Le Joueur (Dostoïevski)/VIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 52-60).
◄  VII
IX  ►


VIII


À la promenade, comme on dit ici, c’est-à-dire dans l’allée des Châtaigniers, j’ai rencontré mon Anglais.

— Oh ! oh ! fit-il en m’apercevant, j’allais chez vous et vous alliez chez moi ! Vous avez donc quitté les vôtres ?

— Dites-moi d’abord comment vous êtes au courant de cette affaire ? Tout le monde s’en occupe donc ?

— Oh ! non, il n’y a pas de quoi occuper tout le monde. Personne n’en parle.

— Comment le savez-vous, alors ?

— Un hasard… Et où pensez-vous aller ? Je vous aime, et voilà pourquoi j’allais chez vous.

— Vous êtes un excellent homme, monsieur Astley, lui dis-je. — J’étais pourtant très intrigué de le voir si bien informé. — Au fait, je n’ai pas encore pris mon café, j’espère que vous ne refuserez pas d’en prendre avec moi ? Allons donc au café de la gare. Nous causerons en fumant, je vous conterai tout, et… vous me conterez aussi…

Le café était à cent pas. Nous nous installâmes, j’allumai une cigarette. M. Astley ne m’imita pas, et, me regardant bien en face, se disposa à m’écouter.

— Je ne pars pas, commençai-je.

— J’étais sûr que vous resteriez, dit M. Astley avec un air d’approbation.

En allant chez lui, je n’avais pas du tout l’intention de lui parler de mon amour pour Paulina. Je m’étais depuis longtemps aperçu de l’effet qu’elle avait produit sur lui, mais jamais il ne la nommait devant moi. Pourtant, chose étrange, aussitôt qu’il se fut assis, aussitôt qu’il eut fixé sur moi son regard de plomb, il me vint le désir de lui confier mon amour et toutes ses subtilités si compliquées. Je lui en parlai donc, pendant toute une heure, et cela me fut extrêmement agréable, car c’était ma première confidence à ce sujet. Je m’aperçus qu’aux moments où je me laissais emporter par ma passion, il ne pouvait dissimuler une certaine gêne ; et je ne sais pourquoi, en vérité, cela m’excitait à exagérer encore l’ardeur de mon récit. Je ne regrette qu’une chose : peut-être ai-je un peu trop parlé du Français.

M. Astley m’avait écouté jusque-là immobile, taciturne, en me regardant dans le fond des yeux. Mais quand je vins à parler du Français, il m’arrêta net et me demanda sévèrement de quel droit je faisais des suppositions oiseuses sur un point indifférent au sujet de mon récit.

— Vous avez raison, lui dis-je.

— Car vous n’avez le droit de faire sur ce marquis et sur miss Paulina que des suppositions, n’est-ce pas ?

M. Astley posait toujours ses questions d’une manière très étrange. Mais, cette fois, une question si catégorique m’étonna de la part d’un être aussi timide.

— En effet, répondis-je.

— Vous avez donc mal agi, non seulement en me communiquant vos suppositions, mais même en les concevant.

— Bien, bien ! j’en conviens, mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit, interrompis-je encore étonné.

Je lui racontai ensuite l’histoire de la veille dans tous ses détails, la sortie de Paulina, mon aventure avec le baron, ma démission, la lâcheté extraordinaire du général, et enfin je lui fis part de la visite du marquis de Grillet et lui montrai le billet.

— Qu’en pensez-vous ? lui demandai-je. Je venais précisément vous demander votre opinion. Quant à moi, j’ai envie de tuer ce petit Français. Hé ! je le tuerai peut-être… Qu’en pensez-vous ?

— Je suis de votre avis. Quant à miss Paulina… vous savez qu’on est parfois obligé d’avoir des rapports avec des gens qu’on déteste… Il y a des nécessités… Il est vrai que sa sortie d’hier est étrange ; non pas que je croie qu’elle ait voulu se défaire de vous en vous ordonnant d’offenser ce baron armé d’une canne dont il n’a pas su se servir, mais parce que cette excentricité ne convient pas à l’excellente distinction de ses manières. Il est d’ailleurs évident qu’elle pensait que vous n’accompliriez pas ses ordres à la lettre…

— Savez-vous, m’écriai-je tout à coup en regardant fixement M. Astley, je suis convaincu que vous connaissiez déjà cette histoire, et que vous la tenez… de Mlle  Paulina elle-même !

Il me regarda avec étonnement.

— Vos yeux sont étincelants et j’y lis un soupçon, reprit-il en se maîtrisant aussitôt. Mais vous n’avez pas le moindre droit de me marquer des soupçons de cette nature, je ne vous en donne aucun droit, entendez-vous ? et je me refuse absolument à vous répondre.

— Bien ! assez ! C’est inutile… m’écriai-je avec agitation, sans pouvoir m’expliquer comment cette pensée m’était venue.

En effet, où et quand Paulina aurait-elle pu prendre M. Astley pour confident ? Il est vrai que, ces temps derniers, je voyais moins M. Astley et que Paulina était devenue pour moi de plus en plus énigmatique, — énigmatique au point que, en racontant mon amour à M. Astley, je n’avais rien pu dire de précis sur mes relations avec elle. Tout y était fantastique, bizarre, anormal.

— Je suis confus, dis-je encore, je ne puis rien comprendre nettement à toute cette affaire… — Je suffoquais. — Du reste, je vous tiens pour un très galant homme… Autre chose : je vais vous demander non pas un conseil, mais votre opinion…

Je me tus, puis, après quelques instants, je repris :

— Que dites-vous de la lâcheté du général ? Il a fait toute une affaire de mon escapade, toute une affaire ! De Grillet lui-même, qui ne s’occupe que de choses graves, s’en est mêlé ; il a daigné me faire une visite, me prier, me supplier, lui ! moi ! Enfin, remarquez ceci : il est venu chez moi à neuf heures du matin, et il avait déjà entre les mains le billet de Mlle  Paulina. Quand donc avait-elle écrit ce billet ? L’avait-on réveillée pour cela ? Elle obéit à toutes les suggestions qui émanent de lui, et, s’il le veut, elle descend jusqu’à me demander pardon ; mais je ne vois pas quel intérêt la pousse. Pourquoi ont-ils peur de ce baron, et qu’est-ce que cela leur fait que le général épouse Mlle  Blanche de Comminges ? Ils disent qu’ils doivent, pour ce motif, avoir une tenue particulière ; mais convenez que tout cela est déjà beaucoup trop particulier. Qu’en dites-vous ? Je lis dans vos yeux que vous êtes mieux informé que moi.

M. Astley sourit et hocha la tête en signe d’affirmation.

— Oui, dit-il, je suis mieux informé que vous. Mlle  Blanche est l’unique cause de tous ces ennuis, voilà toute la vérité.

— Mais quoi ! Mlle  Blanche !… m’écriai-je avec impatience, car j’espérais apprendre quelque chose de précis sur Paulina.

— Ne vous semble-t-il pas que Mlle  Blanche a un intérêt particulier à éviter une rencontre avec le baron, comme si cette rencontre devait nécessairement être désagréable ou, pis encore, scandaleuse ?

— Et puis ? et puis ?

— Il y a trois ans, Mlle Blanche était déjà ici, à Roulettenbourg. J’y étais aussi. Elle ne s’appelait pas encore Mlle de Comminges, et la veuve de Comminges n’existait pas ; du moins personne n’en parlait. De Grillet n’y était pas non plus. Je suis convaincu qu’il n’y a aucune parenté entre eux et qu’ils ne se connaissent que depuis peu de temps. Je suis même fondé à croire que le marquisat de Grillet est assez récent ; son nom de de Grillet doit être de la même date. Je connais ici quelqu’un qui l’a rencontré jadis sous un autre nom.

— Il a pourtant des relations très sérieuses.

— Qu’importe ? Mlle Blanche aussi !… Or, il y a trois ans, sur la demande de la baronne en question, Mlle Blanche a été invitée par la police à quitter la ville, — et c’est ce qu’elle fit.

— Comment ?…

— Elle était arrivée ici avec un certain prince italien décoré d’un nom historique, — quelque chose comme… Barbarini, — un homme tout constellé de bijoux, de pierreries très authentiques. Il sortait dans un magnifique attelage. Mlle Blanche jouait au trente et quarante, d’abord avec succès, puis avec chance contraire. Un soir, elle perdit une grosse somme. Mais le vrai malheur, c’est que le lendemain matin le prince disparut, et avec lui disparurent chevaux et voitures. La note de l’hôtel s’élevait à un chiffre énorme. Mlle Zelma, — au lieu de Mme Barbarini, elle était devenue Mlle Zelma, — était dans un désespoir extrême. Elle pleurait, criait, et, dans sa rage, déchirait ses vêtements. Il y avait dans le même hôtel un comte polonais. À l’étranger, tous les Polonais sont comtes. Mlle Zelma, qui lacérait ses robes et se déchirait le visage de ses ongles roses et parfumés, produisit sur lui une certaine impression. Ils eurent un entretien, et, à l’heure du dîner, elle était consolée. Le soir, le comte polonais se montra dans les salons de jeu ayant à son bras Mlle  Zelma. Elle riait très haut, comme à l’ordinaire, plus libre même que d’habitude dans ses manières. Elle était de la catégorie de ces joueuses qui, à la roulette, écartent de vive force les gens assis, pour se faire place. C’est le chic particulier de ces dames ; vous l’aurez certainement remarqué.

— Oh ! oui.

— Elle joua et perdit plus encore que la veille… Pourtant ces dames sont ordinairement heureuses au jeu, comme vous le savez. Elle eut un sang-froid étonnant… D’ailleurs, mon histoire finit là. Le comte disparut comme le prince, un beau matin, sans prendre congé. Le soir de ce jour-là, Mlle  Zelma vint seule au jeu et ne rencontra pas de cavalier de bonne volonté. En deux jours elle fut « nettoyée ». Quand elle eut perdu son dernier louis, elle regarda autour d’elle et aperçut à ses côtés le baron Wourmergelm, qui la considérait très attentivement et avec une indignation profonde. Elle ne prit pas garde à cette indignation, décocha au baron un sourire de circonstance et le pria de mettre pour elle dix louis sur la rouge. La baronne se plaignit, et, le soir même, Mlle  Zelma recevait la défense de paraître désormais à la roulette. Vous vous étonnez que je sois au fait de toute cette chronique scandaleuse ? Je la tiens d’un de mes parents, M. Fider, qui conduisit Mlle  Zelma, dans sa voiture, de Roulettenbourg à Spa. Maintenant, elle veut devenir « générale », probablement pour éviter les notifications de la police. Elle ne joue plus, elle doit prêter sur gages aux joueurs. C’est beaucoup plus lucratif. Je soupçonne même que le pauvre général est son débiteur, et peut-être aussi de Grillet, à moins que ce dernier ne soit, au contraire, son associé. Vous comprenez maintenant qu’elle doit éviter, au moins jusqu’à son mariage, d’attirer l’attention de la baronne et du baron.

— Non, je ne comprends pas ! criai-je en frappant de toutes mes forces sur la table, de sorte qu’un garçon accourut tout effaré. Dites-moi, monsieur Astley, si vous saviez depuis longtemps toute cette histoire et, par conséquent, qui est Mlle Blanche de Comminges, pourquoi n’avez-vous prévenu ni moi, ni le général, ni surtout, surtout, Mlle Paulina, qui se montre à la gare, en public, avec Mlle Blanche, bras dessus bras dessous ? Est-ce admissible ?

— Je n’avais pas à vous prévenir, vous ne pouviez rien changer à la situation, répondit tranquillement M. Astley ; du reste, de quoi vous prévenir ? Le général connaît peut-être miss Blanche mieux que je ne la connais, et il se promène pourtant avec elle et avec miss Paulina. C’est un bien pauvre homme, ce général. J’ai vu hier miss Blanche sur un beau cheval, en compagnie de de Grillet et du prince russe, tandis que le général suivait à quelque distance. Le matin, je lui avais entendu dire qu’il avait mal aux jambes ; il se tenait bien en selle pourtant. D’ailleurs, tout cela ne me regarde pas ; il n’y a pas longtemps que j’ai l’honneur de connaître miss Paulina. Enfin, je vous ai déjà dit que je ne vous reconnais pas le droit de me poser certaines questions, quoique je vous aime sincèrement.

— Bien ! dis-je en me levant. Il est pour moi clair comme le jour que Mlle Paulina sait tout ce qui concerne Mlle Blanche, mais qu’elle ne peut se séparer de son Français, et que c’est pour cette raison qu’elle consent à la compagnie de Mlle Blanche. Aucune autre influence ne peut l’y déterminer ; et c’est sous cette influence aussi qu’elle me suppliait de ne pas toucher le baron, après m’avoir pourtant elle-même excité contre lui ! Du diable si j’y comprends quelque chose !

— Vous oubliez d’abord que cette miss de Comminges est la fiancée du général et que miss Paulina a un frère et une sœur, les enfants du général dont elle est la pupille. Ces enfants sont abandonnés par ce fou et ne manqueront pas d’être exploités.

— Oui, oui, c’est cela. Abandonner les enfants, c’est les perdre ; rester, c’est veiller à leurs intérêts, et sauver peut-être une partie de leur fortune. Oui, oui ; mais tout de même… Oh ! je comprends maintenant qu’ils s’intéressent tous à la santé de la babouschka.

— De qui parlez-vous ?

— De cette vieille sorcière de Moscou qui se meurt. On attend impatiemment une dépêche annonçant que c’est chose faite, que la vieille est morte.

— En effet, tout l’intérêt se concentre sur elle. Tout gît dans l’héritage. Aussitôt que le testament sera ouvert, le général se mariera, miss Paulina sera libre et de Grillet…

— Eh bien ! de Grillet ?

— On lui payera tout ce qu’on lui doit, et il ne reste ici que pour être payé.

— Seulement pour être payé ? Vous pensez ?

— Je ne sais rien de plus.

— Eh bien ! moi, j’en sais davantage ! Il attend aussi sa part de l’héritage, car alors Paulina aura une dot et se jettera aussitôt à son cou. Toutes les femmes sont ainsi ; les plus orgueilleuses deviennent les plus viles esclaves. Paulina n’est capable que d’aimer passionnément ; voilà mon opinion sur elle. Regardez-la, quand elle est seule, plongée dans ses pensées. Il y a en elle quelque chose de fatal, d’irrémédiable, de maudit. Elle est capable de tous les excès de la passion… Elle… elle… Mais qui m’appelle ? m’écriai-je tout à coup. Qui est-ce qui crie ? J’ai entendu crier en russe : Alexeï Ivanovitch ! Une voix de femme, entendez-vous ? Entendez-vous ?

En ce moment, nous approchions de l’hôtel. Nous avions quitté le café depuis longtemps sans nous en apercevoir.

— En effet, j’ai entendu une voix de femme, mais je ne sais qui elle appelle. Maintenant je vois d’où viennent ces cris, dit M. Astley en m’indiquant notre hôtel. C’est une femme assise dans un grand fauteuil que plusieurs laquais viennent de déposer sur le perron. On apporte des malles. Elle vient sans doute d’arriver.

— Mais pourquoi m’appelle-t-elle ? Voyez, elle crie encore et elle fait des signes.

— Je vois, dit M. Astley.

— Alexeï Ivanovitch ! Alexeï Ivanovitch ! Ah ! Dieu ! Quel imbécile !

Ces cris venaient du perron de l’hôtel.

Nous nous mîmes à courir. Mais, en arrivant, les bras me tombèrent de stupéfaction et je demeurai cloué sur place.