. D’une espèce d’antichambre où la baigneuse se déshabille, il voit devant lui, à trois pas, sur un plancher en contre-bas de quelques centimètres, une agglomération féminine qui, riant et causant, vaque très tranquillement aux soins minutieux de la propreté. Çà et là des groupes d’amies s’installent à part, et, accroupies les unes à côté des autres, mettant leurs seaux en commun, elles se racontent leurs petites affaires ; ici une mère s’occupe de son enfant qui crie à tue-tête, tandis qu’à côté le garçon baigneur, beau jeune homme à peine vêtu, frotte ou essuie quelque jeune fille paresseuse et solitaire. A Yokohama, qui devient une grande ville, et où il existe une classe marchande relativement aisée, on trouve des bains avec séparation pour les deux sexes ; mais dans les quartiers pauvres et dans les villages de l’intérieur.il n’y a qu’une salle, le luxe de la séparation est inconnu.

Chaque ville du Japon a tout un quartier consacré à la débauche, le yoshivara, — large emplacement séparé du reste de la cité par un fossé ou par quelque autre obstacle matériel qui ne permet qu’une communication restreinte, toujours placée sous l’œil vigilant de la police. Le long des rues qui y aboutissent se dressent des bains, des restaurans, des tirs à l’arbalète, toutes les petites industries qui spéculent sur la joie, le vice ou le désœuvrement. Quand la ville est endormie ailleurs, tout brille, tout est illuminé de ce côté. Autour d’un jardin ou d’une cour s’élèvent de grandes constructions dont le rez-de-chaussée, vaste cage en bois, laisse apercevoir à travers ses barreaux de jeunes Japonaises accroupies devant leur brasero et fumant la pipe. Elles sont vêtues de robes de soie richement brodées d’or ; leur coiffure est traversée en tout sens de larges épingles en écaille, le fard s’étale sur leurs figures en larges plaques blanches et rouges. C’est la prostitution aussi tranchée et plus réglementée que dans nos pays. Elle paraît immense et presque en honneur, à en juger par la grande quantité de curieux qui vont et viennent dans les rues du yoshivara, mais, au lieu de se traîner dans tous les quartiers de la ville, de guetter au coin des carrefours, elle est reléguée en masse dans cet endroit spécial, où elle a le droit de s’afficher. Personne ne peut s’en plaindre. On n’entre pas au yoshivara comme par hasard. Il ne peut y avoir surprise ; il a fallu traverser un pont, passer sous l’arche d’une grande porte bardée de fer. Du reste, là comme partout, la honte et la misère propres à cette institution s’accusent par cent détails derrière ces vastes édifices bordant le jardin, sont des bouges dans des ruelles infectes ; à deux pas des grandes salles et des robes magnifiquement brodées, dans des couloirs ignobles, des créatures flétries bien avant l’âge exhibent au fond de réduits mat éclairés des physionomies blêmes, décolorées, auxquelles manquent depuis longtemps l’air et le jour. La gaîté, le costume, tout est d’emprunt. On a fait quelquefois de ce séjour de la prostitution japonaise un lieu d’éducation, sinon une école de bonnes mœurs, et sur cette donnée plus d’un écrivain a construit une société bizarre où les jeunes filles, sans en excepter celles des hautes classes, vont chercher par un séjour au yoshivara l’éducation musicale et littéraire qui doit les conduire au mariage. Rien n’est moins exact. Les Japonais, même ceux de la bourgeoisie, choisissent, est-il besoin de le dire ? leurs fiancées dans un milieu moins immoral, et les pauvres filles livrées au commerce de la galanterie, qu’elles aient été vendues par des parens cupides ou qu’elles se vendent elles-mêmes par un amour inné de plaisirs ou de toilettes, appartiennent toutes aux dernières classes de la société. Au premier abord ou à ne voir les choses que de loin, il est facile de tomber dans l’erreur que nous venons de signaler ; les industries sont tellement mélangées qu’on peut les confondre ; le vice coudoie l’enfance de si près que l’esprit ne les sépare plus ; à côté des prostituées, dans les mêmes maisons, les joueuses de guitare animent les soupers de leur musique criarde, tandis que sur un théâtre très propre de petites filles élevées au milieu de cette corruption jouent naïvement la comédie et la pantomime. Pour l’observateur de passage, prostituées, musiciennes et comédiennes ne font qu’un. Les portes de cette enceinte une fois franchies, toute distinction morale cesse, et dans ce capharnaüm de marchands, de restaurateurs, de bateleurs et de musiciens tout revêt un aspect louche.

On sent dans les rues du yoshivara qu’on marche sur une terre libre où les hiérarchies sociales ont disparu. Bourgeois, marchands et coulies, attirés par un besoin de plaisirs, coudoient et heurtent les petits fonctionnaires de l’administration. Pas une dispute d’ailleurs, jamais une rixe malgré l’absence complète de police. Les gens ivres qui chantent à tue-tête et chancellent à chaque pas restent gais sans devenir brutaux. C’est un milieu étrange de métiers de toute sorte et de gens de toute classe, où domine le vêtement de coton du prolétaire. On voit qu’il est là chez lui, sur son terrain, qu’il peut se livrer le plus bruyamment du monde à ses plaisirs. Pendant l’été, des transparens de soie éclairent les jardins du yoshivara et montrent à la foule qui rit aux éclats tous ses petits tyrans représentés par quelque artiste habile sous la forme la plus grotesque. Les Japonais, pense-t-on, ont le vice en honneur. Pourquoi ne pas admettre plutôt qu’à l’exemple des anciens Grecs ils rendent hommage à la beauté ? Il y a un jour dans l’année où l’on couronne la plus belle courtisane du yoshivara. La jolie préférée fait avec nonchalance le tour des jardins, elle est plus magnifiquement coiffée que d’habitude ; sa robe, dont les dessins représentent des animaux imaginaires, est tellement lourde de broderies que les extrémités en sont portées par deux suivantes. Le cortège marche avec la plus grande lenteur sous le regard jaloux des voisines et l’inspection curieuse des flâneurs. Au calme imposant qui signale cette cérémonie, il est impossible d’admettre qu’il s’y rattache uniquement une pensée immorale.

La nuit, deux bruits différens troublent le silence de la ville commerçante, le tambour de la patrouille et le sifflet de l’aveugle. La patrouille circule à grands pas dans tous les quartiers : deux hommes armés sont suivis de domestiques portant les lanternes de la police, tandis qu’un soldat qui devance le cortège frappe en cadence sur un petit tambourin sonore. Il y a des années que les Japonais rient tout bas de cette patrouille, qui n’a jamais arrêté personne et qui prévient à l’avance les voleurs qu’ils aient à se cacher ; mais la routine est plus forte que les plaisanteries des bons bourgeois, et par les nuits les plus noires la patrouille japonaise continue sa ronde bruyante. Quant à l’aveugle, il sort avec l’obscurité et par les temps les plus affreux. Il a une profession à exercer. D’une main il tient une longue canne avec laquelle il tâte le terrain en avant de lui, de l’autre il porte à ses lèvres un sifflet dont il tire des sons aigus et prolongés lorsqu’il entend les pas de quelque promeneur. Il adresse ainsi aux passans la prière de ne pas le bousculer sur leur route. Du reste, il va partout, jusque dans les foules les plus compactes du yoshivara. On est effrayé de la quantité d’aveugles qui sortent à la nuit de leur taupinière et se répandent dans la ville ; leur visage horriblement grêlé indique quelle maladie les a privés de la vue. Ils sont gais cependant et ne demandent aucune aumône. Un sentiment de pudeur qui contraste singulièrement avec la liberté des mœurs japonaises a réservé à ces malheureux l’industrie du massage, qui leur suffit à gagner largement leur vie. Le massage est un remède contre la fatigue, la migraine et les nerfs ; les voyageurs en usent beaucoup ; les femmes en raffolent. Il est vrai que ces aveugles sont d’aimables causeurs, très au courant de toutes les histoires de la ville.

Le théâtre japonais s’est inspiré du goût européen, il s’est plié aux conventions apportées dans le pays par les premiers navigateurs ; mais, tout en rompant avec les habitudes chinoises, il a conservé cette simplicité, ce naturel, cette horreur des accessoires, que nous ne connaissons plus et qui nous font hausser les épaules. Une foule bigarrée, composée d’élémens des deux sexes, boit, mange, fume, rit, s’interpelle, échange ses impressions sans ordre, sans gêne, sans contrainte ; les enfans, en grand nombre, montent sur la scène pendant les entr’actes, visitent les coulisses et examinent les costumes. Le spectateur complaisant se dévoue pour les besoins de la communauté en éméchant la chandelle fumeuse placée près de lui, tandis que les émècheurs rétribués ne craignent pas, même au milieu de la tirade la plus pathétique, de venir sur la scène satisfaire aux exigences nauséabondes de leur emploi. Pas de puissance occulte pour faire lever ou tomber le rideau ; le plus modeste des domestiques manœuvre l’appareil aux yeux des spectateurs. Pas de changemens à vue ; les décors arrivent sur la scène portés par les comparses de la façon la plus naturelle du monde. Pas d’effets trompeurs de lumière ; la jeune première qui marche est suivie dans ses mouvemens par deux chandelles emmanchées au bout d’un bâton et tenues dans la coulisse par deux acolytes, dont le rôle, si modeste qu’il soit, demande encore des interprètes fidèles.

Le théâtre japonais comprend deux genres distincts, le drame et la comédie. Le drame est resté chinois de convention ; il ne met en scène que de grands personnages empesés, guindés, chantant au lieu de parler. Ce n’est pas là qu’il faut étudier le théâtre indigène. Le public n’est véritablement chez lui qu’au vaudeville. Les personnages qui s’agitent sur la scène sont des gens qu’il voit tous les jours ; ce qu’on joue devant lui, ce sont des incidens de sa vie personnelle : aussi comme il écoute, comme il rit ! Il interpelle l’acteur et lui donne la réplique, il lui jette un bon mot, s’il le voit à court. Il est impossible de trouver dans n’importe quel théâtre plus de naturel qu’au vaudeville japonais, plus d’entrain, de bonhomie et de gaîté franche. Les différences qui existent entre l’état social du pays et le nôtre provoquent cependant des différences scéniques essentielles. Ce qui ne serait qu’une légèreté chez nous devient crime chez les Japonais ; mainte de nos peccadilles leur paraît une monstruosité. Le mari que l’on trompe ou que l’on cherche à tromper, la femme coupable ou la femme hésitante sont autant de mythes sur la scène japonaise ; elle n’admet même pas ces imbroglios de nos vaudevilles qui, après avoir amoncelé des nuages menaçans pour la fidélité conjugale, finissent par se dénouer en tout bien, tout honneur pour le mari. Dans une société où l’adultère est un crime sans excuse et d’ailleurs fort rare, toute tentative d’adultère paraît mauvaise à représenter comme peinture de mœurs, et toute intrigue qui roule sur cette idée ne peut trouver place dans un théâtre qui représente la vie réelle. Ces différences écartées, l’action reste la même, mélangée de sentiment et de gaîté, surtout naturelle. De temps en temps, un yacounine[3] ou employé y apparaît ; il est toujours présenté sous des dehors ridicules ; l’amant, la fille, les parens, les spectateurs mêmes, tout le monde se moque de lui ; il a toutes les laideurs et toutes les difformités. Le peuple opprimé se venge naïvement de ses maîtres, sans arrière-pensée d’ailleurs, pour donner libre cours à son esprit satirique. C’est la piqûre du moucheron ; nous en avons déjà vu un exemple dans la caricature, et partout nous trouverons à son heure de plaisir le peuple riant librement de ses gouvernans de bas étage. Il n’est pas possible de mettre en doute le goût du public japonais pour le théâtre, sa générosité même en faveur des artistes. Le plus petit village a sa troupe de comédiens, et chaque salle de théâtre est littéralement tapissée de morceaux de papiers proprement écrits, sur lesquels les artistes rappellent les prodigalités dont ils ont été l’objet et font connaître le nom et l’adresse des donateurs. Ces prodigalités nous sembleraient bien mesquines, et encore paraît-il que l’affiche est souvent trompeuse ; mais il ne faut pas perdre de vue que nous sommes sur un petit théâtre, en face du bas peuple, et en définitive que le sexe uniforme des artistes comporte non pas des bijoux ou des colliers de perles, mais simplement une estime à laquelle le désintéressement ne peut donner que plus de valeur[4].

Si du vaudeville nous passons à un spectacle plus populaire, celui des lutteurs, nous y retrouverons les mêmes habitudes poussées jusqu’à la frénésie. L’engouement pour ce genre d’exercices paraît entretenu à dessein par le gouvernement japonais, qui règle la marche des diverses troupes de lutteurs, et fixe point par point leur itinéraire. Le défilé des lutteurs avant la représentation m’a toujours paru beaucoup plus intéressant que la représentation même. Ces hommes nus, de tournure des plus grotesques, qui s’avancent d’un pas solennel et défilent avec majesté devant l’assistance, ceints d’un tablier de soie ou de velours sur lequel sont inscrits leurs noms et leurs victoires, font l’effet d’un album vivant de caricatures où l’auteur aurait cherché à unir sous des formes massives et charnues l’idéal du disgracieux avec le suprême de la bestialité. Le défilé terminé, un homme de chaque camp monte sur un petit tertre circulaire élevé d’un pied et large de quinze. C’est l’arène où les deux adversaires vont s’étreindre ; mais auparavant que de préliminaires ! Pendant qu’un régisseur en grande toilette lance solennellement à la foule leurs noms et leur généalogie, les deux colosses font craquer leurs os, essaient leur base, frappent la terre du pied, boivent de l’eau à petites gorgées et jettent autour d’eux des poignées de sel, préservatif infaillible contre le mauvais sort ou les chutes dangereuses. Enfin le signal est donné. Les deux adversaires se relèvent en hurlant, s’étreignent, se poussent, se soulèvent, et l’un d’eux, le plus faible ou le moins adroit, est rejeté en dehors de l’arène : pour vingt luttes insignifiantes et qui ne prouvent guère en faveur du plus heureux des combattans, à peine une lutte sérieuse où le vaincu soulevé, lancé à terre, va tomber et rouler comme une masse au milieu des spectateurs. Alors les acclamations et les transport de joie éclatent dans la galerie ; les vêtemens pleuvent sur le vainqueur, c’est à qui se dépouillera ; en un clin d’œil, il a renouvelé pour vingt ans sa garde-robe. Je n’ai pas voulu rester sous l’impression de ce mystère, qui semblait faire un marchand d’habits de chaque lutteur en retraite, et j’ai appris que ces vêtemens n’étaient, sous une forme plus volumineuse, que les équivalens de la monnaie du pays. Chaque coupe et chaque étoffe ont leur tarif, et les amateurs qui dans un moment d’enthousiasme jettent leurs manteaux vont le réclamer à leur favori quelques instans après moyennant une redevance honnête.

La polygamie n’existe point au Japon. Riche, l’homme a des maîtresses avérées, vivant au grand jour dans ses châteaux ; ouvrier ou marchand, il peut difficilement se passer ce luxe, mais la liberté que lui laisse la loi est sanctionnée par la morale ; l’opinion publique n’a rien à voir à ses caprices, et ne garde de sévérité que pour la femme. Le mariage cependant ne se présente pas sous un aspect bien effrayant : c’est une simple formalité, une promesse écrite que l’on échange ; l’homme s’entend avec les parens, et, sans que la religion ni la loi se soient mêlées de l’arrangement, emmène sa femme, qui devient la maîtresse de maison, la matrone. Elle dirige tout, commande aux domestiques, s’initie aux affaires du mari ; elle a la responsabilité de l’intérieur : ce n’est plus une vie de plaisirs qui l’attend, c’est une vie sérieuse. Son premier acte est le sacrifice de sa beauté. Elle s’enlaidit et se vieillit, se rase les sourcils et se vernit les dents en noir. Au premier coup d’œil, elle paraît affreuse. Cette horrible physionomie la pose. Elle indique ainsi aux gens de la rue sa nouvelle condition sociale, qui commande le respect ; elle montre à son mari qu’elle renonce à la coquetterie et au désir de plaire. Il ne paraît pas qu’il y ait de sa part le moindre regret dans l’accomplissement de cette métamorphose, ni chez l’homme aucune velléité de rompre avec le préjugé qui prive la femme de sa beauté ; on ne trouverait pas à cet égard une seule exception dans tout le pays. Le sentiment qui dicte un pareil usage n’est d’ailleurs pas douteux ; en dehors du mariage, ces mêmes signes de laideur se retrouvent chez la femme à la suite de chagrins ou dans le deuil : partout c’est une invitation au respect, une renonciation manifeste au plaisir. Rien cependant n’est irrévocable dans cette situation, lorsque c’est le mariage qui l’a créée. Le mariage au Japon n’est pas indissoluble, et, du moment qu’il y a accord entre les deux parties, on se quitte avec la même facilité et sans plus de formalités qu’on n’en avait mis à s’unir. Une fois en possession du papier par lequel le mari lui rend sa liberté, la femme rentre le plus naturellement du monde dans sa première condition. En trois jours, ses dents ont recouvré leur blancheur ; en deux mois, ses sourcils sont redevenus épais. Quoique les Japonais ne se fassent pas un jeu de ces séparations, elles sont fréquentes et expliquent la rareté de l’adultère. Ce système de mariage admis, la paternité n’a plus nos exigences ; l’adoption la remplace. Ce que nous avons nommé la voix du sang n’existe pas. L’enfant n’a d’autres parens que ceux qui l’élèvent, qui le soignent et qui répondent de lui aux yeux de l’autorité. Peu importe qu’ils l’aient mis au monde ou qu’ils l’aient recueilli par bonté, par spéculation peut-être ; il n’en connaît pas d’autres, et nos raisonnemens européens sont impuissans à lui faire entendre ses devoirs réellement filiaux. Les hasards de l’existence lui feront changer de famille, souvent il ignorera de qui il tient le jour.

Le Japonais est curieux, et cependant il n’a pas la moindre notion des événemens politiques qui se passent dans son pays. Ces choses-là ne l’intéressent que médiocrement, on dirait qu’il a peur d’y être mêlé. Il respecte son prince uniquement parce qu’il est son prince, et médit des autres, qu’il considère comme ses ennemis naturels. L’almanach lui donne les noms des dix-huit daïmios[5] indépendans et leur état de fortune ; ce sont des détails qu’il sait par cœur ; au-delà, il ne cherche pas à en savoir plus. Pourtant dans les moindres petites villes il y a des conférences, et une assistance nombreuse, toute composée d’hommes du peuple, vient chaque jour écouter des récits de bataille ou de légendes que lui fait quelque orateur populaire. Presque tout le monde sait lire et écrire ; il y a des écoles partout, dans les petits villages, sur les grandes routes même. Si pour les hautes classes l’art d’écrire est une science dans laquelle on se perfectionne jusqu’au dernier moment, les signes de l’écriture étant comme en Chine aussi nombreux que les nuances de la pensée, pour le peuple il y a une écriture courante, facile, comprenant seulement quelques signes usuels et ne répondant qu’aux besoins les plus stricts de l’existence, une série de petits rébus que l’on déchiffre avec plus ou moins de peine. Avant de terminer cet exposé de la manière de vivre des Japonais, il reste à parler d’une classe spéciale dont le rôle considérable demande des explications détaillées. Ici les points de comparaison me manquent avec nos sociétés européennes, et je suis obligé de désigner cette classe par le nom japonais celui de lonines[6]. Il y a de longues années que ce mot de lonine tombe des lèvres du gouvernement japonais tantôt comme une menace, tantôt comme un avertissement, et nous avons eu besoin de tout ce temps pour comprendre ce que pouvait être dans l’état la société des lonines. Hier on disait la bande, aujourd’hui l’on parle de l’armée des lonines. Pouvoir sans résidence et sans argent, il fait trembler les princes les plus puissans, et met en péril l’existence des villes les plus riches. Le lonine sort de la classe à sabres ; il a été officier ou soldat, c’est un homme habitué au maniement des armes. Pour un motif ou pour un autre, la vie militaire lui pèse, peut-être n’en est-il plus digne ; il se déclasse, il quitte le service et abandonne les drapeaux de son maître ; il court la campagne, vit de ses propres ressources, tantôt bandit pour son compte, volant sur les routes, tantôt soldat ou assassin à la solde de quelque noble dont il ne porte, pas les armes et qui le reniera à l’occasion. Lonines, tous les officiers ou soldats qui ont commis quelque délit chez leur prince, qui ont manqué à la probité, trahi l’honneur ; lonines, tous les désœuvrés sur lesquels pèse trop lourdement la vie monotone de palais ; lonines, tous les chercheurs d’aventures, tous les querelleurs de haut et bas étage ; lonines, tous ceux qui ont une vengeance personnelle à exercer ; lonines enfin, des gens de cœur qui veulent punir un ennemi de leur maître sans engager la responsabilité de ce dernier. L’histoire ne parle que de lonines. Deux princes qui vivent extérieurement dans les meilleurs termes d’amitié se font la guerre au moyen de leurs lonines. Comme puissance, la force des lonines ne peut se définir. Qu’un événement politique surgisse, et telle bande de coquins vivant de rapines dans une province devient une armée avec ses chefs et sa discipline aux ordres de la politique d’un prince. Ce mot de lonines, dans la bouche des Japonais, respire la terreur ; on le prononce à voix basse lors d’un meurtre ou d’un vol, comme si l’ombre du coupable était là, invisible. Il y a du mystère dans cette crainte, et souvent il s’y mêle un certain respect. Que de bonnes causes perdues relevées par des lonines, que de beaux exemples de courage et de fidélité donnés par ces sombres déclassés ! Le tombeau des quarante-sept lonines est à Yeddo l’objet du plus profond respect de la part de la population. Obligés par devoir de venger la mort de leur prince assassiné, ces quarante-sept héros se démirent de leur charge, abandonnèrent le pays, et pendant des années la légende nous les montre courant les aventures sous des noms d’emprunt, mais poursuivant sans relâche l’œuvre commune, enfin, l’expiation accomplie, se suicidant devant le corps du meurtrier qu’ils viennent de punir.


II

La vue de Yokohama, ville bâtarde créée uniquement pour les étrangers, où le langage et les habitudes se ressentent de notre contact incessant, fait bientôt naître le désir d’aller saisir sur le fait, dans un endroit plus pur de mélange, la vie des Japonais. Une visite à Yeddo, distante de quelques lieues seulement, est une de ces tentations auxquelles peu de voyageurs savent résister. La capitale du taïcoun est pour nous la capitale du Japon, la ville immense et mystérieuse, commerçante et politique, d’où partent les instructions d’un pouvoir despotique que chacun subit avec une soumission aveugle. En arrivant de Yokohama, on entre dans Yeddo par la place des supplices. Le voyageur avide d’émotions et de nouveautés peut débuter par le spectacle d’une exécution. Les Japonais ne sont pas en voie d’abolir la peine de mort ; il est vrai que leurs voisins les Chinois les laissent bien en arrière pour la répression. Il y a quelques années, en Chine, les condamnés à mort pouvaient, dit-on, se faire remplacer. Au milieu de tant de misères, il était facile, paraît-il, de trouver quelque pauvre diable qui, cédant à l’attrait d’une petite fortune assurée à sa famille et d’une semaine préalable de chère lie dans sa prison, allait de gaîté de cœur expier les crimes d’un inconnu. Peut-être est-ce une légende à l’égard des voyageurs ; néanmoins, devant la multiplicité des exécutions, on comprend qu’aux yeux de beaucoup de gens la mort perde de son horreur ; puis dans le Céleste-Empire tant de malheureux meurent de faim, tant d’autres disparaissent broyés par ces insurrections soudaines, sans motif appréciable, qui s’abattent sur les campagnes et ne laissent derrière elles que des ruines et des cadavres ! A Pékin, l’on décapite tous les jours. — En 1865, après l’arrestation à Yeddo et le jugement de Sémidjé, reconnu coupable d’avoir assassiné deux officiers anglais, les Japonais nous donnèrent dans toutes les règles le spectacle d’une marche funèbre à travers les rues de Yokohama. Sémidjé, à genoux sur un cheval et étroitement lié, fut promené pendant tout un jour dans la ville européenne, au milieu d’une escorte d’infanterie et entre deux valets portant un écriteau sur lequel étaient relatés le crime et la punition. Le condamné, bel homme aux apparences vigoureuses, mais visiblement affaibli par la prison et la torture, promenait sur la foule un regard fier où perçait le mépris ; il nous représentait bien ce type de bravoure et d’insouciance que nous nous figurions chez les Orientaux. L’homme d’ailleurs mourait pour sa patrie ; il était martyr, il avait participé à la mort de deux étrangers. Jusqu’au dernier instant, il montra le même calme, laissant tomber de sa bouche quelques paroles dédaigneuses à la vue des Européens, mangeant de bon appétit à ses momens de halte et marchant d’un pas ferme dans la cour de sa prison vers l’exécuteur qui l’attendait. On voulait lui bander les yeux. « Je veux montrer à ces étrangers, dit-il, comment un Japonais sait mourir. » Il parla quelques instans, maudissant le jour où un patriote était mis à mort pour avoir exécuté les lois de son pays et prophétisant au Japon des malheurs sans nombre pour avoir souffert l’introduction des étrangers. L’exécuteur était un vieillard à face débonnaire, une de ces figures placides comme on en voit tant dans les bureaux de l’administration japonaise, il n’avait rien de l’apparence énergique ou sinistre d’un bourreau ; peut-être était-ce le premier venu, tout homme armé doit connaître le maniement de son sabre. Le patient s’était agenouillé de lui-même devant un trou fait en terre : « D’un seul coup ! » dit-il presque défiant au tranquille fonctionnaire qui attendait, et tandis que les spectateurs n’étaient pas encore remis d’un mouvement involontaire produit par la détonation du canon anglais qui venait de donner le signal, le vieillard s’efforçait déjà de relever le sabre, qui, manié vigoureusement à deux mains, s’était enfoncé en terre après avoir accompli l’acte de justice. A Yeddo, sur la place des exécutions, nous ne sommes pas admis d’aussi près à voir comment les choses se passent. Les gens de quelque importance d’ailleurs ont le privilège de ne pas être offerts en représentation au peuple, et pour les criminels de bas étage il n’y a guère de raison de jouer la fierté après une existence paisible, toute d’infériorité, mais qui inspire des regrets par cela même qu’elle n’a pas détruit d’illusions. Les têtes des suppliciés restent plusieurs jours placées aux portes de la ville, et exposées en guise d’avertissement aux regards de la population.

A partir de la place des exécutions, l’animation redouble, et c’est au milieu d’une foule composée d’élémens de toute nature, mais où les enfant dominent, que l’on traverse le faubourg marchand de Sinagawa pour atteindre le quartier affecté à la demeure des ministres européens. Placées loin du centre de la ville, loin des palais de la noblesse et du siège du gouvernement, les résidences diplomatiques se présentent au dehors sous des allures modestes. Ce sont d’anciens logemens de religieux, abandonnés provisoirement par leurs propriétaires après les traités de 1858, lorsque l’illusion générale faisait entrevoir la possibilité pour les ministres étrangers de vivre tranquillement à Yeddo. Ce rêve a disparu dans les flammes en janvier 1863, et le provisoire dure encore. Le séjour des étrangers à Yeddo n’est que temporaire ; les affaires y amènent rarement et seulement pour quelques heures les diplomates européens. Les temples qu’on nous a concédés sont des haltes plutôt que des habitations. Les anciens propriétaires d’ailleurs n’ont pas abdiqué tous leurs droits ; si l’on n’enterre plus dans le cimetière attenant au temple et qui nous sert de jardin, les prêtres n’en continuent pas moins leurs pratiques religieuses sans que nos allures et notre voisinage paraissent les gêner en rien.

De la terrasse de Saikaidje à la légation française, la vue est magnifique ; l’œil plane sur tout le golfe de Yeddo. Le soir, cette rade s’illumine. Des centaines de barques pratiquent la pêche aux flambeaux entre les forts et la côte. Pour les gros bâtimens mouillés au large, c’est un coup d’œil féerique. Il y a quelques années, dit-on, un diplomate anglais que de graves questions appelaient dans la capitale, étant arrivé le soir en rade de Yeddo, s’arrêta longtemps et avec complaisance à contempler cette illumination, qui n’excitait pas de la part du capitaine du bâtiment une attention moins soutenue. Rentrés dans leurs cabines et voulant l’un et l’autre faire savoir à leur gracieuse souveraine l’impression produite sur les Japonais par leur venue, le ministre écrivit au foreign-office que sa présence avait été le signal d’illuminations générales, tandis que le marin, se plaçant à un tout autre point de vue, signalait à l’amirauté les mauvaises dispositions des indigènes, qui travaillaient jour et nuit à élever de nouvelles batteries. D’honnêtes pêcheurs, qui n’y mettaient pas malice, avaient provoqué ces deux appréciations bien différentes.

Dans les rues de Yeddo, la foule nous accueille avec bienveillance, mais aussi avec une familiarité cavalière. Les enfans, sur le pas des portes, appellent à grands cris leurs parens pour les faire assister à ce curieux spectacle. Les étonnemens se manifestent à cœur ouvert ; les rires ne prennent pas la peine de se dissimuler, et les réflexions sortent nombreuses du sein de cette cohue bruyante. Devant nous, nos betos (palefreniers), en faveur desquels nous avons gracieusement fait la dépense d’une grosse paire de bas blancs, sacrifiant ainsi à l’usage qui fait juger du rang du maître par la chaussure du valet, courent et gambadent avec une bonne humeur et une gaîté qui ne se démentiront pas après une course de dix à douze lieues dans la ville. De temps à autre, un passage ou une ruelle leur permet de regagner quelques secondes de retard ; mais à la descente et dans les terrains difficiles chaque beto est là, à la tête de son cheval, le soutenant de la voix par de petits cris pleins de prudence. Cette classe de betos forme une corporation, une franc-maçonnerie dans laquelle on prend ses degrés et où l’on monte en grade. Qu’ils soient deux, dix ou cent, il n’y en a qu’un qui commande. A Yokohama, un chef beto exerce le droit d’inspection et de contrôle sur ses inférieurs attachés au service des étrangers ; à l’insu de ceux-ci, il visite leurs écuries et fait ses recommandations. Un matin, votre beto disparaît ; il y a dans l’écurie un de ses collègues qui a été envoyé par le chef de l’association, autorité plus puissante et plus obéie que la vôtre ; force vous est de consentir et d’accepter cette manière de procéder, dont les résultats d’ailleurs n’offrent aucun inconvénient. En 1863, le chef des betos pour les étrangers et celui des betos des Japonais, deux puissances, se prirent de querelle pour les beaux yeux d’une dame. L’un d’eux fut bafoué, berné et injurié dans une machination tramée par son rival. Le soir, les écuries étaient vides et les deux camps sur pied ; il fallut l’intervention de la police pour apaiser ce différend, qui tournait à l’émeute ; pendant deux jours, l’effervescence fut à son comble, et sur quelques points des rixes partielles s’engagèrent.

Pour l’étranger qui veut se faire rapidement une idée d’Yeddo, la plus agréable promenade est celle d’Asaxa, le plus grand temple d’Yeddo, placé sous la protection de la déesse Quannon-Sama. S’il oblique sur la droite pendant le retour, il aura vu les deux principales physionomies de la ville : la physionomie militaire ou aristocratique, la physionomie commerciale ou populaire. A quelques pas de la légation de France passe la grande rue marchande, prolongement de la route qui mène d’un côté à Yokohama, et qui, après avoir serpenté dans tout Yeddo, traversé canaux et rivières, sortira au nord sous sa première forme. Il n’y a ni architecture ni luxe dans ces quartiers marchands, les maisons se contentent d’être propres ; aucune misère, mais point de pompeux étalage. Devant la porte, un jardinet artificiel avec un bassin et une maisonnette sert à l’amusement de la famille ; le long du balcon du premier étage, des rouleaux minces en canon voltigent au vent et entraînent avec eux un petit marteau qui joue dans une boule de verre dont il heurte et fait tinter les parois. Au printemps, des racines de fougère couvertes d’une végétation fine et verdoyante soutiennent des globes en verre dans lesquels nagent des poissons rouges. C’est partout le même peuple, enfant jusqu’à l’âge le plus avancé, s’entourant de petits jeux, étonnant par la grâce inimitable qu’il apporte dans la confection de babioles qui nous sont inconnues.

Le long des murs, chaque maison a sa pompe en bois, couverte d’une douzaine de seaux formant la pyramide sous un toit qui les met à l’abri du soleil. On comprend à l’inspection et à l’entretien de ce petit matériel le rôle que joue l’incendie dans la vie japonaise, et cependant dans aucun pays au monde les secours ne sont aussi nombreux et aussi bien préparés qu’au Japon. Les charpentiers, couvreurs, maçons, sont embrigadés, et se rassemblent au premier signal sous les ordres de chefs connus. On voit dans leurs exercices journaliers les porteurs d’échelles dresser leur fardeau sans appui, au milieu de la rue, et tandis que les uns, au moyen de leurs crocs habilement passés dans les échelons inférieurs, maintiennent l’échelle droite et en équilibre, les plus découplés de la bande y grimpent et simulent les pyramides humaines les plus variées. La plupart des hommes ont le casque en cuir laqué avec les oreillères et les renforts en métal, comme dans les casques de guerre ; un trou placé sur le sommet de la tête permet la libre circulation de l’air ; un manteau court en laine de couleur foncée est cousu dans l’intérieur du casque et se boutonne hermétiquement sous les narines, ne laissant exposée à l’action de la fumée que la partie supérieure du visage. L’homme ainsi équipé résiste très longtemps à la suffocation. Pour arme, chaque travailleur a un long croc en bois cerclé de fer dont le pic aigu s’enfonce facilement dans les poutres, — instrument de démolition par son poids et son tranchant, de sauvetage par sa longueur, qui lui permet d’atteindre les objets au milieu des flammes. Se figure-t-on le spectacle d’un incendie dans une ville comme Yeddo ? La cloche a sonné l’alarme au sein des quartiers les plus éloignés ; au premier signal, tout le monde est en marche, on vient de trois et quatre lieues. La masse déjà grande des travailleurs disparaît sous le nombre toujours croissant des flâneurs et des amis. Qui n’a pas quelque parent, quelque connaissance au moins banale dans le quartier menacé ? Ce serait une impolitesse que de ne pas l’assister, de ne pas s’informer de ses besoins. Vite on s’est mis en route ; les femmes, les enfans quelquefois sont de la partie. Il est difficile de surmonter, en dépit de la circonstance, un certain sentiment de gaîté. Rien dans le spectacle qui vous entoure ne sent la tristesse ; on se croirait à une fête plutôt qu’à un désastre. Les officiers de la police, les chefs de quartiers, les gouverneurs de la ville sont accourus, qui à pied, qui à cheval, seuls ou avec des suites nombreuses ; on reconnaît au milieu de leurs hommes d’armes les nobles à leurs casques en métal blanc et or, dont les mille pointes brillent à la lueur de l’incendie, à leur petit manteau de drap rouge broché d’or. Les soldats de la suite ont passé à leur ceinture le bâtonnet en fer et le prennent en main dès qu’ils arrivent dans la foule ; ils frappent à droite et à gauche sans ménagement pour faire faire place à leur maître ; chacun s’écarte sans aucune récrimination : il semble que la brutalité soit de mise dans des circonstances aussi impérieuses.

Au milieu de la ville marchande, les magasins ont pris un peu d’élégance ; quelques boutiques d’étoffes sont remarquables par les développemens exagérés qu’elles affectent. L’œil y glisse sur une longue natte unie sans rencontrer le moindre obstacle de tables ni de chaises ; contre les murs, des casiers en bois contiennent les marchandises. Toute cette simplicité n’en renferme pas moins des soieries et des crêpes magnifiques. Les chalands sont nombreux, presque tous du sexe féminin. Il y a là, selon toute apparence, de très petites bourses ; mais ne faut-il pas, dans toutes les conditions, renouveler le morceau de crêpe gaufré qui tient les cheveux ? N’a-t-on pas toujours envie, sinon besoin, d’un tablier ou d’une ceinture ? Les jeunes filles, avec leurs femmes ou leurs amies, remuent toutes les étoffes et se consultent sur la couleur et le genre de robe que réclame telle partie de plaisir encore éloignée. Ces quartiers marchands offrent un aspect des plus gracieux à l’époque des grandes fêtes et principalement lors des jours de liesse qui signalent le renouvellement de l’année. D’un bout à l’autre de la ville, les rues ont été pour l’occasion plantées de bambous ; chacun a cloué sur le fronton de sa porte, au milieu d’une guirlande de verdure, un trophée qui se compose invariablement d’une orange, d’un gâteau de riz et d’une langouste, le meilleur fruit, le meilleur légume et le meilleur poisson. A l’intérieur s’amoncellent des gâteaux de riz de toutes dimensions, cadeaux que le maître de la maison destine aux domestiques et aux amis de la famille. Les marchands ont une collection d’éventails et de petits bols en porcelaine qu’ils offrent en souvenir aux passans qui leur souhaitent la nouvelle année. Partout où l’on entre, la table est servie, et l’hospitalité exige que l’on invite le visiteur à prendre sa part du repas. Chacun a revêtu ses plus beaux habits de fête ; les jeunes filles et les enfans ont des toilettes et des coiffures parfaitement correctes. Les gens de distinction ont endossé leur costume officiel de cérémonie ; des domestiques les suivent, portant gravement sur un immense plateau des cartes de visite d’une grandeur exagérée.

Au centre de la ville, nous sommes en face de Nipon-Hashi (pont du Japon), sous lequel passe un des nombreux bras de rivière qui serpentent dans Yeddo. Nipon-Hashi est la borne milliaire du Japon ; toutes les distances dans l’empire se comptent à partir de ce point. Nous nous approchons machinalement des boutiques volantes qui se dressent des deux côtés du pont ; sur de petites tables sont des stéréoscopes et des photographies. On voudrait croire qu’il y a dans quelque coin du monde une officine secrète où se fabriquent les nudités étalées là. Non, les marques en sont françaises, anglaises, allemandes, suisses. Chaque pays, chaque peuple contribue pour sa part à cet étalage. Les Japonais passent un à un, donnent une petite pièce de monnaie, regardent et rient le plus cyniquement du monde. Devant de pareils spécimens des mœurs européennes, il serait inutile et ridicule de chercher à persuader à ces curieux qu’en matière de décence ils doivent s’inspirer de notre exemple. La première fois que j’ai visité Yeddo, le commerce d’importation existait à peine ; on ne voyait dans les rues ni laines, ni draps européens, mais les marchands du Nipon-Hashi étaient déjà à leurs postes avec leurs stéréoscopes et leurs photographies : c’étaient les premiers produits qui eussent pénétré sur une grande échelle.

De l’autre côté du Nipon-Hashi, des rues tortueuses, habitées par tous les commerces et toutes les industries, nous conduisent par des contours multiples au grand faubourg d’Asaxa. A partir de ce faubourg, une simple rangée de maisons nous sépare, sur la droite, de la grande rivière. Quelques pas dans une rue transversale nous mettent en face d’un pont en bois de plus de 300 mètres de longueur. L’eau coule là abondante et jaunâtre. Des barques de toute nature, les unes chargées de marchandises, les autres de voyageurs, vont et viennent soit à la voile, soit à l’aviron, remontant péniblement le courant, ou se laissant emporter au gré de la marée. De petits bateaux coquets, au milieu desquels s’élève une mignonne maisonnette au toit incliné sur les deux bords, montrent par d’indiscrètes fenêtres quelque famille en promenade, des flâneurs, un couple d’amoureux descendant à la mer, ou remontant Vers les jardins d’Oodjé. Tout près de nous sont les magasins du taïcoun. Six larges saignées ont été faites à la rivière, et le long des bassins artificiels qu’elles ont creusés se sont élevées de grandes constructions en pierres dans lesquelles s’entassent les richesses du souverain. Au Japon, la fortune d’un prince se compte par la quantité de riz qu’il possède ou qu’il pourrait acheter ; la livre de riz est l’unité de monnaie. Un prince est riche de tant de kokous de riz ; sachant le prix variable d’un kokou, on peut calculer l’encaisse financière. Les chiffres auxquels on arrive sont parfois énormes, il y a des rentiers de 30 et 40 millions de francs ; mais, défalcation faite de l’entretien des châteaux, de la solde et de la nourriture du personnel armé, on finit par reconnaître que bien des misères se cachent sous ces apparences dorées, que la plupart des princes, criblés de dettes, ne vivent que du crédit qu’ils trouvent chez les grands marchands.

On ne peut mieux peindre l’impression que produisent les abords d’Asaxa qu’en les comparant à ceux d’une de nos foires les plus achalandées. Une avenue dallée qui s’ouvre derrière un porche remarquable par les dimensions exagérées d’une lanterne qui le décore conduit au temple entre deux rangées de petites boutiques où s’étalent tous les objets relatifs au culte, chapelets, fleurs artificielles, etc. La foule est toujours énorme dans cet endroit. Les femmes et les enfans dominent. Leur caquetage, joint au bruit de leurs sandales en bois, produit un vacarme d’un genre nouveau et auquel l’oreille ne se fait pas sans difficulté. Nous sommes arrivés au pied des marches qui conduisent au temple. A gauche, nous avons les écuries de la déesse. Elles contiennent, exposés aux regards de la foule, deux chevaux albinos, petits, maigres, d’un blanc sale, les yeux rouges, deux chevaux sacrés, mais en somme d’un assez triste aspect. Leur mangeoire est abondamment garnie par la générosité des fidèles, qui achètent dans les boutiques avoisinantes des pois bénis, et acquièrent ainsi des indulgences plus ou moins étendues. La nuit, les deux nobles bêtes sont suspendues et supportées par de larges sangles. Leur position officielle exige cette précaution ; elles perdraient de leur pureté en se couchant comme de vulgaires animaux. A droite, nous pénétrons dans un hangar où sont exposés de tous côtés des casques traversés de flèches. On se transmet de génération en génération les légendes de ces guerriers qui, au plus fort de la mêlée, se mettant sous la protection de la déesse, sont sortis sains et saufs du combat, n’emportant que les souvenirs glorieux et inoffensifs de coups multipliés dirigés contre eux. Les casques, quoique en fer, sont quelquefois traversés de part en part. Asaxa, comme temple, n’est remarquable que par le culte qui s’y rattache, l’énorme affluence des fidèles et les dimensions du toit qui abrite le sanctuaire. A l’intérieur, ce sont toujours les mêmes idoles, un peu plus dorées, et la même simplicité d’ornemens. L’enceinte réservée au public est très étroite ; encore la moitié de l’emplacement est-elle occupée par une énorme caisse rectangulaire en bois dont la partie supérieure est grillée de lames taillées en biseau aigu. Cette caisse représente le tronc pour les frais du temple. Il est difficile, même au plus maladroit, d’arguer de son éloignement pour ne lien donner ; l’aumône, lancée en l’air, à peu près en direction, ne peut pas se tromper d’adresse. La caisse n’a de fond que les caves mêmes du temple, et l’on entend du matin au soir le bruit des bitassen tombant dans le trésor sacré. Que le lecteur se rassure cependant. Il faut 96 bitassen pour composer un timpo, joli morceau de cuivre oblong valant quelque chose comme 15 centimes.

Des allées irrégulièrement percées nous font promener au milieu de maisons à thé et de pépinières gracieuses où d’habiles horticulteurs montrent fièrement les merveilleux produits de leur art. Il y a là dans des potiches des arbres de vingt et trente ans d’existence, des cèdres et des sapins bien touffus, bien coquets, dont on arrête la croissance pour en faire un ornement de salon, une garniture de fenêtre, des pommiers et des cerisiers d’un pied de haut, tout couverts de fleurs, de petits troncs d’arbres dans lesquels l’on fait pousser trois ou quatre essences différentes. Inutilités bien innocentes que ces miniatures ! Chaque Japonais y tient ; il se crée une cour de quelques pas dans laquelle il échelonne sa forêt et son jardin fruitier. Tout l’hiver, il aura de la verdure sous les yeux ; au printemps, à la fête des cerisiers, ses enfans auront de jolies branches chargées de fleurs. Ces petites maisons à thé sont d’une propreté proverbiale, mais n’ont ni ameublement ni ornementation. À terre, les nattes sont épaisses et d’un joli dessin ; sur les murs, le papier est d’une élégante fraîcheur. Autour des maisons, les propriétaires se sont plu à dresser des tonnelles qui affectent la forme de navires ou d’animaux ; l’été, les liserons et les glycines en fleur se croisent au milieu de ces berceaux de verdure, et leur donnent des aspects charmans. De tous côtés, de petits lacs coupés par des ponts en bambou cannelé renferment des quantités de carpes dorées d’une gloutonnerie extrême.

Ce qui fait d’Asaxa un rendez-vous aussi tumultueux de flâneurs et principalement de femmes et d’enfans, c’est la quantité de bateleurs dont les baraques s’élèvent autour du temple. Un Curtius indigène exhibe les cinq actes en cire d’une fable dramatique quelconque ; il semble que ce soit notre fabrique et notre estampille. Les deux peuples ont certainement travaillé chez le même maître et sont également doués, mais le boniment du Barnum japonais est d’une crudité d’expressions que l’on ne tolérerait pas chez nous. Peut-être la présence d’étrangers fournit-elle au directeur du musée une occasion excellente de faire rire à nos dépens ses compatriotes par sa grossière éloquence ; cependant le calme du public indigène donne à croire que ce langage lui est familier. Pendant tout l’été de 1865, à côté du cabinet de Curtius, on pouvait voir une grande baraque dont le fronton supportait orgueilleusement une copie fort exacte du congrès de Paris, c’était un diorama où se voyaient quelques scènes de la Bible ou de l’histoire sainte, des fables mythologiques, les amours de Jupiter avec Danaé ou Léda, enfin la diplomatie européenne réunie autour de la table du 30 mars 1856. Les Japonais se pressaient contre les lentilles de verre ; mais à part ce dernier tableau, qui leur représentait des Européens très bien habillés, probablement de hauts personnages, peut-être des souverains, tout l’attrait du spectacle consistait pour eux en une série de nudités, et peu leur importait de connaître l’idée mythologique ou religieuse qui pouvait s’y rattacher. Je retrouvais là quelquefois un Japonais qui jetait en l’air un papillon en papier, le soutenait gracieusement par de petits mouvemens d’éventail, le faisait voltiger en tous sens, se poser sur son bras, sur ses épaules, aller, venir avec un naturel parfait. Bientôt il lui donnait un compagnon, et c’était plaisir de voir les deux insectes se battre et se poursuivre sans qu’il parût à peine y prendre garde.

D’Asaxa, la rivière remonte, toujours couverte de bateaux, entre deux quais dépourvus d’animation ; elle jette à droite et à gauche de petits bras qui s’allongent en serpentant jusqu’au milieu de la ville et donnent naissance à un commerce de transport presque aussi développé que celui des villes chinoises. Abandonnons-la complètement et laissons à gauche le quartier marchand si bigarré, si populeux, pour entrer dans une autre ville, dans un pays différent, mais tout aussi japonais. Nous passons entre des murs cyclopéens, sous des voûtes qui se défilent et que protègent deux pièces de campagne ; nous voici dans la ville officielle, au milieu d’un calme et d’un silence complets. Les portes ouvertes d’un grand corps de garde en bois laissent apercevoir, accroupis sur leurs nattes, les défenseurs du poste, qui regardent d’un œil impassible défiler notre cortège. Au dehors, de grandes panoplies de lances et de hallebardes se mêlent aux fusils des soldats. Le tout est minutieusement propre, les fers de lances sont couverts d’étuis en carton ou en peau. Devant nous s’ouvrent des rues larges, d’une netteté incroyable, quelque chose comme les allées sablées d’un jardin, mais sans architecture, sans monumens, avec la sobriété ordinaire d’ornementation. C’est sans doute par égard pour les hôtes qu’elles renferment que l’on a décoré du nom de palais les demeures de la noblesse japonaise. Un long mur à deux étages percé régulièrement de fenêtres grillées en bois et posé sur un soubassement en pierres cyclopéennes que baigne un petit ruisseau d’eau courante, tel est le spectacle qui se déroule des deux côtés de la rue et pendant plusieurs milles. Aux fenêtres, les curieux sont nombreux, rieurs et bruyans, tous gens de la dernière qualité, coulies ou domestiques. Les portes sont scrupuleusement fermées ; elles montrent d’immenses surfaces de bois toutes bardées et chevillées de fer, la devanture d’un coffre-fort de grande dimension. Parfois les arbres s’élancent au-dessus des murs ; des bouts de charmille élégamment coupés et arrondis indiquent qu’il y a là d’autres habitans que ces vilaines figures entrevues de l’extérieur, et font soupçonner la demeure d’un maître dans quelque parc dissimulé aux regards. Ce n’est qu’un soupçon, qu’un pressentiment, on ne voit rien ; au bout de huit ans de séjour, nous en sommes encore à chercher quelle peut être la vie, quelles doivent être les occupations de ces grands seigneurs japonais, quelle est leur existence domestique, quelles sont leurs distractions, quels rapports de conversation et d’intimité ils entretiennent les uns avec les autres. Tout est muré pour nous de ce côté. De temps à autre, des détonations de mousqueterie et d’artillerie éclatent à droite ou à gauche, nous regardons machinalement les armes qui surmontent les portes : ce sont les troupes du prince d’Awa ou de Kanga qui s’exercent dans les jardins de leur maître.

Les allans et les venans, tous nobles ou serviteurs de la noblesse, paraissent rares dans les rues de la ville officielle ; ils se rendent d’un palais à un autre en affaires ou en visites. Quelques jeunes gens à cheval, simples de costumes, mais fiers d’allures, et dont le visage respire la dignité, presque le dédain, nous croisent sans nous jeter, même à la dérobée, un regard de curiosité. Derrière eux, des hommes de suite portent des lances et des hallebardes : même immobilité de figures, même froideur. Entre eux et notre escorte pas un signe, pas un geste qui indique qu’on se connaisse ou qu’on appartienne à un même gouvernement. Quelquefois passent des palanquins renfermant des dames, des hommes d’un âge mûr ; à notre approche, les stores sont soigneusement fermés ; on semble tout craindre de gens aussi mal élevés que nous, une remarque ou un regard, offense mortelle que le sang seul pourrait venger. Deux cortèges se croisent, sans doute ceux de nobles appartenant à des princes différens, ennemis peut-être ; on se concède réciproquement une moitié de la route, mais pas un salut, pas une marque extérieure de déférence. Les deux groupes se regardent attentivement, leur vie entière semble passer dans leurs yeux brillans. Pour nous, ce serait presque une provocation, ici c’est purement une précaution. Les lois de l’empire sont scrupuleusement observées d’ailleurs ; les sabres sont retournés, les poignées attachées au fourreau sont recouvertes d’un gant ; si l’escorte renferme des porteurs de fusils, ces armes sont soigneusement bouclées dans des fourreaux en cuir. Il n’y a pas le moindre fer de lance ni de hallebarde en évidence. Toute infraction à cette règle est une insulte, une menace. Que dans l’un des deux groupes un homme mette la main à la poignée de son sabre, et la lutte s’engage aussitôt. J’ai connu l’époque où nous n’avions pas encore conquis le dédain de la noblesse japonaise, où nous n’avions que sa haine et son mépris. Les regards étaient alors chargés de provocation, et dans la ville marchande même les jeunes officiers des différens princes jetaient à la figure de notre escorte les insultes les plus outrageantes. Il nous était recommandé d’user de la plus grande prudence, et les mains se contentaient de saisir la crosse des revolvers avec la nonchalance affectée de gens bien décidés à s’en servir. Les officiers du taïcoun témoignaient, en se rapprochant de nous, de l’intention bien évidente de nous défendre, sans pouvoir toutefois nous inspirer une confiance depuis longtemps dissipée par leurs manières peu distinguées et surtout leur jeune âge. Entre eux et leurs adversaires, il y avait la plupart du temps un monde hiérarchique à franchir. Ils acceptaient sans réplique et sans murmures, par un sentiment d’infériorité sans doute, des injures qui, dans les rues de leur souverain, devaient porter atteinte autant à la dignité de celui-ci qu’à la leur.

Au milieu de cette ville officielle s’élève le palais du taïcoun, îlot de 8 kilomètres de circonférence, véritable forteresse entourée d’un canal profond et reliée par huit ponts au quartier aristocratique. Du côté du palais, le terrain se relève en un talus gazonné d’un entretien et d’une fraîcheur admirables, et que termine un petit mur défendu par des chevaux de frise ; de très beaux arbres rompent de temps à autre la monotonie du gazon. Au-dessous, l’œil aperçoit les eaux d’un canal couvertes dans certains endroits de nénufars et autres plantes aquatiques ; des troupes d’oiseaux de marais posés çà et là jettent de l’animation dans cette solitude. En vain cherche-t-oh au bout de ces ponts, au-dessus de ces murs, quelque chose qui ait l’apparence d’un palais, d’une habitation. Sans doute le maître, par une raison de sécurité que justifient bien les légendes japonaises, a choisi le milieu de son parc pour y placer sa demeure, garantie bien illusoire cependant, qui n’a défendu contre le poison ni le taïcoun, au nom duquel se concluaient les traités avec les Européens, ni son fils, pauvre idiot dont la vie a flotté pendant quelques années entre les menaces de deux partis hostiles. Pour nous, cette enceinte du palais du taïcoun est sacrée ; au-delà de ces portes comme de celles des palais des autres daïmios, c’est l’inconnu dans ce qu’il a de plus secret.

En face de ce pont livré à la circulation des gens du palais, ces longs bâtimens dont la porte bariolée de rouge est ombragée d’un superbe camélia émondé avec le plus grand art nous représentent la demeure des princes d’Ikammon. Sur l’emplacement même que nous foulons aux pieds s’est joué le drame du 24 mars 1860. Le prince d’Ikammon était régent de l’empire ; il sortait en palanquin, au milieu de ses gardes, n’ayant que ce pont à traverser pour rentrer dans l’enceinte taïcounale. La rue était déserte ; à peine apercevait-on quelques rares domestiques enveloppés dans leurs manteaux de papier huilé et s’abritant contre les rigueurs d’une matinée neigeuse. Pas un homme armé dont la vue pût mettre en défiance le zèle des gardes du prince, deux cents pas d’ailleurs à franchir. Et tout à coup, sur un signal invisible, rejetant leur manteau de pluie et se montrant le sabre à la main, les conjurés s’élancent des portes où ils paraissaient s’abriter, se fraient un passage à travers le cortège jusqu’au palanquin, et avant que les gardes aient eu le temps de se remettre, de tirer leurs armes, de faire résistance, le palanquin est mis en morceaux, la tête du régent coupée et emportée par des assassins qui vont la promener comme un trophée d’un bout à l’autre de l’empire. L’histoire au Japon n’a qu’une version ; vraie ou fausse, lorsqu’elle descend dans le domaine public, elle est une. Il n’y a pas dans les états du taïcoun un seul Japonais, même de naissance infime, qui ne connaisse les détails précédens et ne les accepte comme vérité historique. Nous sommes encore sous l’impression dramatique de ce récit, et déjà nous touchons à l’extrémité du quartier officiel. A gauche, ce grand emplacement jonché de tuiles et de briques, véritable plaine de ruines, était, il y a quelques mois à peine, un palais appartenant au prince de Nagato ; mais la fortune des armes lui avait été contraire dans ses démêlés avec les Européens, et le taïcoun, pour dégager sa connivence morale des attaques dont nous avions été victimes, se hâtant de renier un complice d’autant plus coupable qu’il était vaincu, nous avait jeté comme un gage de fidélité la destruction des palais du prince.

Une demi-heure de trot nous ramène de la ville officielle au quartier des légations. Nous passons devant les escaliers de cent marches qui mènent au Tangoyama, sur le sommet duquel nous apercevons de nombreuses tables entourées de consommateurs qui viennent y prendre le thé et jouir du coup d’œil que présente la baie d’Yeddo. Un peu plus loin, nous contournons une autre montagne couverte de verdure et dominée par un clocheton de pagode qui se montre de temps à autre à travers quelque échappée du feuillage. C’est le tombeau des taïcouns. A en juger par l’étendue du terrain, le Japon peut vieillir encore bien des siècles sans que les souverains d’Yeddo ni leurs familles aient à s’occuper d’un emplacement pour leur demeure mortuaire. Au pied du tombeau des taïcouns coule un petit bras de rivière, un ruisseau sans importance, dernier obstacle à franchir avant de rentrer dans notre populeux faubourg ; sur le bord de ce ruisseau, dans la nuit du 19 janvier, fut assassiné M. Eusken, secrétaire de la légation américaine.

Yeddo manque de ces monumens que l’on rencontre partout, produits de tous les âges, emblèmes de quelque vertu ou souvenirs de quelque haut fait, statues, idoles, arcs de triomphe. La Chine, en dépit des guerres civiles et des dévastations de toute espèce, possède de belles reliques de son passé ; l’Inde, fourmille de ces richesses, le Japon seul n’a rien, mais seul il n’a pas vieilli. Tandis qu’ailleurs ces monumens, ces merveilles d’architecture ne servent qu’à rendre plus saillant le contraste avec l’état actuel, ici rien n’indique qu’il y ait eu un passé, que le temps en marchant ait changé des idées ou semé des ruines. Il semble au Japon que tout soit d’hier, ou que le pays, vivant à l’écart du reste du monde, soit parvenu à se maintenir sans en dévier jamais dans la route unie et tranquille de la vie pratique. Tout est simple, depuis l’habitation jusqu’au vêtement. L’imagination n’est pas en travail continuel pour enfanter un plaisir qui sera usé demain, et fera place à une autre distraction tout aussi éphémère. Les habitans en sont encore à la maison à thé dans ce qu’elle a de plus primitif, à la modeste table de bois sous un bouquet d’arbres ; c’est là que la famille viendra se reposer, jouir de l’ombre et du point de vue. Depuis des siècles, les choses se passent ainsi sans modification d’aucune espèce. Le luxe n’a pas entamé ces goûts champêtres. Partout où la nature a jeté une colline verdoyante, placé un panorama grandiose ou une échappée gracieuse, quelque large aspect de l’horizon de la mer, la vue tranquille d’un lac ou d’une rivière aux bords touffus, s’élèvent les constructions qui doivent abriter la famille dans ses modestes joies des jours de fêtes. Comme capitale, comme grand centre industriel, Yeddo s’efface ; rien ne ressort, c’est une agglomération d’hommes sur une immense étendue de terrain, une place de commerce et de consommation, un point très intéressant pour qui veut étudier la vie sociale de l’indigène. Au lieu d’y chercher des monumens et des fabriques, ce qui dans nos pays constitue le cachet de la grande ville, il faut y admirer les charmes du paysage et la beauté des points de vue. Nos progrès industriels n’ont pas encore pénétré dans le Japon ; mais les institutions municipales, inaperçues quant à leur principe, affirment par leurs résultats un état social des plus avancés. Comme ordre, comme police, comme propreté, le pays peut rivaliser avec nos contrées d’Europe. Peu de mendians et nulle exhibition de ces maladies, de ces plaies qu’étalent en plein XIXe siècle et dans nos capitales mêmes des misérables qui cherchent à se rendre plus hideux pour exciter la charité publique.

Sous tous ces rapports, quel contraste frappant entre les deux cités de l’extrême Orient, Pékin et Yeddo ! Dans la capitale de la Chine se rencontrent à chaque pas les vestiges d’une ancienne civilisation, les fortifications, les ponts, le grand canal, les temples, l’observatoire ; mais tout cela, ébréché, mal entretenu, tombe de vétusté et va s’écrouler. La misère envahit et écrase ces antiques souvenirs. Les rues, où le balai n’a jamais pénétré, sont devenues des cloaques de boue ou de poussière ; la pluie a creusé au milieu de la chaussée une vaste ornière. Rien ne se bâtit, rien ne se répare ; la maison qui s’est écroulée étalera ses ruines sans que personne y touche, jusqu’au jour où le vent aura tout fait disparaître en poussière. La place des mendians est la plus épouvantable chose que l’on puisse concevoir : un large emplacement devant l’une des portes de la ville, à l’entrée d’un quartier très fréquenté, est littéralement couvert d’hommes et d’enfans nus ou en guenilles qui exhibent les plus dégoûtantes infirmités. L’étranger qui la traverse hâte le pas ; le Chinois n’y fait pas attention. Sous les portes, des ombres pâles, décharnées, suant la fièvre et la faim, se glissent pour mourir sans que personne leur accorde une marque de sympathie ou d’intérêt. Veut-on savoir jusqu’où va la misère dans la capitale de l’empire du Milieu ? On a été obligé d’enlever ou de cacher les têtes des suppliciés, qui, pour l’exemple, étaient autrefois renfermées dans des cages, à l’entrée de la ville. Il s’était trouvé des misérables assez affamés pour les saler et en faire leur nourriture ! En regard de la description si différente de la capitale du taïcoun, pourquoi faut-il constater que des humiliations de toute nature nous ont rendu le séjour de Yeddo pénible, presque impossible ? Les menaces et même les attaques n’auraient pu nous chasser de cette capitale ; la privation de toute liberté individuelle, au milieu d’une escorte d’apparence misérable, nous a conduits à n’user qu’avec une extrême parcimonie de droits indiscutables. Ce que les Japonais ont employé de ruses pour arriver à ce résultat ne peut s’imaginer. Quelquefois cependant ils ont trouvé leurs maîtres. Au printemps de 1863, un envoyé d’une puissance européenne était à Yeddo, cherchant à faire rectifier un traité avec son pays ; une nuit, on vient le prévenir que son existence est menacée, qu’un complot a été découvert, qu’il faut quitter la ville. Il résiste, on le presse, et les prières finissent par triompher de son obstination ; d’ailleurs son éloignement n’est que temporaire, il ira seulement par prudence passer la nuit sur un bateau à vapeur japonais. Tout à coup il s’aperçoit que le navire appareille, qu’il marche. Il interpelle le capitaine ; celui-ci répond qu’il va à Yokohama, qu’il a ses ordres. Les menaces sont impuissantes contre la consigne ; n’importe, le diplomate n’en aura pas le dernier mot. Suivi de son personnel, il franchit le bastingage et se laisse tomber dans son canot. Au milieu d’une nuit noire, il avise une masse flottante paisiblement à l’ancre, et prend possession sans coup férir d’un vapeur japonais, l’Empereur, jadis envoyé en cadeau au taïcoun par la souveraine de la Grande-Bretagne. Les beaux salons du yacht lui servent d’abri, des canapés royaux il se fait une excellente couche ; le lendemain, il apparaît triomphalement sur le pont et se fait débarquer pour continuer tranquillement à terre la discussion de son traité. L’historique de nos premières relations avec le gouvernement japonais, nous aurons bientôt occasion de le montrer, n’est qu’une suite de tracasseries du même genre, toujours déjouées et reprises sous une forme différente, quoique également pusillanime.


J. LAYRLE.

  1. On appelle moulage a cire perdue le moulage dans lequel la maquette eu cire est détruite par l’opération même du moulage.
  2. Ce vol incroyable est historique et a eu lieu en 1865.
  3. Yacou (emploi), nine (homme).
  4. Au Japon, pas plus qu’en Chine, les femmes ne jouent sur un théâtre.
  5. Le titre de daïmio indique un degré élevé de noblesse.
  6. Lonine, de nine (homme), et lo (négation), qui a perdu sa qualité d’homme.