Le Jardin des dieux/Le Chapelet de jasmin/La Grenade fendue

La bibliothèque libre.
Le Jardin des dieuxEugène Fasquelle (p. 37-40).



LA GRENADE FENDUE



Ô grenade qui pends dans les jardins du dey
Et livres à mes yeux ton trésor accordé,
Tu m’ouvres ton secret aux richesses obscures :
Solitude de pourpre et chambre des luxures !

J’ai vu, ce soir encore, en me haussant vers toi
S’étager la splendeur de la Ville sans toits
Enclavant au milieu d’une rouge campagne
Ses minarets, ses bains, ses casernes, ses bagnes…


Tu m’offres aux lueurs de tes feux éclatants
Alger dans son corset de remparts, et j’entends
De la place marine où la mouette me frôle
Les cinq cloches sonner à la porte du môle.

Ce qui, dans ton vitrail arabe rayonna,
Quand le soleil se joue à travers les grenats
De ton fruit entr’ouvert dont le grain se desserre,
C’est le sang des captifs et le sang des corsaires.

Les deys assassinés dans leurs jardins profonds
Ont dû voir en mourant tourner tes fruits qui font
Au moindre coup du vent où balance leur arbre
Tinter leurs grains sanglants qui roulent sur le marbre.

Tu me donnes le crépuscule où le pacha
Devant la mer, sur sa terrasse, se coucha
Pour entendre le long des murs gluants dans l’ombre
La prière monter des galères sans nombre…



— Ô beaux jardins, sous l’or des constellations,
Qui lancez à travers les grenades mûries
Ce vent léger qui passe au-dessus des prisons
Et meurt, lourd de parfums, sur la léproserie,

C’est vous, jardins royaux, que je retrouve enfin,
Parterres où le dey, souvent, lâchait sa canne
Pour caresser l’orange ou cueillir le jasmin
À l’heure où se gonflaient de lune les bananes.

Et je songe aux longs soirs pareils à celui-ci
Où, devant le mousquet des rouges janissaires,
S’avançant à travers son jardin obscurci
Suivi du général de toutes ses galères,


Le dey gras et replet repoussant du genou
Les pans de son caftan et de ses longues manches
Allait, faisant parfois sonner quelque caillou
Sous le fer à cheval de ses babouches blanches.

Les eunuques veillaient dans le palais éteint,
Les vers luisants brûlaient sur le bord des tulipes
Et j’imagine errant à travers son jardin
Le dey qu’on pouvait suivre au charbon de sa pipe.

Et peut-être qu’alors, éprise du sultan,
Une vierge, debout derrière le grillage
De son moucharabieh bleu de lune, guettant
La robe dont l’argent luisait sous les feuillages,

Pleine de son désir et de sa volupté
Jouait languissamment d’une flûte éperdue
Qui faisait tout à coup sur le prince enchanté
Pleuvoir tous les rubis des grenades fendues.