Le Japon inconnu - Lafcadio Hearn

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Le Japon inconnu - Lafcadio Hearn
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 211-226).
LE JAPON INCONNU
LAFCADIO HEARN

Glimpses of un familiar Japan, 2 vol. in-8o ; Londres, Osgood, Mac-Ilvaine et C°.

Le vieux Japon s’en va, avec ses paravens et ses laques, ses bronzes et ses ivoires curieusement travaillés, son décor fantastique et bizarre sur lequel s’attardait la curiosité des esthètes, sous lequel se dissimulaient une philosophie insoupçonnée et une force de résistance ignorée, et aussi avec le charme mystérieux de son sourire et de sa politesse exquise. « Les Basques, écrivait Voltaire, sont un petit peuple qui chante et danse au sommet des Pyrénées. » Les Japonais, eussent volontiers déclaré nos écrivains modernes, sont un peuple de fantoches imitateurs et de mousmés grimaçantes qui folâtre au pied du Fusi-Yama. Bien peu ont su discerner, sous les dehors trompeurs et le masque d’emprunt, une race aux instincts studieux et à la politique savante, habile à voiler de courtoisie son stoïcisme, et capable, l’heure venue, d’un puissant effort.

L’Europe s’en tenait aux apparences. Les mouvemens de la race jaune ne la préoccupaient que dans la mesure où ils pouvaient compromettre la sécurité de nos possessions de l’Indo-Chine ; le Japon, royaume insulaire et relativement peu peuplé, était considéré comme une quantité négligeable tant au point de vue politique que militaire. Aussi la guerre sino-japonaise fut-elle, à son début, envisagée comme une guerre de pygmées, en attendant d’être une révélation pour le plus grand nombre et d’apparaître comme une révolution aux diplomates. Les résultats de cette guerre bouleversaient les idées préconçues ; ils allaient, une fois de plus, à l’encontre de la théorie du nombre.

Ce vieux Japon eut ses explorateurs, plus curieux de son esthétique que de ses conceptions intellectuelles et morales, plus séduits par la bizarrerie de ses arts, de ses coutumes et de ses traditions, — qui prêtaient à des récits pittoresques et à des effets littéraires, que soucieux de découvrir ce que voilait cet extérieur exotique. Parmi ceux qui ont le mieux su pressentir la vérité et qui ont pénétré le plus avant dans les arcanes du Japon se trouve un écrivain, célèbre aux États-Unis, commençant à l’être en Angleterre, et dont les aperçus ingénieux sont pour attirer et retenir l’attention. Rarement un étranger a su, à ce degré, s’imprégner de l’âme même d’un peuple, s’identifier à lui, adopter ses idées, son mode de vie, sa langue, ses coutumes et ses aspirations, et démêler, sous la complexité et l’infinie variété des formes, les secrets mobiles qui le font agir, les facteurs qui ont préparé et assuré son succès.


I

« Il y a quelque vingt ans, écrit au New- York Herald le directeur d’un journal de l’Ouest, je vis entrer dans mon cabinet un singulier visiteur. Petit, très brun, étrangement timide et embarrassé, il portait d’énormes lunettes, dont les verres très puissans accusaient une intense myopie. Son costume, propre mais râpé et usé jusqu’à la corde, en disait long sur ses démêlés avec dame Fortune. Le nouveau venu me demanda d’un air gauche et d’une voix hésitante si je consentirais à publier un travail qu’il m’apportait, et, ce disant, il lira de sa poche un manuscrit et le déposa sur mon bureau. Je lui répondis qu’en dehors des contributions de mes collaborateurs attitrés je publiais rarement d’autres articles, — l’état de la caisse du journal ne me permettant pas de me montrer libéral. Je lui promis toutefois de lire son article, et, s’il m’agréait, de le publier et de le lui payer, à un taux des plus modestes, que je lui indiquai. Il y souscrivit avec empressement, et se retira gauchement, me laissant l’impression d’un être indescriptible et de fantastique apparence.

« Mon visiteur parti, je dépliai son manuscrit et le lus, par acquit de conscience ; mais dès les premières lignes je fus pris. La forme en était irréprochable, le fond… des plus curieux : une acuité de vision extraordinaire, des aperçus d’une rare originalité, une logique fine et serrée. J’allai jusqu’au bout, séduit, charmé. Le lendemain même l’article paraissait, et, peu après, l’auteur venait toucher ses très modestes émolumens, que je me souviens lui avoir avancés sur mes propres deniers, la caisse du journal étant à sec. L’article fit sensation ; il était signé Lafcadio Hearn : c’était, je le sus plus tard, son début dans le journalisme. »

Lafcadio Hearn était bien son nom, et ce nom devait devenir célèbre aux États-Unis avant d’être connu en Europe. Il était né à Smyrne, d’un père anglais et d’une mère grecque ; il gagnait à grand’peine de quoi subvenir à ses modestes besoins, dans une petite ville des États-de l’Ouest, en qualité de correcteur d’épreuves chez un imprimeur. Timide comme beaucoup de myopes, craintif et gêné comme un homme que la vie a malmené et qui ne demande à la fortune que le strict nécessaire, il doutait de tout, de lui-même surtout ; et ni la bienveillance du directeur du journal, ni le succès de son premier article et de ceux qui suivirent ne triomphèrent jamais entièrement de son instinctive sauvagerie. « Je l’attachai à mon journal comme collaborateur régulier, et je m’attachai à l’homme que je m’évertuai à apprivoiser. Tâche difficile ! Non qu’il fût irritable et de difficile humeur, mais c’était un silencieux, un rêveur et surtout un sensitif. Un mot vif le déconcertait, la plus légère plaisanterie le faisait se replier sur lui-même. Travailleur acharné et consciencieux, il vivait dans un monde de formes, d’images et d’idées dont il avait peine à s’abstraire. Il venait travailler à ses articles, de préférence dans mon cabinet, assis au coin d’une table, anxieux de ne pas me déranger, mais ne pouvant se décider à s’installer dans la salle des rédacteurs, où il eût été mieux. Le bruit, les allées et les venues l’effarouchaient. Au moindre mot, à la plus indifférente remarque qu’on lui adressait, il rentrait en lui-même comme un colimaçon dans sa coquille. Sa plume courait, sans temps d’arrêt, sur son papier dont il empilait méthodiquement les feuillets, qu’il relisait soigneusement, mais n’y faisant presque aucun changement. Autant l’homme était timide et emprunté, autant l’écrivain était hardi, original, souple et brillant, Je le vois encore, courbé sur son manuscrit qu’il touchait presque de son nez, absorbé dans son travail et ne bougeant pendant des heures non plus qu’une statue de bronze. Indifférent au gain, sans besoins, il écrivait à ses heures, sur les sujets qui le tentaient et, quand la renommée lui vint, quand les revues et les journaux se disputèrent sa collaboration et lui firent les offres les plus tentantes, il s’y déroba fréquemment, satisfait d’une médiocrité relative et redoutant d’aliéner son indépendance, alors qu’il eût pu pousser haut et loin sa fortune. »

La réputation de l’écrivain grandissait, mais l’homme restait inconnu de ceux qui l’entouraient. De son passé il ne parlait pas ; sur lui-même il était muet. Lui parlait-on de ses articles, il devenait mal à l’aise, détournant la conversation, redoutant les complimens. Il avait évidemment reçu une éducation distinguée, il possédait à fond ses classiques ; son savoir était des plus étendus, sa vision pénétrante et fine ; sa plume, d’une merveilleuse souplesse, se jouait des difficultés. Certains articles de lui sur les questions sociales les plus délicates attirèrent l’attention des journaux de l’Est ; reproduits par eux, ils eurent un grand succès, dû à l’art de tout faire entendre sans appuyer, de glisser avec une incomparable aisance sur ce qui pouvait froisser les susceptibilités du lecteur, de se tirer avec un rare bonheur des exposés les plus difficiles. Il excellait surtout à décrire la vie des petits, des humbles, dont il était et voulait être, et ce don particulier lui valut d’être invité par le directeur de l’un des grands journaux de la Nouvelle-Orléans à collaborer à sa feuille. Il y publia une série d’articles très remarqués où il dépeignait avec une incomparable exactitude les mœurs, les coutumes, les traditions des bateliers nègres du Mississipi. Dans un ordre d’idées analogue, et de la même plume, il décrivait la vie plantureuse et sensuelle des riches planteurs, leur luxe, leurs occupations et leurs plaisirs. Doué d’une faculté d’observation et d’assimilation très rare, il s’identifiait avec les types qu’il étudiait, s’imprégnait de leurs conceptions et de leurs traditions. Ce qu’il voyait se reflétait comme en un miroir révélateur aussi bien des manifestations extérieures que des secrets mobiles, et sa plume déliée en rendait, dans une forme exquise, les nuances les plus insaisissables. Très lus et très goûtés à New-York, ces articles attirèrent l’attention d’un grand éditeur de cette ville, qui proposa à Lafcadio Hearn de l’envoyer aux Antilles pour y étudier sur le vif la population créole et noire, et, de même qu’il avait dépeint la vie dans la Louisiane, d’écrire un livre dont il lui offrait un bon prix. Lafcadio Hearn accepta, ce genre de travail étant pour compléter ses précédentes études, et ce volume, qui eut le plus grand succès aux Etats-Unis, confirma sa réputation et décida de son avenir. Il avait trouvé sa voie : le goût des voyages s’était éveillé dans ce nomade anglo-grec-américain, et allait bientôt l’entraîner au bout du monde, pour la plus grande satisfaction de ses lecteurs et aussi de tous ceux qu’intéressent les problèmes compliqués de l’extrême-Orient.


II

C’est en effet comme observateur aussi sagace que profond du génie japonais, comme écrivain merveilleusement préparé par ses goûts et ses travaux antérieurs à nous initier aux conceptions de ce peuple, si peu connu bien qu’il en ait été tant parlé, que Lafcadio Hearn a mis le sceau à sa réputation. Ses travaux sur le Japon, réunis en deux volumes sous le titre de Gimpses of un familiar Japan, « Aperçus d’un Japon inconnu », ont eu, en Angleterre et aux États-Unis, un grand retentissement. Ils sont le résultat de longues années d’étude ; et l’acuité de vision de ce myope étonne. Dans cet empire du « Soleil levant », dont l’originalité et la bizarrerie ont captivé et absorbé tant d’écrivains qui n’y ont vu que matière à articles fantaisistes et pittoresques, à des recherches de style, à des phrases à effet et à des chatoiemens de vocables, Lafcadio Hearn fit de curieuses trouvailles, de singulières découvertes.

Il y appliqua les mêmes procédés qu’en Louisiane et aux Antilles, car ce timide, ce silencieux devenait intrépide et questionneur quand il s’agissait pour lui de satisfaire sa passion dominante, d’exercer ses dons d’observation et de compréhension. Il possédait l’art de gagner la confiance, d’interroger avec une bonne foi et une sincérité qui désarmaient les méfiances, de deviner ce qui se cachait sous les réticences, de tout noter avec une impeccable mémoire. Avec les gens de toutes classes et de toutes conditions il causait familièrement, s’informant discrètement, pénétrant chaque jour plus avant sous les dehors compliqués qui, ici, avivaient son imagination sans satisfaire sa curiosité.

Et, tout d’abord, il se lit Japonais ; il apprit la langue du Japon, en adopta le costume et les coutumes, en étudia l’histoire, s’imprégnant des traditions et des idées de la race. Il vécut en Japonais, dépouillant sans effort et ainsi qu’un vêtement gênant ses habitudes européennes, mangeant et buvant ce que mangent et boivent les habitans du Nippon, fréquentant les prêtres et les savans, conversant avec eux et s’abstenant de tout commerce avec les Européens, s’éprenant si bien de sa métamorphose que, pour la faire plus complète et plus intime, il épousa une Japonaise, en eut un fils qu’il éleva en Japonais, et enseigna lui-même leur langue aux enfans japonais et en costume de maître d’école japonais. Ses adaptations antérieures étaient pour lui faciliter cette transformation, à laquelle sa tournure d’esprit le rendait d’ailleurs éminemment propre ; la race qu’il observait était pour lui rendre l’observation attrayante. Ce sensitif goûtait mieux que tout autre les formes courtoises et polies, discrètes et réservées d’un peuple renommé pour son savoir-vivre exquis, pour l’invariable politesse dont il ne se départ jamais, même dans les circonstances les plus critiques. Ce timide aimait se soustraire à l’observation de ses compatriotes pour se livrer en paix à la sienne propre sur les autres. Cet amoureux des réalités, dédaigneux des apparences, comme du luxe et du confort, se complaisait dans cette vie modeste, laborieuse et ignorée, où chaque jour il recueillait un fait nouveau, suggérant une conception nouvelle, où il entassait notes sur notes, savourant la joie intense de l’artiste à mieux comprendre et à mieux rendre son modèle. Il entrevoyait indistinctement, semblait il, un tréfonds où il voulait atteindre, une clé magique qui lui ouvrirait l’arcane où il voulait pénétrer. L’irritant et déconcertant problème qui se posait devant lui est celui qui se pose devant tout homme désireux de se rendre compte du génie propre d’un peuple, de discerner sous les manifestations de la vie extérieure, sous l’apparente contradiction des formes et des formules, du costume, des mœurs et des usages, les conceptions intérieures, les croyances réelles, les instinctives aspirations. Plagiaires de l’Europe, les Japonais des grandes villes le déroutaient par leurs facultés d’adaptation analogues aux siennes ; il retrouvait partout ce qu’il appelait « l’odeur du beefsteak anglais », et il s’éloignait du littoral pour ne la plus sentir, allant chercher jusque dans la province lointaine et peu connue d’Oki un champ d’observation où le contact avec l’étranger n’eut pas encore faussé l’instinct naturel de la race. Il le trouva et s’y absorba ; les semaines, les mois s’écoulèrent dans l’incessant labeur de l’homme à la recherche de la vérité.

De ce labeur, de l’ensemble des notes méthodiquement classées et minutieusement contrôlées au cours de cinq années, s’est lentement dégagée l’œuvre de Lafcadio Hearn, cette collection d’essais originaux dont la plupart révèlent une subtile observation et une merveilleuse intuition. A force d’étudier cette race asiatique, avant-garde de l’extrême-Orient, son esprit souple et pénétrant y retrouva, non sans surprise, les méthodes d’induction et de déduction qui lui étaient familières, les conceptions qui lui étaient personnelles, une singulière analogie d’idées et de pensées, qui, le jour où la lumière se fit en lui, où la cause première qui éludait sa poursuite lui apparut clairement, lui rendit sa tâche facile. Cette cause, il la cherchait consciencieusement, mais, alors qu’il s’en rapprochait, il s’en détournait, se croyant dupe d’un mirage, d’un reflet de lui-même s’interposant entre la vérité et lui. Elle était en effet le mobile instinctif et secret de ses propres actes et, quand force lui fut de le reconnaître, il se rendit compte de l’identité de goûts, de sensations et d’idées qui existait entre cette race et lui. Il comprit alors et l’inconsciente attraction qu’elle exerçait sur lui et la facilité avec laquelle il s’était adapté à elle. Le mot de l’énigme était celui auquel il s’attendait le moins, qui de lui-même, venait sous sa plume comme synthèse de sa patiente analyse, qu’il écartait comme invraisemblable, et qu’il ne se décida à tracer que contraint par l’évidence : le stoïcisme.

Le stoïcisme : là est pour lui le substratum de l’âme japonaise. Rien, semble-t-il, n’est, au premier abord, plus difficile à concilier que l’apparente joie de vivre, la douceur de mœurs, l’instinctive simplicité et la courtoisie souriante du Japonais avec ce principe austère d’une impassible philosophie. Et cependant, tout y ramène Lafcadio Hearn : il le retrouve à la base des conceptions et des traditions, du passé et du présent, et chacune de ses études aboutit à cette conclusion ; chacun des faits qu’il cite, chacune des anecdotes à l’appui de ses récits révèle et affirme l’existence de ce principe qui, dans un autre ordre d’idées, explique la stoïque bravoure de cette race de prétendus fantoches grimaçans, sa parfaite discipline, et la force d’endurance dont elle a su faire preuve.

Ce principe posé, nul n’était mieux préparé que cet observateur clairvoyant à démêler l’apparente antithèse entre les conceptions et les actes, à les rattacher aux coutumes séculaires et à expliquer les uns par les autres ; nul n’était plus apte que cet écrivain subtil et délié, habile à faire vivre sous sa plume des types infiniment variés-tout en leur conservant leur originalité propre, à nous rendre, dans leur cadre particulier, les physionomies curieuses qui défilaient devant ses yeux.

Il nous les montre : le prêtre et l’enfant, le paysan et le marchand, la jeune fille et la femme, le lettré, le maître et le serviteur, et il ne se borne pas à les dessiner d’un trait net et fin, à les faire agir, penser et parler ; il met en lumière les mobiles qui les font agir, les sentimens qui les animent, les signes extérieurs par lesquels ces sentimens se traduisent, signes qui eux-mêmes se relient à tout un ordre de choses et de traditions et, par leurs racines les plus ténues, plongent dans un passé lointain. Une étude sur la musique lui suggère d’inattendus approchemens : « L’art musical japonais m’apparaît, écrit-il, comme un reflet adouci du nôtre, moins la force, le brillant et la passion. Ainsi qu’en un rêve on voit se dessiner à travers un voile diaphane une figure souriante et amie, cet art évoque le souvenir de rythmes ailleurs entendus, d’harmonies qui sommeillent dans ma mémoire. » Parlant du lien conjugal, il dit : « Plus j’avance dans mon étude de la vie telle que l’entend et la pratique ce peuple heureux entre tous, plus je me demande si notre civilisation ne fait pas fausse route et si elle est bien telle que moralement nous la croyons. J’estime, avec Kampfer, que les-Japonais valent mieux que nous. Nos moralistes, avec leur conception sémitique au sujet du péché originel, déclarent les Japonais amoraux : ils se trompent et nous trompent en affirmant qu’ils nous sont très inférieurs parce que leurs idées des rapports entre les deux sexes diffèrent profondément des nôtres. Ce que j’ai vu dans nos grandes agglomérations urbaines m’amène à la conclusion que la conception japonaise est supérieure à la nôtre, si ce n’est en théorie, tout au moins dans la pratique. Il faut, pour juger une race, un facteur indispensable à l’intelligence de tout sujet, complexe : à savoir le don de sympathie. Un geste, un regard révèlent bien des choses à qui possède ce don. » Et, ceci dit, il écrit, d’une plume sympathique et affinée, son essai sur le « sourire japonais », qui est un chef-d’œuvre d’observation fine et pénétrante.


III

Voile transparent et gracieux étendu sur les misères et les tristesses inhérentes à la condition humaine, le sourire japonais n’a, selon Lafcadio Hearn, rien de hiératique : il n’est pas figé sur les lèvres qui l’esquissent ou le dessinent. Reflet des sensations intérieures, tour à tour conciliant, gai, mélancolique ou avenant, se prêtant à l’expression de toutes les nuances, il n’en demeure pas moins incompréhensible pour l’Européen qu’il déconcerte et qui, en ignorant les secrets mobiles, la source intime et profonde, n’y voit qu’une enfantine contraction des lèvres, n’y fit qu’une banale obséquiosité, le plus souvent qu’une ironie mal déguisée, que dédain pour celui auquel il s’adresse. C’est surtout dans les relations de serviteur à maître, d’inférieur à supérieur, les plus fréquentes entre le Japonais et le blanc, que ce sourire, mal compris, mal interprété, provoque de fréquens et souvent de déplorables malentendus.

« Pourquoi l’étranger ne sourit-il jamais ? » demande le Japonais, qu’étonnent ce qu’il appelle les « faces colériques » des Anglais ? « Pourquoi les Japonais ont-ils toujours le sourire aux lèvres ? » s’enquiert l’étranger qui s’imagine ou qu’ils se moquent de lui ou qu’ils manquent de sincérité. On l’étonnerait fort en lui disant que ce sourire qui le choque prend sa source là où lui-même puise sa gravité voulue, là où il emprunte son masque impassible et rigide ; qu’un sentiment intérieur identique, réel dans un cas, factice dans l’autre, suscite des manifestations extérieures totalement différentes ; que le stoïcisme du Japonais est supérieur au sien, et que c’est à ce stoïcisme qu’il doit son perpétuel sourire.

« Un Anglais de mes amis, écrit Lafcadio Hearn, homme bienveillant et d’humeur pacifique d’ordinaire, me disait, la veille de mon départ de Yokohama pour l’intérieur : « Puisque vous allez étudier les Japonais, déchiffrez, si vous le pouvez, et expliquez-moi, à votre retour, leur perpétuel et énigmatique sourire. Il me déroute constamment. Il y a peu de jours, je descendais en ville dans ma voiture lorsque je vis venir à contrevoie une kuruma vide conduite par un Japonais. Je lui fis signe de se ranger et de prendre l’autre côté de sa route ; mes chevaux étaient vifs et j’appréhendais un accident. Soit mauvaise volonté, soit stupidité, non seulement le Japonais ne se gara pas, mais, faisant reculer son cheval, il buta l’arrière de sa kuruma contre le talus d’une façon si malencontreuse, que l’un de mes chevaux se heurta et se blessa au brancard de son véhicule. Emporté par la colère, je frappai ce maladroit à la tête avec le manche de mon fouet. Le sang jaillit et l’homme ainsi maltraité, sans mot dire et tout en épongeant le sang qui maculait son visage, s’inclina avec un singulier sourire. Ce sourire… je l’ai devant les yeux : il me hante et, au moment même, j’aurais mieux aimé que l’homme me rendit coup pour coup. Ma colère tomba. J’eus honte de mon emportement. L’homme s’éloigna, toujours souriant, mais… pourquoi souriait-il ? A qui en avait-il ? Je ne comprends pas. » — Moi non plus, je ne comprenais pas, alors ! mais plus tard je compris, et ce sourire, et d’autres plus énigmatiques. Je compris qu’un Japonais sourit stoïquement en face de la mort même, et cela sans fausse bravade comme sans lâche résignation. Je compris que l’homme, ainsi brutalement frappé, se sentait dans son tort et s’excusait. acceptant sans murmurer la disproportion entre le châtiment infligé et l’erreur commise, et qu’il y avait dans son sourire plus de regret pour l’emportement du blanc que pour sa propre blessure ; je compris enfin que le sourire japonais était un éloquent et muet langage, et qu’à l’interpréter d’après nos idées européennes je ferais fausse route, aussi bien qu’en prétendant interpréter les signes conventionnels de l’écriture japonaise d’après des analogies de formes avec les lettres de notre alphabet. »

Une étude plus approfondie l’amena à noter et à comprendre toutes les nuances de ce muet langage. Il vit que, dès l’âge le plus tendre, les enfans l’apprenaient de leurs parens, qu’il faisait partie de l’étiquette familiale et sociale, une physionomie souriante étant la plus agréable que l’enfant pût présenter à ses parens, à ses maîtres, à ses amis, comme plus tard à ses supérieurs et à ses inférieurs et, dans l’ordre physique et moral, aux épreuves de la vie, à la souffrance, aux déceptions, aux tristesses. Le cœur peut se briser, mais la figure doit rester, non impassible comme le veut une orgueilleuse et inhumaine conception européenne, mais sereine, et ici nous touchons, non seulement au fond de stoïcisme inhérent à la race japonaise, cultivé et développé dès l’enfance, mais aussi à son point de contact avec l’antiquité grecque et latine, au culte de l’esthétique qui veut que l’homme, aux prises avec la douleur, lui oppose un front souriant, et que le masque enlaidi et contracté ne témoigne pas de la lutte intérieure.

Tout l’y incite, et l’enseignement et l’exemple des siens, et ce qui attire ses regards. « Au moment où j’écris ces lignes, ajoute Lafcadio Hearn, je vois surgir une vision entrevue, une nuit, à Kioto. A l’angle d’une rue brillamment éclairée et dont le nom m’échappe, je m’arrêtai devant une statue de Jizo, placée à l’entrée d’un temple. Elle représentait un néophyte en extase, un beau et jeune garçon sur les lèvres duquel errait un sourire d’un réalisme divin. Ma contemplation fut interrompue par un garçon de dix ans environ. Il venait, à en juger par ses joues roses et son regard brillant, de quitter ses camarades et ses jeux ; s’arrêtant un instant, il s’inclina respectueusement devant la statue, souriant, et son sourire était si étrangement pareil à celui du néophyte qu’il semblait que le sculpteur l’eût pris pour modèle. En m’éloignant, je me disais : Ce sourire n’est cependant pas une copie ; ce que le sculpteur a symbolisé dans son œuvre c’est l’un des traits caractéristiques de sa race. »

Le jour est proche où ce trait caractéristique et charmant ne sera plus qu’un souvenir. Lafcadio Hearn insiste sur ce fait que, dans les ports où le Japonais se trouve en contact fréquent avec l’Européen, son sourire, mal interprété et mal compris, disparaît. Et, à ce sujet, il cite une anecdote curieuse qui témoigne une fois de plus quels tristes malentendus ce sourire fait naître entre deux races inhabiles à se comprendre. M. T***, négociant anglais à Yokohama, avait depuis assez longtemps à son service un samuraï, ancien soldat licencié des troupes féodales, homme à l’humeur égale, des services et de la probité duquel il n’avait qu’à se louer. En sa qualité de samuraï il portait constamment deux sabres à sa ceinture, insignes de son ancienne profession et de son grade. L’Anglais l’appréciait, bien que les génuflexions, les salutations et la politesse raffinée de son factotum lui parussent excessives ; son perpétuel sourire surtout lui était insupportable. Un jour le samuraï l’aborda et lui demanda un service. Pour une cause accidentelle, il avait un pressant besoin d’argent. Il priait donc son maître de lui avancer une certaine somme et lui offrait, en garantie, l’un de ses sabres. C’était une arme ancienne, de trempe fine et de grand travail, d’une valeur très supérieure au prêt qu’il sollicitait. M. T*** consentit et fit l’avance, que son factotum lui remboursa trois semaines plus tard, rentrant en possession de son sabre.

Quelle fut la cause du dissentiment qui survint quelques jours après, M. T*** lui-même ne s’en souvient plus. Quoi qu’il en soif, dans un moment de colère et d’emportement, il injuria grossièrement le samuraï et lui intima l’ordre de quitter sa maison. À ces insultes et à son ordre, ce dernier répondit en s’inclinant avec respect et en souriant. Exaspéré par ce sourire qui avait toujours eu le don de l’agacer, M. T*** s’oublia au point de frapper le samuraï au visage. Prompt comme l’éclair, celui-ci dégaina et fit siffler son arme au-dessus de la tête de son maître qui se crut perdu, sachant avec quelle dextérité un samuraï décapite un homme d’un seul coup de son arme affilée. Il en fut cependant quitte pour la peur. A sa grande surprise le samuraï se ressaisit, remit son sabre dans le fourreau, puis, sans mot dire et avec un sourire étrange, il se retira.

Lui parti, M. T*** réfléchit ; il avait vu la mort de près et, faisant un retour sur lui-même, il eut honte de son emportement ; se rappelant les services du samuraï, son zèle et sa probité, il résolut de réparer sa faute et de s’excuser. Mais au moment où il s’apprêtait à l’aller trouver, il apprit qu’il n’était plus. Rentré chez lui, le samuraï avait écrit à son maître et s’était ouvert le ventre. Dans la lettre que l’on remit à M. T***, le Japonais lui disait qu’il ne pouvait survivre à l’affront qu’il avait reçu et qui le déshonorait à tout jamais à ses yeux et à ceux des siens. Il s’excusait d’avoir eu un instant la tentation de tuer son insulteur. Le souvenir que l’arme qu’il tenait en main était celle sur laquelle son maître lui avait, en un moment de gêne, consenti une avance, avait retenu son bras. L’honneur lui interdisait de s’en servir contre son bienfaiteur, il la tournait contre lui-même.

« Les traditions s’effacent, ajoute Lafcadio Hearn, devant le dédain et les railleries de l’étranger. Au sourire sympathique, à la politesse aimable succèdent, chez ce peuple imitateur, l’impassibilité de la physionomie et la froideur glaciale du regard. Le même fond de stoïcisme y pourvoit et facilite la métamorphose, mais un jour viendra où il se reportera vers le passé avec les mêmes sentimens de tristesse mélancolique que nous inspire le souvenir de l’antique et gracieuse civilisation grecque. Le Japonais se rappellera, lui aussi, le temps heureux des plaisirs simples, la sensation disparue des joies de la vie, la divine intimité de l’homme et de la nature. Il dira à ses descendans combien ce monde était alors plus lumineux et plus beau. Il évoquera le charme de l’antique courtoisie, de la poésie des temps disparus. Dans son évolution rapide, il s’étonnera de bien des choses, mais il en regrettera plus encore, et nulle autant que le sourire immortel qui erre sur les lèvres de ses dieux et dont le sien était le doux et fidèle reflet. »


IV

L’étude sur le Sourire japonais donne une idée des procédés d’analyse de Lafcadio Hearn. Sous les manifestations extérieures, son esprit subtil excelle à découvrir les mobiles cachés, à dégager les traits caractéristiques de la race. Rien ne lui paraît indifférent, rien à dédaigner de ce qui peut aider sa curiosité toujours en éveil, son besoin de comprendre la vérité et de rendre la vie. Tout, aussi, lui est matière à recherches et à réflexion. Son essai sur Un jardin japonais est une étude de l’âme japonaise dans ses rapports avec la nature.

Dans cette étude il se complaît et s’absorbe ; son amour de la nature, sa singulière aptitude à ressusciter en lui-même les conceptions et les sensations de la race lui révèlent la signification de détails inintelligibles pour d’autres ; il les traduit et il les rend. Il nous montre les moines bouddhistes s’ingéniant à la tâche, impossible semble-t-il, de matérialiser des idées morales, des pensées abstraites, de les exprimer sans autres truchemens que ceux que leur fournit le monde visible, à l’aide d’arbres et d’arbustes, de fleurs et de rochers. À chacun de ces objets se rattachent, en effet, pour les Japonais, une légende, une tradition, une superstition. Un filet d’eau parle, une cascade chante. « Il faut, écrit-il, pour apprécier un jardin japonais, comprendre, ou apprendre à comprendre, ce que la pierre peut receler de beauté, non la pierre taillée par la main de l’homme, mais travaillée, sculptée par la nature. Pour qui ne voit pas, ne sent pas que certains rochers affectent des formes admirables, ont des tons et des valeurs propres, le charme artistique d’un jardin du Nippon est lettre close. Cette compréhension est innée chez le Japonais ; infiniment mieux que nous il perçoit ce que la nature exprime par des formes, comme nous par des mots… Jamais le Japonais ne cherchera à inventer, à créer artificiellement un paysage purement idéal, mais bien à reproduire fidèlement, même par le tokoniwa, c’est-à-dire sur la minuscule échelle qui fait l’étonnement et provoque la risée de l’Européen, la sensation du paysage réel. Et cela, il le fait en poète et en artiste. De même que la nature, dans ses aspects variés, éveille en nous des impressions de calme ou de grandeur de douceur ou de solennité, de paix ou de mélancolie, de même le paysage, dessiné par l’homme sur le sol ou sur la toile, n’est vrai qu’à la condition de refléter et d’éveiller une sensation humaine. Les maîtres dans l’art du jardinage, les vieux moines bouddhistes qui ont poussé cet art si loin qu’ils en ont fait un art en quelque sorte occulte, ont voulu et cherché plus encore. Ils se sont efforcés de donner à la nature un langage intelligible à l’homme au point de lui faire exprimer des idées abstraites, telles que la Foi, la Piété, la Chasteté, le Repos de la conscience, l’Amour conjugal. Ainsi retrouve-t-on, dans les jardins qu’ils ont dessinés et créés et qui subsistent encore aujourd’hui un reflet du maître pour lequel ils ont été faits : poète ou guerrier, philosophe ou prêtre. Pour qui sait voir et entendre leur œuvre, elle est une évocation poétique de ce maître disparu… L’art qui a ainsi prêté une voix intelligible aux arbres, aux (leurs, aux pierres même est bien l’art inspiré par la croyance bouddhiste, parle verset qui dit : « En vérité, même les plantes et les arbres, même les rocs et les pierres entreront dans le Nirvana. »

Lafcadio Hearn était fait pour comprendre cette « poétique révélation ». Elle aussi, elle encore, éveille en lui de chers et lointains souvenirs. Entre le génie de la race asiatique et le sien propre l’affinité est profonde. Il tient de son origine grecque le culte et l’intelligence des beautés de la nature qu’il retrouve à cette extrémité de l’Asie et qui inspirèrent, il y a huit siècles, au sage conseiller de l’imprudent empereur Chen-Tsoung un délicieux poème, intitulé : Mon Jardin, qui se terminait par ces lignes : « Les rayons obliques du soleil mourant me surprennent assis sur un tronc d’arbre, épiant en silence les inquiétudes d’une hirondelle voletant autour de son nid, ou les ruses d’un milan pour surprendre sa proie. La lune levée me trouve encore en contemplation. Le murmure des eaux, le bruissement des feuilles agitées par le vent, l’indicible beauté du ciel me plongent dans une douce rêverie ; la nature entière parle à mon âme : je m’attarde en l’écoutant, et la nuit me ramène lentement à ma demeure.

« Mes amis viennent parfois animer et charmer ma solitude, me lire leurs vers et entendre les miens. Le vin égaie nos frugals repas suivis de sérieux entretiens et, tandis que la cour, que je fuis, sourit à l’énervante volupté, prête l’oreille à la calomnie, forge des fers et tend des pièges, nous, ici, nous invoquons la sagesse et lui offrons nos cœurs. Mes yeux se tournent toujours vers elle ; mais, hélas ! pourquoi ses rayons ne m’éclairent-ils qu’à travers un voile vaporeux ? S’ils brillaient purs et sans nuages, où trouverais-je ailleurs une retraite, un temple plus à mon gré ? Ici, je pourrais vivre heureux… Mais, que dis-je ? Je suis père, époux, citoyen ; mille devoirs me réclament. Non, ma vie… tu n’es pas à moi. Adieu, cher jardin ; adieu, doux asile. Les soucis de l’État, le bien de la patrie, me rappellent à la ville. Garde, moi absent, tous tes charmes ; je reviendrai encore te demander de soulager les chagrins qui m’attendent et de guérir mon âme des atteintes auxquelles je vais l’exposer. »

De ces strophes nous rapprocherons les lignes par lesquelles Lafcadio Hearn, le modeste instituteur de Matsué, termine son essai sur Un jardin japonais : « Je ne me suis déjà que trop attaché à mon humble demeure. Au retour de mon école, j’échange, et avec quelle sensation de bien-être ! ma robe de professeur contre une ample tunique japonaise et je goûte un plaisir ineffable à contempler, de ma véranda, mon jardin qui s’étend sous mes yeux et qu’égaie le chant des oiseaux. Contre les vieux murs moussus qui l’encadrent, vient mourir le murmure d’un Japon métamorphosé, celui des télégraphes, des journaux, des bateaux à vapeur. Dans cette enceinte, tout est paix et repos, tout évoque les souvenirs du passé. Dans l’air, flotte un doux parfum, et aussi le rêve de ce qui fut, la vision de ce qui ne reviendra plus. Sous ces épais feuillages, dans ces allées errent des ombres indécises et gracieuses, peut-être celles des belles Japonaises, jeunes quand ce jardin l’était lui-même, et dont les vieux albums nous ont fidèlement transmis l’énigmatique sourire. Quand le soleil, dorant les roches, filtre à travers l’épais feuillage, il me semble que leurs mains de fantômes m’effleurent d’une aérienne caresse. » À ce passé vont instinctivement ses pensées et ses regrets.


V

Des nombreux essais de sa plume originale et infiniment variée, le plus curieux peut-être, le plus étrange à coup sûr, est celui qu’il a consacré au Jiujutsu. Là, semblerait-il, étant données l’importance qu’il assigne à son sujet et les conséquences qu’il en déduit, il toucherait au point vital, objet de ses recherches passionnées, à la solution du problème qu’il étudie depuis de longues années, solution qui rendrait compte des étonnans succès du Japon dans sa lutte disproportionnée avec la Chine. Qu’est-ce donc que le « Jiujutsu », et quelle définition donner de ce mot ?

Grands amateurs de sport, passionnés pour les luttes d’athlètes qui promènent de ville en ville et de village en village leur haute stature, leur prodigieuse corpulence et leur obèse carrure, les Japonais désignent de ce mot un genre de combat qui n’offre aucune analogie avec les combats de boxe si fort en honneur en Angleterre et aux États-Unis. Au Japon aussi c’est un art, mais un art différent, et dont la différence se résume dans le mot même de Jiujutsu : « Céder pour l’emporter. » Rien ici qui rappelle les boxeurs anglais, soumis pendant des mois à un entraînement savamment gradué, exhibant des torses nus que ne recouvre pas une once de chair superflue. Leurs muscles se tendent et se raidissent sous l’épidémie assoupli, l’être animal est amené à son maximum de force physique, de vigueur et d’endurance, d’endurance surtout, car dans la lutte anglaise la victoire sera au plus résistant, à celui qui, sans faiblir, saura porter et surtout recevoir les coups les plus terribles.

Au Japon, il n’en est pas ainsi. Dans une arène sablée, pour amortir les chutes, deux athlètes sont mis en présence, deux hommes au visage bouffi, aux regards atones, aux membres énormes, et dont les os et les muscles disparaissent sous une couche de graisse. Ils tournent lentement l’un autour de l’autre et quand ils s’abordent ce n’est pas pour se frapper, mais pour poser d’un geste familier leurs mains sur les épaules de l’adversaire. Lentement ces mains errent sur le torse nu ; les combattans s’enlacent, sans violence apparente : ils se palpent, non en ennemis impatiens de se ruer l’un sur l’autre et de se renverser, mais en anatomistes qui cherchent dans cette masse de chair un point faible qu’il leur importe de découvrir. Leurs doigts velus s’enfoncent dans cette graisse qui leur dérobe la jointure des os, la contexture du corps. Tout en se palpant, ils se rapprochent, ils s’étreignent, plus soucieux apparemment de ménager leurs forces et d’user celles de leur adversaire que de le jeter bas. On voit, non sans surprise, un athlète s’abandonner brusquement dans les bras puissans qui s’efforcent de le soulever de terre et qui défaillent sous son poids, pendant que les spectateurs éclatent en applaudissemens.

Il s’est volontairement alourdi et, dans l’effort fait, son adversaire a inutilement dépensé des forces que lui-même a réservées. Pas un des mouvemens de ces deux hommes qui ne soit le point de mire d’une palpitante et féroce curiosité. Cette lutte, en apparence inoffensive et monotone, ces gestes indécis, à peine ébauchés, ces mains lentes qui se promènent sur ces grands corps mous tour à tour attirés et repoussés, mais sans tension de muscles, sans perceptible effort d’en finir, c’est le Jiujutsu, l’ « art de céder pour l’emporter ». Le temps s’écoule en feintes, en anatomiques études ; le moment décisif approche. L’un des athlètes a cru reconnaître le point faible de son adversaire. S’il ne s’est pas trompé, une brusque, une violente étreinte, une main énorme s’enfonce dans la chair, et d’une habile pression de doigts disloque l’épaule ou brise un tendon et envoie rouler le vaincu tout pantelant dans l’arène. S’il s’est trompé, si dans cet effort puissant mais infructueux il s’est épuisé, sa respiration haletante, son souffle rauque et court indiquent que sous l’étreinte du bras replié de son ennemi la respiration lui manque, que ses côtes craquent sous l’effroyable pression, ou bien une défaillance soudaine révèle que l’un de ses muscles vient de se rompre, ou l’un de ses os de se briser.

Il faut sept années d’études pour former un athlète accompli. Il en est qui connaissent d’infaillibles manipulations, qui tuent un homme par une simple pression de leurs doigts velus, aussi promptement que la foudre. Ceux-là sont professeurs dans les collèges du gouvernement et tenus, par serment et sous les peines les plus sévères, à ne jamais enseigner un coup mortel.

Si nous en croyons maintenant Lafcadio Hearn, le « Jiujutsu » donne la clé de l’histoire du Japon depuis un quart de siècle. Les Japonais ont transporté dans leur politique et leur diplomatie, dans leur armée et leur marine, les procédés du « Jiujutsu » ; ils ont introduit, dans leurs relations extérieures et dans l’art de la guerre, la tactique qui consiste à « céder pour l’emporter », ce qui revient à dire qu’ils ont étudié en anatomistes patiens et savans l’organisation politique et sociale de l’Europe et surtout l’organisation administrative et militaire de la Chine. Ils ont découvert et noté les points faibles du Céleste Empire. Sur ce grand corps mou, ils ont promené leurs doigts souples. Dans leurs rapports avec l’Europe, ils ont, comme au lendemain de la chute de leur régime féodal, toujours paru céder, acceptant les conseils et subissant la pression de ceux qu’ils voulaient se concilier, ouvrant leurs ports, mais refusant aux étrangers le droit d’acquérir une parcelle du sol, adoptant avec un empressement apparent le costume et les idées européennes, mais déposant l’un et répudiant les autres aussitôt qu’ils le pouvaient. L’heure venue de la lutte avec la Chine, ils ont, en quelques coups droits, habilement préparés et dextrement portés, jeté bas leur adversaire, puis, affectant de déférer au désir des grandes puissances et n’ignorant pas qu’ils avaient tout à risquer à prolonger une guerre au cours de laquelle cette masse de 400 millions d’hommes eût fini par avoir raison du Japon, ils ont traité avec la Chine et affirmé une suprématie que la Chine reconnaît et que l’Europe admet.

La thèse de Lafcadio Hearn est à coup sûr nouvelle. D’aucuns n’y verront peut-être qu’un rapprochement ingénieux ; d’autres y trouveront l’explication de faits inexpliqués : les rapides succès du Japon, les coups sûrs et prompts portés par ce David au Goliath asiatique, l’habile souplesse avec laquelle, cédant à propos à la pression combinée de la Russie, de la France et de l’Allemagne, le petit empire du Soleil Levant a eu l’art de se faire pardonner ses succès et de se rallier les sympathies de l’Europe dont il avait déconcerté les calculs.

Par ce qui précède, nos lecteurs pourront se faire une idée de l’œuvre et du talent de Lafcadio Hearn. Cette œuvre variée et ce souple talent méritent une étude plus approfondie. Ses essais sur les Danseuses japonaises, son Journal d’un maître d’école, son Marché des morts, ses Notes sur Kitzuki, abondent en aperçus originaux et curieux sur lesquels nous aurons sans doute l’occasion de revenir.


C. DE VARIGNY.