Le Japon en Chine

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Le Japon en Chine
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 622-645).
LE JAPON EN CHINE

La grande guerre actuelle, qui soulève dans le présent et pour l’avenir tant de problèmes, fait surgir soudain, en pleine lumière, l’importance et la délicatesse tout à la fois de la question, désormais posée, d’Extrême-Orient.

Avant même que le formidable conflit qui ensanglante le sol de l’Europe ne soit terminé, il apparaît déjà que cette question va tenir, dans les préoccupations de demain, une place aussi grande que la fameuse question d’Orient, d’où pourtant est sortie la plus gigantesque des conflagrations internationales. Dès aujourd’hui, elle s’impose à notre attention, car ce qui se passe actuellement dans l’Asie orientale peut avoir une répercussion directe sur les événemens terribles dont nous sommes les témoins et les acteurs. Mouvemens désordonnés de la Chine en révolution, activité économique, diplomatique et militaire du Japon, rivalités des Puissances, luttes pour l’influence, pour la possession d’avantages économiques dans cette immense partie du grand continent asiatique, que d’occasions de complications redoutables !

Présentement, c’est le Japon qui occupe le devant de la scène. Allié de la Grande-Bretagne, victorieux de l’Allemagne, installé dans la colonie de Tsingtao richement aménagée, il manifeste avec fermeté l’intention de tenir sur le continent asiatique une des premières places et d’y rivaliser d’autorité et d’influence avec les plus grandes Puissances d’Occident. Cette situation, le Japon l’a acquise grâce à une continuité de vues dans ses desseins qui n’a jamais faibli. Quels sont ces desseins ? Quels sont les moyens mis en œuvre pour les réaliser ? Voilà des questions auxquelles il est d’un intérêt tout actuel de répondre.


Un peuple se multipliant sur un sol étroit, cultivant le terrain pauvre d’îles volcaniques, devait nécessairement chercher à se répandre au dehors.

Aussi, dès que les Japonais se furent lancés dans le courant de la civilisation occidentale, songèrent-ils à profiter de l’accroissement de force qui en résultait pour eux, afin de prendre un pied solide sur le grand continent en face de leurs îles. Peuple de marins et de guerriers à peine sorti de la féodalité, le Japon devait en outre envisager son expansion au dehors sous la forme de la conquête. Il grandissait, se créait une armée et une marine selon les procédés scientifiques de l’Occident, à l’heure même où la plupart des grandes nations se lançaient dans les conquêtes coloniales et se partageaient la terre habitée par des races inférieures ou par des peuples d’une organisation sociale rudimentaire. Les professeurs, les savans, les hommes d’Etat, les économistes, les gens d’affaires justifiaient cette politique au nom du progrès de la civilisation. C’était un devoir de mettre en valeur, avec toutes les ressources modernes, les territoires occupés par des retardataires dont l’ignorance, l’insouciance, la paresse frustraient l’humanité entière des bienfaits d’une production perfectionnée. C’était un droit d’obliger les peuples inférieurs à céder la place à de plus aptes ou à subir la domination de ceux-ci. C’était un droit également d’employer la force des armes pour les y contraindre au besoin.

De tels enseignemens, par la théorie et par l’exemple, étaient, en l’espèce, une semence tombant dans le terrain le mieux préparé qui fût pour la recevoir.

Les dirigeans du peuple japonais, seigneurs des grandes familles qui entouraient le trône, ainsi que tous les descendans de sociétés féodales, ne concevaient le développement du Japon que par la puissance militaire.

Aussi ce fut dans ce sens qu’ils orientèrent leurs efforts. Ils jetèrent les yeux sur la Corée, terre riche et fertile, dont le climat tempéré est analogue à celui de la France et dont la population est douce et simple ; depuis longtemps, d’ailleurs, ils estimaient que cette contrée, la plus proche de leurs lies, était indiquée par la nature pour faire partie du domaine japonais. La suzeraineté de ce pays, au nom poétique de la Fraîcheur matinale, appartenait à la Chine, empire débile et décadent ; il serait facile de réduire à néant cette souveraineté si faible. La Chine elle-même, immense, dix fois plus peuplée que le Japon et qui semblait être un grand corps paralysé, sans nerfs, sans muscles, sans force de résistance, ne pourrait-elle pas, elle aussi, subir d’abord la forte influence, puis la direction, la domination peut-être du peuple insulaire et guerrier ?

Nombreux sont les Japonais qui ont envisagé cette hypothèse ; plusieurs l’ont exposée en leurs écrits comme une vue d’avenir appelée à se réaliser fatalement. Toutefois, ceux-ci ne se dissimulaient point les obstacles à surmonter pour atteindre ce but. Déjà, grandes, moyennes et petites Puissances de race blanche s’étaient installées en Chine, avaient imposé leur volonté à la dynastie valétudinaire des Tartares-Mandchoux ; elles dessinaient sur les cartes de ce pays ce qu’elles appelaient des sphères d’influence, domaine réservé à chacune de ces étrangères ; elles parlaient même, à certaine époque, de partager le vieil empire comme un immense gâteau.

Ceux des hommes d’État japonais qui rêvaient d’hégémonie trouvaient sur leur chemin l’Angleterre, la France, l’Allemagne, les États-Unis, la Russie, sans parler de l’Italie et du Portugal. Mais tout Asiatique, diplomate par nature, sait que la politique des intérêts est la mère des discordes. Cet ensemble formidable n’était pas un bloc dans lequel ne pût jamais se produire quelque fissure amenant la désagrégation. La diplomatie japonaise ne renonça donc pas à ses vues. Asiatique et donc patiente, elle s’en remit au temps de faire son œuvre.

Doit-on supposer que les hommes politiques chargés de la direction des affaires extérieures du Japon ont eu également l’intention de voir un jour l’Indochine française entrer dans l’orbe de leur action ? Les Annamites, qui peuplent trois des cinq parties de l’Union française indochinoise, ne sont-ils pas, eux aussi, des hommes de race jaune, propres par-là même à recevoir l’impulsion directrice du peuple de cette race, possédant, avec la force militaire, les méthodes d’action de la civilisation moderne ? Déjà, un grand lettré, le vieux vice-roi chinois Tchang Tcheu Tong, précurseur des novateurs actuels de son pays, n’avait-il pas, dans un ouvrage célèbre écrit il y a bientôt vingt ans, poussé le cri : « L’Asie aux Asiatiques ! » et envisagé un temps où, après avoir marché avec la race blanche, les Jaunes abandonneraient sa direction, s’uniraient « tous ensemble pour vaincre tous ensemble ! »

Que ces idées aient été accueillies avec satisfaction par beaucoup de Japonais de toutes conditions, il ne faut pas s’en étonner. L’affinité de race produit des effets nécessaires, et il devait sembler aux indigènes des îles du Soleil-Levant naturel et logique d’espérer en un jour où tous les peuples formés par la même civilisation, nés du même sang, poursuivraient seuls leurs propres destinées. Et qui pouvait le mieux hâter ce jour que celui qui les avait précédés dans la voie où l’on trouve, par l’emploi des méthodes occidentales, le secret de la force ? Donc, l’hégémonie raciale de tout l’Extrême-Orient, telle paraissait être l’ambition des Japonais influens dans les Conseils du pouvoir, dans les grandes familles de la noblesse, et aussi parmi les écrivains dont les œuvres ont une influence sur l’opinion. Posséder une marine de guerre puissante et une armée modèle était la conséquence fatale de ce grand dessein. Aussi cette entreprise fut ce à quoi s’appliqua le Japon pendant les années où il commença à marcher hardiment dans le chemin nouveau de la civilisation d’Occident.

En ce temps-là, les dirigeans de la société japonaise voyaient leurs projets et leurs désirs approuvés et partagés par tous. En 1871, la féodalité avait bien été légalement détruite, mais les mœurs, plus fortes que les lois, demeuraient. L’esprit guerrier subsistait vivace chez les descendans des Samouraïs. On pouvait exiger du peuple de lourds impôts, afin de pourvoir aux dépenses considérables nécessitées par les arméniens modernes ; ces agriculteurs et ces pêcheurs, pourtant bien pauvres en général, payaient de bon cœur, consciens qu’ils étaient de travailler à la gloire future du plus grand Japon. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Le développement de notre civilisation matérielle a produit dans ce pays ses conséquences ordinaires. L’industrialisme s’y est introduit avec son progrès économique, mais aussi avec ses misères : agglomération d’ouvriers en des centres urbains, prolétariat, paupérisme, socialisme, esprit révolutionnaire, anarchisme même. Il y a quelques années, — chose inouïe pour qui connaissait le vieux Japon, — des conspirateurs furent pendus pour avoir formé le projet d’assassiner le divin Mikado, le glorieux Moutsouhito, qui plaça son peuple si haut. Et, il y a quelques mois, le fils de ce grand souverain fut obligé de dissoudre la Diète, parce que les députés s’opposaient à ses projets militaires.

Néanmoins, encore maintenant, l’esprit démocratique, l’habitude de la critique que donne la pratique des sciences positives introduite au Japon, n’ont pas encore accompli complètement leur œuvre habituelle, et cet empire est toujours sous l’influence directrice de l’esprit féodal et guerrier dont il a conservé de puissantes survivances.


Pour poser un pied solide sur le continent, pour posséder la Corée, il fallait vaincre la Chine. Cette tâche fut accomplie par la guerre de 1894-1895. Les illusions du vieil empire sur ce qui lui restait de puissance durent s’envoler devant l’évidence des faits. Le Japon remporta une facile victoire et le gouvernement chinois dut se courber sous les fourches caudines du vainqueur. Celui-ci était exigeant ; il demanda et il obtint par le traité de Shimonoséki, qui termina la guerre, la grande île de Formose située en face de la province chinoise du Foukien, l’indépendance de la Corée où ne restait désormais qu’un roi débile, sans volonté, et un peuple faible comme un enfant ; enfin, la presqu’île du Liaotong, dans la Mandchourie méridionale ; là, se trouvait Liukountcheou, aujourd’hui Port-Arthur, admirablement situé à l’entrée du golfe de Petchéli par lequel on accède à l’embouchure du Peiho, le fleuve qui mène près de Pékin. Là, les Chinois avaient commencé à créer un grand port militaire abrité par les collines qui défendent si bien la rade contre une attaque venue du large. Ce point d’appui maritime admirable tombait donc dans les mains japonaises.

Mais les Puissances prirent ombrage de la situation nouvelle. France, Allemagne et Russie, unies en cela, obligèrent le vainqueur à renoncer au fruit de ses efforts. Le Japon garda Formose, la grande île, dont une partie est habitée par des peuplades sauvages et insoumises, mais il dut abandonner la presqu’île du Liaotong, avec Port-Arthur aux mains des Russes. Ce ne fut pas sans regret ni ressentiment que le peuple japonais vit ainsi se terminer la guerre avec la Chine. Quant à la Corée, Japon et Russie continuèrent à y lutter d’influence. Le gouvernement coréen, se sentant menacé entre ses deux voisins si désireux de faire, chacun à leur manière, le bonheur du pays, essaya bien de se soustraire au sort qui le guettait en proposant la reconnaissance internationale de la neutralité de la Corée. Les deux Puissances furent hostiles à cette solution ; chacune d’elles voulait se réserver l’avenir. Les discussions diplomatiques continuèrent sans jamais arriver à empêcher de nombreux froissemens. Dès lors, il était à prévoir qu’un jour viendrait où cette rivalité prendrait une forme aiguë.

En prévision de ce jour, le Japon conclut, en 1902, son alliance avec la Grande-Bretagne. Les deux contractans s’engageaient-à garder une stricte neutralité si l’un d’eux se trouvait impliqué dans une guerre avec une autre Puissance au sujet de la Chine et de la Corée, mais aussi à « faire tous ses efforts pour empêcher d’autres Puissances de prendre part aux hostilités contre son alliée. »

Le Japon circonscrivait ainsi le champ où, le cas échéant, il aurait à se mesurer avec la Russie. Deux ans plus tard, le moment parut venu de trancher le différend par la force. Après de longues négociations, la guerre éclata par l’attaque soudaine des vaisseaux russes à Port-Arthur. L’armée japonaise débarqua en Mandchourie et y vainquit l’armée russe. L’habileté guerrière, la science militaire, la bravoure des soldats du Mikado s’imposèrent à l’admiration du monde étonné. Le Japon sortait grandi de cette guerre. Il prenait rang parmi les premières Puissances. Port-Arthur lui revenait par droit de conquête, et il s’installait solidement dans cette base maritime, développait le grand port voisin de Dalny.

Quant à la Corée, c’était maintenant un jeu pour le Japon d’y faire sentir sa force et bientôt d’y dominer. Des flots d’immigrans venus des îles du Soleil-Levant se déversèrent dans les campagnes coréennes, d’autres allèrent s’installer dans la Mandchourie méridionale. Des complications surgirent aussitôt dans le personnel du gouvernement coréen. La reine périt tragiquement. Le pouvoir valétudinaire de ce pays arriéré devait céder la place à une main plus forte et plus savante. Aujourd’hui, l’indépendance de la Corée n’est plus qu’un souvenir. Ses palais royaux sont déserts, abandonnés par les Japonais, et l’étranger peut facilement, ainsi que nous l’avons fait nous-mêmes, en parcourir curieusement les salles sonores et poussiéreuses.


Corée, Mandchourie méridionale, Liaotong, ne suffisaient pas à l’activité japonaise ; pour se satisfaire, celle-ci avait besoin d’étendre son action dans l’immense Chine elle-même. Mais là, l’immigration ne pouvait se faire que par infiltration.

Le représentant du Mikado à Pékin tenait bien, à côté des ministres des Puissances, la place qui lui revenait. Des conseillers japonais faisaient partie du groupe d’étrangers qui entourent le gouvernement chinois et s’efforcent d’acquérir quelque influence dans le sens des intérêts de leur nation ; mais ce système d’action diplomatique, si peu riche de résultats, ne pouvait à lui seul satisfaire les hommes d’Etat japonais.

Bien plus avantageux devait être la venue continuelle sur le continent de sujets du Mikado s’installant partout, dans les places, dans les commerces les plus modestes, à la manière allemande, laquelle d’ailleurs avait été minutieusement étudiée. Sur ce terrain, le Japonais, homme de race jaune et voisin de la Chine, dispose d’une supériorité réelle sur l’Occidental. Il n’est pas obligé comme celui-ci de se confiner dans la direction des affaires importantes ; il apprend très facilement à parler la langue chinoise peu différente de la sienne et plus facilement encore à l’écrire puisque les caractères dont il se sert sont les mêmes et ont le même sens que les idéogrammes chinois. Il peut donc pénétrer dans cette curieuse société en dehors de laquelle les blancs sont obligés de rester, ne pouvant ainsi exercer qu’une influence indirecte extrêmement faible. Aussi le gouvernement du Nippon encouragea-t-il vivement l’émigration dans la Chine propre, partout où des étrangers avaient, de par les traités, le droit de séjour. Dans les ports ouverts, on trouve de tous côtés des commerçans japonais. Ils y tiennent des bazars, des épiceries, y vendent des drogues ; en certains lieux, ils semblent avoir accaparé la profession de coiffeur, car ils taillent les cheveux « à la mode de la civilisation, » disent leurs enseignes, et ils sont d’une remarquable propreté ! Si on en juge par le nombre des cliens que nous avons vus dans leurs boutiques, ils doivent faire d’excellentes affaires. De nombreux voyageurs, aidés par la connaissance des deux langues, parlée et écrite, parcourent le pays, ils y placent des allumettes, de l’eau minérale, des joujoux, des bibelots et même de la vaisselle à bon marché. De même que les coiffeurs ouvrent leurs oreilles, ces actifs commis voyageurs ouvrent leurs yeux sur toutes choses. Des bonzes bouddhistes japonais étaient même venus à une certaine époque faire de la propagande et sous leur costume religieux se glissaient dans les provinces ; le gouvernement de Pékin en prit ombrage et réclama.

L’influence japonaise pénètre aussi en Chine par la publicité, soit des journaux, soit des affiches. Les gazettes chinoises sont remplies d’annonces japonaises et particulièrement de réclames médicales et pharmaceutiques, les Chinois étant de très grands amateurs de drogues. Certains produits font une réclame vraiment colossale et on se demande comment, en certains cas, les bénéfices peuvent couvrir de si grands frais. Ainsi en est-il d’une poudre dentifrice vendue pour quelques sapèques, quelques centimes, dans un petit morceau de papier plié en quatre. Sur chacun de ces papiers se trouve la singulière marque de fabrique : un buste de général français, dont la tête est coiffée du bicorne à plumes. Cette figure se voit également sur les murs, affichée ; elle se découpe sur le ciel et brille de feux électriques dans la nuit : le voyageur en Chine la trouve dans toutes les grandes voies. Nous avons rencontré l’image du fatidique général tantôt énorme, tantôt minuscule, dans les campagnes aussi bien que dans les villes. Dès qu’on approche d’une des intéressantes cités, perchées haut sur les bords du Fleuve Bleu afin d’y dominer les grandes crues, de loin, se profilant sur l’azur, le bicorne à plumes apparaît. Nous avons quelquefois suivi longtemps cette image collée avec soin sur les poteaux télégraphiques de certaines routes, comme si elle jalonnait les chemins d’une invasion pacifique. Ainsi des millions et des millions de Chinois ne peuvent perdre de vue le symbole de la puissance du Japon. Ils apprennent à la redouter où à espérer en elle.

Mais le moyen le plus efficace d’influence, c’est, comme partout, la Presse. Divers organes reçoivent, par les moyens habituels, l’inspiration des Japonais. Beaucoup d’articles sont reproduits des feuilles du Nippon. Certains journaux leur appartiennent complètement et leurs rédacteurs écrivent, au besoin, sous la protection des soldats du Mikado. Tel fut le cas du Chouentien jeupao de Pékin, au moment du coup d’État, lorsque le Président annihila le Parlement. Enfin, les Japonais s’efforcent d’introduire des professeurs de leur nationalité dans les écoles où l’on emploie des maîtres étrangers.

Tels sont les principaux moyens d’action, employés en Chine même, pour faire pénétrer les idées japonaises et ainsi servir les intérêts de l’empire du Mikado. Leur efficacité ne fut d’ailleurs guère augmentée par l’afflux des nombreux étudians chinois que, pendant bien des années, le gouvernement japonais attira dans ses écoles, au Japon même, en leur offrant divers avantages. Pour beaucoup, l’enseignement était gratuit. Dix mille, quinze mille et jusqu’à vingt mille jeunes Chinois faisaient leurs études dans les îles du Soleil-Levant, proche de leur pays et où la vie est à bon marché. Mais là, toute cette jeunesse, en étudiant les principes des sciences positives et les méthodes critiques transposées de l’Occident, y acquit des idées libérales, subversives de la vieille société politique chinoise. La dynastie mandchoue s’en effraya quand il était trop tard. Beaucoup de révolutionnaires, qui la renversèrent, avaient été instruits dans les îles. Tous ces étudians savaient fort bien que la science qu’on leur dispensait n’était pas originaire du Japon lui-même, aussi l’influence morale que le gouvernement du Mikado comptait acquérir par-là fut-elle à peu près nulle. Ces jeunes Chinois n’oubliaient pas que leur patrie avait pendant de longs siècles dominé intellectuellement et moralement le peuple insulaire minuscule quant au nombre par rapport à la population de leur pays. Leur fierté de Chinois demeurait entière. De ce côté, la tentative japonaise avait échoué, on avait seulement donné des armes intellectuelles à toute une jeune génération susceptible de s’en servir contre ses anciens maîtres.


A Pékin l’action diplomatique du Japon était assez faible. Les grandes Puissances le laissaient un peu à l’écart. Le gouvernement mandchou, la famille impériale, souffrant toujours du mal d’impécuniosité, se tournaient vers ceux qui pouvaient leur prêter de l’argent. France, Angleterre, Etats-Unis, Allemagne elle-même, se partageaient les tranches des emprunts chinois. La situation économique du Japon épuisé financièrement par son effort de la guerre avec les Russes ne lui permettait pas de faire figure de prêteur. Toutefois, sa force militaire obligeait à des ménagemens. Lui aussi avait, comme les autres, auprès du gouvernement de Pékin, ses conseillers. La Révolution, qui balaya en quatre mois la dynastie tartare valétudinaire, devait lui permettre de faire sentir un peu plus sa puissance réelle ; c’était une occasion, pour les habiles diplomates japonais, de profiter de tous leurs avantages, dont la connaissance exacte de la situation, de la force respective des partis, n’était pas la moindre.

La nouvelle république, férue des grands principes occidentaux, avait institué la séparation des pouvoirs, adopté une constitution moderne. Le pouvoir exécutif était passé dans les mains de l’ancien vice-roi, ministre disgracié de la Cour, le fameux Yuen Chekai. Le législatif se trouvait naturellement dans celles des hommes nouveaux, les Chinois occidentalisés, qui avaient fait la Révolution, et seuls connaissaient les systèmes politiques et administratifs nécessaires à la vie d’une république. Une lutte sourde s’engagea bientôt entre ces deux forces. Peu de temps après l’intronisation présidentielle de Yuen, il devint visible que celui-ci tendait à la dictature ou à la reconstitution d’un empire à son profit personnel.

D’abord indécis, le groupement des Puissances décida, pour diverses raisons, politiques, diplomatiques et financières, de soutenir le premier contre les seconds. C’était à lui seul qu’on voulait consentir les emprunts nécessaires à la réorganisation du pays. Un consortium financier, qui, déjà, dans les dernières années de l’Empire, fournissait les subsides, ne comprenait, au début de la Révolution, ni la Russie, ni le Japon. Bien que peu prêteuses par nécessité, ces deux Puissances, usant de pression diplomatique, se firent admettre dans ce groupe. Celui-ci comprenait donc : l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Russie, le Japon, et aussi les Etats-Unis, qui, plus tard, s’en retirèrent. Le gouvernement de Tokio participait ainsi à l’élévation et au soutien de son vieil ennemi, car Yuen Chekai, ancien gouverneur de Corée, avait été de tout temps son adversaire résolu.

Mais, tandis que les représentans officiels de l’Empire travaillaient à leur manière au soutien de la dictature qui s’affirmait chaque jour davantage, là-bas, dans les îles, les intellectuels et le peuple, d’ailleurs avec la bienveillance du pouvoir, exprimaient par des paroles et par des actes non équivoques toute leur sympathie agissante pour les républicains parlementaires. Les sentimens du peuple étaient tels qu’un diplomate distingué, M. Abé, fut assassiné par un fanatique comme compromettant par son attitude les intérêts nationaux en aidant le consortium. Lorsque la lutte entre Yuen Chekai et ses adversaires prit la forme aiguë, et particulièrement pendant la révolte de 1913 contre les actes arbitraires du président, les Chinois prétendirent que des officiers japonais déguisés aidaient de leurs conseils les constitutionnalistes combattans. Lors des massacres de Nankin, des navires pleins de troupes entrèrent dans le Fleuve Bleu ; des Japonais ayant été molestés^et même tués, on crut un moment à une intervention militaire en faveur des hommes nouveaux. Le gouvernement du Mikado n’alla pas jusque-là. Il ne voulut pas contrarier les Puissances, qui considéraient toute intervention en l’espèce comme une atteinte au principe de l’intégrité de la Chine. Les chefs des constitutionnalistes pourchassés s’enfuirent au Japon. Le fameux docteur Sun Yatsen, qui fut le premier président de la République chinoise, le général Hoanghing, le combattant de la Révolution, leurs lieutennas et beaucoup d’autres, échappèrent à la mort en se réfugiant dans les îles du Nippon. Là, ils trouvèrent même la protection d’officiers japonais montant la garde auprès d’eux.

L’attitude du gouvernement japonais était fort habile, et elle prouvait la parfaite connaissance qu’il avait de la situation réelle et de l’avenir politique de la Chine, dont il ménageait les hommes. Devant l’attitude des Puissances, il se voyait obligé de servir les intérêts de Yuen Chekai, de contribuer, au moins politiquement, à assurer son élévation, à fournir des subsides à ses troupes, et, d’autre part, soutenant ses adversaires, les accueillant, protégeant leur vie, il s’assurait le concours éventuel des dirigeans futurs de ce peuple immense, qui les avaient choisis par des élections régulières. Dans tous les cas, ces chefs des constitutionnalistes, redevenus conspirateurs et propagandistes au dehors, étaient conservés comme une menace permanente contre le Président de la République chinoise. Cette situation d’attente devait changer avec la formidable guerre qui éclata en Europe, en août 1914.


Cette guerre, absorbant toutes les pensées et toutes les forces des grandes Puissances, laissait, en Extrême-Orient, le champ libre au Japon. Jamais occasion si belle ne s’était présentée aux hommes d’Etat qui dirigent la politique de l’Empire d’augmenter d’une façon éclatante le prestige du nom japonais et la puissance extérieure du pays. L’Allemagne étant en guerre avec l’Angleterre, la France et la Russie, sa colonie de Kiaotchéou, aménagée à grands frais et placée comme une puissante emprise dans le flanc même de la Chine, devenait une riche proie. Un effort, relativement peu important, permettrait de s’en saisir, et ainsi de s’implanter dans une des provinces les mieux situées en raison de sa proximité de la capitale, et surtout de sa position maritime. Kiaotchéou et sa baie, Tsingtao, la ville et ses forts, tombant au pouvoir du Japon, déjà possesseur de Port-Arthur, à l’autre entrée du Pétchili, représentaient une conquête de premier ordre, aux divers points de vue stratégique, politique et économique.

Aussi, le 19 août, le chargé d’affaires japonais à Berlin présentait-il au ministère des Affaires étrangères allemand une note dans laquelle le gouvernement du Mikado, témoignant, selon l’usage, « du besoin d’assurer une paix solide et durable en Extrême-Orient, » qui avait été le but de l’alliance anglo-japonaise, disait : Le Gouvernement japonais « considère donc comme un devoir de conscience de donner au Gouvernement impérial allemand le conseil d’exécuter les deux propositions suivantes :

« 1° Retirer sans retard des eaux japonaises et chinoises les vaisseaux de guerre allemands et bâtimens armés de toute espèce, et de désarmer immédiatement ceux qui ne peuvent être retirés.

« 2° Livrer, jusqu’au 15 septembre 1914 au plus tard, sans condition et sans indemnité, aux autorités impériales japonaises, l’ensemble du territoire affermé de Kiaotchéou, en vue d’une restitution éventuelle de ce territoire à la Chine. »

Le dernier délai pour la réponse à cet ultimatum était fixé au 23. C’était la guerre, l’Allemagne, malgré sa faiblesse relative en Extrême-Orient par rapport au Japon, ne pouvant accepter une telle sommation. Déjà, dès la dernière quinzaine de juillet, avant que la guerre, ne fût déclarée en Europe, le service des renseignemens japonais avait constaté qu’on mettait Tsingtao en état de défense, que l’on entassait dans les forts défendant la ville approvisionnemens et munitions. Mais quelles que pussent être les précautions prises par la minutieuse prévoyance allemande, Tsingtao ne pouvait échapper à son destin. Comment les troupes, nécessairement peu nombreuses, chargées d’assurer la défense de la colonie, auraient-elles pu espérer résister longtemps à l’armée japonaise ?

A la veille des hostilités, la garnison allemande de Tsingtao ne comprenait que cinq compagnies d’infanterie, une compagnie d’infanterie montée, une batterie d’artillerie de campagne, cinq batteries d’artillerie lourde et une compagnie du génie. soit environ deux mille hommes ; mais ce chiffre fut doublé par l’addition d’un bataillon d’infanterie, d’une batterie de campagne, venue des garnisons du Nord, et des réservistes, commerçans, employés, etc., résidant en Chine. Cent pièces de canon environ garnissaient les forts protégeant la ville ; une partie de ces pièces provenait des canonnières inutilisables. De l’avis des spécialistes, les défenses de la place étaient plus fortes que celles de Port-Arthur, lorsque les Japonais l’attaquèrent. Les croiseurs les plus puissans de la station navale avaient été envoyés dans le Sud ou vers les côtes du Chili au début de la guerre, il ne restait dans la baie qu’un croiseur de troisième classe, quatre canonnières, deux contre-torpilleurs et un croiseur converti. Mais ces faibles moyens de défense se trouvaient multipliés par la puissance et l’excellente position des cinq forts de première ligne dont : le de Moltke, le Bismarck, l’Iltis, plus quatre forts de seconde ligne faisant face à la mer et armés de grosse artillerie. Des fortifications de campagne avec réseaux de fil de fer reliés à une station électrique complétaient la défense de la place. Pendant tout le début du mois d’août, la garnison poursuivit les travaux de tranchée autour et devant les forts, malgré des pluies abondantes. Enfin, elle sut, après le 19, qu’elle devrait résister au Japon lui-même.


Les troupes qui allaient avoir la tâche glorieuse d’abattre la puissance allemande sur le continent asiatique furent mises sous le haut commandement du général Kamio. Leur chiffre exact ne paraît pas avoir été officiellement publié ; les Chinois l’estiment à environ soixante-quinze mille hommes. Un corps de huit cents hommes de troupes des Indes, sous le commandement du général Barnardiston, devait participer à la campagne. Trois escadres, commandées par les amiraux T. Kato, S. Kato et Tochimai, devaient protéger le transport des troupes, bloquer la baie, bombarder les forts de concert avec l’artillerie de terre. Pour que ses soldats pussent débarquer en toute sécurité, le gouvernement japonais obtint du chef de l’État chinois, et malgré les protestations de l’Allemagne, une zone de débarquement hors de portée des forts de la place. Comment d’ailleurs Yuen Chekai aurait-il pu s’opposer à une telle demande ?

Le 28 août, une partie de la première division quitta le Japon ; le débarquement commença le 2 septembre et se poursuivit jusqu’au 14, malgré un temps très mauvais. Dès le 12, les premières troupes débarquées étaient entrées en contact avec les éclaireurs allemands.

Les inondations, si fréquentes en Chine, pays déboisé, retardèrent les travaux d’approche ; aussi, ce ne fut que le 14 octobre que, toute la grosse artillerie ayant été amenée, l’on put pousser les opérations avec une grande vigueur. La place contenait quarante-deux non-combattans : membres de la Croix-Rouge, femmes d’officiers et de soldats, une dame anglaise une Française et deux Américains.

Les Japonais tenaient à honneur d’observer les lois de l’humanité consacrées par les conventions internationales et à bien montrer leur supériorité morale sur les Allemands dans la façon de conduire la guerre. Le 13 octobre, les commandans des forces d’investissement, le lieutenant général Kamio et le vice-amiral Kato, envoyèrent au commandant de la place le message suivant dont il est bon de rappeler le texte, en songeant aux procédés sauvages de la Kultur germanique en Belgique et en France.

« Les soussignés ont l’honneur de vous communiquer, au sujet de l’honorable défense de Votre Excellence, l’auguste désir de Sa Majesté l’empereur du Japon, d’épargner, dans un sentiment d’humanité, aux non-combattans des pays belligérans et neutres actuellement dans la forteresse, les souffrances des opérations de siège. Si Votre Excellence désire profiter de la clémence impériale, vous êtes prié de communiquer avec nous à ce sujet. »

A la suite de ce message et d’une entrevue de parlementaires des deux parties, le consul des États-Unis et sa suite chinoise, les dames, les femmes et les enfans allemands, furent remis aux autorités japonaises qui les envoyèrent, en sûreté, a Tsinanfou, la capitale provinciale du Chantong.

Le combat reprit avec une nouvelle force ; déjà des poursuites aériennes avaient eu lieu de la part des aviateurs japonais, car, là comme ailleurs, les aviateurs allemands évitaient le combat ; le 13 octobre, l’un d’eux ne put échapper à trois aéroplanes japonais qu’en s’élevant dans les nuages à plus de trois mille mètres. C’est le 14 octobre seulement que la deuxième flotte japonaise et le puissant cuirassé anglais Triumph bombardèrent le fort Haicheucheu et le détruisirent. Le 17, à minuit, le croiseur Takachio fut torpillé et coula avec tout son équipage. Un torpilleur allemand avait réussi à s’en approcher à la faveur de la nuit et à le frapper juste près de la soute aux poudres. A partir du 25, le bombardement des divers forts devint plus intense. Pendant ce temps-là, l’infanterie resserrait son cercle d’investissement, repoussant devant elle les postes avancés. Le ravinement profond des chemins, non entretenus depuis des siècles, et que l’on trouve par toute la campagne chinoise, facilitait le cheminement. Le travail de la pioche, de la sape et la mine tenaient la grande place nécessitée par l’armement moderne, travail particulièrement pénible dans un sol sablonneux qui nécessitait l’emploi d’un nombre considérable de sacs de terre.

Les forts furent détruits les uns après les autres ; mais les Allemands avaient construit six redoutes invisibles, casematées, bétonnées, devant lesquelles se trouvaient des glacis de plus de deux cents mètres ; ces glacis eux-mêmes étaient pourvus de deux murs étages de deux et quatre mètres de haut, peints en blanc du côté des redoutes, afin que les assaillans qui les franchissaient pussent se détacher visiblement sur leur fond éclatant. Le terrain d’attaque, de près de trois kilomètres de large, était garni de fils de fer barbelés munis d’ampoules électriques pour l’éclairage nocturne ; la nuit, les hommes des sections japonaises des « brave la mort, » chaussés de sandales de paille, gantés de caoutchouc, coupaient les fils électriques. Le 31 octobre, jour anniversaire de l’Empereur du Japon, avait été choisi, comme celui du bombardement général.

La flotte alliée et l’artillerie de siège firent pleuvoir leurs énormes obus. De leur côté, les Allemands faisaient toujours une incroyable consommation de projectiles ; dès le début des hostilités, on remarqua qu’ils en envoyaient sans grande utilité dans la campagne en quantité superflue, tuant ainsi, loin du lieu de combat, des agriculteurs chinois dans leurs champs, comme si les défenseurs avaient voulu épuiser plus vite leur stock de munitions et justifier ainsi la reddition d’une place dont la chute était fatale. Le 1er novembre, le croiseur allemand Kaiserin Elizabeth sombrait dans le port, le grand dock flottant eut le même sort le 3. Le 5, les tranchées japonaises atteignaient les glacis, et, dans la nuit du 6 au 7, l’infanterie surprenait la redoute du centre, s’en emparait et réussissait également à planter le drapeau au soleil rouge sur les forts Iltis et Bismarck, dominant la ville. Il ne restait aux Allemands qu’une redoute, bientôt elle hissa le drapeau blanc. C’était la fin.

Le gouverneur Meyer Waldeck se rendit à merci le 7 ; on lui laissa son épée. La garnison prisonnière fut envoyée au Japon, et le 16, les troupes alliées firent leur entrée triomphale dans la ville qui avait été soigneusement respectée pendant le bombardement par l’artillerie assiégeante. Le palais du gouverneur et les édifices étaient intacts. Cette prise de Tsingtao, c’était pour le puissant empire germanique en Extrême-Orient et particulièrement en Chine, à Pékin, où se dresse dans une des principales rues, l’arc de triomphe orgueilleux que le Kaiser y obligea les Chinois d’élever après l’affaire des Boxeurs, l’écroulement définitif de tout prestige.


Le monde chinois suivait avec un vif intérêt cette lutte que les étrangers se livraient sur le territoire national. Les personnages officiels observaient la réserve diplomatique voulue ; toutefois, l’état d’esprit du chef de l’État, son passé, l’inclinaient vers l’Allemagne ; les intrigues teutonnes habituelles n’étaient pas non plus étrangères aux sentimens de Yuen Chekai qui, ne connaissant aucune langue occidentale, est à la merci des interprètes et de ceux qui l’entourent. Les lettrés, conservateurs ou novateurs, n’avaient de sympathie pour aucun des belligérans ; ces derniers n’étaient à leurs yeux que des étrangers se disputant un morceau de leur pays, arraché, par la force, à la faiblesse du précédent gouvernement. Presque tous restaient fort sceptiques quant à la promesse de restitution à la Chine, que semblait contenir l’ultimatum à l’Allemagne. Ils attendaient. Toutefois, ils apprenaient que, depuis la chute de Tsingtao, quantité de Japonais accouraient du Japon et de la Mandchourie, leur gouvernement, disait-on, payait même le voyage à la plupart de ces derniers qui s’empressaient de s’installer comme s’ils voulussent se fixer là à perpétuelle demeure.

La diplomatie des Puissances attendait aussi avec curiosité que se dessinât d’une façon nette l’attitude du vainqueur au sujet de la restitution de la colonie allemande a la nouvelle république. Depuis de longues années ces Puissances s’évertuaient, par une série d’accords, à éviter qu’aucune d’entre elles ne prédominât dans l’influence qu’elles exerçaient sur le débile gouvernement de ce pays inorganisé, mais si riche d’espérances, et pour cela, après avoir virtuellement renoncé à un partage manifestement impossible, elles avaient adopté le système du respect de l’intégrité de la Chine. Comme conséquence, elles s’efforçaient, toutes les fois que quelque action sur le gouvernement chinois s’imposait, de maintenir l’équilibre des influences, de l’octroi des concessions, de l’obtention de conseillers, par des discussions diplomatiques. Est-ce que, cette fois-ci, cet équilibre allait être rompu au profit des victorieux ? Au Japon aussi on se préoccupait vivement de cette question. Un parlementaire questionna à ce sujet le ministre des Affaires étrangères, le baron Kato. Celui-ci répondit que le Japon n’avait donné à aucune Puissance l’assurance de la restitution de Tsingtao à la Chine ; les publicistes japonais s’empressèrent de faire remarquer que leur pays eut été obligé d’accomplir cette restitution conformément aux termes mêmes de l’ultimatum, si l’Allemagne s’inclinant avait bénévolement remis le territoire au Japon ; mais que tel n’était pas le cas. En refusant toute réponse à la demande japonaise, l’Allemagne rendait caduc le document qui devenait ainsi inexistant quant au semblant de promesse qu’il contenait ; que d’ailleurs, tant que les hostilités ne seraient pas terminées en Europe, il n’était pas temps de discuter cette question, soit avec la Chine, soit avec les Puissances. Après la conclusion de la paix, on verrait.

Ces discours firent s’évanouir chez les Chinois tout espoir et donnèrent raison aux sceptiques, à ceux qui trouvaient tout à fait invraisemblable que le Japon eût fait une expédition, sacrifié des vies humaines et une centaine de millions de francs, tout simplement pour rendre, à la Chine, en l’espèce, à son vieil adversaire, qui en est en réalité le souverain, le fruit de sa propre conquête, et cela, surtout au moment où les Puissances, qui auraient pu être inquiètes d’une telle rupture de l’équilibre de leur château de cartes chinois, se trouvaient absorbées en Europe par la plus formidable des guerres. La position diplomatique de l’Empire insulaire allié de l’Angleterre, et plusieurs fois vainqueur de Puissances occidentales, n’était pas du tout la même qu’au temps peu éloigné où il avait dû rendre Port-Arthur à la Russie. En ces vingt années, sa puissance et son autorité dans le concert des nations avait fait assez de progrès pour que sa situation fût complètement différente.

Les Chinois de tous les partis s’inquiétaient. Ce n’était pas tant la substitution des Japonais aux Allemands qui provoquait leurs alarmes que la perspective de voir les premiers profiter de leur accroissement de forces pour parler en maîtres. Ces craintes ne tardèrent pas à se réaliser. Le 19 janvier 1915, le ministre du Japon à Pékin, dans une entrevue avec le Président de la République, tenait un langage dont la politesse enveloppait des menaces. Précédemment, une liste, en 21 articles, des desiderata japonais avait été secrètement remise au gouvernement chinois, le ministre, M. Hiochi, venait chercher la réponse. D’après la presse chinoise, ce diplomate aurait fait remarquer au Président qu’une grande partie du peuple japonais lui était très hostile, que ses adversaires politiques se montraient très actifs au Japon où ils étaient réfugiés et d’où ils fomentaient des complots contre lui, qu’il était absolument nécessaire qu’il accordât satisfaction aux réclamations du gouvernement japonais, s’il ne voulait voir celui-ci incapable d’arrêter les mouvemens qui avaient pour but de renverser sa dictature.

Ce dut être une cruelle désillusion pour le chef de l’Etat Chinois qui pouvait croire que le négociateur allait lui apporter une promesse d’empire, en échange de concessions économiques ou territoriales. Vraisemblablement, le Japon avait, pour le présent tout au moins, d’autres desseins que de favoriser la fondation d’une nouvelle dynastie.

Les nuages portant la tempête s’amoncelaient donc sur la tête du souverain-président et aussi sur le pays dont il assume la direction. Les demandes formulées étaient graves ; elles faisaient l’effet de coups de canon tirés en pleine paix, et paraissaient tendre à faire de la Chine une sorte de vassale. D’abord, afin d’établir son autorité dans la Mongolie orientale, riche territoire minier, le Japon exigeait des privilèges spéciaux en matière de mines et de chemins de fer ; le gouvernement de Pékin devait s’engager à n’accorder, dans cette région, aucun droit à aucune Puissance sans l’assentiment du Japon. Les sujets du Mikado devaient pouvoir, en outre, s’installer dans cette partie de la Mongolie, y posséder, y cultiver, y faire du commerce sans entraves. Des exigences du même genre étaient formulées quant à la Mandchourie méridionale. Dans la presqu’île du Liaotong, le bail de Port-Arthur et de son territoire devait être prolongé de quatre-vingt-dix-neuf ans. Quant à la province du Chantong, où se trouve Tsingtao, non seulement tous les droits dont jouissaient les Allemands dans ce territoire devaient être reconnus maintenant au Japon, mais celui-ci devait leur être substitué en ce qui concerne mines, chemins de fer, etc., de cette province.

La note exigeait également un droit de contrôle et d’autorisation sur les emprunts relatifs à la province du Foukien ; située sur le Pacifique, en face de Formose. Il fallait que la Chine s’engageât à ne céder aucun droit à aucune autre Puissance, sans le consentement du gouvernement du Mikado. Pour mettre une main solide sur le centre du pays également, on réclamait le contrôle des grandes usines de Hanyang, situées près du Fleuve Bleu et de Hankéou, à douze cents kilomètres des côtes, là se trouvent d’importantes fabriques d’armes. La région communique par terre avec tout le centre du Nord de la Chine par le chemin de fer de Hankéou à Pékin. Les mines de fer de Tayé, les mines de charbon de Pinghiang étaient aussi demandées.

Enfin, le Japon réclamait des conseillers effectifs dans les diverses branches de l’administration et il prétendait qu’aucun conseiller étranger ne fût admis auprès du gouvernement sans son autorisation.

Telles étaient les principales exigences formulées soudain. Dès qu’elles furent divulguées, les Chinois ne se trompèrent pas sur la gravité de la situation. Cette fois-ci, ils ne se trouvaient plus en face d’un groupe de compétiteurs se jalousant et se neutralisant ; le réclamant était seul, il parlait haut et ferme, la main sur une épée prête à sortir du fourreau.


Cette attitude du lapon, au lendemain d’un succès militaire qui le substituait en Extrême-Orient à l’Allemagne elle-même, était facile à prévoir, et il est probable que les cercles diplomatiques informés, tout en estimant un peu grandes les prétentions du vainqueur de Tsingtao, n’en furent pas autrement surpris. Depuis plusieurs mois les publicistes japonais s’étaient chargés de formuler les desiderata des hommes entreprenans qui, chez eux, travaillent à l’expansion de leur pays. Ces vœux ne tendaient pas moins qu’à une sorte de prise de possession indirecte, non juridique sans doute, mais effective, de la Chine elle-même. Dans un curieux article de septembre 1914 et qui a fait beaucoup de bruit, M. Outchida, dans l’Expansion coloniale, développait ainsi le point de vue, du parti influent impérialiste de son pays. D’abord, se bien mettre en l’esprit que la question chinoise est une affaire vitale pour le Japon ; la nécessité pour lui de se développer sur le continent et de prendre en mains la direction de quatre cent cinquante millions de Chinois est absolue. On doit saisir cette direction à la première occasion favorable et la garder avec la plus ferme résolution, dût-on faire la guerre, avec toutes les forces de l’Empire, à quiconque prétendrait s’y opposer. Puis, si le président Yuen Chekai, qualifié « d’homme sans loi et sans sincérité, » ne veut pas consentir à être un instrument docile, il doit être remplacé par un nouvel empereur chinois, entouré des conseillers japonais. D’autres conseillers devront être placés auprès de tous les postes de direction de l’administration, et exercer une action prépondérante, aussi bien à la capitale que dans les provinces. Des écoles japonaises, fondées et dirigées par des Japonais, devront se créer dans toute la Chine, afin de propager partout la langue du Nippon. Mais d’abord, on devra obtenir, du chef actuel du gouvernement de Pékin, des traités, des concessions susceptibles de préparer l’action future de l’administration indirecte japonaise.

Si exagérées qu’aient pu paraître, il y a neuf mois, des articles de ce genre, on doit convenir aujourd’hui qu’ils n’annonçaient rien d’inexact, ni quant aux prétentions japonaises, ni quant à la manière de les imposer. Le temps marche vite pendant les jours tragiques que le monde traverse actuellement. Sans doute, le Japon proteste de son désir de respecter la fameuse intégrité de la Chine ; il ne veut point de territoires, et ainsi il se tient, en théorie, dans les limites d’action fixées par la diplomatie. Toutefois, en pareil cas, ce ne sont pas les paroles qui importent, ni les formes, mais les actes ; aussi une certaine inquiétude s’est-elle fait sentir au dehors. Aux Etats-Unis, M. Richard Hobson, député de l’Alabama, a prononcé un discours sensationnel, dès le début de février ; il accusait avec netteté le Japon de vouloir mettre la main sur la Chine, engageant le gouvernement à se défier des promesses de paix des représentans du Mikado. Ce discours avait lieu au sujet de l’augmentation des armemens. Pour les Américains, en effet, la question chinoise est extrêmement importante ; ils tiennent à ce que le pays soit réellement ouvert à leur commerce, car ils voient dans cette énorme population un marché possédant pour l’avenir une force d’absorption inépuisable, et d’autre part, sa situation géographique, de l’autre côté du Pacifique, les fait redouter qu’un empire militaire ne parvienne à s’emparer de cet immense réservoir d’hommes, ne l’organise pour combattre sur terre et sur mer. La question irritante de l’émigration japonaise aux Etats-Unis a d’ailleurs causé des frictions entre les deux peuples, dont les points douloureux sont encore très sensibles.

En Angleterre, sir Edward Grey, consulté, répondit que la Grande-Bretagne veillerait à ce que fût maintenu, en Chine, le régime de la porte ouverte, afin que les commerçans anglais n’aient pas à souffrir de la situation nouvelle.

En Russie, M. Sazonoff tint à la Douma un langage analogue. Comment, en effet, les Puissances de la Triple-Entente pourraient-elles s’opposer, autrement que par d’amicales représentations, aux actes de leur partenaire, surtout si celui-ci, considérant son action actuelle comme capitale pour ses intérêts, maintient avec fermeté ses prétentions ?

En somme, la guerre d’Europe, ayant fait tomber en morceaux le consortium qui s’efforçait de conduire, à sa manière, la Chine dans les voies de la civilisation occidentale, le Japon, se tournant vers les Puissances, leur dit, sinon par ses paroles, du moins par ses actes : « Ne convient-il pas que je prenne, jusqu’à nouvel ordre, la tutelle que vous ne pouvez pas actuellement exercer ? » Toujours est-il, qu’en attendant que la grande guerre soit terminée, il se hâte de s’établir dans la place, d’où, fortifié par la possession d’état, il pourra discuter, plus tard, de l’opportunité pour lui d’en sortir.

Dans sa détresse, Yuen Chekai s’est adressé à la Grande-Bretagne, lui demandant son appui. Le Chountien jeupao, organe officieux japonais, publié en chinois à Pékin, lui répond : « Les Puissances européennes sont dans l’impossibilité d’intervenir dans le conflit sino-japonais. La Chine s’en trouvera bien d’ailleurs, car cette intervention pourrait lui coûter cher. Peut-être la partageait-on ? Quant aux États-Unis, ils ne remueront pas. Le gouvernement chinois n’a donc qu’à s’incliner devant le Japon et à régler avec lui seul les questions pendantes. Le maintien de la paix en Extrême-Orient en dépend ! » La Chine étant, à l’heure actuelle, moins exposée que jamais à un partage de la part des Puissances, ce langage parait tenu pour l’effrayer ; mais il n’en montre pas moins que le Japon, se sentant aujourd’hui les mains libres, les étend hardiment sur elle.


Sommes-nous donc arrivés à l’heure où le rêve du vieux vice-roi chinois Tchang Tcheutong serait près de se réaliser, mais d’une autre manière ? Allons-nous assister à l’application étroite d’une doctrine de Monroe asiatique, dont M. Okuma, le président du Conseil japonais, est, dit-on, un des plus fervens adeptes ? Les hommes de race blanche doivent-ils craindre de se trouver bientôt en face de toute la race jaune, dirigée, administrée, gouvernée par le Japon féodal et militaire ? Grave problème ! Certains s’en préoccupent déjà avec une visible inquiétude.

A notre avis, on aurait tort de s’en alarmer, car la tâche que semble vouloir assumer le parti dirigeant impérialiste japonais est pleine de difficultés et de périls. Sans doute, il lui sera facile, — s’il a soin de ménager les apparences, — de prendre en mains le dictateur impuissant qui gouverne aujourd’hui théoriquement l’immense peuple chinois. Au besoin, il pourra donner à ce personnage le hochet d’une couronne impériale. Mais bien faible sera la valeur d’une telle conquête. Dans un pays inorganisé comme la Chine, le gouvernement central n’est qu’un instrument sans vertu, incapable de faire prévaloir sa volonté dans l’ensemble du pays. Cette situation, qui est celle des siècles passés, est encore plus manifeste depuis la Révolution, les vastes territoires de la République ayant été le théâtre de conspirations, de complots, de rébellions, de révoltes, d’assassinats individuels, et de décapitations politiques.

Et cette situation anarchique provenait justement de ce que le chef actuel de l’Etat était considéré par le peuple comme l’homme de l’étranger. La dynastie des Tartares Mandchoux fut renversée parce qu’elle s’appuyait trop sur les Puissances. Sa chute eut pour cause immédiate le sentiment nationaliste. La guerre civile de 1913 contre le président eut des raisons analogues. Et pourtant, les grandes Puissances formant le consortium ne pouvaient pas, à cause de la divergence de leurs intérêts, prétendre à une direction effective. Elles étaient pour la Chine une tutelle sans doute, mais aussi de riches auxiliaires qui apportaient, dans cette société inerte et confuse, le capital fécondant des connaissances de leurs nationaux et de leur argent.

Malgré ces avantages, dont les Chinois le plus violemment nationalistes se rendaient parfaitement compte, le pays restait profondément hostile, car ces bienfaits leur paraissaient trop cher payés par l’absence de la véritable liberté. Or, le Japon se trouve aujourd’hui en face des mêmes sentimens. Il va lui falloir faire la conquête morale et politique d’un peuple qui, pendant des siècles, l’a dédaigné, d’un peuple qui lui a fourni les élémens fondamentaux de sa civilisation et qui, pour cette raison, se considère comme historiquement supérieur à lui. De plus, il se présente les mains vides et ne peut promettre d’autres bienfaits que sa domination.

Aussi, dès que la remise de la note japonaise a été connue dans les provinces, un naturel mouvement nationaliste a commencé partout et, depuis quatre mois, il est allé s’amplifiant. Tous les partis qui se déchiraient la veille se sont rapprochés et tournés contre l’ennemi commun ; les lettrés, les étudians, les corporations marchandes ont fait des manifestations suggestives sur tous les points du territoire et, en maints endroits, le boycottage des produits japonais, arme préférée chez ce peuple de commerçans, a commencé. Les divers généraux que le dictateur a placés ou laissés à la tête des troupes ont groupé leurs instances pour engager Yuen Chekai à la lutte. Les Chinois à l’étranger, — et ils sont dix millions, — même les exilés, les révolutionnaires, ennemis du Président, lui envoient des messages pour lui promettre leur concours.

Le sentiment chinois actuel est assez bien résumé par l’appel des lettrés de Changhai pour la formation de comités de résistance. « Le Japon, dit ce document, veut faire de la Chine une seconde Corée. Il nous sait faibles, il sait que les Puissances, qui se battent en Europe, ne peuvent plus maintenir l’équilibre… Pouvons-nous supporter cette situation ? Ne vaut-il pas mieux mourir après avoir résisté que de nous laisser tuer tête baissée ? Bien que la Belgique et la Serbie soient fort petites, elles n’ont pas craint de résister à l’Allemagne et à l’Autriche. Est-il possible que nous, qui sommes 400 millions, nous supportions la honte de voir notre ruine nationale sans rien faire ? »

En présence de ce mouvement grandissant et après quatre mois de discussions, le Gouvernement japonais envoya, le 7 mai, son ultimatum. Le Président chinois, dont l’armée n’est pas en état de s’opposer aux valeureux soldats du Mikado, dut s’incliner. Quant au peuple, rongeant son frein, il compte maintenant sur la force de résistance passive de son énorme masse. Le Japon va avoir à surmonter ou à briser ce gros obstacle. Pour mieux y parvenir il a réservé le groupe V de ses revendications dont la partie la plus délicate concerne les conseillers devant être installés auprès de l’Administration et du Gouvernement de Pékin.

Cette restriction, ainsi que l’actuelle campagne de presse à Tokio en faveur d’une alliance avec les Puissances de la Triple-Entente et d’une intervention de l’armée japonaise en Europe, semble indiquer que le Cabinet du comte Okouma voudrait réaliser son grand dessein, d’accord avec les Trois Puissances. L’avenir nous dira si celles-ci consentiront à s’engager dans une voie si différente de celle qu’elles ont suivie jusqu’ici en Extrême-Orient.


FERNAND FARJENEL.