Le Jardin de Bérénice/09

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Émile-Paul (p. 221-251).

CHAPITRE  NEUVIÈME

le chapitre des défaillances

les miennes. — on ne rive pas son clou à l’adversaire. — défaillance singulière de bérénice.

Dès mon retour dans Arles, l’action électorale commença. Nous organisions chaque semaine des réunions sur quelque point de l’arrondissement, et je ne manquai jamais de me rendre à celles de nos adversaires. Souvent j’étais rappelé d’Aigues-Mortes par dépêche.

Un soir je quittai en hâte Bérénice. et comme je marchais dans la nuit, le long des grandes murailles, vers la gare, trois petites filles me précédaient, qui chantaient d’une voix douce et qui pourtant va loin sur la plaine, d’une voix qui va jusqu’à mon cœur.

…Que de fois ailleurs je l’ai entendue, cette chanson ! Mais pourquoi ce soir me décourage-t-elle ?… J’irai jusqu’au bout de la pensée qui m’attristait : les landes de ce pays pour moi n’eurent jamais de mirages ; elles ne font apparaître qu’à d’autres les princesses des Baux. Huguette, Sibylle, Blanchefleur et Baussette, me disais-je, pourquoi les herbes de la Crau ne m’ont-elles pas conservé l’odeur de vos corps exquis ? ou plutôt pourquoi donner mes belles soirées à de grossières tâches ?

C’est sur les canaux de Venise, dans les faubourgs de cette ruine somptueuse que, pour la première fois, j’entendis cette cadence que me répètent trois pauvres enfants. Soirées divines, celles-là ! Saturés de toute sensualité, mes yeux, mes oreilles gorgés de splendeurs, au point que dans cette abondance ils ne pouvaient plus rien percevoir, je pris conscience de l’essentiel de moi-même, de la part d’éternité dont j’ai le dépôt. Saurai-je jamais les exalter assez haut par-dessus toutes mes heures, ces jours d’âcreté et de manie mystique où, jusqu’alors simple coureur amusé de choses d’art, je sentis la beauté abstraite sur les Fondamenta Zattere, en face de cette église de Palladio, qui, par un effet contraire au métaphysicien Gœthe révéla la beauté classique ?

Ô mon cher Rousseau, mon Jean-Jacques, vous l’homme du monde que j’ai le plus aimé et célébré sous vingt pseudonymes, vous, un autre moi-même, vous les avez connus à l’île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne, cette haine des vivants, ces longues solitudes avec la peur de rencontrer des hommes, ces instants où l’on se circonscrit en soi, ne percevant rien que le sentiment de son existence… Vous fussiez-vous soumis aux conditions de la tâche que m’impose la culture méthodique de mon moi ?

Pourtant mon but n’est pas à désavouer. Aigues-Mortes, qui est une Venise plus avancée dans son développement, une lagune morte comme il arrivera des lagunes de l’Adriatique, détermine une évolution supérieure de mon moi. La qualité à l’acquisition de quoi je contribue ce soir me sera plus précieuse qu’aucune. Ce que je veux, c’est collaborer à quelque chose qui me survive. Il ne faut pas qu’un seul instant je perde la claire vision de ma tâche, et sa dignité doit me soutenir contre mes défaillances.

Alors, songeant quelle est ma supériorité, puisque j’ai la compréhension de tous les appétits, et qu’au contraire nul ne peut comprendre mes motifs, j’entrai dans la salle pleine de fureur.

Or, les incidents qui s’y passèrent ce soir-là n’étant pas caractéristiques, puisqu’ils sont communs à toutes les réunions, ni généraux, car ils ne signifient rien d’essentiel à la race, ne méritent pas que nous nous y arrêtions.

On ne rive pas son clou à l’adversaire

Le lendemain, j’ai rencontré l’Adversaire, qui me parle de mes réunions : « Cela doit bien vous ennuyer ! » Je l’assure que je me plais plus avec les travailleurs du peuple que dans un salon d’Arles ou au café.

— Mais enfin, qu’y a-t-il de commun entre vous et un ouvrier ?

— Les différences sont en effet sensibles, moins fortes toutefois qu’entre le tour d’esprit d’un fonctionnaire, par exemple, et le mien. Mais vous commettez une erreur où je tombais dans les premiers temps. En causant avec des électeurs d’une certaine classe, pris individuellement, je croyais avoir affaire au peuple ; cela est faux. Les hommes réunis par une passion commune créent une âme, mais aucun d’eux n’est une partie de cette âme. Chacun la possède en soi, mais ne se la connaît même pas. C’est seulement dans l’atmosphère d’une grande réunion, au contact de passions qui fortifient la sienne, que, s’oubliant lui et ses petites réflexions, il permet à son inconscient de se développer. De la somme de ces inconscients naît l’âme populaire. Pour la créer, seuls valent des ouvriers, des gens du peuple, plus spontanés, moins liés de petits intérêts que des esprits réfléchis. Elle est analogue à chacun de ceux qui la composent, et n’est identique à aucun. Elle dépasse tout individu en énergie, en sagesse, en sens vital. Ce qu’elle décide spontanément, ce sont les conditions nécessaires de la vie.

L’Adversaire s’est mis à rire. Et du ton d’un homme qui a passé des examens :

— Croyez-vous qu’une foule trouve une solution algébrique ?

— Il ne s’agit pas de cette sagesse-là, mais de vivre. Un arbre, sans rien soupçonner des belles théories de l’École forestière, sait mieux qu’aucun garde général quand il doit se développer, dans quel sens, selon quelle forme. C’est le secret de la vie que trouve spontanément la foule.

— Voilà bien de la philosophie, dit Martin en secouant la tête, mais comment un philosophe traite-t-il ou laisse-t-il traiter avec tant d’âpreté ses adversaires ? Par quel biais vous prêtez-vous à faire votre partie dans le concert des injures, vous qui vous piquez de comprendre toutes les opinions et de dégager ce qu’il y a de légitime dans chaque manière de voir ?

— Raisonnons, lui dis-je, et vous comprendrez que si un peu de philosophie éloigne du ton ordinaire de la polémique, beaucoup y ramène.

Dans ses éléments en effet la philosophie nous enseigne que ni vous ni moi ne sommes la vérité complète, et nous engage ainsi à une grande modestie l’un envers l’autre. Mais poursuivons le raisonnement des maîtres : « Personne, disent-ils, n’est la vérité complète, tous nous en sommes des aspects. » Donc si l’un de nous n’existait pas, un des aspects de la vérité manquant, la vérité complète ne serait plus concevable. Ainsi faut-il que je satisfasse à toutes les conditions de mon individualisme, parmi lesquelles une des plus impérieuses est que je vous nie.

Mais voici mieux encore : en admettant la méchanceté et la mauvaise foi de mes adversaires (ce qui est le thème ordinaire de toute polémique), je fais une hypothèse très précieuse et bien conforme à la méthode indiquée par Descartes dans ses Principes, par Kant dans sa Critique de la raison pure, et par Auguste Comte, qui vous touche peut-être davantage, dans son Cours de philosophie positive. La science, en effet, admet couramment ceci : « La planète Neptune, n’eût-elle jamais été vue, devrait être affirmée. Fût-elle un astre purement fictif, la concevoir serait rendre un grand service à l’astronomie, car seule elle permet de mettre de l’ordre dans des perturbations jusqu’alors inexplicables. » De même les vices de mes adversaires, fussent-ils fictifs, me permettent de relier, sans trente-six subtilités de psychologue, un grand nombre de leurs actes fâcheux ; c’est une conception qui explique d’une manière très heureuse la réprobation et l’animosité qu’ils doivent en effet inspirer, quoique pour des raisons un peu plus compliquées. En combattant leurs vices imaginaires, vous triomphez de leurs défauts réels. Pour ce procédé je m’en rapporterai à un maître que vous goûtez certainement : personne n’a vu la figure du ferment rabique ; personne n’a constaté expressément son existence, et Pasteur guérit de la rage en cultivant ce microbe hypothétique, peut-être absolument fictif.

Martin qu’offensait ma logique coupa court en souhaitant du moins que je n’aboutisse pas à une désillusion trop pénible.

— Je n’ai guère l’angoisse du résultat, lui répondis-je. Quand on s’est institué un fort dédain du jugement des hommes et du but poursuivi, peu importe, hors que nous mourrons un jour. J’ai une vision si nette de ce que valent les choses, sitôt possédées, et des moyens de les acquérir, que la seule mesure de mon sentiment à leur égard tient en ceci que ce sont toujours ma compagnie et mon occupation du moment que je juge les plus misérables.

La conclusion paraîtra sèche pour ce pauvre Adversaire qui, dans mes instants de loisir, m’amusait pourtant comme une petite oie vaniteuse et sans bonté. Mais quoi ! de fois à autre ne faut-il pas déblayer un peu toute cette racaille où nous commet la vie active ! C’était d’ailleurs exprimer à Martin de profitables vérités. Je dois à quelque habitude d’analyser le sens des mots le privilège de ne pas assujettir mes idées à la phraséologie familière.

Beaucoup de personnes, par l’usage quotidien de certains termes, « haine, rancune, regrets, désirs, » sont tentées de croire à la réalité de ces sentiments en elles. Pour moi, je vois que les événements n’éveillent guère sur mon moral d’impressions plus variées que la tuile qui me frôle en tombant ; je note, pour l’éviter, le toit d’où elle glissa, je me soigne si elle m’a blessé ; en aucun cas, je ne m’attarde à m’en faire une opinion sentimentale. Seulement j’ai à l’égard des tuiles possibles une continuelle méfiance, à laquelle je donne une allure de déférence. Un homme fort distingué, employé d’une grande administration, disait : « Je salue les huissiers le premier, pour être sûr qu’ils me salueront. » — « Moi aussi », lui répondis-je. Comme je ne suis employé d’aucune administration, il crut que je ne l’avais pas écouté. Mais en réalité que de fois je consulte des niais, simplement pour éviter qu’ils me conseillent ou me désapprouvent !

Il faut opposer aux hommes une surface lisse, leur livrer l’apparence de soi-même, être absent. De qui donc a-t-on dit qu’il regardait tous les citoyens comme ses égaux, ou pour mieux dire comme égaux entre eux, ce qui fait qu’il plaisait assez naturellement à la masse ?

Charles Martin était incapable de comprendre l’élévation morale, le parfait désintéressement de ces principes. C’était avec toute la fureur d’un sectaire, et même la réflexion d’un homme méthodique, qu’il se composait des préférences ! Par un mécanisme très fréquent, ses convictions d’ailleurs s’accordaient toujours avec ses intérêts. Il eût été incapable de trouver des torts à celui qu’il aimait. C’est par là qu’il arrivait à joindre l’agrément de relations douteuses à la satisfaction de s’élever contre les mauvaises fréquentations. J’en avais un piquant exemple sous les yeux. La biographie de Bérénice, pour qui il avait une passion sensuelle, naturellement voilée sous l’intérêt le plus élevé, le gênant fort, il la concevait comme l’histoire d’un jeune homme de grande famille que les siens avaient brutalement empêché d’épouser cette jeune fille. Version qui avait un instant étonné mon amie, puis très vite lui avait paru la vérité, tant nous sommes tous conduits à modifier les faits d’après nos sentiments.

défaillance singulière de bérénice

Je touche ici un point délicat de la vie de Petite-Secousse. La présence auprès d’elle de Bougie-Rose, jolie fille un peu lourde, m’avait souvent étonné. « Ces deux personnes, me disais-je n’ont guère de point de contact, car Bérénice a naturellement une sentimentalité très fine. Se plairaient-elles par quelque autre côté que le sentimental ? »

Des allures très molles de Bougie-Rose, un fin sourire de mon amie éveillèrent ma perspicacité.

Je confessai Bérénice ; elle me répondit avec une aisance, bien éloignée de l’effronterie et mêlée de douceur, qui me toucha d’une sensualité un peu malsaine. Je pus me convaincre que les images plaisantes et libres, tous ces jeux de la passion dont elle avait nourri ses yeux de petite fille, dans le musée du roi René, lui avaient donné une opinion fort différente de celle que nous nous faisons pour l’ordinaire des rapports de la sensualité et de l’amour. Son esprit ne s’était pas plié à établir entre ces deux formes de notre sensibilité les attaches étroites qui font que pour nous l’une ne va guère sans l’autre.

Et pour achever de vous dévoiler la pensée de Bérénice, telle que je la surpris dans des entretiens d’un charme inexprimable, j’ai lieu de croire que ce vice naquit chez mon amie d’une extrême délicatesse : jeune et ardente, désœuvrée et solitaire, elle n’aurait pourtant pas voulu tromper M. de Transe ; elle crut lui garder son amour, jusque dans les cheveux démêlés de sa molle amie.

Du point de vue de la raison froide, peut-être Bérénice a-t-elle raison. L’amour n’a pas grand’chose à voir avec les gestes sensuels. Une femme parfaite se choisirait un amant plein d’ardeur dans l’élite de la cavalerie française et, pour l’aimer d’amour, un prêtre austère, comme notre divin Lacordaire, dont le seul regard la pénétrera plus qu’aucune caresse dans aucun lit. Ces réflexions pourtant ne me satisfaisaient guère à cause du caractère peu harmonieux de cette défaillance de Bérénice.

Comment, me disais-je, ce petit animal, de qui le mérite est d’être instinctif, se laisse-t-il aller à ces déviations ? Quand elle s’abandonne, ne voit-elle pas les détails fâcheux de sa chute : Bougie-Rose, sans doute, a un tact naturel assez développé et puis elle-même ferme les yeux. N’empêche qu’un jour, dans une de nos promenades, je me laissai aller à lui vanter avec amertume les délicates amours des plantes.

Peut-être avais-je trop lourdement appuyé. Elle m’écouta avec surprise, puis, dans une pénible confusion, ses yeux se remplirent de larmes. Si touchante, en ce moment, si confiante toujours, elle m’attendrit, me fit rougir de ma sotte enquête et quand mes soupçons auraient quelque justesse, mon indignation n’était-elle pas faite, pour une part, de froissements personnels ?

Je pris sa main émue dans ma main et lui dis :

— Petite fille, vous êtes pour moi une chère fontaine de vie. Ce serait d’un homme grossier de réfléchir sur les inconvénients des diverses attitudes que notre condition d’homme nous contraint à prendre. Croyez bien que je n’ai pas cette médiocrité d’arrêter mon imagination sur les complaisances auxquelles vous engagent peut-être ces sens et cette beauté charnelle que vous reçûtes de vos aïeux. Si je m’inquiétai, c’est uniquement par piété pour M. de Transe. Après réflexion, il me semble bien que vous avez sauvé le meilleur de ce que vous lui donniez. Sans doute, aujourd’hui comme toujours, vous avez été la plus sage en faisant la part du feu. Et même s’il vous arrive de priver celui qui est dans le cercueil d’une de vos pensées, qui sont maintenant tout ce qu’il peut attendre de vous, si quelque tendre erreur un jour humilie votre vertu, rassurez-vous : la puissance surabondante de l’amitié que je lui voue et des sacrifices que je lui fais, en ne demandant rien de votre beauté, s’appliquera à l’expiation de vos péchés.

Elle m’embrassa, et c’est ainsi que fut clos cet entretien.

Dans la soirée, Bérénice, qui est toute faite d’esprit de finesse et de douceur, crayonna un petit dessin, comme elle a coutume, tandis que je lui développe mes théories, puis me le tendit : c’était elle-même et une jeune femme, au-dessous de qui elle avait écrit « Bougie-Rose », pour qu’on ne pût s’y tromper, et cette légende, légèrement modifiée, de la divine parabole : « Marthe, vous vous embarrassez de soins superflus ; Philippe a choisi la meilleure part. » J’admirai que cette petite cachât une malice si gracieuse derrière sa physionomie, Cette misère la mit dans mon imagination plus près encore de la nature, et la grâce avec laquelle elle s’en expliqua transforma en sympathie un peu triste la répugnance que j’avais de sa défaillance.

« Ô ma beauté, disais-je, je vous remercie de ce que vous avez daigné être imparfaite, en sorte qu’il me restât quelque embellissement à apporter à votre édifice. »

Dans la suite je dus reconnaître que le sentiment exprimé sous forme séduisante dans cette phrase était gros des plus lourdes erreurs. C’est là que je rapporte l’origine des funestes manœuvres que j’allais tenter contre l’instinct, sous prétexte de faire rentrer Bérénice dans la sagesse vitale.

Ainsi, l’un et l’autre, nous avions nos défaillances et nos chagrins, et quoique sachant nous en faire des images supportables, nous étions loin de la pleine satisfaction de l’Adversaire, à qui nul homme ni événement ne rivera jamais son clou.

Ma Bérénice, en me devenant suspecte, et mon contact perpétuel avec les électeurs me mettaient dans un état assez particulier de tristesse nerveuse. Peut-être la fièvre qui monte des étangs d’Aigues-Mortes aux approches du printemps put-elle y contribuer. J’avais un désir âpre et indéfini de solitude ; j’aurais voulu rêver seul en face de ma pensée. Une dépêche qui sonne a ma porte, mon courrier à dépouiller me faisaient d’absurdes battements de cœur. Jamais je n’eus à un degré aussi intense l’ennui de faire de nouvelles connaissances, la fatigue de leur donner une image de moi-même conforme à leur tempérament, et tout l’écœurement de leur entendre exposer les principales anecdotes de leur existence avec la description de leur caractère. Mon réveil du matin, dans ces journées écrasées de menues besognes, était déjà troublé : n’ai-je pas entendu, me disais-je, un visiteur dans l’escalier ?

Pour réagir contre cet état nerveux, il n’est qu’un remède, empirique mais vraiment pas mauvais : dans les plus fortes angoisses de la vie de société et surtout dans les réveils de nuit, se raidir et prononcer une phrase, un raisonnement préparés à l’avance. Cela peut surprendre, mais ces angoisses sont le résultat d’une force qui tourbillonne en nous (souvent un afflux de sang au cerveau). Il s’agit de l’utiliser, cette force ; il faut ordonner un cerveau désordonné.

Deux ou trois fois, dans notre énervement, Bérénice et moi, nous dûmes convenir que nous augmentions notre malaise. Elle surtout, dans ce mélange malsain de sa tristesse et de mes inquiétudes, était prise de vertige, et l’Adversaire, visiteur plus rude accueilli, avec moins d’amitié et de confiance que moi, reposait pourtant l’enfant brisée.