Le Japon mort et vif/4

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Baudinière (p. 68-87).

IV

OÙ EN SONT LES JAPONAISES ?


Bien des gens se sont montrés surpris quand la crise financière d’avril 1927 a mis en vedette Mme Yone Suzuki, l’une des femmes les plus riches — sinon la plus riche — du monde. On est tellement habitué, en Europe, soit à considérer l’aspect frivole de la Japonaise et à célébrer la grâce des geisha, soit à louer les qualités traditionnelles des autres catégories de femmes nipponnes, que l’affaire Suzuki a été une révélation pour la plupart des Occidentaux ignorant les progrès féminins dans l’Empire mikadonal.

Qu’une femme se soit lancée dans des spéculations inouïes, qu’elle ait mené de front de grandioses entreprises financières, qu’elle ait réussi — au moins pendant un temps — à accumuler des richesses immenses, et cela par son talent personnel, par son énergie, par son habileté à tirer parti de la situation économique, voilà qui a dérouté ceux qui ont accoutumé de n’admirer les Japonaises que sous la forme de fleurs précieuses ornant banquets et festins, ou dans leurs fonctions de modestes compagnes du foyer.

En 1905, quand M. Suzuki mourut, sa veuve hérita d’une petite fabrique de sucre. Jusque là, Mme Suzuki avait mené l’existence sans apparat d’une épouse soumise ne se mêlant point des affaires industrielles de son mari. Personne, dans le monde de la haute finance, ne la connaissait. Dès qu’elle fut maîtresse de la petite fortune qui lui avait été léguée, elle se révéla sous son véritable jour : une femme aux idées débordantes, jamais satisfaite de son gain, prête aux plus ambitieuses conquêtes.

Non seulement Mme Suzuki développa d’une manière considérable sa sucrerie mais, peu après, elle y adjoignit une distillerie, puis une brasserie. Elle fonda une banque pour faciliter ses opérations de crédit. Tout l’intéressait, tout tentait son activité. Elle devint l’âme ou la commanditaire d’une société d’assurances, d’une compagnie d’affrêtement, d’une flotte de commerce, d’ateliers métallurgiques, de minoteries, de plantations de cotonniers, d’une fabrique de celluloïd. En moins de dix ans, cette extraordinaire Japonaise s’était taillé une part de lion dans quelques-uns des groupes les plus importants et les plus réputés de son pays.

Pendant la guerre, elle se livra à des spéculations sur les riz et sur les denrées alimentaires qui multiplièrent son avoir. Elle fut, du reste, honnie du peuple. Les bureaux du consortium Suzuki à Tokio furent, un jour, envahis par des manifestants en furie. Celle que la rumeur publique appelait « l’accapareuse », la « profiteuse », et qui était accusée d’avoir fait monter le prix de la nourriture des pauvres, dût quitter la capitale sous un déguisement.

Elle n’en continua pas moins, après ce fâcheux épisode, à poursuivre ses desseins financiers et à échaffauder de nouvelles combinaisons. Un moment, sa fortune fut évaluée à 35 millions de livres sterling. Mais les plus adroits manieurs d’argent ne peuvent indéfiniment maintenir de trop audacieuses positions à la Bourse. Au printemps dernier, la firme Suzuki était obligée de déposer son bilan, malgré l’aide de la Banque de Formose et de puissants établissements de crédit. Mme Suzuki reperdait ainsi une bonne partie de ses profits…, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne prendra pas, et à brève échéance, d’éclatantes revanches. On ne sait jamais, avec un cerveau pareillement organisé !

Cette femme d’affaires n’a pas mené une existence luxueuse à l’apogée de sa richesse. Elle a conservé les habitudes d’une simple bourgeoise, vivant loin du faste dans sa petite maison, et n’utilisant son argent que pour des spéculations toujours plus osées. Elle n’a pris d’autres distractions que des parties de gô ou les plaisirs du cinéma. Tout son temps, elle l’a passionnément consacré à la finance.

Sans doute, le type Suzuki n’est pas un type banal dans la société japonaise. La carrière de cette « businesswoman » est exceptionnelle dans sa grandeur et dans ses déboires. Mais, ce qui est maintenant commun dans l’Empire mikadonal, c’est l’apparition des femmes dans de nombreuses professions, industrielles, commerciales, libérales. Il y a un mouvement d’indépendance, un élan vers les entreprises originales, une poussée démocratique qui, peu à peu, amène les Nipponnes sur une scène infiniment plus étendue que par le passé.

Il convient, à ce propos, de réagir contre un préjugé qui les représente comme ayant été soumises à une servitude écrasante au cours des siècles précédents. Elles ont occupé une place très importante — quelquefois de tout premier plan — à diverses périodes de l’histoire. N’est-ce point la reine Jingô qui, au troisième siècle, s’empara de la Corée ? Et douze autres souveraines ont contribué à l’expansion et à la gloire des Îles où le Soleil se lève. Dans la politique et la religion, elles ont marqué profondément leur influence. De même, en littérature. Plusieurs poétesses brillèrent d’un vif éclat au huitième siècle, — poétesses dont les œuvres principales ont été conservées dans l’Anthologie de Manyô. Il y eut encore des historiennes, des romancières, des essayistes qui illustrèrent des genres jusqu’alors à peine esquissés et qui répandirent la splendeur de leur esprit dans des œuvres devenues classiques. Les grandes intellectuelles comme Murasaki ou Sei Shôganon dominèrent la société vers l’An 1000. Durant la Renaissance, la loi de femmes, notamment la loi poétique de Tchiyo, se fit aussi très généreusement sentir. Quant au théâtre populaire japonais, qui l’a fondé, sinon la célèbre religieuse O Kouni ?

Par conséquent, il serait injuste de s’en tenir à une opinion simpliste et d’ignorer à quel point les Japonaises ont contribué à la civilisation de leur pays. Si elles ont subi certaines servitudes imposées par les lois bouddhiques et confucéennes, elles n’ont point été unformément réléguées dans des occupations terre-à-terre ou dans un esclavage sans issue. Toutes les époques ne leur ont sans doute pas été favorables, mais les Japonaises ont toujours exercé, parfois sous un effacement plus apparent que réel, une influence prépondérante dans la famille.

Le retour aux pratiques du shintoïsme — en opposition avec les doctrines bouddhiques et avec la morale de Confucius si hostiles à la femme — a favorisé, depuis la Restauration, la renaissance morale et matérielle des Japonaises.

Aujourd’hui, elles parlent d’émancipation totale, et les plus téméraires d’entre elles aspirent même à diriger la nation. Sans donc nous attarder à des considérations historiques détaillées, examinons leur sort actuel et voyons où elles en sont.

Il n’y a qu’à regarder l’aspect extérieur des choses pour voir combien, depuis la guerre surtout, les Japonaises ont secoué la tutelle masculine et pris des habitudes occidentales ou américaines. Les clans attachés aux modes anciennes et à la vieille morale en sont estomaqués ! On trouve, dans les feuilles conservatrices, d’innombrables dissertations sur l’abandon des vertus qui faisaient de la femme nipponne la femme d’intérieur par excellence : Oku Sama, Madame l’Intérieur. Tel était le titre de toute femme mariée. Beaucoup, paraît-il, ne méritent plus cette appellation. La vie moderne et l’actuel industrialisme ont d’autres exigences. Dans les grandes cités de l’Empire mikadonal, on aperçoit des conductrices de tramways (la compagnie électrique de Tokio en a engagé 300 qui portent l’uniforme réglementaire), des femmes chauffeurs de taxis (on en compte une vingtaine dans la capitale), et même quelques aviatrices, telle Mlle Shigeno Kibe, qui s’est déjà fait remarquer par ses prouesses aériennes.

Les sténographes et les dactylographes, les secrétaires, les employées de bureau, les demoiselles de magasin ont envahi une foule de postes. Infirmières, institutrices, téléphonistes au serpice du gouvernement ou des entreprises privées se sont multipliées. Des milliers et des milliers de femmes travaillent ainsi après avoir forcé l’entrée des nouvelles carrières.

Dans les usines, un million d’ouvrières gagnent leur existence principalement dans les filatures et les tissages. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont elles sont encore traitées en quelques endroits. Une surveillance très sévère s’impose si l’on veut éviter des scandales comme ceux qui se sont produits au printemps de 1927 à Okaya, siège de manufactures de soie réputées. La tyrannie exercée sur les travailleuses non seulement par les patrons, mais par le personnel ouvrier masculin poussa au désespoir une quarantaine de jeunes filles qui se jetèrent dans le lac Suwa. Cette épidémie de suicides n’était point, hélas, la première du genre. Une société s’est formée à Tokio, sous les auspices de personnalités philanthropiques, pour combattre cette désespérance et pour prévenir les actes de destruction volontaire. Une femme de cœur, Mme Takeyo Takahama, s’est mise à la tête de cette croisade afin d’obtenir des adoucissements au sort des femmes qui sont employées dans les divers établissements industriels où sont enracinés trop d’abus.

Il y a de très durs métiers d’ordinaire réservés aux hommes dans les pays occidentaux, où l’on rencontre, au Japon, de nombreuses femmes. Ainsi, plus de cent mille ouvrières travaillent dans les mines. Mais c’est surtout dans l’agriculture qu’elles rendent des services. Six millions de paysannes se livrent au labeur des champs, à la culture du riz et du thé, à l’élevage du ver à soie, aux besognes du jardinage. Les « rurales » participent donc largement à la mise en valeur du sol national.

Il n’y a là aucune nouveauté, bien que ces rurales commencent par endroits très timidement, certes à comprendre la force de l’association et à adhérer aux syndicats. Ce sont principalement les intellectuelles qui mènent la bataille en faveur des idées réformatrices et pour la conquête de nouvelles positions. Sait-on qu’en plus des 30 000 infirmières et sages-femmes que compte le Japon, un millier de femmes exercent d’après les renseignements fournis par le Fujin Sekai (le Monde de la Femme) — la profession médicale, et que les femmes dentistes sont presque aussi nombreuses que les dentistes hommes ?

Un auteur anglais d’une autre époque, Sir Rutherford Alcock, remarquait que le Japon pouvait ainsi se caractériser : « Les femmes ne portent pas de crinoline, les maison ne renferment pas de punaises, le pays n’a pas d’avocats ». Cette dernière observation n’est plus du tout de saison. On plaide beaucoup de nos jours et, bientôt peut-être, aux avocats se joindront des « avocates » pour aider à la juste interprétation des lois. Les Japonaises réclament leur admission au barreau. On ne voit pas bien pour quelle raison plausible, après avoir accepté les doctoresses en médecine, on n’accueillerait point aussi favorablement à Tokio et dans les principales cités les doctoresses en droit ?

Quant à l’égalité politique, — Nannyo-doken-ron — et à l’octroi du suffrage, les temps ne sont pas encore mûrs. Voici quarante ans que les plus hardies Japonaises l’ont réclamé pour la première fois. Leurs prétention fut alors repoussée avec dédain. Elle parut même tout à fait ridicule. Or, elle ne choque plus autant à présent que le pays s’est habitué à des expériences radicales. Les associations féministes, sans avoir encore un fort rayonnement, groupent des propagandistes ardentes. Une première impulsion fut donnée par Mme Haruko Hiratsuka qui fonda l’« Association des Femmes Nouvelles ». Puis se formèrent plusieurs autres groupements ayant à peu près les mêmes desseins politique : l’« Association pour le suffrage des femmes japonaises » (qui se relie à l’« Association internationale pour le suffrage des femmes ») et la « Société alliée pour l’obtention du suffrage féminin », créée voici seulement deux ans par les soins de Mlle Fusae Ichikawa et de Mme Ochimi Kubushiro, deux spécialistes des questions sociales au Japon. Vers la même époque, Mme Chiyoko Muto institua, à Osaka, le « Club féminin de la Camaraderie », afin de populariser un programme d’émancipation féminine. Nous ne citons là que quelque sociétés égalitaires, mais il en fleurit bien d’autres.

Les tenaces partisanes du vote ont réussi, en tous cas, à faire présenter trois projets à la Diète en 1925. L’un eut permis d’accorder le bulletin de vote aux femmes dans toutes les consultations politiques. Le second ne prévoyait que le vote municipal. Le dernier réclamait pour les femmes l’autorisation légale d’adhérer aux partis existants et, au besoin, d’en former de nouveaux.

Les deux premiers projets ont été purement et simplement rejetés. Le troisième a donné lieu à un examen plus sérieux et a suscité un amendement aux termes duquel il serait permis aux femmes d’assister aux réunions publiques masculines. Bien que cet amendement n’ait pas été adopté, il a provoqué une discussion où il a été, du moins, démontré que les parlementaires nippons commençaient à ménager les susceptibilités des féministes et à compter avec l’influence féminine dans la politique générale.

Chaque année, les suffragettes reviennent à la charge[1]. Elles espèrent, par leur opiniâtreté, arriver progressivement à leurs fins. En vérité, il n’y a pas encore d’élan populaire en faveur d’une telle mesure. Les suffragettes ne font du prosélytisme que dans des cercles assez restreints. Ce qui a réellement du succès auprès des Japonaises, c’est le principe même de l’accession de la femme à toutes les manifestations extérieures de la vie publique.

Les femmes du grand empire asiatique se refusent désormais à l’effacement systématique, à l’abandon de leur personnalité, à toutes les timidités imposées par les antiques coutumes. Si le suffragisme est la forme aiguë de cet état d’âme et n’invite pas encore à d’imposantes manifestations, les revendications pour une réforme complète de l’éducation sont, en retour, adoptées avec enthousiasme dans tous les milieux féminins.

Quelle désinvolture ont pris les Japonaises en ces dix dernières années !… La coquetterie, l’amour du changement, des raisons d’hygiène et de commodité les ont poussées à cette transformation. Elles aiment beaucoup plus que naguère s’habiller à l’européenne. Elles ont adopté de nouvelles modes de coiffures, même la mode à la garçonne… Elles ont changé leur démarche et le rythme même de leurs gestes. L’enseignement athlétique y est pour beaucoup. On imagine difficilement à quel point le goût des sports s’est répandu dans la jeunesse.

Les magazines qui s’occupent de la femme — ce sont les plus prospères, les plus copieux, parfois les mieux rédigés — prêchent constamment en faveur de l’énergie corporelle et du développement de la personnalité féminine. Une double campagne pour le moral et pour le physique est menée par d’acharnées propagandistes, si bien que les jeunes filles qui se marient n’ont plus au même degré cette réserve condescendante à l’égard de l’homme, réserve qui faisait le charme de leurs grand’mères… Fait très remarquable dans la société japonaise, des milliers de femmes, au lieu de se créer un foyer, vivent seules. Elles louent, avec une ou plusieurs camarades, une chambre ou un petit appartement. Ainsi agissent les femmes du prolétariat ou les ouvrières des grands magasins qui subsistent grâce à leur travail, et qui préfèrent éviter la domination masculine. Quant à celles des classes aisées et riches, il est plus rare qu’elles prennent ce genre d’existence, mais, alors, elles imposent certaines conditions à leur futur époux et elles leur annoncent qu’à l’instar de leurs sœurs d’Occident et d’Amérique, elles sortiront beaucoup afin de s’occuper des œuvres de bienfaisance, des réunions mondaines, voire des « thés dansants » qui les attirent.

Et voici qui est beaucoup plus pittoresque et beaucoup plus surprenant jusqu’ici, les religieuses de la secte Jodo étaient vouées au célibat. Or, un vent d’émancipation a soufflé dans leur direction. Trois mille d’entre elles ont réclamé des droits égaux à ceux des religieux qui ont la permission, d’après les règles de l’ordre, de se marier. Leur requête a été repoussée et les chefs de la grande secte bouddhiste ont essayé d’étouffer la voix des religieuses. Mais l’affaire a transpiré et les journaux japonais n’ont pas manqué d’en parler.

À tous les degrés de l’échelle sociale, dans tous les milieux, c’est la même frénésie d’indépendance qui fait crier au scandale par tous les critiques demeurés fidèles aux préceptes du passé et aux anciennes disciplines.

Le nouvel ordre des choses est si vite et si profondément entré dans les mœurs que chaque jour naît un club, une organisation féministe, un comité se proposant d’apporter des satisfactions supplémentaires à celles qui recherchent la libération. Quelquefois, ces groupements se dissocient presque immédiatement. Ils vivent, comme les roses, l’espace d’un matin… Néanmoins, toute cette fièvreuse agitation, cette recherche incessante de formules d’existence plus élastiques, n’est-elle pas symptômatique ? La curiosité féminine s’attaque à tous les sujets. Comment faire le tour des clubs littéraires et philosophiques, des cénacles, des académies féminines où l’on est tant avide de savoir et dans lesquels on se propose tous les raffinements de la pensée ? Le Japon a ses pures intellectuelles, ses « bas-bleu », ses « précieuses ».

Au printemps de 1924, on a vu, pour d’autres motifs, éclore une « Société des Travailleuses » (Rodo Fujin Kwaï), ayant pour présidente : Mlle H. Kobayashi — précédemment fondatrice du « Club Progressiste des Femmes ». Cette société a pour programme l’élévation du niveau social et moral de la femme. Ce qui la distingue, c’est la présence, au sein d’un même organisme, de femmes d’un rang social très différent. Des autoresses, des femmes de politiciens, des bourgeoises riches y coudoient des femmes de condition modeste. Il y règne un certain égalitarisme. La « Rodo Fujin Kwaï » a négocié avec la municipalité de Tokio — et elle poursuit le même dessein dans d’autres villes — pour organiser des restaurants à bon marché, des nurseries, des garderies d’enfants, des agences de placement, des hôpitaux pour les femmes qui peinent et qui vivent de leur salaire. Ces buts sont également poursuivis par le « Parti des Femmes du Travail », qui est composé d’éléments moins divers, et qui a une couleur politique plus accentuée. Il existe également une « Ligue des Femmes d’Affaires », à Osaka, sous la conduite de Mlles Kiyoko Nagata et Masue Masuda, qui s’occupe de l’assistance mutuelle entre femmes et qui leur facilite l’entrée dans les différents emplois qu’elles souhaitent remplir.

Pour indiquer à quel point les Japonaises sont éclectiques dans leurs activités, il convient de signaler l’apparition à Tokio, au début de 1927, d’une « Société Patriotique de l’Épargne ». Le Comité exécutif comprend quatorze femmes éminentes de l’aristocratie, du monde des affaires et de l’enseignement. Leur plan ? C’est de constituer, au moyen d’une épargne minime mais quotidienne, un fonds d’amortissement pour le remboursement de la dette étrangère au Japon : — « Nous nous proposons, — a déclaré l’une d’elles, Mme Moriya — de prélever de façon régulière quelque chose sur notre superflu, afin d’éteindre la dette publique, du moins la dette étrangère qui s’accroît avec rapidité et qui menacerait bientôt la solidité économique de notre pays, si le peuple tout entier ne prenait à cœur d’aider le gouvernement. Le rôle des femmes est ici tout tracé, car il s’agit d’amener, par la persuasion, nos maris, nos frères, nos fils et nos compagnes à consentir un petit sacrifice pour le bien général. »

Les membres de la « Société Patriotique de l’Épargne » ont donc commencé une croisade pour que chaque adhérent ou adhérente à ce système mette de côté, par jour, un sen destiné à l’amélioration des finances publiques. Des conférencières se sont répandues dans tout le Japon pour expliquer qu’en vingt-quatre ans — si tout le monde faisait son devoir — la dette totale, qui dépasse 5 milliards de yen, serait abolie. En huit ou neuf ans, on pourrait avoir à dette raison de la dette extérieure, qui s’élève à un milliard et demi environ.

Un autre mouvement, plus vaste encore, et qui prend beaucoup de force parmi les Japonaises est le mouvement destiné à relier en une vaste fédération tous les clubs, les sociétés, les ligues s’occupant de l’éducation de la jeune fille et de la femme. Les bases de cette institution destinée à coordonner les efforts tentés jusqu’ici fragmentairement ou localement pour les progrès féminins ont été jetées à Tokio, au printemps dernier. C’est une pédagogue très connue, Mme Fusako Yamawaki, aidée d’autres techniciennes, qui a réalisé cette « unification ». La « Dainihon Rengo Joshi Seinendan » (« Fédération des Jeunes Femmes unies du Japon ») a l’ambition de présider à un ensemble de réformes pour l’enseignement professionnel et rural, pour l’éducation postscolaire, pour les arts ménagers, pour tout ce qui touche au développement de l’esprit comme au bien-être de la femme. Il faut bien dire que ces problèmes passionnent un public considérable et qu’ils sont discutés à l’envi par les journaux de la capitale et ceux de la province. Il est impossible d’ouvrir ne gazette sans voir imprimé dans un même numéro un ou plusieurs articles sur la nécessité d’élargir ou de restreindre le champ des expériences offert aux Japonaises. C’est ainsi que j’ai suivi une polémique relative à l’entrée des jeunes filles dans les Universités sur un pied d’égalité complète avec les jeunes gens. Il existe à Tokio deux Universités féminines (privées), où l’enseignement supérieur est poussé assez loin. Mais on ne reçoit, dans les autres universités — universités privées ou universités d’État — qu’un nombre limité de femmes, ou bien on ne leur permet d’obtenir que certains diplômes parce que, dit-on, il n’y a déjà pas assez de débouchés pour les hommes et qu’on ne saurait plus ensuite comment caser les candidates reçues aux examens. De là, les protestations véhémentes des intéressées. Elles réclament le régime de la porte ouverte alors que les défenseurs des privilèges masculins s’efforcent de n’entre-bâiller cette porte que peu à peu… Les étudiantes se sont enrôlées dans une ligue spéciale pour obtenir plus vite satisfaction et elles en appellent à toutes les autres ligues pour les aider dans leur campagne.

L’agitation est non moins vive pour que soient multipliées les facilités d’instruction aux filles du peuple et pour que la jogakusei (l’écolière) puisse passer plus aisément de l’école primaire aux écoles secondaires, et, ensuite, à l’université. Enfin, que de controverses sur les programmes d’études de la jogakusei, les modernes soutenant qu’il faut rénover de fond en comble ces programmes, les anciens gémissant sur l’abandon désastreux des préceptes qui, pendant tant de siècles, assurèrent la force et la gloire du Japon !

Comment remonter le courant moderniste qui prend une ampleur quasiment irrésistible ? Même dans le choix des poupées, les petites filles montrent que la mode occidentale influence leurs goûts. Si les vieux artisans fabriquent encore des jouets d’une délicate esthétique, ils sont bien obligés, pour satisfaire leur clientèle, de sacrifier à l’exotisme.

Où l’indignation des admirateurs du passé a été portée à son comble, c’est quand ont été introduites les danses yankees ? Ils n’ont pas eu de paroles assez frémissantes pour qualifier l’impudeur des two-steeps, des shimmies et des charleston, importés sur la Terre des Dieux. Ces farouches censeurs ont dénoncé l’adoption de telles danses, vu la « détérioration de l’esprit national » qu’elles causaient. Ils ont blâmé l’atteinte portée à la solidarité traditionnelle de la famille par l’habitude du dancing. Ils ont demandé l’interdiction, sur tout le territoire nippon, des danses américaines et occidentales au nom de la saine morale. On ne leur en a, d’ailleurs, accordé que la réglementation et non point la suppression…

Naturellement, les adversaires des conservateurs outranciers ont répliqué que ces attaques étaient, en grande partie, hypocrites, en découvrant qu’elles n’avaient rien à faire avec la morale. Derrière le scandale que l’on voulait créer et les lois que l’on prétendait édicter se cachait, disaient-ils, la volonté de défendre les maisons de thé ou de tolérance, la corporation des geisha, les matrones et les tenanciers jaloux de la prospérité des établissements où résonnaient les jazz-band et où jeunes gens et jeunes filles s’entraînaient aux rythmes américains.

En admettant qu’il y ait eu quelques abus, n’était-il point ridicule d’attribuer à la danse nouvelle un tel pouvoir de corruption et des effets aussi fâcheux pour la mentalité de toute la nation ? Et l’un des critiques de l’esprit réactionnaire écrivait ces lignes dans le Japan Advertiser du 10 mai 1926 : « Comme cette attitude hostile, est loin de la vénération — le mot n’est pas trop fort — dans laquelle on tenait la danse occidentale, voici seulement quelques décades ! À cette époque, les fonctionnaires du gouvernement, les pairs, les éducateurs du pays, grâce à la valse, au two-step et à la mazurka, s’évertuaient à démontrer au monde occidental que le Japon était bien une nation « civilisée » et qu’il n’y avait plus lieu de maintenir des traités unilatéraux puisque les Japonais savaient danser… Le Club des pairs fut même construit, en grande part, pour ce motif qu’on disposerait là d’un endroit où les Nippons et les étrangers auraient l’occasion de se rencontrer à la salle de danse et où les hôtes de l’extérieur auraient la faculté de se convaincre de leurs propres yeux des « progrès du Japon. »

Après ces remarques caustiques, l’auteur de ces lignes concluait qu’il est plus sage de vivre avec son temps et de ne point prendre au tragique des excès inévitables, une fois que l’on s’est lancé dans la voie des innovations. Il est évident qu’il est impossible d’arrêter net l’évolution d’une société après avoir permis aux influences étrangères d’y pénétrer. Dès l’instant que le Japon admettait l’introduction des idées, des livres, des vêtements, des parures, des parfums, des modes, des arts, de la philosophie, des coutumes des autres peuples, comment les femmes japonaises n’auraient-elles pas été entraînées à réfléchir sur leur condition, à souhaiter des modifications de toutes sortes dans leur statut, à s’éprendre de mille nouveautés ?

Ces changements ne se sont pas opérés sans luttes, sans exagérations, sans crises morales. Cependant, à tout prendre, ont-ils eu de mauvais effets ? Ne nous montrons pas pessimistes. Les Japonaises demeurent parmi les femmes les plus exquises du monde, et leurs ancestrales vertus ne sont pas toutes annihilées par l’occidentalisme. La liberté est un bien indiscutable. Il importe d’en user avec prudence et, malgré quelques fausses notes, les femmes de l’Empire du Soleil Levant s’en sont servi jusqu’ici adroitement. Elles ont modifié à leur avantage beaucoup de règles matrimoniales vraiment trop sévères — et aussi la législation du divorce — elles ont donné plus d’initiative aux jeunes filles ; elles ont assuré un peu plus de protection aux travailleuses de toutes catégories ; elles ont obtenu une réforme importante du régime de la prostitution. Comment les en blâmer ? Le mot civilisation est un mot mouvant que l’on ne saurait appliquer à une période absolument déterminée de l’ère contemporaine. Depuis la Restauration, les Japonaises l’ont interprété à leur convenance. Les femmes d’aujourd’hui ne sont point inférieures à celles de l’Ère de Meiji, parce qu’elles s’adaptent aux circonstances et parce qu’elles tâchent de vivre plus pleinement en s’emparant des exemples européens pour obtenir plus de bonheur ou d’indépendance et en participant plus directement à la gestion des affaires de leur patrie. Ce qu’elles peuvent perdre en grâce et en humilité, elles le rattrapent en intelligence. Et ceci compense cela.

Leur soif de perfectionnement n’est, d’ailleurs, pas apaisée. Nous les observerons encore dans les batailles futures qu’elles livreront pour accroître les avantages déjà acquis. Elles sont sûres, dès maintenant, de marquer fortement de leur empreinte l’Ère de Showa et d’arriver à un épanouissement plus conforme à l’idéal moderne tout en retenant du passé les leçons impérissables.

  1. Un petit incident s’est produit dans la dernière semaine d’octobre 1927 qui montre le double aspect des aspirations japonaises. Une femme qui avait tenté de voter à la place de son mari lors du dernier scrutin pour les conseils généraux et qui en avait été empêchée, résolut d’en appeler directement à l’Empereur. Elle se posta près du palais et, au moment où passait l’automobile du souverain, elle essaya de lancer un papier contenant une requête en faveur du suffrage des femmes. Cette militante échoua dans son entreprise et fut aussitôt appréhendée par la police. Mais son geste symbolisait, d’une part, le désir d’une réforme plus vaste et plus hardie des mœurs politiques ; de l’autre, l’attachement à cette idée que l’Empereur domine toutes les situations et qu’il reste l’arbitre suprême de la nation.