Le Jeu des épées/Le Retour des vieillards

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Le Jeu des épéesMercure de FrancePoèmes 1887-1897 (p. 219-224).

LE RETOUR DES VIEILLARDS

À René Philipon.

Nous revenons par hordes des défaites et des conquêtes
Et des mers qu’écumèrent les proues de nos vaisseaux,
Nous, les vieillards aux yeux éteints, aux discours sots,
Qui surgissons, la barbe épaisse de sang, à vos fêtes.

Nos pieds se sont meurtris aux cailloux de la route
Quand sur nos boucliers tintait le fer des dards.
Et nos mains tremblent d’avoir haussé les étendards
Vers le soleil, quand tonnait le tambour de la déroute.

Nous nous sommes agenouillés à l’eau luisante des fleuves
Pour y tremper nos fronts brûlés par les étés,
Et nous avons, quand grondait l’incendie des cités,
Bu dans les coupes du Temple l’oubli de nos épreuves.


Jadis, quand nous heurtions du pommeau de nos épées
Les portes bardées de cuivre, les danseuses avec des fleurs
Et les musiciennes avec leurs flûtes en pleurs
Venaient nous consoler des dures épopées.

Mais maintenant nous en sommes au déclin de la vie,
Et nous ne connaissons plus sur le seuil des maisons,
Les femmes trop jeunes aux nouvelles chansons.
Hélas ! que ne sommes-nous morts sur la montagne gravie !

La bise siffle à travers les trous de nos bannières
Que nous voulions porter à l’église des aïeux
Afin que des hommes pussent dire un jour : « Les Preux,
Dont le sang brûle encore en ces loques, furent nos pères

Mais personne, sur la route aride, ne vient à notre rencontre
Portant les pains dorés et la cruche de bon vin,
Et les lyres qui sonnent sous un souffle divin,
Et les lauriers qu’à ses fils la mère agenouillée montre.

C’est à peine si nous voyons rougir sur la colline,
Dans le crépuscule où remue le retour des troupeaux
Et murmure le fredon pacifique des pipeaux,
La Ville vers laquelle notre marche lasse incline,


Celle qui a sonné des jeux de notre jeunesse
Alors que les rosiers n’étaient pas tous éclos
Au long des espaliers des petits jardins clos
Où nous connûmes l’amour, les chansons et l’ivresse.

Les enfants dont nous voudrions baiser, vieillards sans flamme,
La bouche où le joie vibre comme une abeille dans une fleur,
Nous regardent passer dans la crainte du malheur,
Comme si notre légende rouge épouvantait leur âme.

Car ils n’ont connu que la paix parmi les récoltes
Et le chant rassurant des alouettes dans l’azur ;
Leurs pères leur ont appris, l’œil louche et le verbe dur,
À craindre les trompettes annonciatrices de révoltes.

Celles-là mêmes pour qui nous serions morts au jour de gloire,
Les belles filles, nous fuient comme si nous étions des ours,
Parce que nous plions mal aux sourires et aux doux discours
Nos lèvres que crispait jadis le cri de la victoire.

Nous qui voulions annoncer aux veilleurs notre arrivée
Par les chants héroïques du passé, nous ne trouvons
Au fond de nos gosiers que des sanglots, et nous rêvons
Aux frères d’armes plus heureux qui sont morts à la corvée.


Voici nos échines prêtes à l’outrage des pierres,
Et nos mains qui ne savent plus, hélas ! que mendier,
Et notre amour, ô nos fils à qui nous voulons dédier
Ces étendards avec nos casques et nos rapières.

Mais il nous reste, ô vous qui refusez l’orgueil de notre histoire,
La gloire de votre présent fait de tout notre passé !
Le vin des vieux vignobles où vous avez dansé,
C’est mêlé à notre sang que vous l’avez dû boire.

Et le pain que vous mangez, le soir au seuil des fermes,
Est pétri de la chair des pères morts dans les sillons.
Grâce à nous, vos enfants peuvent courir après les papillons
Et les amoureux s’étreindre sur la glèbe pleine de germes.

Par nos souffrances, pauvre petite ville de notre naissance, te voici forte,
Et ne craignant plus les coureurs de la mort
Qui tourbillonnaient vers toi des plaines noires du Nord
En lançant des flèches aux astres, sifflante cohorte.

Nous les avons suivis dans le tonnerre des chevauchées,
Cent jours et cent nuits, aussi loin que nous avons pu,
Jusqu’aux rives de la mer extrême où l’on a vu,
En fuite, leurs galères sous la tempête couchées.


Mais toutes nos guerres de par le monde ne sont qu’une fable
Que les mères racontent pour endormir leurs petits,
Ou que les buveurs se répètent, les yeux abêtis,
À l’auberge de la bonne ripaille, de table à table.

Qu’importe ? Toute cette ville est l’œuvre de nos rêves
Avec sa plaisance à la place de ses remparts,
Et ses fermes au lieu de ses forts épars,
Et le chant de ses cloches après le choc de nos glaives.

Notre orgueil sera plus fort que votre ingratitude
Et notre joie plus haute que votre contentement ;
Nous ne vous demandons ni guerdon, ni monument,
Ni même les bras de vos enfants dans notre solitude.

Nous saurons être les héros jusqu’aux bouts de la route !
Si la gloire de nos noms hurlés dans la bataille n’est rien,
Notre histoire incitera les hommes futurs au Bien.
Même du fond de la tombe, potre foi vaincra votre doute.

Donc, en prière, nous porterons à l’église, sous la trompette qui sonne,

Nos bannières pour que les empoigne quelque héros à nous pareil
Que nous attendrons, avant de mourir, en guettant le soleil,
Sur le seuil des maisons tristes, où nous ne connaissons plus personne.