Le Joueur (Diderot)/Acte II

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Le Joueur (Diderot)
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 437-455).


ACTE II


Le théâtre représente une maison de jeu, des tables, sur ces tables des dés, des cornets, des cartes.



Scène PREMIÈRE.

BEVERLEY, assis à une de ces tables.

Dans ce monde, comme tout va ! L’esclave qui se fatigue au fond de la mine, pour en détacher l’or, reçoit à la fin de sa journée son modique salaire, soupe avec appétit, et dort content. Son maître, avide, reçoit de ses mains le précieux et funeste métal, et l’emploie à se rendre méchant et malheureux. Son opulence l’appauvrit en multipliant ses besoins. Ô honte ! ô extravagance des hommes ! Il ne me fallait, à moi, que la dixième partie de la fortune que je possédais : c’eût été peu ; mais j’aurais conservé ce peu et j’aurais été riche. C’est parce que j’avais trop que j’ai dissipé. Le ruisseau paisible coule sans cesse. Le torrent impétueux descend de la montagne, renverse sa digue, inonde ses rives, et laisse son lit à sec. Quel besoin avais-je de jouer ? Pourquoi jouai-je ? Que me manquait-il ? Rien. Ma richesse suffisait à mes désirs. La bénédiction du pauvre m’accompagnait ; l’amour jonchait de roses mon chevet. Le matin, à peine mes yeux étaient ouverts, que le bonheur et le plaisir s’offraient à mes premiers regards. Ô pensée cruelle, ô comparaison qui me déchire ! Qu’étais-je ? que suis-je devenu ? que ne puis-je oublier l’un et l’autre… Qui est là ?


Scène II.

BEVERLEY, UN DOMESTIQUE.
LE DOMESTIQUE.

Quelqu’un demande à vous parler.

BEVERLEY.

C’est Stukely. Se faire annoncer ! Cette annonce est de trop.

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur, c’est un étranger.

BEVERLEY.

Qu’il entre. Si ce n’est pas Stukely, ce sera de sa part. Cet homme m’a perdu, il est vrai ; mais c’est par amitié. Puis-je lui reprocher d’avoir été mon ami ? À présent il prend sur le peu qui lui reste pour m’aider à rappeler la fortune.


Scène III.

BEVERLEY, JARVIS.
BEVERLEY.

Jarvis !… Que signifie cette irruption ?… Vous m’auriez obligé de ne pas entrer.

JARVIS.

C’est par attachement, monsieur, par devoir, si je suis si incommode.

BEVERLEY.

Vous l’êtes… Je veux être seul… Si je pouvais me dérober à moi-même… Qui vous a envoyé ?

JARVIS.

Quelqu’un qui vous attend et qui serait trop heureux de vous rappeler. Tenez, monsieur, ma maîtresse est mal à son aise ; ses pleurs me l’ont dit.

BEVERLEY.

Maudit soit ton attachement et ton devoir ! Sors !… Elle pleure, dites-vous… Elle pleure, et je la laisse ! Ah ! je suis un malheureux… Sortez vite… je n’ai rien à vous ordonner.

JARVIS.

Pardonnez-moi, monsieur ; il faut que je vous entraîne hors d’ici… Je n’ai point cessé d’être à votre service. C’est à vous que je dois l’aisance dont je jouis sur mes vieux jours. Si la fortune vous a abandonné, il ne sera pas dit que j’aie fait comme elle.

BEVERLEY.

Non, laisse-moi… Non, reste. Rappelle-moi le temps que tu sais… Je suis environné de ténèbres. Parle, ne pourrais-tu pas me montrer une lueur qui m’éclairât et me conduisît ?… Pourrais-tu quelque chose ?… Que peux-tu ?

JARVIS.

Peu de chose ; mais je vous servirai d’affection… Vous avez eu mille bontés pour moi… Pour tout au monde, je ne voudrais pas vous offenser… Mais, monsieur…

BEVERLEY.

N’ai-je pas assez de ma honte ? mon ignominie pourrait-elle s’accroître encore ? risquerais-je de t’associer à ma ruine ? Non, cela ne se peut… Ma femme !… Ma femme !… Jarvis, le croirais-tu ? il y a vingt-quatre heures que je ne l’ai vue… Je l’aimais… ah ! je l’aimais ! Un instant passé loin d’elle était comme un vide dans ma vie… Je porte une autre chaîne… Je suis cet enfant imbécile qui a laissé tomber ses jetons dans la rivière. Il s’est baissé pour les reprendre et il s’est perdu… Jarvis, serais-tu homme à t’attacher à ma misère… Non, à celle de ta maîtresse ? Si tu te sens ce courage, va la retrouver. Elle est malheureuse ; mais elle n’a rien à se reprocher : on peut la consoler.

JARVIS.

Monsieur, par pitié !… Je ne saurais voir ce renversement.

BEVERLEY.

Ni moi, le supporter… Jarvis, que dit-on de moi dans le monde ?

JARVIS.

On en parle comme d’un homme de bien qui n’est plus ; comme d’un noctambule qui est tombé du faîte de sa maison. On en est fâché.

BEVERLEY.

On a pitié de moi ; c’est ainsi qu’on dit, n’est-ce pas ? Hélas ! je naquis pour l’infamie. Tu ne sais donc pas ce qu’on dit de moi ? Écoute, je le sais moi, et je vais te l’apprendre. On m’appelle vilain, malheureux, infâme, coquin, époux cruel, père dénaturé, mauvais frère, ami perfide, homme perdu dans l’univers, homme étranger aux sentiments de son espèce ; pour tout dire en un mot, joueur… Va à ta maîtresse… va, et dis-lui que je la verrai dans un moment.

JARVIS.

Et pourquoi pas maintenant ?… Elle est accablée d’importuns qui tombent impitoyablement sur elle ; des âmes de fer, des créanciers féroces qui la pressent et qui crient, des misérables qui n’eurent jamais d’entrailles… J’en ai trouvé un à sa porte… Il voulait entrer… Il voulait absolument lui parler… Je n’avais pas sur moi de quoi l’apaiser. Je l’ai renvoyé à demain… Mais d’autres surviendront. Sa peine n’est déjà que trop grande, sans la laisser s’accroître… Allons, monsieur ; songez que votre absence la tue.

BEVERLEY.

Va, te dis-je. Dis-lui que je suis à elle dans un moment… J’ai encore des affaires pour un moment… Mais, Jarvis, qu’es-tu venu faire ici ? Que t’importe ma détresse ? Tu fus trop honnête pour t’enrichir à mon service. Tu as amassé peu de chose, et ton âge a ses besoins. Eh ! mon ami, garde ce que tu as. Crains que la misère ne te saisisse sur le court espace qui te sépare du tombeau. Sauve-toi. J’attends un ami ; il me conseillera… C’est cet homme-là qui est un ami.


Scène IV.

BEVERLEY, JARVIS, STUKELY.
STUKELY.

Comment se porte Beverley ? Serviteur à l’honnête Jarvis. Je comptais bien vous rencontrer ici. À propos, n’est-ce pas ce maudit William qui vous a tracassé ce matin ?

JARVIS.

Ma maîtresse a donc entendu ? J’en suis fâché !

BEVERLEY.

Jarvis, que vous voyez, s’est engagé à le satisfaire.

STUKELY.

Je ne le souffrirai pas. On n’a qu’à lui dire que je passerai.

JARVIS.

Sincèrement, monsieur ? Que Dieu soit loué et qu’il vous récompense.

BEVERLEY.

Généreux Stukely, ami comme il y en a peu ; si ton bonheur égalait ta vertu, bientôt la fortune n’aurait plus de torts.

STUKELY.

Vous me surfaites. Jarvis, allez à William. Il pourrait revenir et recommencer ses clameurs.

JARVIS.

Monsieur rentrera-t-il chez lui ? Il y a là des âmes qui se brisent en l’attendant. Daignera-t-il s’en ressouvenir ? (Il sort.)

BEVERLEY.

Je voudrais être mort.

STUKELY.

Ou reclus dans quelque cellule obscure et mélancolique, comptant entre tes doigts les grains d’un chapelet, couvert d’un drap mortuaire, gémissant et invoquant la miséricorde de Dieu pour les trépassés. Ah ! ah ! ah ! sois homme. Laisse à la vieillesse ou à la fièvre le soin de te dépêcher. Il faut voir si la fortune nous a tourné le dos ; il n’est pas dit que ce soit pour toujours.

BEVERLEY.

Nous en avons été trop maltraités.

STUKELY.

Il est vrai qu’elle a fait de son pis ; mais est-ce une raison de se tenir pour terrassés, et de rester les bras croisés ? Renvoyons le désespoir à ceux qui sont sans argent ; c’est leur lot. Si l’or brille, soyons gais. Enfants de la fortune, il est vrai que notre mère est folle ; mais parce qu’elle en use mal quelquefois avec nous, faut-il s’abandonner soi-même et se décourager ? Allons, soyons gais ! Si elle nous fronce aujourd’hui le sourcil, elle nous sourira demain. Et qu’est-ce qui la rend si charmante, si ce n’est ses inégalités ?

BEVERLEY.

Ah ! mon ami, ce propos léger est-il du moment ? Mais après tout, personne ne partage ton malheureux sort. Si tu es au fond du gouffre, tu y es seul, et tu peux y plaisanter s’il te convient. Il n’en est pas ainsi de moi ; mon état est une complication d’infortunes.

STUKELY.

Que votre reproche est injuste ! Eh ! ne sentez-vous pas que je n’affecte quelque gaieté que pour distraire un ami de son affliction ? Si quelqu’un a besoin de soutien, c’est moi.

BEVERLEY.

Qu’est-il arrivé de nouveau ?

STUKELY.

Je vous avais promis de l’argent ; je comptais en avoir ; mais on exige des sûretés, et il ne me reste pas une épingle que je puisse engager. Je n’ai plus rien.

BEVERLEY.

Et voilà ce qui aggrave mon malheur. J’ai perdu mon ami ; je périssais, il m’a tendu la main, et je l’ai entraîné !

STUKELY.

Mon ami, tâchons d’écarter ces idées et d’en avoir de moins tristes.

BEVERLEY.

Et d’où voulez-vous qu’elles me viennent ? Je n’ai plus rien, vous dis-je.

STUKELY.

C’est donc fait de nous ! Mais y avons-nous bien vu ? ne nous reste-t-il plus rien ? quoi ! rien ? pas un effet ? pas une bagatelle ? pas un de ces précieux colifichets qu’on tient renfermés dans un écrin, et sur lesquels leurs imbéciles propriétaires se laisseraient mourir de faim ?… Mon ami, j’ai pris de terribles engagements pour vous.

BEVERLEY.

Et c’est là ce qui me désespère ; je ne puis rien ; je suis perdu, et je le suis sans ressource.

STUKELY.

Sans ressource ! cela est bientôt dit. Un moment. Jarvis est riche ; il tient de vous ce qu’il a. Voyez, ne pourrait-on pas… ? Ce n’est pas ici le moment d’être délicat.

BEVERLEY.

Mais est-ce jamais celui d’être vil ? J’oserais dépouiller l’honnête vieillard ? et mon ami le souffrirait ! N’en rougirait-il pas pour moi ? Non, non, n’y pensons pas. Qu’il jouisse du peu qu’il a, qu’il mange du pain et qu’il soit vêtu.

STUKELY.

Adieu donc, mon ami.

BEVERLEY.

Vous êtes bien pressé. À quand ?

STUKELY.

Que sais-je ? Se revoir pour s’affliger, se l’aire des reproches, se dire, « c’est moi qui vous ai perdu, c’est moi, » entendre les propos d’un M. Leuson… À propos de ce monsieur, je ne sais pour qui il me prend. Ne manquez pas de le confirmer dans ses soupçons ; car il en a de fort étranges ; allez, voyez-le : dites-lui que j’ai fait votre perte ; c’est un discours dont il vous saura gré.

BEVERLEY.

Eh non, mon ami. Il ne s’agit pas de cela. Nous nous sommes embarqués sur un même vaisseau ; nous avons essuyé la même tempête ; nous nous sommes brisés contre le même écueil. Si l’un de nous a des reproches à se faire, c’est moi seul.

STUKELY.

Et ces reproches à quoi servent-ils ? à quoi mènent-ils ? J’espérais de vous un retour plus solide. Tant qu’il m’est resté une ombre de crédit, un pouce de terre, j’ai vendu, j’ai emprunté pour vous ; et à présent qu’il faudrait tenter la fortune, que mon cœur me présage du succès, je suis abandonné ; il faut que j’aille mendier, et cela, puisqu’il faut trancher le mot, lorsqu’il vous reste encore des effets.

BEVERLEY.

Des effets ? quels ? Nomme-les et les prends.

STUKELY.

N’y a-t-il pas là des diamants, des bijoux ?

BEVERLEY.

Et cette main rapace s’en saisirait !… Ma femme !… Ah pauvre femme !… il est décidé qu’il ne te restera rien !… Ses diamants… Et je pourrais lui donner ce dernier chagrin !

STUKELY.

Ce n’est ni vous, ni moi. C’est la nécessité. Allons, mon ami, un peu de courage. Encore un effort, et la fortune est nôtre. Je me sens là des espérances, une inspiration.

BEVERLEY.

Imaginez, s’il se peut, quelque autre moyen.

STUKELY.

Et pourquoi rejeter celui que je vous propose ?

BEVERLEY.

Permettez que je ne cesse pas tout à fait d’être homme.

STUKELY.

Soyez ce qu’il vous plaira, j’y consens ; et que l’ami qui vous a servi périsse de misère.

BEVERLEY.

Mais…

STUKELY.

N’en parlons plus. Laissons à la vanité ses colifichets ; qu’elle s’en pare, qu’elle se montre, et qu’on se rie de lui voir des diamants pendus aux oreilles et point de pain chez elle.

BEVERLEY.

Ma femme ne tient point à ces sottises-là. Si je lui en ouvrais la bouche, je suis sûr qu’au premier mot je les aurais… Mon ami demande-t-il encore les diamants de ma femme ? Il les aura… Il aurait pu se dispenser de parler d’elle un peu légèrement. Il ne la connaît pas. La franchise et l’innocence sont sa parure la plus précieuse, la parure qu’elle ne quittera jamais. Le reste, je vous l’ai dit, elle n’y tient tout au plus que comme à des bagatelles qui satisfont la vanité de son époux, mais dont elle sait se départir dans le besoin. Stukely, vous ne la connaissez pas… Où nous retrouverons-nous ?

STUKELY.

Il n’importe. J’ai changé d’avis ; nous nous retrouverons dans la première prison où il vous plaira de me déposer. Je suis prêt à vous suivre et à recevoir cette récompense de mes services et de mon amitié.

BEVERLEY.

Ah ! périsse plutôt et Beverley et le monde entier. Mon ami, conduit par moi dans une prison ! ah ! je ne suis pas encore descendu jusqu’à ce degré d’avilissement. Ce cœur gémit, accablé sous le poids de la douleur, il est déchiré par le remords ; mais je ne le changerais pas pour un autre qui pourrait s’endurcir sur le sort de son ami, oublier sa peine et se remplir de joie.

STUKELY.

Vous mettez à cela trop de chaleur.

BEVERLEY.

En montrer moins en pareil cas, ce serait être de glace. Adieu. J’irai vous prendre chez vous.

STUKELY.

Mon ami, un moment ! Avant que d’aller plus loin, arrêtons-nous et réfléchissons. Si nous risquons les bijoux, nous pouvons les perdre ; j’ai peut-être été un peu trop pressant.

BEVERLEY.

Non, mon ami, non ; mais peu s’en est fallu que je n’aie été un ingrat ; tout est vu, tout est dit. La réflexion nous prendrait du temps, et nous n’en avons point à perdre ; dans une heure au plus tard, je suis à vous. (Il sort.)

STUKELY.

L’insensé ! le stupide !… Voilà donc une partie liée pour ce soir ; mais, doucement, nous ne tenons encore rien : la femme peut refuser, le mari se désister ; cela n’est pas sans vraisemblance… Mais si nous écrivions à Beverley un billet qui le hâtât et qui l’encourageât… Fort bien… Est-il possible que l’avarice me dégrade jusque-là !… L’avarice ! non ; je cède à des motifs plus relevés ; l’amour ! l’amour et le ressentiment !… Ruiner le mari et acheter de sa dépouille l’honneur de sa femme, voilà qui est digne d’un Stukely. Mais l’honneur d’une femme a son prix, qui varie : l’état, l’opulence, l’âge, le tempérament et mille autres circonstances le haussent ou le baissent. L’indigence s’en défait pour rien ; l’opulence le surfait ; la fille aux pâles couleurs l’abandonne pour un mensonge et quelques faux serments. Mais il y a, dit-on, des femmes honnêtes qui se sont entêtées de je ne sais quel principe de délicatesse et de vertu, et qu’on ne réduit pas même par la famine. Voyons cependant ce qu’elle pourra sur la femme de Beverley ; employons contre elle cette tentation terrible, et connaissons du moins dans quelle classe il faut la ranger, et quelle sorte d’hommage nous avons à lui rendre.


Scène V.

STUKELY, BATES.
STUKELY.

Bates, assemble ton monde, nous sommes en fonds ; le rendez-vous est ici, ce soir ; va, répands cette nouvelle. Beverley me prendra chez moi, et nous reviendrons ensemble. Hâte-toi, empêche que tes coquins ne se dispersent.

BATES.

Ils n’oseraient sans l’ordre de leur chef.

STUKELY.

Va donc. Donne-leur le mot du guet, et suis-moi ; nous avons à délibérer. Ce jour est un grand jour pour nous. (Ils sortent.)


Scène VI.

La scène est transportée chez Beverley.
BEVERLEY, CHARLOTTE.
CHARLOTTE.

Comme vous êtes changé ! vos yeux sont égarés. Ah ! ma pauvre sœur, que ne souffrira-t-elle pas de vous voir dans cet état !

BEVERLEY.

Ce n’est rien, rien du tout ; un peu de repos, et il n’y paraîtra plus. Quant aux marques d’attachement que votre Leuson veut bien donner à ma femme, je l’en remercie, et c’est tout ce que je puis faire dans ce moment.

CHARLOTTE.

Il n’aura pas de peine à se contenter de votre sœur et de sa fortune. Au reste il dit que je l’amuse ; il se plaint ; il m’accuse d’indifférence ; il craint…

BEVERLEY.

Que je n’aie dissipé votre fortune… Je ne lui conseillerais pas de me confier cette pensée.

CHARLOTTE.

Il ne l’a pas. Mon frère, vous êtes prompt dans vos conjectures. Que vous ayez disposé de mon bien ou non, ce n’est pas son inquiétude ; c’est la mienne. Je vous ai confié l’économie de ma fortune ; maintenant je veux prendre ce soin, et je vous la redemande.

BEVERLEY.

Vous avez de la crainte ou du soupçon.

CHARLOTTE.

Crainte ou soupçon, comme il vous plaira ; tranquillisez-moi, et me rendez mon bien.

BEVERLEY.

C’est à ce prix qu’on peut arrêter les reproches d’une sœur.

CHARLOTTE.

Et justifier son frère.

BEVERLEY.

Et s’il ne se souciait pas de justification ; s’il n’en avait pas besoin ?

CHARLOTTE.

C’est ce dont je voudrais pouvoir me flatter.

BEVERLEY.

Si vous voulez sans pouvoir, laissez faire le temps ; il éclaircira tous vos doutes.

CHARLOTTE.

Je n’en ai plus.

BEVERLEY.

Tant mieux. Ainsi j’espère que si le même sujet de conversation revient entre nous, vous m’en parlerez comme il convient à une sœur, et que vous aurez de moi la réponse que vous devez attendre d’un frère.

CHARLOTTE.

Et cette réponse c’est que je suis ruinée ; et pourquoi la différer davantage ? Si je puis supporter le malheur de ceux qui me sont le plus chers, une sœur et son enfant, je peux bien aussi supporter le mien.

BEVERLEY.

Brisons là-dessus ; vous blessez mon cœur.

CHARLOTTE.

Encore si tout le mal était ramassé sur la tête du coupable ; mais il faudra que l’innocent pâtisse… Stupide libertin ! il ne tenait qu’à lui de trouver le ciel et ses joies pures dans sa maison ; un petit chérubin, sa mère, deux êtres célestes… ils auraient couronné ses jours de bonheur. Qu’a-t-il fait ? Il s’en est allé ! Où ? Chercher le séjour des damnés ; quitter une demeure divine pour se mettre en société avec des esprits infernaux.

BEVERLEY.

Charlotte, c’est trop ; cessez des reproches qui viennent trop tard ; ils pénètrent et ne guérissent pas. Quant à la restitution de votre fortune et à la demande que vous m’en faites, demain nous y reviendrons ; demain, nous serons tous les deux plus rassis.

CHARLOTTE.

Si vous l’avez perdue, adieu notre unique ressource ; je ne la regretterai que pour ma sœur ; elle porte mon cœur au dedans d’elle-même ; elle ne reçoit pas un coup qui ne me perce. Mais ne craignez plus de m’entendre ; ma voix ne vous affligera pas davantage ; le ciel a sans doute ses vues dans tout ce qu’il permet, et c’est peut-être un crime que de se plaindre. Cependant, qu’un mari, qu’un père, qu’un frère soit l’instrument dont il nous châtie dans sa colère, cela est dur à penser.

BEVERLEY.

Si vous êtes encore ma sœur, de grâce épargnez-moi ; il est un ressouvenir dont la blessure est trop profonde. Demain tout s’éclaircira. Qui sait si le pis aller n’est pas moins fâcheux que vos propres terreurs ? Consolez ma femme ; dites-lui que si mon absence l’a fait souffrir, je réparerai ce chagrin. Tout bonheur n’a pas encore cessé pour nous.

CHARLOTTE.

La voilà qui vient… Tâchez de prendre un air serein ; songez qu’un intérêt aussi vif que le sien rend très-clairvoyante, qu’il donne des yeux qui voient jusque dans le fond d’une âme.


Scène VII.

BEVERLEY, CHARLOTTE, MADAME BEVERLEY,
LEUSON.
MADAME BEVERLEY, courant à son mari les bras ouverts.

Ma vie ! mon ami !

BEVERLEY.

Mon amie ! comment vous portez-vous ? Depuis quelques jours je suis un bien mauvais époux.

MADAME BEVERLEY.

Nous voilà réunis ; je vous recouvre ; je vous revois : mes craintes, mes alarmes vont cesser, se perdre toutes dans cet embrassement. Notre ami M. Leuson, que voilà, est un bon ami. Charlotte, c’est à vous de lui marquer notre reconnaissance ; il n’est pas en mon pouvoir, ni de votre frère, de le remercier dignement.

BEVERLEY.

Madame, nous saurons nous acquitter. Monsieur, je ne doute point de l’importance de vos services, et je vous en suis obligé. J’en dirais peut-être davantage, si votre attachement même ne faisait sortir ma folie. Sans mes imprudences, madame n’aurait point été dans le cas d’abuser de votre amitié.

LEUSON.

Elle n’en a point abusé. En agréant le peu que j’ai pu, elle s’est trop acquittée.

CHARLOTTE.

Voilà le sentiment et l’expression de l’amitié.

MADAME BEVERLEY.

Oui, elle double l’obligation en dérobant le service ; mais nous reviendrons là-dessus. Mon ami, je vous trouve bien pensif.

BEVERLEY.

J’ai sujet de l’être.

CHARLOTTE.

Et d’en haïr la cause… Ah ! plût à Dieu !

BEVERLEY.

J’ai… la ruine d’un ami là ; elle fut amenée par mon avarice et par sa faiblesse.

LEUSON.

Sa ruine ! ce n’est rien ; mais son déshonneur est autre chose. Il est déshonoré et toute sa richesse ne l’en relèvera pas.

BEVERLEY.

Non pas celle que je lui coûte… Voilà ces soupçons dont Stukely m’a jeté un mot ce matin… Mais d’où vous viennent-ils ?

LEUSON.

Ce Stukely et moi nous nous connaissons de longue main : c’était dans sa jeunesse un sournois, dur, fourbe, avare et cruel, indolent sur ses devoirs, prompt à faire le mal, adroit à tramer des méchancetés et à en détourner le châtiment sur les autres. Il arrangeait les choses de manière qu’il était communément récompensé pour une scélératesse qu’il avait commise, et qui valait cent coups d’étrivières à l’un ou l’autre de ses camarades innocents. Qu’on me montre un seul enfant de ce tour d’esprit et de ce caractère dont la dépravation ne se soit pas accrue avec l’âge… Au reste, je me charge de vous démasquer cet homme, et en attendant je crois qu’il est prudent de se tenir sur ses gardes… Pour moi, qui le connais, je l’ai toujours évité.

BEVERLEY.

Comme j’éviterais ceux qui noircissent les hommes mal à propos… Monsieur, vous vous occupez de beaucoup de choses ?

MADAME BEVERLEY.

Mon ami, il eût été plus doux et mieux de dire à monsieur qu’il se trompait peut-être.

LEUSON.

Madame, cela est indifférent ; je puis entendre une vivacité, et même en approuver la franchise… Qu’il est triste que tant d’amitié soit si déplacée !

BEVERLEY.

Encore, monsieur ! vous avez aussi vos vivacités, à ce que je vois, et qu’il faut souffrir. Leuson, vous êtes injuste envers Stukely et vous en aurez du regret.

CHARLOTTE.

Sans doute, si cette injustice se prouve jamais. Le monde est plein d’hypocrites.

BEVERLEY.

J’entends, et à votre avis, Stukely en est un. Je ne puis supporter plus longtemps ces discours… ils blessent mon cœur et mon ami… Je l’ai ruiné ; je l’ai perdu… faut-il encore…

LEUSON.

Ce n’est pas tout à fait ce qu’on dit dans le monde.

BEVERLEY.

Le monde ment. Mon amie, j’aurais un mot à vous dire. Ils en veulent à Stukely. Ne gênons pas leur haine.

CHARLOTTE.

La gêner ! Non, non. Si nous avions besoin de motifs de l’exercer, nous en trouverions partout, ici, là dedans… Monsieur, par ici.

LEUSON.

Mon ami, une autre fois vous me remercierez. Le temps n’en est pas encore venu, mais il s’approche. (Charlotte et Leuson sortent.)

BEVERLEY.

Je ne saurais vous dire jusqu’où je suis choqué… Si Stukely est faux, il n’y a plus d’honnêteté sur la terre. Non, non. Ce serait pécher contre le ciel que d’en avoir la pensée.

MADAME BEVERLEY.

Je n’ai jamais douté de lui.

BEVERLEY.

Je le crois, c’est que vous êtes la bonté même, la patience, la douceur. Ces vertus se sont établies dans votre cœur ; et elles y régnent à côté de la tendresse, d’une tendresse inaltérable… Ah ! pourquoi vous ai-je ruinée !

MADAME BEVERLEY.

Vous ne m’avez point ruinée. Il ne me manque rien quand je vous ai. Votre présence est le seul bien que je souhaite, le seul besoin que je sente, quand j’en suis privée. Ah ! mon ami, si vous pouviez vous résigner à votre sort, je serais riche, riche au delà des souhaits de l’avare.

BEVERLEY.

Femme charmante, tendre et généreuse amie… Mais le souvenir du passé… Il deviendra fâcheux… Je le sentirai sans cesse s’appesantir sur moi… Il empoisonnera la douceur du présent ; et puis j’ai là un autre poids qui m’oppresse sans relâche… Je souffre…

MADAME BEVERLEY.

Qu’est-ce que ce poids ? Parlez ! que je l’écarte vite, si je puis.

BEVERLEY.

Cet ami… cet homme généreux… que j’ai entendu déchirer sans ménagement… il m’a prêté tant qu’il a eu… je l’ai ruiné… il est sur le point de tomber dans le fond d’une prison. Voilà le sort que je lui ai préparé et qui le menace.

MADAME BEVERLEY.

Non, mon ami, cela ne sera pas, je l’espère.

BEVERLEY.

Il ne s’agit pas d’espérer tranquillement, il faut agir. Le souhait ne donne pas du pain et ne nourrit pas celui qui a faim. Il faut trouver un expédient.

MADAME BEVERLEY.

Quel ?

BEVERLEY.

Dans l’amertume de son cœur, il m’a reproché, et quand reproché ? tout à l’heure, que je l’avais perdu. Puis-je avoir entendu ce reproche et songer au bonheur ? Non. Je l’aurai abandonné quand il aura été réduit à la dernière extrémité, et réduit par moi !…

MADAME BEVERLEY.

Les temps peuvent changer, et nous mettre dans le cas d’être reconnaissants. Il y a dans cette espérance, même éloignée, une consolation à laquelle il ne faut pas se refuser.

BEVERLEY.

Oui, c’est comme le malade à qui l’on promet la santé. Il meurt, tandis qu’on prépare le remède… Qu’est-ce qu’il y a ?

LUCY, entre.

Monsieur, C’est Une lettre. (Lucy donne la lettre et sort.)

BEVERLEY.

C’est de Stukely. (Il ouvre la lettre et la lit.)

MADAME BEVERLEY.

Que dit-il ?… Est-ce quelque bonne nouvelle ?… Je le souhaite du moins… Eh bien, mon ami ?

BEVERLEY.

C’en est trop, je n’y tiens plus. Il faut que je parle. (Il lit encore.)

Cependant il m’ordonne de vous cacher son état. Ecoutez.

« Hâtez-vous, mon ami. La seule marque d’amitié que vous puissiez me donner encore est de vous presser de venir. J’ai résolu depuis notre dernière entrevue de me sauver. Il vaut mieux que je quitte l’Angleterre que de devoir la liberté d’y vivre aux moyens vils dont nous avons parlé. Gardez-moi le secret, et venez embrasser votre ami ruiné. Stukely. »

Mon ami ruiné ! et ruiné par moi ! Il n’y a pas à balancer. Il faut le suivre ou le secourir.

MADAME BEVERLEY.

Le suivre ! Ah ! mon ami, qu’avez-vous dit ? que vais-je devenir ?

BEVERLEY.

Vice infernal ! que je suis malheureux ! que je suis vil ! Qu’as-tu fait de moi, jeu, manie terrible du jeu ? Cependant quelle comparaison de la plus faible de mes joies innocentes et domestiques, et des transports les plus violents d’un jour de fortune ! Avec quelle fureur ne les ai-je pas recherchés ! Aussi tout est anéanti. Plus de bonheur. Des transes mortelles ont succédé aux consolations les plus délicieuses de la vie, les larmes de l’amertume à celles de la tendresse. La tristesse sombre et morne s’est établie au fond de ce cœur pour tant qu’il battra. Je pleurerai sans cesse ; je ne sourirai plus. Jeu détestable, ivresse détestable, voilà tes suites !

MADAME BEVERLEY.

Mon ami, revenez à vous. Voyons quels sont les moyens dont il s’agit dans cette lettre. Sont-ils en votre pouvoir ? au mien ? dites ; soulagez-moi. Il est impossible que je vive si vous souffrez.

BEVERLEY.

Non, non, cela ne se peut. C’est moi seul qui ai fait la faute ; c’est à moi seul à en porter la peine. La mère et l’enfant n’ont plus que cette ressource contre la misère que j’ai appelée sur eux. Il faut la leur laisser.

MADAME BEVERLEY.

Quelle est cette ressource ?

BEVERLEY.

J’étais venu, oui, j’étais venu pour les en dépouiller. Non, non, cela ne sera pas. J’oserais… moi… ces diamants… le seul débris qui reste d’une fortune… Au milieu de la tempête je leur arracherais cette planche !… Non, non ! que je périsse, s’il le faut ! mais qu’ils soient sauvés !

MADAME BEVERLEY.

Quoi ! Il s’agit de mes diamants ? Ce n’est que cela. Eh ! mon ami, et pourquoi ne pas s’expliquer plus tôt ? C’est une misère qui ne vaut pas la peine qu’on en parle. J’y verrais quelque prix, cher ami, quand il est question de ton repos ! Je ne serais pas ta Beverley ! Prends-les, cher époux ; recouvre la tranquillité. Je tiendrais à des pierres, à des morceaux de verre, quand il s’agit de ton bonheur ! Ah ! ton bonheur ! Toute la richesse du monde ne me sera jamais rien au prix de ton bonheur.

BEVERLEY.

Femme généreuse ! femme étonnante ! que je suis petit devant toi !

MADAME BEVERLEY.

Laissons cela, mon ami. Je ne les gardais que pour le moment où ils te serviraient. Il est venu. Tiens, les voilà. Accepte-les seulement avec autant déplaisir que je te les donne.

BEVERLEY.

J’acquitterai ce que tu fais pour moi en attachement et en tendresse. Nous serons riches encore. Ton excessive bonté me confond. Mais il est question d’un ami. Pour un ami, que ne ferait-on pas ?… Plus encore. Hélas ! il ne m’a jamais rien refusé.

MADAME BEVERLEY.

Passons dans mon cabinet. Recommandez-lui de bien ménager cette ressource. Nous n’avons plus rien à lui donner.

BEVERLEY.

D’où lui vient cette excellence de caractère ? C’est le ciel qui l’a versée dans son cœur. Le ciel se plut une fois à unir une âme céleste à une figure céleste. Je ne méritai jamais cette femme. Je travaillerai du moins à en être un peu moins indigne. Non, plus de folies à l’avenir ! plus ! Je reviens à la paix, aux plaisirs innocents, au bonheur. Ô bonheur ! ô plaisirs innocents ! ô paix ! ô douce paix ! je vous retrouverai sur son sein et entre ses bras.