Le Joueur (Diderot)/Acte I

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Le Joueur (Diderot)
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 417-436).

LE JOUEUR
DRAME




ACTE PREMIER


Le théâtre représente un appartement démeublé.



Scène PREMIÈRE.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE.
MADAME BEVERLEY.

Rassurez-vous, mon amie ; tout n’est pas sans ressource. Déjà même je suis moins sensible au spectacle du désordre qui m’entoure. Mes yeux se font à voir des murailles nues. Ô chère sœur, chère sœur, si je n’avais à souffrir que la perte de ma fortune, le renvoi de mes gens et la chute de ma maison ; s’il ne s’agissait que de quitter un équipage, et que de renoncer au faste et à son éclat, votre pitié pour moi serait une faiblesse.

CHARLOTTE.

Et n’est-ce donc rien que la pauvreté ?

MADAME BEVERLEY.

Rien du tout, si elle n’approchait que de moi. Dans l’opulence, j’étais la plus heureuse des riches ; mais, avec du pain et un sourire de mon époux, dans l’indigence, je serai la plus heureuse des pauvres. Vous voyez cet appartement ? eh bien, Charlotte, la seule chose qui y manque à mes yeux, c’est lui… Vous me regardez !… Pourquoi me regardez-vous ?

CHARLOTTE.

Pour apprendre à haïr mon frère !

MADAME BEVERLEY.

Mon amie, ne me dites point de ces choses-là.

CHARLOTTE.

Ne vous a-t-il pas ruinée ? Ô jeu, passion abominable !… Mais il me semble qu’il aurait pu s’en tenir à son train de vie ordinaire. Quand on a tenu des dés ou des cartes jusqu’à quatre à cinq heures du matin, on doit en avoir assez. N’est-il pas déjà assez dur d’avoir à l’attendre ? Il ne lui manquait plus que de passer les nuits. Je le détesterai ; c’est moi qui vous le dis ; il en fera tant que j’en viendrai là.

MADAME BEVERLEY.

Vous êtes trop juste pour punir si sévèrement une première faute. Il n’a point encore découché.

CHARLOTTE.

Découché ! je le crois. Est-ce qu’il se couche ?… Il ne lui reste pas une vertu. Un seul vice les lui a toutes ôtées… De l’attachement, de la tendresse, il ne lui en reste pour rien… Ah ! chère sœur, il fut un temps…

MADAME BEVERLEY.

Ce temps est encore… Je lui suis toujours chère… J’ai toute sa tendresse… Qu’on me rassure seulement sur sa personne.

CHARLOTTE.

Avec sa conduite et ses sociétés, cela est impossible. Il a tout oublié, jusqu’à son pauvre petit. Que deviendra cet enfant ?

MADAME BEVERLEY.

Ce qu’il deviendra ? Le besoin lui donnera de l’industrie. Il s’instruira par les fautes de son père. Il apprendra de lui la prudence, de moi la résignation. Charlotte, vous vous faites des terreurs, vous vous exagérez le malheur de l’indigent. Excepté la maladie et ses douleurs, il n’y a point de condition à laquelle le ciel n’ait attaché un dédommagement. Voyez le mercenaire. Si son travail l’appelle de grand matin, il en trouve le sommeil plus doux, le pain plus agréable à son appétit, sa maison et sa famille plus chères, et son mécontentement plus envié et moins incertain. Si ses yeux se sont ouverts aux premiers rayons du soleil, la nuit s’en approchant amène son repos. Il n’y a point d’état qui n’ait ses douceurs, pourvu que le cœur ne reproche rien… Et voilà ce qui fait qu’il n’y a plus de bonheur pour mon pauvre Beverley. Il a plongé dans la misère ceux qu’il aime. Cette cruelle pensée l’obsède et le tourmente. Ah ! si je pouvais soulager son âme de ce fardeau.

CHARLOTTE.

Quand il n’aurait nui qu’à lui seul, il serait juste qu’il en portât la peine… C’est mon frère ; mais quand je pense à sa conduite, au bien que vous lui avez apporté, à celui dont il jouissait, à l’emploi qu’il en a fait… Une richesse énorme absorbée par la plus vile des passions, dévorée par les derniers des misérables ! Je n’y tiens pas… Ma petite fortune reste entière au milieu de cette ruine ; du moins il le dit. Encore si j’y pouvais compter !

MADAME BEVERLEY.

Ce serait lui faire injure que d’en douter.

CHARLOTTE.

Je ne sais si mon doute serait une injure ; mais il est sûr que ma confiance fut une sottise. Mais je prétends retirer tout d’entre ses mains, et dès aujourd’hui ; l’occasion que j’ai de m’en servir n’est que trop pressante et trop triste.

MADAME BEVERLEY.

Et quelle est cette occasion ?

CHARLOTTE.

Celle qui m’est offerte par votre situation : une sœur à secourir.

MADAME BEVERLEY.

Cela ne se peut, mon amie. Je suis fâchée de refuser votre secours ; mais il le faut. Votre fortune doit être la récompense d’un homme qui vous est cher et à qui vous avez promis votre main. Elle appartient au tendre et généreux Leuson, et non pas à moi. Votre dessein n’est-il pas de le rendre heureux ?

CHARLOTTE.

Quoi ! au moment où ma sœur vient de tomber dans la misère ?

MADAME BEVERLEY.

Mais vous voyez mal. Je ne suis pas autant à plaindre que vous l’imaginez. N’ai-je pas mes diamants ? Eh bien, je les vendrai. Ils fourniront quelque temps à nos besoins ; et cette ressource épuisée, il nous restera des mains pour travailler. L’industrie et le travail sont les deux ressources de l’indigent… Charlotte, vous pleurez… Et pourquoi pleurez-vous ?

CHARLOTTE.

De pitié.

MADAME BEVERLEY.

Encore une fois, tout n’est pas désespéré. Quand il n’aura plus rien à perdre, il reviendra. Je le recouvrerai ; et si jamais il se retrouve dans ces bras, Charlotte, mon amie, dites, où sera l’indigence ?

CHARLOTTE.

S’il était possible de le guérir de sa funeste passion, la succession de mon oncle suffirait pour rétablir ses affaires.

MADAME BEVERLEY.

S’il était possible, c’est bien dit. Mais il n’y a que la pauvreté qui guérisse de la fureur du jeu. Qu’on lui rende sa fortune, il la jouera, la reperdra, et l’on n’aura réussi qu’à doubler sa peine et sa honte. M. Leuson viendra-t-il ce matin ?

CHARLOTTE.

Il me le promit hier soir. À propos, il me paraît suspecter violemment l’ami Stukely.

MADAME BEVERLEY.

Stukely aurait-il trahi mon mari ? Serait-il de moitié ?… Je n’ose le penser. C’est un joueur ; mais c’est un homme d’honneur.

CHARLOTTE.

Il s’occupe sans cesse à le persuader, et c’est une grande raison pour moi d’en douter. Le caractère honnête se montre et s’établit sans tant d’apprêt.

MADAME BEVERLEY, à Lucy, sa femme de chambre, qui entre.

Lucy, qu’est-ce qu’il y a ?

LUCY.

C’est votre vieil intendant qui demandait à entrer, et que je n’ai pu refuser, il m’en a tant priée.


Scène II.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE, JARVIS.
MADAME BEVERLEY.

Jarvis, cela n’est pas bien. Vous voilà, et je vous avais prié de ne pas venir.

JARVIS.

Cela se peut, madame ; mais je suis vieux, et les vieillards sont oublieux. Peut-être, madame, m’avez-vous aussi défendu de m’affliger et de pleurer ; mais, je vous le répéterai, je suis vieux, et j’avais peut-être encore oublié cela.

MADAME BEVERLEY.

C’est une honnête créature, il me touche.

CHARLOTTE.

Il eût été bien dur de le renvoyer !

JARVIS.

J’ai beau regarder, je ne reconnais plus ces lieux. Il n’y avait point d’appartements comme cela dans la maison de mon jeune maître ; du moins je ne me les rappelle pas. Cependant j’ai vécu ici vingt-cinq ans. Jamais mon vieux maître, son bon et honnête père, ne m’eût renvoyé !

MADAME BEVERLEY.

Et pourquoi vous aurait-il renvoyé ? il n’en avait aucun sujet.

JARVIS.

Je l’ai servi en tout honneur tant qu’il a vécu. Quand il mourut, il me recommanda à son fils, que j’ai aussi servi en tout honneur.

MADAME BEVERLEY.

Je le sais, Jarvis, je le sais.

CHARLOTTE.

Nous le savons toutes deux.

JARVIS.

Je suis vieux et j’ai le pied sur le bord de la fosse. Je ne demandais qu’à mourir ici. Mais mon maître m’a renvoyé.

MADAME BEVERLEY.

Jarvis, laissons cela. Ce n’est point M. Beverley, c’est son indigence qui vous a renvoyé.

JARVIS.

Est-il donc si pauvre ?… Hélas ! ce cher maître, il fut autrefois la joie de mon cœur… Est-ce que ses créanciers ne lui ont rien laissé ? Est-ce qu’ils ont fait vendre sa maison ?… Il n’était pas plus grand que cela, quand son père la fit bâtir. Je le portais dans ces bras, il y a longtemps. Cependant je m’en souviens. Lorsque quelque pauvre venait à nous, il me disait : « Mais, Jarvis, est-ce qu’il y a des pauvres ? Je ne souffrirai jamais que vous le deveniez, vous. Si j’étais roi, il n’y en aurait point. » Tout enfant qu’il était, il était plein de cœur. Oui, il en était plein ; mais il était en même temps si bon, qu’un moucheron l’eût piqué qu’il ne l’eût pas écrasé.

MADAME BEVERLEY.

Charlotte, parlez-lui donc ; pour moi, je ne saurais.

CHARLOTTE.

Il faut d’abord que j’essuie mes larmes.

JARVIS.

J’ai là quelque argent. Il pourrait y en avoir un peu davantage ; mais j’ai aussi aimé à soulager les pauvres. Ce qu’ils m’en ont laissé, madame, est à vous.

MADAME BEVERLEY.

Non, Jarvis, nous ne manquons pas encore tout à fait. Je vous remercie de vos offres, et je m’en souviendrai.

JARVIS.

Mais verrai-je mon maître ? Me permettrait-il de rentrer ici et de partager sa détresse ? Madame, je ne lui coûterai rien. Je ne saurais vous exprimer la peine qu’il me ferait de me refuser. Pourriez-vous me dire où je le trouverais ?

MADAME BEVERLEY.

Il n’est pas à la maison. Jarvis, vous le verrez une autrefois.

CHARLOTTE.

Demain ou après, le matin. Bon homme, tout a bien changé ici.

JARVIS.

Je ne m’en aperçois que trop, et le cœur m’en saigne. Cependant il me semble… Mais voici quelqu’un.


Scène III.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE, JARVIS,
LUCY, STUKELY.
LUCY.

Monsieur Stukely, madame.

STUKELY.

Mesdames, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour. Monsieur Jarvis, votre serviteur. Madame, oserai-je vous demander où est mon ami ?

MADAME BEVERLEY.

J’allais vous faire la même question. Est-ce que vous ne l’avez point vu aujourd’hui ?

STUKELY.

Non, madame.

CHARLOTTE.

Ni la nuit dernière.

STUKELY.

La nuit dernière ! Est-ce qu’il n’est pas rentré ?

MADAME BEVERLEY.

Non, n’étiez-vous pas ensemble ?

STUKELY.

Pardonnez-moi, madame ; du moins une partie de la soirée ; mais depuis nous ne nous sommes pas revus. Où se sera-t-il arrêté ?

CHARLOTTE.

Monsieur, j’aurais une question à vous faire ; c’est comment vous entretenez la fureur du jeu dans un homme que vous appelez votre ami ?

STUKELY.

Madame, cette question n’est pas nouvelle. J’ai déjà eu l’honneur de vous répondre plusieurs fois qu’un de mes plus grands chagrins était de ne pouvoir guérir M. Beverley de sa manie. M. Beverley, madame, n’est pas un enfant. Après qu’on lui a fait les représentations que l’amitié peut autoriser, tout est dit. Il est vrai que ma bourse ne lui a jamais été fermée. Ma fortune n’en est pas mieux pour cela. Si c’est là ce qu’on veut appeler encourager au jeu son ami, il faut que je m’avoue coupable dans le fait : mais j’avais un autre dessein.

MADAME BEVERLEY.

J’en suis sûre, monsieur, et je vous en ai mille obligations. Mais la nuit dernière où le laissâtes-vous ?

STUKELY.

Chez Wilson, madame, puisqu’il faut vous le dire, et avec des gens qui ne me plaisaient pas. Peut-être est-il encore là ? M. Jarvis connaît l’endroit, je crois.

JARVIS.

Irai-je, madame ?

MADAME BEVERLEY.

Non, il s’en offenserait peut-être.

CHARLOTTE.

Il pourrait y aller comme de lui-même.

STUKELY.

Et sans qu’il soit question de moi, madame, s’il vous plaît. Chacun a son défaut, et j’ai le mien. Le mieux sans doute eût été de cacher le faible de mon ami. Mais je ne sais comme cela se fait, et je n’ai ni secret ni réserve ici.

JARVIS.

Je voudrais bien aller, et voir mon maître.

MADAME BEVERLEY.

Jarvis, allez donc ; mais écoutez-vous quand vous lui parlerez. Songez que je suis son épouse, et qu’il n’a pas encore entendu de ma bouche un reproche.

JARVIS.

Et que ne puis-je le secourir et le consoler !


Scène IV.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE, STUKELY.
STUKELY.

Cependant, madame, ne vous alarmez pas trop. Il y a dans la vie un temps où l’homme s’égare, et un temps où il revient de ses erreurs. Peut-être mon ami n’en est-il pas encore au retour… Il a un oncle… Cet oncle apparemment ne sera pas éternel… Il est permis d’entrevoir dans l’avenir, et d’espérer que la perte d’une première fortune aura appris à mon ami à connaître le prix d’une seconde. (On frappe rudement à la porte.)

MADAME BEVERLEY.

J’ai entendu, je crois… on a frappé… Ce n’est pas lui. Non, ce ne l’est pas. M. Beverley ne frappe pas de la sorte… Que ne me trompé-je ! plût au ciel ! Dieu, faites qu’il ne lui arrive rien de mal !

STUKELY.

Et quel mal voulez-vous qu’il lui soit arrivé ou qui lui arrive ? Il est bien, vous serez bien, tout sera bien. (On frappe rudement à la porte.)

MADAME BEVERLEY.

Il me semble aussi qu’on frappe un peu trop rudement… Est-ce qu’il n’y a personne là ?… Aucun de vous ne peut-il aller voir et répondre ?… Aucun de vous !… Qu’ai-je dit ! Je n’y pense pas. Je m’oublie. Je n’y suis pas encore faite.

CHARLOTTE.

J’y vais, ma sœur. Surtout tâchez de vous tranquilliser. (Charlotte sort.)

STUKELY.

Madame aurait-elle quelque sujet particulier d’inquiétude ?

MADAME BEVERLEY.

Non, monsieur. C’est l’état où l’absence de M. Beverley me laisse toujours… Je n’entends point frapper sans craindre quelque fâcheuse nouvelle.

STUKELY.

Vous vous troublez aussi un peu trop légèrement pour une nuit !… Mais l’amour ne va point sans le soupçon… Cependant avec les charmes qu’on vous voit et le mérite qu’on vous accorde unanimement…

MADAME BEVERLEY.

Monsieur, que voulez-vous dire ? Si j’avais une pensée qui fût injurieuse à mon mari, ce serait la première.

STUKELY.

Il est certain qu’une crainte pareille serait également indigne de vous et de lui… Mais le monde est bien méchant. Il est plein d’âmes corrompues qui cherchent à secouer sur les autres une partie de leur honte. On se plaît à généraliser ses vices. On les excuse par ce moyen, et l’on disparaît dans la multitude des coupables… Mais vous êtes la prudence même… Vous vous êtes proposé d’être heureuse, et tout mauvais propos trouvera vos oreilles fermées… Ce serait un très-grand malheur que d’y ajouter la moindre foi.

MADAME BEVERLEY.

Un très-grand malheur ? dites le plus grand de tous. Croire contre sa conscience, sa conviction, son expérience… cela ne se peut… Mais à quoi bon tous ces propos ?

STUKELY.

À vous prévenir peut-être contre de faux bruits. La moitié des hommes se plaît à médire de l’autre. Et puis il est incroyable comme on appuie sur des misères… En tout cas, si quelque conte impertinent arrivait jusqu’à vous, vous savez, je crois, à présent, le cas que vous en devez faire.

MADAME BEVERLEY.

Si quelque conte impertinent… Mais quel conte ? de qui ? sur quoi ?… qui est-ce qui osera ?… Monsieur, je ne sais rien, je ne veux rien savoir. Je n’ai rien entendu, je ne veux rien entendre… On me dirait… oui, on me dirait… qu’avec tous les torts que je lui sais, on ne réussirait point à me rendre ses mœurs suspectes… Non, non, mon époux est mon premier ami, mon plus proche appui, mon repos, ma joie, ma sûreté au milieu clés orages qui peuvent s’élever autour de moi… (stukely soupire et baisse la vue.) Vous soupirez… Pourquoi soupirez-vous ?…

STUKELY.

Madame, je vous écoutais… S’il m’est échappé un soupir, je l’ignore… On soupire souvent sans s’en apercevoir, sans savoir pourquoi… Mais j’ai peut-être fait une indiscrétion… Mon zèle… Ce zèle, madame, est un pur effet de mon amitié… J’ai cru qu’il était de mon devoir de vous prévenir contre la médisance… La médisance ne respecte rien… Elle s’est déchaînée de la manière la plus vile… Mais je répondrais de mon ami sur ma vie ; oui, sur ma vie.

MADAME BEVERLEY.

Et moi sur la mienne… Qui est-ce qui doute de Beverley ?… Quelle fausseté peut-on en dire ?… Quelque fausseté qu’on en dise, je n’en puis être touchée, non ; et me voilà prête à l’entendre… Mais, monsieur, pourquoi cette réserve de votre part ?… Vous êtes bien l’ami de M. Beverley, vous êtes le mien. Vous avez l’estime et la confiance de l’un et de l’autre… Qu’ose-t-on dire ?… Mais que m’importe ? Après tout, je ne prends nul intérêt à toutes ces sottises.

STUKELY.

Courage, madame. Persistez fermement dans cette louable indifférence. Je suis venu pour vous prévenir contre le soupçon, et non pour vous l’apporter.

MADAME BEVERLEY.

Aussi n’en avez-vous rien fait… Le soupçon ! Qu’est-ce que cela signifie ?… Un sentiment injuste et déshonnête n’a point encore germé dans mon cœur.

STUKELY.

Votre résolution me transporte d’admiration et m’enchante… J’avais encore quelque chose à vous dire. Mais on vient.


Scène V.

MADAME BEVERLEY, STUKELY, CHARLOTTE.
MADAME BEVERLEY.

De quoi s’agissait-il là-bas ?

CHARLOTTE.

L’honnête homme que ce Jarvis !… C’était un créancier ; mais le bon vieillard l’a renvoyé. Je l’ai entendu qui lui disait : Laissez sa femme en repos, ne tourmentez pas sa sœur. Il est cruel de tourmenter ceux qui sont déjà dans la détresse… Je me suis approchée, et quand il m’a vue à la porte, il m’a demandé pardon de ce que son indiscret ami avait frappé si fort.

STUKELY.

Un créancier ? Et pourquoi l’ai-je ignoré ? La somme qu’il demandait était-elle considérable ?

CHARLOTTE.

Je n’en sais rien… Il faut s’attendre souvent à de pareilles visites. Chère sœur, qu’avez-vous ? Pourquoi ce redoublement de tristesse ? Il n’y a pas là sujet à une affliction nouvelle.

MADAME BEVERLEY.

Il est vrai. Mais le sommeil m’accable, je succombe… Les forces me manquent… Pardon, monsieur, il faut que je me retire. J’ai besoin d’un peu de repos. (Madame Beveriey sort.)

STUKELY.

Madame, je vous en souhaite beaucoup… Le coup a porté. La pauvre femme, je compatis à sa peine.

CHARLOTTE.

Si vous êtes de ses amis, monsieur, faites-le voir.

STUKELY.

Comment, madame ?

CHARLOTTE.

En ramenant mon frère de son égarement et le rendant à sa malheureuse épouse.

STUKELY.

J’entends, il faut que je refonde mon ami, âme et corps. Ce n’est que cela que vous exigez ? J’y penserai, madame. Mais en attendant, vous me permettrez de vous dire que je ne vois pas, dans le conseil que vous avez la bonté de me donner, de quoi vous remercier et vous être obligé.

CHARLOTTE.

Ni apparemment de quoi nous servir. Jamais proposition ne fut plus déplacée que la mienne, si par une amitié mal entendue, ou par quelque autre motif que je n’ose pénétrer, vous avez résolu de nourrir sa passion à vos dépens, et de l’autoriser de votre exemple. Celui qui veut sincèrement guérir la fièvre d’un malade altéré, arrache la coupe funeste de ses mains, et vous, vous la portez à sa bouche… Mais on frappe encore… Voilà où nous en sommes réduites… Un autre créancier sans doute !

STUKELY.

Oui, mais d’une espèce difficile à congédier… C’est Leuson !


Scène VI.

CHARLOTTE, STUKELY, LEUSON.
LEUSON.

Madame, j’ai l’honneur de vous saluer. Monsieur, votre serviteur. Je sors de chez vous.

STUKELY.

Si matin ? Quelque affaire sans doute ?

LEUSON.

Oui, une affaire, si vous voulez. Cependant quand vous saurez l’objet de ma visite, peut-être lui donnerez-vous un autre nom. Madame, où est M. Beverley ?

CHARLOTTE.

Nous n’en savons encore rien. Mais nous avons envoyé à la découverte.

LEUSON.

Quoi ! déjà sorti ! si matin ! Ce n’est pas sa coutume.

CHARLOTTE.

Non, ni de s’absenter si tard.

LEUSON.

Au reste, si vous en avez de l’inquiétude, j’en suis fâché. Mais voilà M. Stukely qui pourra vous dire ce qu’il est devenu, et vous rassurer.

STUKELY.

C’est ce que j’ai déjà fait. Mais, monsieur, peut-on vous demander une seconde fois ce qui vous appelait chez moi ?

LEUSON.

J’allais vous faire compliment sur le bonheur dont vous avez joué à la dernière séance. Pauvre Beverley ! Au demeurant, vous êtes son ami, et c’est toujours une consolation dans le malheur d’avoir des amis heureux.

STUKELY.

Monsieur, ne pourriez-vous pas être plus clair ?

LEUSON.

Assurément. Je veux vous dire que si Beverley s’est ruiné, vous vous êtes enrichi, et voilà tout.

STUKELY.

Il ne serait pas difficile de voir plus loin dans ce propos ; mais il faut attendre l’occasion de vous en demander un plus ample éclaircissement.

LEUSON.

Pourquoi attendre ? nous voilà. Je suis laconique, c’est une affaire de deux minutes à dire.

STUKELY.

Il m’en faut un peu plus pour entendre. J’ai quelquefois de la peine à saisir. La présence d’une femme aimable suffit pour me distraire. Mais vous me trouverez chez moi une autre matinée ; celle qu’il vous plaira. Nous aurons plus de temps et moins de monde.

LEUSON.

Très-volontiers, comptez sur moi.

STUKELY.

J’y compte aussi. Madame, j’ai l’honneur de vous présenter mon respect. (Stukely sort.)

CHARLOTTE.

Que veut dire ceci ?

LEUSON.

Que je connais cet homme pour ce qu’il est, et que je ne suis pas fâché qu’il s’en doute.

CHARLOTTE.

Vous le connaissez pour ce qu’il est ? Des imaginations, des idées, des suppositions.

LEUSON.

Cela se peut, mais je cours après des preuves certaines, et je ne tarderai pas à les acquérir.

CHARLOTTE.

Et la suite de cela ? d’exposer votre vie pour avoir le plaisir de châtier un coquin.

LEUSON.

Ma vie ! Ah ! madame, je suis trop heureux que vous daigniez y prendre intérêt. Mais ne craignez rien pour moi ; soyez assurée que j’ai démasqué cet homme, et qu’il ne serait guère plus facile de le rendre brave qu’honnête.

CHARLOTTE.

Mais enfin, vous avez un dessein ; quel est-il ?

LEUSON.

Il faut que je voie clair, avant que de rien arrêter ; j’ai des soupçons que je crois fondés ; mais pour les suivre et agir en conséquence, il me semble qu’il me manque une autorité. S’il m’était permis de me montrer le frère de M. Beverley… Si les intérêts de la famille devenaient les miens… Voyez, madame ; il ne tiendrait qu’à vous de donner à mes démarches un caractère qui leur est nécessaire et qui leur manque.

CHARLOTTE.

Je vous ai dit mes raisons, et j’espère que vous n’insisterez pas. Vous allez encore m’accuser d’indifférence ; mais, dites-moi, serait-il d’une âme honnête de se livrer à quelques sentiments doux, à côté d’une sœur plongée dans la misère et navrée de douleur ? Sa situation, que je vois, me désole ; et tant que sa triste perspective durera, il n’y a pas d’apparence que je permette à la tendresse de m’en montrer une agréable.

LEUSON.

Mais quel inconvénient trouvez-vous à joindre un second titre à celui d’ami que j’ai déjà ? À Dieu ne plaise que je veuille ajouter à votre peine et vous offenser ! mais votre maison est maintenant sans appui ; elle menace ruine de tous côtés, et voilà le moment ou jamais de chercher un état… Daignez-y penser.

CHARLOTTE.

Je penserais à… ! Non, non… Il me faut d’abord du repos, et puis… Changeons de discours… Ne verrez-vous pas ma sœur ? Elle ne peut plus résister à sa peine ; elle est accablée. Je lui avais trouvé jusqu’à ce moment de la fermeté ; elle n’en a plus, elle est brisée.

LEUSON.

Où est-elle ?

CHARLOTTE.

Chez elle. Elle s’est trouvée mal ; elle a été obligée de se retirer.

LEUSON.

Je l’entends qui vient. Ne lui parlez point de ce qui s’est passé entre Stukely et moi. Elle n’a déjà que trop d’inquiétudes, sans y ajouter celle-là.


Scène VII.

CHARLOTTE, LEUSON, MADAME BEVERLEY.
MADAME BEVERLEY.

Bonjour, monsieur. J’ai reconnu votre voix. Il m’a semblé que vous me demandiez. Charlotte, qu’est devenu M. Stukely ?

CHARLOTTE.

Il vient de sortir. Chère sœur, vous avez pleuré. Mais voici un ami dont la présence doit vous consoler un peu.

LEUSON.

Je serais trop mortifié, si elle produisait un effet contraire ; cependant, je ne saurais vous cacher, madame, qu’on a fait hier la vente de votre maison et de vos meubles.

MADAME BEVERLEY.

Je le sais, monsieur, et le motif généreux que vous avez de m’en parler. Mais comment accepter encore ce service après tant d’autres ?

LEUSON.

Ce sont des minuties auxquelles vous donnez trop de valeur. La portion que j’ai acquise vous sera remise quand il vous plaira. Presque tout le reste est tombé entre les mains d’un ami qui vous plaint et qui vous honore. Il est décidé, madame, qu’il ne regardera aucun de vos effets comme les siens, qu’il n’ait eu l’honneur de vous voir. Nous lui ferions visite ce matin, si vous n’aviez aucune répugnance à cette démarche.

MADAME BEVERLEY.

Aucune. Je n’ai de peine à présent que celle que je donne à mes amis. Quand on m’oblige, je voudrais bien pouvoir me flatter d’être un jour en revanche.

LEUSON.

Soyez sûre, madame, que vous aurez aussi votre tour. Mais j’ai une voiture à la porte. Mademoiselle aura-t-elle la bonté de nous accompagner ?

CHARLOTTE.

Non, monsieur. Mon frère peut revenir au moment où nous l’attendons le moins ; je resterai pour le recevoir.

MADAME BEVERLEY.

Hélas ! peut-être aura-t-il besoin de quelqu’un qui le console. Charlotte, chère amie, tâchez de le ménager. Je ne tarderai pas à rentrer. Allons, monsieur, allons, puisque le sort m’a condamnée à recevoir de tout le monde.

LEUSON.

C’est moi seul que vous obligez. Il ne nous faut qu’une heure au plus. Nous pouvons espérer, au moins, de vous retrouver ici, mademoiselle ?

CHARLOTTE.

Assurément, je n’ai rien qui me presse de me montrer, Ô frère, malheureux frère ! quel mal tu nous as fait !


Scène VIII.

La scène change, et l’on voit l’appartement de Stukely.
STUKELY, seul.

Ce Leuson me soupçonne ; cela est évident. Mais pourquoi me soupçonne-t-il ? Ne me suis-je pas montré l’ami de Beverley autant et plus que lui ?… La fortune m’a favorisé ; j’ai gagné, je suis riche… d’accord… Qu’est-ce que cela signifie ?… Que j’ai trouvé un sot, et que je ne l’ai pas été… Pourquoi Dieu fit-il le sot, sinon pour être la proie de l’homme sage ?… Beverley a été ma dupe… Mais est-ce ma faute à moi s’il m’appelle son ami tandis que je le trompe ? Cependant tout n’est pas fait ; il reste des bijoux à sa femme… Il lui revient, à lui, un héritage de je ne sais quel oncle… Il ne faut pas que cela nous échappe… D’ailleurs, sa femme est charmante ; je l’aime. Je l’aimais avant qu’elle appartînt à ce fou… Mais il approchait de l’autel, et moi je m’inclinais de loin… On recevait ses vœux, et les miens étaient dédaignés… C’est un tort qu’il eut envers moi ; oui, c’est un tort. J’ai été humilié, j’en suis offensé. Je serai vengé. L’orgueil et la passion l’ordonnent. Les soupçons sont entrés dans l’âme de sa femme. Ils y auront germé et fait du progrès ; il n’en faut pas douter. La misère achèvera l’ouvrage commencé par la jalousie… Quelle perspective ! mon cœur en nage dans la joie… D’un autre côté, les bijoux feront leur effet. L’époux les exigera ; on les lui livrera ; ils seront miens ; je les offrirai, et Dieu sait à quelles conditions… Eh ! c’est Bates.


Scène IX.

STUKELY, BATES
BATES.

Oui, lui-même ; et qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ? Tout est disposé. Les combattants sont sur le champ de bataille, et ils n’attendent plus que l’ennemi et l’ordre de donner. Où est Beverley ?

STUKELY.

Au rendez-vous de la nuit dernière. Je vais l’y joindre. Dauson est-il avec vous ?

BATES.

Sans doute ; vêtu comme un seigneur, les poches pleines d’or et d’argent, et des dés à tromper le diable.

STUKELY.

Ce Dauson jouerait une nation entière sous jambes ; mais aussi, le reste fait pitié. Ce sont des figures, un maintien, des propos… Je ne sais comment Beverley se méprend un moment à cette canaille.

BATES.

Il s’agit bien de la figure, du maintien et du propos, au jeu. De l’argent, de l’argent. Pourvu qu’on ait de l’argent, tout est bien. Prenez un malotru, placez-le à une table de jeu, donnez-lui de l’argent, et appelez-le lord, comte, duc, baron, tout ce qu’il vous plaira, et il le sera sur-le-champ. C’est une chose admirable que le jeu ; rien ne rétablit aussi parfaitement l’égalité première entre les hommes. À peine un homme est-il assis autour d’un tapis vert, qu’une vapeur mystérieuse lui cache tous les objets et ne lui laisse apercevoir que l’argent. De l’argent, vous dis-je ; étalez de l’argent, et le premier lord du royaume, au milieu d’une troupe de bas coquins et de filous, se croira parmi ses semblables.

STUKELY.

William en sera-t-il ? C’est lui qui s’est présenté ce matin chez Beverley, avec un billet à ordre. Que lui aviez-vous ordonné ?

BATES.

De frapper fort et de faire grand bruit. Ne l’avez-vous pas vu ?

STUKELY.

Non, le faquin s’est esquivé avec Jarvis. S’il eût fait un pas dans la maison, le billet eût été payé. J’y étais, et je n’y étais allé que pour cela. Plus Leuson me suspecte (et il ne m’a pas laissé ignorer qu’il me suspectait violemment), plus il importe de me soutenir dans la bonne opinion des femmes.

BATES.

Quoi ! Leuson vous a dit à vous-même ?…

STUKELY.

Oui.

BATES.

Et qu’avez-vous répondu à cela ?

STUKELY.

Peu de chose : que nous nous reverrions en temps et lieu plus commodes pour s’expliquer.

BATES.

Prenez garde ; il ne faut pas s’endormir sur cet homme-la. Mais pourrai-je vous demander ce qu’il vous reste à démêler avec Beverley ? Vous êtes incompréhensible pour Dauson même et pour les autres.

STUKELY.

Incompréhensible, je le crois et le prétends. Leur petite intelligence n’est pas faite pour atteindre à la hauteur de nos desseins. Ils me voient prêter de l’argent à Beverley, et ils ouvrent de grands yeux bêtes. Tous ces gens-là sont de petits fripons subalternes, te dis-je.

BATES.

D’accord ; mais quel est donc votre sublime dessein ?

STUKELY.

De le réduire à l’aumône et de lui persuader qu’il m’a ruiné.

BATES.

Mais à quoi bon ?

STUKELY.

Voilà le point. Mais qu’il te suffise pour le moment de savoir ce que tu sais ; ce soir, tu pourras en apprendre davantage. Il m’attend chez Wilson, et j’ai dit aux femmes qu’on l’y trouverait.

BATES.

Et pourquoi ?

STUKELY.

Pour écarter de moi tout soupçon. Cette conduite a l’air de la franchise et de l’honnêteté ; elles m’en ont remercié et elles ont dépêché le vieux Jarvis.

BATES.

Et Jarvis le verra.

STUKELY.

Quoi qu’il en soit, la dupe attend encore de l’argent de moi. Je n’en aurai plus à lui prêter. On aura recours aux bijoux de la femme. Les bijoux viendront ; car les femmes sont des créatures impayables ; rien ne leur tient aux mains quand elles aiment ; on leur tirerait le sang des veines. Mais va chez Wilson, et surtout que je ne t’aie pas aperçu. Songe à ton rôle. Tu es un homme de poids, un homme prudent et discret… Mais passe dans la chambre voisine un moment ; je t’y suis. Je ne tarderai pas à t’employer. Marche : la fortune est le but commun des fripons et des honnêtes gens. Mais les fripons y vont par le plus court chemin. (Ils sortent.)