Le Jeu des épées/Texte entier

La bibliothèque libre.
Le Jeu des épées
Poèmes 1887-1897
Mercure de France.

LE JEU DES ÉPÉES
1897
à la mémoire d’ephraïm mikhaël

DÉDICACE

Frère, qui t’a dit mort ? Certes la porte est close
Qui donne sur la nuit où se turent tes pas,
Et ceux qui près du feu devisent de la rose
S’étonnent que ta voix ne leur réponde pas.

Mais d’autres sont entrés par la porte de l’aube,
Et nous dirent ton nom consacré par tes chants ;
Et nous sûmes alors, malgré l’Hôte qui daube,
Que tu n’étais pas mort au carrefour des champs.

Tu nous guettes, ô Frère, aux carreaux de l’auberge,
Et le Passeur t’attend encore sur la berge.
Si l’on faisait silence, on entendrait couler

Tes larmes sur le seuil qu’éclaire un peu la flamme,
Et voici que le vent nocturne va troubler
Ton ombre dans les fleurs où revivra ton âme.

CHRYSOSTOME

À Stéphane Mallarmé.

Le Poète éperdu sanglotait sur les roses
Pour n’avoir pu cueillir, avec leur vain parfum,
Que pétales éparpillés au vent défunt,
Souvenirs de baisers au seuil de portes closes.

Le magicien vint qui connaît toutes choses
Et lui dit à genoux le secret opportun
Qui fait revivre, rouge en l’âme de chacun,
La rose plus réelle, hélas ! d’être sans causes.

Et depuis, dans la nuit où dort tout front mortel,
Pour recréer les fleurs aux mots du sortilège,
Le poète, priant sous la croix de l’autel,


Tend ses lèvres — baiser pour d’autre sacrilège ! —
À la flamme des cieux dont son rêve s’éprit,
Comme un calice où Dieu déversera l’esprit
Qui perpétue avril au milieu de la neige.

FOLIE

J’ai perdu ma raison dans une cité vieille
Où l’on entend le bruit fin des rouets, la nuit ;
Le gardien des drapeaux, droit sur les remparts, veille
Sur la plaine et le port, où nul fanal ne luit.

Une eau très lente y berce le sommeil des cygnes
Au pied de l’escalier du palais des Infants,
Où des vieillards ployés sous d’antiques insignes
Disent aux futurs rois le mensonge des ans.

Sur la tour de l’horloge on voit, l’une après l’une,
Servantes de chaque heure et de l’éternité,
Des reines élevant des coupes à la lune,
Mourantes et semblant lasses d’avoir été.


Parfois, rappel des temps de prière, une cloche
Puis deux sonnent au cœur d’invisibles beffrois ;
Mais nul ne peut me dire si l’église est proche
Où le sauveur m’appelle avec tous à sa croix.

Et c’est surtout, partout, sur le rouet des vierges.
Qui travaillent au fond des anciennes maisons,
Dans leurs alcôves d’or où clignotent des cierges,
Le froissement du lin des futures saisons.

Et je vais, me heurtant le front à chaque porte.
Voulant saisir un fil qui s’échappe à mes mains.
Qu’importe si l’on rit ? Ma raison n’est pas morte
Quand j’entends les rouets chantant les lendemains.

LE TRISTE DOMAINE

Mon domaine est celui de l’automne :
Tous mes châteaux, au bord des étangs,
Y rêvent aux guerres du vieux temps
Sous leurs tours que le lierre lourd festonne.

Faible comme un regret, le soleil
S’achève dans les vasques de marbre
Où l’eau verte croupit ; et chaque arbre
Ouvre ses nids aux ailes du sommeil.

Le vent semble la voix d’un fantôme
Revenu pour remourir d’amour
Au rendez-vous faux du carrefour
Où le petit temple arrondit son dôme.


Parfois on entend qu’un enfant rit
Dans la maison lointaine du prêtre
Dont la lampe, au bord de la fenêtre,
Luit comme la flamme du Saint-Esprit

Puis rien. Seul un platane balance
Sa cime dont les feuilles, la nuit.
Se frôlant lentes, presque sans bruit,
Font à peine frissonner le silence.

Le seigneur du domaine, c’est moi
Qui traîne au fond des anciennes salles,
Au pied des armures colossales,
Sa honte de ne pouvoir être roi.

PANIQUE

Tu me disais : « Voici mes seins, voici mes lèvres,
Voici mes mains savantes à toutes caresses,
Voici mes frais cheveux où dormiront tes fièvres,

Voilà le lit jonché de fleurs pour nos tendresses,
Et les lampes en l’alcôve, ou mieux, les ténèbres,
Si la nuit, mon Poète, est douce à tes détresses.

Car je veux être la femme que tu célèbres,
Bien-aimé qui ne m’aimes pas, et je veux être
Celle que tu pleureras sur les seuils funèbres.

Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime ! et sois-moi traître,
Qu’importe ? pourvu qu’aux heures qui seront nôtres,
Je puisse à tes genoux te proclamer mon maître.


Et si tu méprises ce corps que pourtant d’autres
Ont trouvé trop beau pour ne pas en mourir, daigne,
Oh ! daigne avoir pour moi la pitié des apôtres !

Je suis Madeleine. Voici mon sein qui saigne.
Voici mes lèvres en flamme et mes mains en peine,
Et mes cheveux épars sur tes pieds que je baigne

De larmes. — Tu dis non ? — Alors, ô douleur vaine !
Accorde à cet amour qui plus ne se rebelle,
Pour qu’au moins tu te souviennes de moi, ta haine. »

Ainsi me parlais-tu, femme qui fus trop belle !
Pourquoi, voyant ces mains que mon âme redoute,
Et ces lèvres aux chauds baisers de colombelle.

Et ces seins sous ces cheveux, et ta splendeur toute,
Me suis-je, comme un fou pressentant des désastres.
Enfui vers où ? vers où ? par la mauvaise route

Où tonnait, au chant des vents, la chute des astres ?

L’INUTILE VAINQUEUR

C’est un masque qui rit au mur
Sous la colère d’une épée
Que cette main dans l’épopée
N’osa brandir contre l’Impur.

Un parfum — fût-ce d’une amante ? —
Remémore, en rares moments,
L’ancien éveil des instruments
Sous les doigts de la nécromante.

Voici que se fanent les lys
En l’or incrusté d’un ciboire
Où la chair souhaiterait boire
L’oubli des péchés de jadis.


Mais que fait la honte de vivre
À ce baladin, fils de roi,
Qui calme son nocturne effroi
Aux chants silencieux du livre ?

Il lut l’inutile vainqueur
De tous ceux qui crurent au verbe !
Mais, las ! il n’eut pas la superbe
De barder de fer son vain cœur.

Le voici, frêle hoir des années,
Sans gloire sauf celle d’un nom
Que les aïeux sous le pennon
Hurlaient aux rouges destinées.

C’est un masque qui rit au mur
Sous la colère d’une épée
Que cette main dans l’épopée
N’osa brandir contre l’Impur.

LE PÈLERIN

Voici cette ombre au bord du sentier de soleil
Et le clapotis d’or d’un ruisseau sous les saules,
Ô pèlerin de deuil qu’ont apâli les geôles
Du barbare et maigri les marches sans sommeil.

Trêve à ton vain voyage ! Ici rira l’éveil
De la naïade au vert des roseaux que tu frôles,
Et tu sauras ravir, pâmé sur ses épaules,
La rose des baisers à son rêve vermeil.

Mais redressant d’un geste ascétique ton torse,
Et les larmes aux yeux, et l’âme, hélas ! sans force,
Tu tournes tes pas las, là-bas, vers le manoir.

Car, tonnerre de bronze en le silence agreste,
Sonne, des tours du bourg ravagé par la peste,
Le bourdon qui te somme à quel noir désespoir !

NUPTIALE

À Andhré des Gachons.

Les portes du paradis de vie
Ont ouvert large leurs vantaux d’or
À l’appel de l’épée et du cor
De l’Amant dont la route est gravie

Vers l’Amante demandant aux roses
Pourquoi, depuis qu’il partit un soir,
Il n’est pas venu, le prince et l’hoir,
Geindre de bagues ses doigts moroses.

Mais le voici dans le crépuscule,
Éclaboussé du seul sang des fleurs
Et charmant du geste tous malheurs,
Héros qui fait que l’ombre recule.


Et la Princesse sur sa cuirasse
Que bossela la dent du dragon,
Pose son baiser comme un pardon
Et le sceau de la future race.

Ils vont, lui flamboyant sous ses armes
Où s’écrasent les dards du soleil,
Elle ouvrant ses lèvres au vermeil
Sourire, et ses yeux aux bonnes larmes.

Et sur la marge de la fontaine
Dont l’onde abreuve des fleurs de feu,
Ils ont, pour le baptême et le vœu,
Ployé leur attitude hautaine,

Sans songer, à cette heure suprême,
Que sur l’Océan de l’avenir
Où le lustral ruisseau court finir,
Les attend la nocturne trirème.

LA FILLE À LA FONTAINE

À Numa Gillet

Les filles de l’amour se penchent sur la source
Sourde où les nénufars attirent le désir
Des lèvres et des doigts ouverts pour les saisir.
 
Toutes en haletant ont suspendu leur course
En cercle autour de l’eau qui reflète leurs yeux
Azurés d’avoir vu tant de fleurs et de cieux.

Elles ont tu leurs voix en liesse. La plus folle
Tient ses seins ; et son souffle à peine siffle-t-il
Sur sa langue qui pointe un peu comme un pistil.

Au gré lascif du vent, sa chevelure molle
S’épanche en boucles d’or de la nuque aux genoux
Mi-ployés sur la marge où meurent les remous.


Bientôt ses sœurs, la brune, la blonde et la rousse,
S’en vont, ayant eu peur de l’eau qui les mirait.
Seule, celle-ci reste, ainsi qu’une qu’attrait

Le mystère des fontaines. Et sur la mousse
Ses immobiles mains sont comme mortes, tant
Le poids léger des seins les lasse maintenant.

L’ombre s’allonge au fur de la chute des heures,
Et la cloche du soir appelle en le vallon
Les filles pour la danse au son du violon.

Seule celle-ci reste au bois, loin des demeures.
Et sa voix peu à peu s’élève en la chanson
De l’amante perdue au jour de la moisson.

Puis, grave, elle s’est tue. Et quand au pâturage
Les clarines des bœufs ont cessé lentement
De tinter, la folle qui ne veut pas d’amant

S’est inclinée enfin vers son propre mirage,
Et tremblant à l’abri murmurant d’un bouleau,
Elle a baisé sa bouche irréelle dans l’eau.

À PUVIS DE CHAVANNES

Préludant sur la lyre à l’ombre rose des marbres,
Les filles et les fils de ta Muse aux yeux sages,
Couchés ou droits selon la ligne des paysages
D’où s’élève à l’entour la prière des arbres,

Chantent les jours du monde où les hommes, tels qu’en rêve,
Vivaient, amants des bois, des champs et des fontaines,
Pour mourir, blanchis d’ans, loin des routes incertaines,
En rendant grâce aux dieux pour leur bonté trop brève.

Ces simulacres peints aux murailles de nos villes
Rappellent par ton art, ô Maître, aux mauvais hommes
Le paradis antique où les pères dont nous sommes
Joignaient des corps plus beaux à des âmes moins viles.


C’est pourquoi nous venons, nous, enfants des mêmes astres,
Offrir à ta vieillesse immortelle nos palmes,
Pour mieux venger par toi, sur le seuil des temples calmes,
La Déesse haïe en ce temps de désastres !

LA CHANTEUSE À LA BAGUE

à Madame Hélène Linder.

Dame aux cheveux nimbés de l’or de tout l’automne
Qui pèse sur les fleurs et les fruits du verger,
Vous faisiez, ce soir, luire à votre doigt léger
Une bague où battait le cœur d’une anémone.

Triste un peu, vous chantiez sur un air monotone
La chanson d’un poète au rêve mensonger
Qui sous ce ciel en feu m’a longtemps fait songer
Aux rois fous qui sont morts sans glaive ni couronne.

Et lorsqu’au rythme uni des gestes et du son
Le soleil transperçait la pierre de la bague.
Goutte de sang perlant au coup vif d’une dague.

Mon âme abandonnée au cours de la chanson
Mourait et renaissait sous le signe éphémère
De votre main d’enfant qui charme la Chimère.

TRIOMPHE

Les cloches ont sonné la fête,
Chant d’allégresse et d’oraison
Sur la grand’ville qui s’apprête
À sourire en chaque maison.

Ce sont banderolles de soie
Des balustres jusqu’aux balcons
Des palais d’où vole la joie
Des éperviers et des faucons.

Car voici revenir le Prince,
Avec trompettes et tambours,
De sa plus lointaine province
Où l’avaient leurré ses amours.


Parmi pennons et pertuisanes
Il caracole en casque d’or
En tête de ses courtisanes
Et des porteurs de son trésor.

Ses fous ont les bras pleins de roses
Qu’ils lancent, en dansant, en l’air
Et fripant leurs marottes roses
Dont les grelots font un bruit clair.

De leurs doigts alourdis de bagues
Ses mignons à léger toquet
S’en vont, jonglant avec leurs dagues
Ou jouant, vifs, du bilboquet.

Au poing des palefreniers nègres
Cent chevaux à caparaçons,
Remuant des plumes allègres,
Piaffent, lustrés de blancs frissons.

Puis, lourd d’épieux et de fascines,
C’est le troupeau des éléphants
Que conduisent de leurs houssines.
Nus comme l’Amour, des enfants.


Enfin, après toutes les bêtes
Qu’escortent, armés de gourdins,
Les dompteurs musclés de ces fêtes,
S’avance, entre les hauts gradins,

Traîné par mille mains d’esclaves
Et salué de mille cris,
Le char de la reine des braves
Dont le peuple entier s’est épris.

Et nul, sauf au seuil de l’église,
Le pauvre mendiant sans yeux,
Ne voit, malgré qu’on dise et lise,
La ville brûler jusqu’aux cieux

Pour avoir trop aimé la femme
Dont la main prête à tout forfait
Brandira l’épée et la flamme
Au front du Prince qu’elle hait.

LA VILLE MORIBONDE

à Edmond Pilon.

C’est la Ville malade et lasse comme une mère,
Qui dort d’un lourd sommeil au bord d’un fleuve de mort.
Tant de ses fils, jadis, casqués d’ailes de chimère,
Sont partis, poings crispés à leur bannière éphémère,
Qu’elle a peur, ce soir-ci, des souvenirs du sort.

Aussi dort-elle, au son monotone de ses cloches,
Auprès du pont de pierre où nul voyageur ne va
Plus. Et tous ses chemins qui mènent, par bois et roches,
Avec des croix de fer aux bornes, vers les champs proches,
Sont déserts, car bientôt l’Effroi va passer là.


Ses petites maisons s’accroupissent sur la rue,
Pignons penchés, fenêtres closes comme des yeux,
Afin de retenir dans l’ombre soudain accrue
Leurs larmes de lumière. Et la vie est disparue
Avec le bruit des pas des vieilles et des vieux.

Ceux-ci, lents, ont gravi la pente de la colline
Pour aller à l’église où la Vierge, lourde d’or,
N’exauce plus les vœux de leur foule qui décline
La parole et le chant de la prière latine
Dont le sens leur est clos comme un ancien trésor.

Parfois l’orgue s’éveille en des sanglots que saccade
Tout le regret des temps ; et jusqu’au fleuve de mort,
Et par-delà le pont de pierre et l’estacade
Tonne sa voix pleurant les pompes de la croisade
De jadis, où la Foi rendait tout homme fort.

Et les bateaux pourris que retiennent les amarres
Au bord du quai moussu, semblent alors tressaillir
Dans un désir d’essor vers la terre des Barbares,
Là-bas sur la mer noire où l’on ne voit plus les phares,
Loin de la Ville, enfin, qui ne sait que vieillir.

AVENTURE

À Élémir Bourges.

Sur son vaisseau que bosselle l’or,
Le prince à la chevelure blonde,
Ayant passé les portes du monde,
Part à la conquête du trésor.

Les voiles de lin s’enflent au vent
Qui souffle de la bouche des anges.
Les rames, loin du fleuve et des fanges,
Battent les flots sous le jour levant.

Voici que les trompettes d’argent
Éclatent sous le dais de la poupe
D’où le Prince lance au loin sa coupe
Comme offrande à l’Océan changeant.


L’étendard de roses et de lys
Lourdement se déferle à la proue
Où l’hippocampe sculpté s’ébroue
Comme révolté contre jadis.

Et les marins riant au zéphyr
Qui leur fait oublier les tempêtes,
Chantent les pays bleus où les bêtes
À l’aube ouvrent des yeux de saphyr.

Seul le Prince qui par le secret
Des vents, des étoiles et des lames
Sait que sa main secouera les flammes
Sur les villes de l’ancien regret,

Déplore le renaissant espoir
De ses suivants dont, au creux des combes,
Nulle croix ne marquera les tombes
Éparses sous les soleils du soir.

LE RETOUR DES VIEILLARDS

À René Philipon.

Nous revenons par hordes des défaites et des conquêtes
Et des mers qu’écumèrent les proues de nos vaisseaux,
Nous, les vieillards aux yeux éteints, aux discours sots,
Qui surgissons, la barbe épaisse de sang, à vos fêtes.

Nos pieds se sont meurtris aux cailloux de la route
Quand sur nos boucliers tintait le fer des dards.
Et nos mains tremblent d’avoir haussé les étendards
Vers le soleil, quand tonnait le tambour de la déroute.

Nous nous sommes agenouillés à l’eau luisante des fleuves
Pour y tremper nos fronts brûlés par les étés,
Et nous avons, quand grondait l’incendie des cités,
Bu dans les coupes du Temple l’oubli de nos épreuves.


Jadis, quand nous heurtions du pommeau de nos épées
Les portes bardées de cuivre, les danseuses avec des fleurs
Et les musiciennes avec leurs flûtes en pleurs
Venaient nous consoler des dures épopées.

Mais maintenant nous en sommes au déclin de la vie,
Et nous ne connaissons plus sur le seuil des maisons,
Les femmes trop jeunes aux nouvelles chansons.
Hélas ! que ne sommes-nous morts sur la montagne gravie !

La bise siffle à travers les trous de nos bannières
Que nous voulions porter à l’église des aïeux
Afin que des hommes pussent dire un jour : « Les Preux,
Dont le sang brûle encore en ces loques, furent nos pères

Mais personne, sur la route aride, ne vient à notre rencontre
Portant les pains dorés et la cruche de bon vin,
Et les lyres qui sonnent sous un souffle divin,
Et les lauriers qu’à ses fils la mère agenouillée montre.

C’est à peine si nous voyons rougir sur la colline,
Dans le crépuscule où remue le retour des troupeaux
Et murmure le fredon pacifique des pipeaux,
La Ville vers laquelle notre marche lasse incline,


Celle qui a sonné des jeux de notre jeunesse
Alors que les rosiers n’étaient pas tous éclos
Au long des espaliers des petits jardins clos
Où nous connûmes l’amour, les chansons et l’ivresse.

Les enfants dont nous voudrions baiser, vieillards sans flamme,
La bouche où le joie vibre comme une abeille dans une fleur,
Nous regardent passer dans la crainte du malheur,
Comme si notre légende rouge épouvantait leur âme.

Car ils n’ont connu que la paix parmi les récoltes
Et le chant rassurant des alouettes dans l’azur ;
Leurs pères leur ont appris, l’œil louche et le verbe dur,
À craindre les trompettes annonciatrices de révoltes.

Celles-là mêmes pour qui nous serions morts au jour de gloire,
Les belles filles, nous fuient comme si nous étions des ours,
Parce que nous plions mal aux sourires et aux doux discours
Nos lèvres que crispait jadis le cri de la victoire.

Nous qui voulions annoncer aux veilleurs notre arrivée
Par les chants héroïques du passé, nous ne trouvons
Au fond de nos gosiers que des sanglots, et nous rêvons
Aux frères d’armes plus heureux qui sont morts à la corvée.


Voici nos échines prêtes à l’outrage des pierres,
Et nos mains qui ne savent plus, hélas ! que mendier,
Et notre amour, ô nos fils à qui nous voulons dédier
Ces étendards avec nos casques et nos rapières.

Mais il nous reste, ô vous qui refusez l’orgueil de notre histoire,
La gloire de votre présent fait de tout notre passé !
Le vin des vieux vignobles où vous avez dansé,
C’est mêlé à notre sang que vous l’avez dû boire.

Et le pain que vous mangez, le soir au seuil des fermes,
Est pétri de la chair des pères morts dans les sillons.
Grâce à nous, vos enfants peuvent courir après les papillons
Et les amoureux s’étreindre sur la glèbe pleine de germes.

Par nos souffrances, pauvre petite ville de notre naissance, te voici forte,
Et ne craignant plus les coureurs de la mort
Qui tourbillonnaient vers toi des plaines noires du Nord
En lançant des flèches aux astres, sifflante cohorte.

Nous les avons suivis dans le tonnerre des chevauchées,
Cent jours et cent nuits, aussi loin que nous avons pu,
Jusqu’aux rives de la mer extrême où l’on a vu,
En fuite, leurs galères sous la tempête couchées.


Mais toutes nos guerres de par le monde ne sont qu’une fable
Que les mères racontent pour endormir leurs petits,
Ou que les buveurs se répètent, les yeux abêtis,
À l’auberge de la bonne ripaille, de table à table.

Qu’importe ? Toute cette ville est l’œuvre de nos rêves
Avec sa plaisance à la place de ses remparts,
Et ses fermes au lieu de ses forts épars,
Et le chant de ses cloches après le choc de nos glaives.

Notre orgueil sera plus fort que votre ingratitude
Et notre joie plus haute que votre contentement ;
Nous ne vous demandons ni guerdon, ni monument,
Ni même les bras de vos enfants dans notre solitude.

Nous saurons être les héros jusqu’aux bouts de la route !
Si la gloire de nos noms hurlés dans la bataille n’est rien,
Notre histoire incitera les hommes futurs au Bien.
Même du fond de la tombe, potre foi vaincra votre doute.

Donc, en prière, nous porterons à l’église, sous la trompette qui sonne,

Nos bannières pour que les empoigne quelque héros à nous pareil
Que nous attendrons, avant de mourir, en guettant le soleil,
Sur le seuil des maisons tristes, où nous ne connaissons plus personne.

LA VISION D’ÉROS

Pour un tableau d’Armand Point.

Éros, roi de la mer, des cieux et de la terre,
Apparaît, le carquois lourd de ses dards de feu,
Contre les flots d’azur d’où surgit, solitaire,
Aux premiers jours du monde, Aphrodite à l’œil bleu.

Son âme est un secret, son sexe est un mystère,
Et tel qu’il se révèle, homme et femme, le Dieu
Éveille tour à tour, lascivement austère,
En le cœur de la femme et de l’homme le vœu

Impur qui fit pleurer Achille sur Patrocle,
Et retentir Lesbos des plaintes de Sapho,
Et saigner don Juan d’Elvire à la Margot.

Et voici qu’il entend Troie immense qui brûle,
Et le cri de Leucade, et dans le crépuscule
Les pas du Commandeur descendu de son socle.

LA PRINCESSE À LA LICORNE

Pour un tableau d’Armand Point.

Lumineuse en sa robe où l’aurore a tremblé,
La Reine veut dompter, par le don du miracle,
La Licorne qui broute un tendre brin de blé,
Puis piaffe dans les fleurs, et s’ébroue et renâcle.

Malgré les jeux du paon qui s’éploie, ocellé,
Elle le mène au lieu désigné par l’oracle
Où la femme, ayant lu dans le livre scellé,
Doit surprendre le Mal et détruire l’Obstacle.

Et lorsqu’au soir du monde où Jésus vaincra Pan,
La Licorne, dont l’œil luira du feu de l’âme,
Aura sous ses sabots écrasé le serpent,

La Voyante suivra la double croix de flamme
Qu’ouvrent au ciel l’essor et le glaive brandis
De l’Ange qui défend le prochain paradis.

FUNÉRAILLES

D’avoir, roi, ravagé les rivages de cette mer
Où ses galères, tremblant du tonnerre des trompettes,
Mordaient, dans l’écume et le sang, de leurs rostres de fer
Les tours en feu d’où sifflaient les flèches des arbalètes,

Il se lassa. Donc dans ses palais, loin des flots amers,
Il laissa mourir son âme au son des flûtes de fête,
Esclave des enchanteresses qui parfument l’air
De danses, et des bouffons qui poussent des cris de bêtes.

Mais l’Archange noir qui veille à l’horloge du destin
Cria ! La couronne chut sur la pourpre avec le sceptre,
Et l’on vit aux doigts du roi les écailles de la lèpre.

Et quand ses funérailles étonnèrent le matin
De musiques et d’étendards, nul sous le char qui grince
Ne lança de fleurs, sauf un enfant fou, le futur Prince.

VERS ORPHIQUES

Dans les ténèbres du tabernacle
Retentit la lyre tétracorde
Que la main de la Sibylle accorde
Aux rafales du suprême oracle.

Les paroles de l’Ode, en tonnerres,
Tourbillonnent du sommeil du gouffre
Où la Mère éternellement souffre
Au bord des sources originaires.

« Mort le serpent qui cerclait la terre
Dans l’arbre mort des métamorphoses !
L’Esprit pur, hors du cycle des choses,
S’essore vers le nouveau mystère ! »


Or voici que, surgis de l’éclipse,
Les archanges, marchant sur les astres,
Fanfarent, au fracas des désastres,
L’heure rouge de l’Apocalypse.

Et tandis qu’au rouet des pâles Nornes
Le fil d’or et de cuivre se casse,
La voix de la Sibylle trépasse
Au galop des célestes Licornes.

LE PARDON DE DIEU

Les séraphins rouges aux couronnes de fer
Ont brandi leurs épées lourdes sous le trône
D’où rayonne vers le monde l’aumône
Du feu, de l’onde et de l’air.

Et les astres, comme des fruits mûrs à l’automne,
Sont tombés à travers les ténèbres du néant
Sur les fronts de l’antique mêlée des géants
Dont l’heure, à l’horloge des soleils, sonne.

Car Dieu a dit : « Voici, j’accorde mon pardon
À Satan et à la myriade des mauvais anges
Qui dressent contre ma gloire leurs boucliers dans la fange
Où leur orgueil croupit loin des roses de Sidon.


Car maintenant l’Amour a vaincu la mort,
Et les ailes noires vont bruire à la lumière,
Et je baiserai Satan entre ses yeux trop fiers,
Et notre baiser fera tomber fous les sceaux du Sort. »

Et dardant son regard vers la révolte des mauvais anges,
Il a posé sa pitié, comme un qui souffre,
Sur ses cent têtes sifflant la flamme et le soufre
Jusqu’au ciel fleuri d’amour et sonore de louanges.

LE CHANT DE SATAN

À Henry de Groux.

I

Vénus, en robe brodée de chimères d’azur,
Était venue, cette nuit des années tristes du monde,
Rêver à sa naissance et aux destins futurs

Au bord de la mer monotone qui gronde
Sur les grèves et au pied des môles des cités,
Là-bas, où les phares tournent leurs lanternes rondes.

Et lasse de n’être plus et d’avoir été,
En mille temples, la déesse suprême des belles races,
Elle maudissait, dressant ses seins, la nouvelle déité.


Or Satan errait par là, fuyant la trace
De ses pieds fourchus sur l’étendue des sables.
Il blasphémait aussi le dieu pâle de la grâce.

Et quand il vit Vénus sortir de l’ombre comme de la fable
Il sentit bouillir en lui le vin noir de l’ivresse,
Et tordant, les griffes crispées aux lèvres, son râble,

Il sauta de tout son désir sur la déesse
Qu’il ploya sous le pantèlement épouvantable de son amour
Puis, fou de l’espoir d’une progéniture vengeresse,

Satan chanta ainsi jusqu’à l’heure blême du jour.



II



« En cette nuit d’or violet, où sonnent les cithares
Sous les citronniers lourds du fruit des Hesperides,
Je dénouerai tes cheveux où luisent des gemmes barbares.


J’arracherai de tes seins les bandelettes qui les brident
Et je déchirerai ta robe toute brodée de chimères
Qui cache ton corps en fleurs à mes baisers avides.

Et sur les âpres rochers où vient mourir la mer
Je te crierai : Tu es à moi, je suis à toi, déesse !
L’heure est celle, solennelle, qui fiancera nos chairs.

Dans ta bouche rouge j’étoufferai le cri de ta détresse,
Tes bras nus seront sans force contre ma bestiale étreinte,
Tes cuisses ne pourront clore ta rose à mes caresses.

Je suis l’Épouvante qui vient la nuit, sous la feinte
De l’Amour, violer les vierges froides dans leurs couches
Affaissées, le matin, sous une double empreinte.

Ouvre donc le collier de tes bras, donne ta bouche,
Et laisse éclore la fleur suprême de toi-même
Au Dieu dont les doigts sont fous et les yeux louches.

Des tonnerres, semble-t-il, meurent sur la mer extrême.
Des fruits d’or éclatent comme des flammes dans les vergers,
Les astres s’éparpillent sous une main qui les sème.


Je ne sens plus que la double brûlure de tes seins outragés,
Je ne vois plus que tes yeux d’amour où ton âme sombre,
Notre seul rythme est celui de mes reins lourds sur tes flancs légers.

Évohé ! le miracle est accompli de la lumière et de l’ombre !
Un enfant, fils de la terre et de la mer, naîtra de nous,
Qui détruira les villes que sur les côtes l’on dénombre.

Il aura les yeux troubles des prophètes et des fous ;
Son poing fera tourbillonner le septuple éclair de son épée
Vers les trônes où les rois d’or n’oseront mourir debout.

Sa bouche hurlera les strophes de l’épopée
Qui fait bondir les peuples hérissés et hors d’haleine
À l’attaque des portes que les béliers ont en vain frappées.

Son armée tracera un sillage de flamme dans les plaines
D’où ses trompettes répondront la nuit, tonnerre d’or,
Au tocsin qui sonne sur les villes soudain pleines.

Car on verra fuir devant elle, comme devant la mort,
Parmi les lourds chariots cahotant aux ornières,
Des troupeaux d’hommes ayant des signes de sang au corps.


Les torches s’allumeront dans la bourrasque des bannières
Et la tempête des tambours, pour faire flamber jusqu’à Dieu
Les temples où Jésus, tordu, grimace sous les lanières.

Car notre enfant apportera, jeune bousculant les vieux,
La haine de la laideur et le mépris du sacrifice :
Il restaurera le culte de la Lance et de l’Épieu.

Et parce qu’il sera, ô Vénus charnelle, ton fils,
Il aimera, parmi les parfums, les pierreries et les lampes,
Les garçons aux maigres hanches et les femmes aux lourdes cuisses.

Ses fêtes d’or et de sang, déroulées le long des rampes
Des escaliers de ses palais, feront frémir de peur
Les pauvres d’esprit qui dans les cryptes, à genoux, rampent.

Devant son char chantera l’innombrable chœur
Des briseurs d’images et des vociférateurs de blasphèmes,
Au son des tambourins qui palpiteront comme des cœurs.

Les légions des Vaincus, comme les strophes d’un poème,
Évolueront, casquées et cuirassées, à l’entour de son trône
D’où soleil du monde irradiera son diadème.


Et s’il est content, il fera, baissant son sceptre, l’aumône
D’une fête de la chair à ses millions d’esclaves :
Ces nuits-là, ceux qui dorment rêveront à Babylone.

Cuvant leur vin au bord des fleuves pleins d’épaves,
Les villes illuminées insulteront aux astres
De leurs hoquets, de leurs musiques et de leurs masques hâves.

Les femmes seront délivrées de monstres aux pieds des pilastres
Entre lesquels rugira la danse des bacchanales :
Et à l’aurore se liront au ciel des signes de désastres.

Car, ô Vénus, l’Ennemi ne sera pas mort, des anciennes annales.
D’autant plus fort qu’il sera plus faible, comme l’autre enfant,
Il naîtra, connu des seuls bergers qui veillent au fond du val.

Comme l’autre, nimbé de lumière et revêtu de blanc,
Il apportera le pardon de ses mains mortes aux hommes,
Et l’amour sans fin ni bornes de tout son cœur saignant.

Comme l’autre, il sera le vainqueur des dieux que nous sommes,
Et à cette heure-là de notre définitive défaite,
Ô Vénus qui entendis chanter vers toi Athènes et Rome,


Tu retourneras mourir dans les fraîches retraites
De la mer maternelle qui berça ta beauté,
Une aube où Pan, mon père, enjôlait la tempête.

Moi j’irai finir dans les forêts d’été,
Y mordant les glands, les noisettes et les pommes de pin,
Et les loups seuls verront Satan à terre sangloter.

Notre fils (qu’importe ? il ne sera qu’humain,
Et non l’Instinct formidable que tu fus
Et que je serai jusqu’à la honte de demain),

Notre fils sera le dernier de la race des élus
Qui fera peser le joug brûlant de sa révolte
Sur les hommes désormais asservis à Jésus.

Ô Vénus, nous verrons bientôt faucher nos dernières récoltes.



III



Tour à tour triomphale et désespérée
La voix de Satan s’éteignit dans la nuit
Comme celle de la tempête sur la mer empourprée.


Les bras pâles de Vénus se tordaient vers lui,
Et ses lèvres comme des fleurs s’ouvraient à ses mots.
Mais Satan, cerné soudain de centaures, s’enfuit

Vers la forêt tremblant d’un choc sourd de galops
Et vers les antres sonores du chant des derniers faunes,
Et vers la mort où les dieux mêmes oublient leurs maux.

Et Vénus, étendant, blanche sur le sable jaune,
Son corps puissant où brûlait l’infernale semence,
Rêva sous la lune à des rois qu’on détrône,

Jusqu’à ce que l’Aurore, rose dans le silence,
Eût éteint une à une, comme des rêves, les lumières
Dans les cités lointaines, Carthage ou Byzance,

D’où doit surgir un jour le renverseur de pierres
Et le dévastateur de plaines, de forêts et de champs,
Son fils, Orphée du mal, qui sur sa lyre de fer

Épouvantera le monde du tonnerre de ses chants !