Le Joueur (Diderot)/Acte III

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Le Joueur (Diderot)
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 456-481).


ACTE III


La scène change, et le théâtre représente l’appartement de Stukely.



Scène PREMIÈRE.

STUKELY, BATES.
STUKELY.

C’est le monde comme il va. Les sots y sont la proie des fripons. Ainsi l’ordonna la nature, le jour qu’elle fit les agneaux pour les loups. La police a ses lois ; mais la nature a les siennes. Les lois éternelles de la nature sont la ruse et la force. La crainte peut l’en écarter quelquefois ; mais elle y revient d’elle-même. Si vous faites violence à la nature, elle en appellera ouvertement ou en secret… Est-il un droit plus beau, plus ancien, plus noble que celui du plus fort ? Mais on ne l’exerce pas sans péril… La ruse est plus sûre. Elle travaille en dessous. Elle mine ; elle s’avance sourdement à son but ; elle l’a atteint, qu’on ne s’en est pas douté.

BATES.

C’est qu’elle est prudente. La force a besoin de courage et de nerf. La ruse peut s’en passer ; mais il lui faut en revanche de la circonspection et du secret. C’est ainsi qu’elle se ménage un asile assuré au milieu des ruines qu’elle a méditées. Le géant inconsidéré ne tiendra pas contre le pygmée qui saura ruser.

STUKELY.

Le pygmée qui saura ruser terrassera le géant inconsidéré, et lui liera les pieds et les mains… Ami, élevons un temple à la nature ; soyons-en les pontifes et les oracles. Immolons sur ses autels tous les honnêtes imbéciles qui tomberont sous nos mains. Qu’est-ce que la conscience ? La crainte la fit ; la crainte la maintient. C’est un fantôme qui s’évanouit avec le mépris du blâme. Foulant le blâme aux pieds, ne rougissons que du manque de succès. Si nous avons bien conçu que la honte n’est qu’une faiblesse, nous ignorerons bientôt le reproche de la conscience ; le remords ne sera pour nous qu’un vain son. La nature connaît-elle rien qui ressemble à la conscience, au remords ? Non, son code n’a qu’un mot. On lit à toutes les pages : Liberté.

BATES.

Voilà la vraie doctrine, voilà les bons principes, et bien exposés.

STUKELY.

Mais le grand point, c’est d’être conséquents. Les pédants disent, mais c’est nous qui pratiquons. Allons, ami ; mettons-nous en besogne. Nous avons disposé de l’écrin. Beverley est ou sera bientôt en fonds. Il est allé toucher son argent. Il va revenir ici. Si j’ai bien arrangé les choses, nous l’achèverons cette nuit. Va chez toi. Contrefais l’homme occupé ; et réponds à l’attente que j’ai conçue.

BATES.

Mais ne vaudrait-il pas mieux enrayer ? La suite de votre projet peut être fâcheuse. La vente anticipée de cette succession paraîtra singulière. On en parlera. Je ne sais ; mais j’y entrevois du péril.

STUKELY.

Du péril ? il n’y en a point. C’est la consommation de tout. Nous réussirons ; c’est moi qui te le promets ; et après le succès, il ne sera plus question que de se rappeler la chose et d’en rire. Tu es l’acquéreur, entends-tu ? Et voilà de quoi payer. (En lui donnant un portefeuille.) Il te croit riche ; et si tu ne l’es pas encore, tu ne tarderas pas à le devenir. De la hardiesse, te dis-je ; et surtout demande les titres. Cela aura un air d’honnêteté.

BATES.

Mais s’il lui vient du soupçon ?

STUKELY.

C’est mon affaire. J’ai un peu étudié l’homme, et je sais quand et comment travailler sur lui. Va chez toi ; et que nous t’y surprenions enfoncé dans les papiers jusqu’aux oreilles ; parle de la mauvaise conduite des jeunes gens qui se ruinent, du jeu et de ses suites funestes. Prends la physionomie austère ; prêche. Sais-tu que tu as un peu l’air grave et empesé d’un ministre ?

BATES.

Mais il y a dans tout cela un faux grossier qui saute aux yeux. Nous allons trop loin ; c’est moi qui vous le dis. Si le projet tourne mal, souvenez-vous que je vous en aurai prévenu. Mais je vois que le sort en est jeté, et qu’il n’y a pas à reculer. Adieu donc. (Il sort.)

STUKELY.

Ce coquin n’est pas franc du collier ; il est sujet à des transes, il a des terreurs qu’il prend pour de la conscience ; mais il faut tirer parti de sa lâcheté. Il n’y a pas de scélérats plus habiles à voiler leur turpitude que ceux qui craignent le blâme… Ceci demande qu’on y rêve… Autre chose… Ce Leuson m’embarrasse… il y voit trop pour moi… il faudrait s’en défaire… C’est un conte à faire à Beverley… et ce conte ?… le voilà prêt… un peu de vrai parmi beaucoup de faux… Cela suffit… Beverley ne manquera pas de demander raison à Leuson… Voilà qui est à merveille… tout ira bien… ou si cela manque, nous nous retournerons… Mais voici Beverley, composons-nous.


Scène II.

STUKELY, BEVERLEY.
STUKELY, comme effrayé.

À la porte, là, voyez à la porte… Mon ami… j’ai cru les voir… ceux dont j’attends et je crains la visite.

BEVERLEY.

Non, non, rassurez-vous, c’est moi. Je suis seul, et voilà de quoi renvoyer les autres. (Il lui offre des billets.) Tenez, prenez cela. Mon ami, ménagez un peu cette ressource ; c’est la dernière… La vie est bien dure pour nous.

STUKELY.

Mais, mon ami, je ne vous dépouillerai point ; cela serait inhumain. Vos besoins sont les plus pressants ; laissez-moi aller. Peut-être la fortunene me reconnaîtra pas sous un autre climat, et me traitera mieux. Il ne s’agit que de passer une nuit en sûreté. Demain, je suis loin.

BEVERLEY.

Si vous vous éloignez, mon secours vous en est d’autant plus nécessaire… Mais pourquoi s’éloigner ? nous n’en sommes pas encore aux derniers expédients. Partageons, et soyons sages.

STUKELY.

Sages ! cela ne se peut. L’habitude fatale m’entraîne ; le malheur le plus opiniâtre ne peut rien contre elle. Je vous séduirais. Je sens qu’au moment où je vous parle, je brûle d’être au jeu. L’expérience m’aurait dû corriger. Cette misérable somme est tout ce qui nous reste ; je le sais, je vois toutes les suites d’une disgrâce, et j’y cours. Je vois le précipice ouvert ; j’entends la voix qui m’avertit ; j’entends le reproche qui suivra, et je ferme les yeux, et je bouche mes oreilles, et je vais, et je me jette tête baissée… Mais après tout, que ferons-nous de cela ?… Il n’y a pas de quoi nous mettre au-dessus du besoin… Non, il faudrait voir comment le placer à quelque violent intérêt… Voilà-t-il pas qu’un démon me tourmente… Mais est-ce un bon, un mauvais démon ?… Est-ce une manie ou quelque impulsion à laquelle on ne puisse résister ? un pressentiment secret d’une meilleure chance ? Je ne sais… mais…

BEVERLEY.

Prenez cela ; faites encore un essai. Pour moi, je n’en fais plus.

STUKELY.

C’est une inspiration, une révélation. C’est le sort qui parle à mon cœur. Cela est trop fort… Mais vous ne me dites rien. Mon ami est bien froid… Est-ce donc ici le moment et le lieu où nous nous embrassons, où nous nous séparons pour toujours ?… Encore une fois, je n’accepterai point vos offres… voilà qui est décidé. Reprenez vos billets. C’est tout ce qui vous reste ; réservez-le pour un meilleur usage que celui que j’en ferais. Je ne vous en serai pas moins obligé. Je tenterai seul la fortune. J’irai, je verrai… Mais à propos, j’oubliais une chose.

BEVERLEY.

Qu’est-ce ?

STUKELY.

Peut-être valait-il mieux ne s’en pas souvenir. Voilà ce que c’est que cette franchise de caractère que j’ai ; l’honneur de mon ami m’est aussi cher que le mien, et il vient un moment où je ne me contiens plus. Leuson tient de vous des propos fort singuliers.

BEVERLEY.

Il ne vous ménage pas davantage.

STUKELY.

De moi, qu’il dise tout ce qu’il voudra, je lui pardonne ; mais de mon ami, c’est autre chose.

BEVERLEY.

Et peut-on savoir ce qu’il dit ?

STUKELY.

Que vous avez embarrassé la fortune de Charlotte… Il en parle à qui veut l’entendre.

BEVERLEY.

Il faut lui apprendre à se taire : et d’où cela vous est-il revenu ?

STUKELY.

De tous côtés. Il a questionné Bates ; il jure que vous lui ferez raison.

BEVERLEY.

Ou lui à moi, et bientôt.

STUKELY.

Tâchez de vous modérer. Moins de chaleur, mon ami : les partis pris de sang-froid sont toujours les bons.

BEVERLEY.

Nous y penserons… Où allons-nous ?

STUKELY.

Pourvu que ce soit loin de la misère et de la prison, cela m’est égal. Si la fortune me sourit un moment, vous ne tarderez pas à me revoir.

BEVERLEY.

Mon ami, Soyez heureux. (En lui présentant encore les billets, que Stukely refuse.) Voilà qui est vôtre. Je me le suis dit, et il n’en sera pas autrement. Prenez, et prospérez.

STUKELY.

Seul, je ne puis. Ce qui me tient là, c’est le sort de mon ami… Sa fortune perdue… sa famille ruinée… L’abandonner dans cette position… séparer mon intérêt du sien, c’est une idée qui me révolte. Non, tombés de concert, il faut se perdre ou se relever de concert. Cela ne se peut autrement. C’est la loi que me dictent mon cœur, mon attachement, la justice et l’honneur.

BEVERLEY.

Mon ami, je suis las de perdre, d’être écrasé.

STUKELY.

Et moi aussi… Allons, séparons-nous… Adieu… Et je les sentirai toujours ces cruels pressentiments… Étouffons-les… il le faut… ce sont des folies. N’y pensons plus… Mon ami, que je vous embrasse encore une fois et que je m’éloigne. (Il va l’embrasser.)

BEVERLEY.

Non, arrêtez… un moment… Je ne sais où j’en suis… Ma tête s’embarrasse… Le trouble s’est emparé de mon âme… Quel désordre ! quel tumulte ! quelle nuit !… Il me semble que j’éprouve les mêmes pressentiments… C’est de vous peut-être qu’ils viennent, ou de mon mauvais ou de mon bon génie… Que sais-je ? Il n’y a que l’essai qui puisse… Mais ma femme !…

STUKELY.

Vous avez raison ; elle pourrait le trouver mauvais, vous en faire des reproches.

BEVERLEY.

Ami, le reproche terrible est là. C’est là qu’est le censeur que je crains.

STUKELY.

Je n’insisterai pas.

BEVERLEY.

Cela est inutile… Je suis décidé… par la raison… Eh oui. par la raison de toutes les raisons la plus forte, la nécessité… Ah ! si je puis me retrouver au point d’où je suis tombé, si… puisse le gouffre éternel destiné à recevoir les scélérats endurcis s’ouvrir et m’engloutir au dernier moment de ma vie, si l’on me revoit jamais entraîné par le conseil de l’avarice et de l’infamie, assis dans les maisons odieuses où l’on immole à la plus vile des passions les sentiments les plus précieux, la joie, la paix, la tendresse de père et d’époux, toutes les vertus.

STUKELY.

C’est bien aussi mon serment. Mais avec des sentiments si justes et si honnêtes, quel que soit le succès qui nous attend, que nous importe ?

BEVERLEY.

Allons donc… où ?

STUKELY.

Chez Wilson… Mais écoutez, mon ami. Si vous avez encore de la répugnance, ne venez pas… laissez-moi… Je suis un malheureux. Combien de fois ne vous ai-je pas entraîné ?

BEVERLEY.

Et non, vous m’entraîniez, je vous entraînais ; nous nous perdions tous les deux… Mais allons… La fortune est légère. Elle doit être ennuyée de nous persécuter. Nous avons du moins cet espoir.

STUKELY.

Mon ami, pensez-y encore.

BEVERLEY.

Je ne saurais. La réflexion me tue. Quand on se livre au sort, il faut fermer les yeux et marcher. La raison ne servirait qu’à tromper l’effort de la témérité.


Scène III.

La scène change, et le théâtre représente l’appartement de Beverley.
MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE.
CHARLOTTE.

C’est, vous dis-je, une action vile, une malheureuse et basse petite ruse indigne de mon frère.

MADAME BEVERLEY.

Non, chère sœur. Je suis sûre qu’il n’y a ni ruse ni bassesse à cela. Stukely est aussi un homme droit ; je n’en saurais douter… Mais que voulez-vous ? Ce sont deux malheureux que la même fureur possède et entraîne.

CHARLOTTE.

Et mon frère se perd sans ressource… Vous n’avez non plus de défense qu’un enfant. Avec une histoire touchante et quelques mots doux, on fait de vous tout ce qu’on veut… Le monde est trop leste, et vous êtes trop bonne… Si j’avais été ici, il aurait eu votre vie aussitôt que vos diamants.

MADAME BEVERLEY.

Eh bien, il l’aurait eue. Je ne vis que pour l’obliger. C’est où en sont toutes celles qui aiment et qui sont aimées comme moi… Quoi ! Charlotte, mille femmes galantes auront tout fait pour des ingrats, mille libertins se seront sacrifiés pour des créatures, et une honnête femme y regardera avec son époux ! Mon amie, vous n’y pensez pas : vos reproches m’offensent.

CHARLOTTE.

Et viennent trop tard. À temps, ils vous auraient sauvée de la misère. Mais comment s’y est-il pris ? Comment a-t-il pu en venir à cette demande ? Je m’y perds.

MADAME BEVERLEY.

L’amitié. Son cœur souffrait pour un ami.

CHARLOTTE.

Pour un fourbe qui le trahit.

MADAME BEVERLEY.

Charlotte, paix ! ne dites pas cela.

CHARLOTTE.

Demain, on termine avec moi.

MADAME BEVERLEY.

Et honnêtement, j’en suis sûre.

CHARLOTTE.

S’il ne survient point d’ami… Ma sœur, oui, ma sœur, nous maudirons un jour cet honnête ami-là. C’est un arrêt du sort.

MADAME BEVERLEY.

Mais Beverley n’en parle qu’avec transport.

CHARLOTTE.

Et Leuson qu’avec vérité… Mais je vous déplais… Demain nous verrons.

MADAME BEVERLEY.

Suspendez au moins votre jugement jusqu’à demain. Il est si dur d’avoir des soupçons injustes.

CHARLOTTE.

J’en conviens ; dans des circonstances aussi graves, il faut conviction. Parlons d’autre chose. Chère sœur, nous touchons à des jours moins fâcheux. Mon oncle est infirme et d’un âge où l’on s’éteint en un moment. Mais quand le ciel lui accorderait toutes les années que je lui souhaite, vous ne l’avez point offensé, vous, et il y a apparence qu’il regardera d’un œil de commisération des malheurs aussi peu mérités que les vôtres.

MADAME BEVERLEY.

Je l’ai pensé comme vous, et cela m’a rassurée ; il ne nous reste rien. Mais si nous avons acquis la prudence au prix de la fortune, peut-être aurons-nous gagné au change.

CHARLOTTE.

Et puis mon Leuson ne vous manquera pas. Vous partagerez notre sort tant que nous vivrons… Mais le voilà.


Scène IV.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE, LEUSON.
CHARLOTTE.

Nous parlions de vous.

LEUSON.

J’arrive donc à propos pour vous interrompre. Il y a peu de caractères qui puissent soutenir un examen impartial ; et quand il y a plus de bon que de mauvais, il est heureux d’être oublié. Vous disiez, madame ?

CHARLOTTE.

Qu’il me déplaît d’entendre médire, quoique femme ; et que je vous conseille de parler peu de vous.

MADAME BEVERLEY.

Ou, pour être plus vraie peut-être, qu’elle aime à entendre louer, quoique femme ; et qu’en conséquence elle ne se tait pas de monsieur Leuson. Mais je vous laisse éclaircir cela. (Elle sort.)

LEUSON, la regardant aller.

Quelle femme ! quelle femme ? Je suis bien aise d’être seul avec vous. J’ai à vous entretenir de choses qui vous concernent, et qui sont de quelque importance.

CHARLOTTE.

De quoi est-il question ?

LEUSON.

Premièrement, puis-je compter sur une réponse nette et précise à ce que j’ai à vous demander ?

CHARLOTTE.

Sans doute. Mais vous m’alarmez.

LEUSON.

Je mets à tout ceci peut-être un peu trop de solennité. Mais remettez-vous ; il n’y a rien qui m’afflige, ni qui doive par conséquent vous inquiéter.

CHARLOTTE.

Me voilà remise ; et votre question, quelle est-elle ?

LEUSON.

Voici le douzième de ces mois d’éternité et d’ennui, depuis qu’avec une sincérité digne de vous, vous m’avez avoué que je ne vous étais pas indifférent.

CHARLOTTE.

Et ces mois ont été des mois d’éternité, dites-vous, et d’ennui ?

LEUSON.

Et lorsque, autorisé par un aveu si flatteur, je vous parlai de mariage, il me sembla que votre dessein était d’unir votre sort au mien, et vous m’en fîtes librement la promesse.

CHARLOTTE, avec dépit.

Et vous me croyez changée ?

LEUSON.

Point du tout ; je ne survivrais pas à ce malheur. Mais lorsque j’ai pris la liberté de vous rappeler cette promesse, et de vous presser quelquefois d’y satisfaire, des embarras particuliers, la désolation d’une sœur, la ruine d’un frère, et mille autres choses pareilles, ont toujours été des raisons ou des prétextes de délai.

CHARLOTTE.

Des raisons, et les seules que j’eusse. Après, s’il vous plaît.

LEUSON.

Je vais.

CHARLOTTE.

J’attends.

LEUSON.

Une promesse telle que celle que vous m’avez faite, aussi libre, aussi peu contrainte, peut engager aux yeux du monde, mais non pas aux miens.

CHARLOTTE.

Et vous me la rendez ?

LEUSON.

Quelle vivacité !

CHARLOTTE.

De la vivacité ; je n’en mets à rien. Me voilà tranquille… oui, on ne peut plus tranquille. Mais arrivez, s’il vous plaît.

LEUSON.

Que sais-je ? le temps, les circonstances, plus de liaison, plus d’intimité, ont pu vous éclairer sur mes défauts et vous faire regretter votre promesse. Si, par malheur, cela était, j’en souffrirais sans doute ; mais je vous la rendrais sans balancer, mademoiselle ; il le faudrait bien. Voici donc la question que j’avais à vous faire, et à laquelle je vous supplie de répondre avec toute votre franchise accoutumée. Avez-vous quelque regret à la parole que vous m’avez donnée ?

CHARLOTTE.

Arrêtez, monsieur : celui qui me suppose inconstante est fait pour me trouver telle. Pourquoi doutez-vous de moi ?

LEUSON.

Je ne doute point de vous ; mais je me rends justice. J’ai des défauts, et vous avez pu les apercevoir. Si, sur un mot, une action, un tour d’esprit, un coin de mon caractère, je vous avais déplu, et que vous vous fussiez dit au fond du cœur que peut-être je vous convenais moins que vous n’aviez imaginé ; tout est fini, mademoiselle, et vous êtes libre.

CHARLOTTE.

Vous m’étonnez. Leuson, écoutez-moi… je n’ai qu’un mot à dire, et il ne me faut qu’un mot de réponse. Votre propos est-il d’un homme d’honneur ou d’un amant refroidi ? M’aimez-vous comme vous m’aimiez ? ou me souhaiteriez-vous intérieurement détachée ?

LEUSON.

J’en prends à témoin le ciel qui m’entend. Point de milieu : posséder ma Charlotte ou mourir de douleur ! Non, point de milieu. Mais que je prétende donner la force du sacrement à une promesse faite avec légèreté, et dont le temps, les circonstances, des réflexions auraient fait sentir l’indiscrétion…

CHARLOTTE.

Cela suffit, et vous allez être satisfait. Eh bien, monsieur, vous l’avez deviné ; vos doutes étaient prophétiques, je suis changée.

LEUSON.

Changée ? Charlotte, il est vrai ?

CHARLOTTE.

Vous m’avez un peu tourmentée, et je pourrais user de représailles ; mais il n’est pas dans mon cœur de faire souffrir. Oui, Leuson, je suis changée, c’est-à-dire que je suis par passion et par raison ce que je n’étais que par passion. Quand l’univers serait en mon pouvoir, et que j’en serais la reine ; ou plutôt quand je serais la dernière des pauvres, et que vous n’auriez pas un toit pour me mettre à couvert, un pain à me donner pour vivre, je serais à vous et j’espérerais d’être heureuse.

LEUSON, lui prenant les mains.

Ah, Charlotte ! chère femme ! je n’ai point d’expression pour vous remercier, point qui puisse vous rendre toute la force de ma tendresse et de ma reconnaissance. Mais si vous m’aimez, pourquoi notre union se diffère-t-elle ?

CHARLOTTE.

J’attends des circonstances plus heureuses, un temps moins fâcheux.

LEUSON.

Mais j’ai des raisons de nous presser, et que peut-être vous approuveriez.

CHARLOTTE.

Dites-moi ces raisons.

LEUSON.

Je les crois fortes, sans réponse.

CHARLOTTE.

Que je les sache.

LEUSON.

Vous les saurez ; mais permettez, mademoiselle, que ce soit à une condition qui s’accorde également avec le bonheur auquel j’ose aspirer, et des engagements d’honneur que j’ai pris.

CHARLOTTE.

Je n’entends pas. Que voulez-vous dire ?

LEUSON.

Tandis que vous m’assurez le seul bien que j’ambitionne, je crains qu’il ne m’échappe. Si vous voulez que je m’explique davantage, promettez que demain ou le jour suivant vous m’appartiendrez à jamais.

CHARLOTTE.

Je le promets… quand je devrais tomber dans le malheur après.

LEUSON, l’embrassant.

Que je m’empare de mon amie ! et avec mon amie, de tout le bonheur dont un mortel peut jouir en deçà du ciel.

CHARLOTTE, l’embrassant et lui donnant un baiser.

Et que je scelle ainsi ma promesse. Maintenant, Leuson, vos raisons, votre secret ?

LEUSON.

Charlotte, votre fortune est perdue ; vous êtes ruinée.

CHARLOTTE.

Ma fortune est perdue ! je suis ruinée ! Allons, il faudra apprendre à s’humilier, à s’abaisser au niveau de son sort. Homme généreux, et voilà donc la raison de la promesse nouvelle que tu viens d’exiger de moi ! Mais d’où savez-vous ce désastre ?

LEUSON.

Du premier agent de Stukely, de Bates. Je l’ai autrefois obligé : il a cru me devoir quelque reconnaissance, et il est accouru d’amitié pour me prévenir que ma Charlotte n’avait rien, et n’était plus un parti qui me convînt.

CHARLOTTE.

Cela est honnête à lui, et je l’en estime.

LEUSON.

Il ne m’a pas tout confié.

CHARLOTTE.

Le reste m’importe peu. Leuson, vous devez être content de lui et de vous. Vous vous êtes montré assez généreux, et je ne saurais trop vous marquer combien je suis sensible à votre procédé. Mais voudriez-vous encore ajouter à ma reconnaissance ? Rendez-moi ma parole pour un moment.

LEUSON.

Je n’ai garde : il serait pris sur mon bonheur et sur le vôtre.

CHARLOTTE.

J’ai à apprendre une leçon que je ne sais pas encore bien. Ma fortune m’avait un peu enorgueillie. Il me semble qu’il faudrait d’abord se réformer. Nous étions égaux il n’y a qu’un moment : je pouvais obliger et être obligée. Ce n’est plus cela : une vie toute d’obligation, telle que celle qui m’est destinée, est une vie que je ne me suis jamais attendue à mener.

LEUSON.

C’est de la mienne que vous parlez sans doute. Mon amie, vous êtes trop bonne.

CHARLOTTE.

Permettez que j’y pense.

LEUSON.

Jusqu’à demain, mademoiselle, jour que vous avez vous-même fixé pour mon bonheur.

CHARLOTTE.

Vous exigez tout ce que je puis, plus que je ne voudrais.

LEUSON.

Il faut que cela soit. Reviendrez-vous contre toutes vos paroles ? Je ne vis que pour vous : vous voulez que je croie que vous m’accordez du retour. Au reste, je vous prie de garder le secret que je vous ai confié. Peut-être, d’ici à demain que nous nous reverrons, y aurait-il encore quelque chose de nouveau… Adieu, mon amie. (Il sort.)

CHARLOTTE.

Ah ! pauvre sœur ! pauvre sœur ! quelle douleur pour loi ! Mais tu ne sauras rien, tu n’entendras rien de ma bouche qui t’afflige. J’irai, je te verrai, je te consolerai si je puis.


Scène V.

La scène change, et le théâtre représente une maison de jeu.
BEVERLEY, STUKELY.
BEVERLEY, en fureur.

Où as-tu résolu de me conduire ?

STUKELY.

En lieu où nous puissions exhaler notre rage et nos imprécations.

BEVERLEY.

Nos imprécations ! Les miennes sur toi, oui, sur toi, sur les conseils damnés que tu m’as donnés et qui m’ont perdu ? Non, ce n’était pas l’âme d’un ami que tu renfermais là, lorsque tu me parlais, quand tu m’as séduit ; c’était un million de démons acharnés à ma ruine… Sans cela, j’aurais résisté.

STUKELY.

Continuez, je l’ai bien mérité !

BEVERLEY.

Malédictions sur toi, sur moi ! éternité, éternité de malédictions !

STUKELY.

Qu’ai-je fait ?

BEVERLEY.

Ce que fit Satan au commencement. Il promit, il flatta, il perdit.

STUKELY.

Et moi donc, suis-je mieux que vous ? Votre perte est-elle un bonheur pour moi ? Que ne le dites-vous ! que ne le dites-vous plus nettement encore ! dites-le à tout le monde. Je suis trop pauvre pour que qui que ce soit prenne ma défense. Je n’ai plus d’ami… Un vous croira.

BEVERLEY, troublé.

D’ami ? Que parlez-vous d’ami ? Quel est-il cet ami ? J’en avais un.

STUKELY.

Et vous l’avez encore.

BEVERLEY.

Oui, écoute-moi ; je veux t’en parler. Quand je le rencontrai, j’étais le plus heureux des hommes ; j’étais comblé de fortune ; j’étais couronné de gloire et d’honneur ; j’avais la paix dans le cœur, l’amour avec la paix dans le cœur. Mais au milieu de ces riches présents du ciel, il y avait un germe de folie ; il l’aperçut, il souilla sur ce germe ; son haleine funeste le développa ; il s’accrut par lui, et tout fut étouffé, perdu, le bonheur, la fortune, l’honneur, la paix, l’amour, tout, tout, tout. Voilà ce que je dus à cet ami ; voilà ce que tu m’as été.

STUKELY.

Vous ne dites pas tout ; ajoutez que je vous tendis la main, et que ne pouvant vous tirer du précipice, je choisis d’y tomber avec vous. Mais qu’est-ce que cela signifie ? c’est moi qui vous ai ruiné, et je suis un infâme.

BEVERLEY.

Non, non, je ne le pense pas… ils sont là dedans, les infâmes.

STUKELY.

Qui sont-ils ?

BEVERLEY.

Qui ? et Dauson et les autres : ce sont des fripons, et nous sommes des dupes.

STUKELY.

À quoi vous en êtes-vous aperçu ? Je m’en suis douté, moi. Mais à chaque fois que la fortune nous favorisait, je rougissais de mes soupçons. Auriez-vous des preuves ?

BEVERLEY.

Oui, j’en ai, et de cruelles. Une autre nuit malheureuse ; une troisième plus malheureuse encore ; un malheur constant ; nulle intermission, point de répit : ce n’est pas là le cours du hasard ; il y a autre chose.

STUKELY.

Aussi maltraité que vous, je me sens plus de justice ; cependant je suis triste de mon caractère, et porté à la défiance. Mais il n’y a qu’une voix sur ce Dauson et sur les autres. Tout le monde en dit du bien ; et puis, nous y avons regardé de près. Mais le privilège de ceux qui perdent au jeu est de prendre pour des fripons ceux qui les ont gagnés. Sauvons au moins l’honnêteté du naufrage.

BEVERLEY.

Avec cela, je ne sais que croire. Cette nuit me confond ; je ne sais plus que devenir. J’ai perdu, j’ai perdu tout ce que j’avais ; j’ai perdu plus que je n’avais. Voilà ma fortune entière, ma fortune entière ! entre les mains de ces fripons. Ils ont joué sur ma parole tant que j’ai voulu, plus qu’ils ne voulaient. C’est moi qui les ai sollicités jusqu’à l’impatience. Ils sont maintenant occupés à s’arracher nos dépouilles. Que faire ?

STUKELY.

Rien ; il ne me vient que des conseils pervers.

BEVERLEY.

Tout est dit. Je ne Survivrai point… (En le saisissant violemment à la gorge.) Malheureux, c’est toi qui m’as conduit dans l’abîme. Parle, parle, dis-moi le moyen d’en sortir. Dis, ou je te poignarde, et moi après.

STUKELY.

Dépêchez-vous, et me délivrez d’un ingrat.

BEVERLEY.

Pardonne, mon ami… Je ne sais ce que je dis… Ce n’est pas moi, c’est la rage qui parle… c’est le désespoir qui s’exhale… Où aller ?… Chez moi ? Je ne saurais ; ma maison m’est en horreur. Je n’y retournerai plus… je n’y retournerai plus ; parle donc, malheureux ! dis-moi si tu vois un fil qu’on puisse saisir dans ces ténèbres. Donne-moi la main ; conduis-moi, et je suivrai.

STUKELY.

En me maudissant. Vous ne m’avez pas épargné l’imprécation. Prenez conseil de vous-même, de votre désespoir. Dans une situation aussi affreuse que la nôtre, il y aurait une dernière espérance, une ressource extrême ; mais je n’ai plus rien à vous dire.

BEVERLEY.

Quelle ressource ? quel moyen ? dis. Quel qu’il soit, je le saisis. Je ne saurais me perdre davantage ; je ne saurais descendre plus bas dans le gouffre ; je touche au fond.

STUKELY.

Vous avez un oncle.

BEVERLEY.

Sans doute. Après.

STUKELY.

La tempérance soutient les vieillards, et cependant le jeune héritier meurt de faim.

BEVERLEY.

Je n’entends pas.

STUKELY.

C’est une succession qui vous revient tôt ou tard, qui peut nous donner de l’argent à l’instant, payer nos dettes, et réparer le mal…

BEVERLEY.

Ou envoyer mon enfant à l’hôpital, ou le jeter nu au coin d’une rue.

STUKELY.

Cela est bien vu. Mais que dira-t-on de son père ? Que ce fut un indigne, un misérable, qui s’engagea pour des sommes qu’il ne put acquitter. Il faut aussi réfléchir un peu à ceci.

BEVERLEY.

Il est vrai ; voilà ma honte… Je ne saurais durer. Le passé, le présent, l’avenir m’effrayent. Je suis consumé d’un poison qui me brûle et me tue. Il faut s’achever, je le sens. Où faut-il aller ? à qui s’adresser ? Je suis impatient que tout ne soit abîmé.

STUKELY.

Tout peut revenir… Bates sera votre homme… Il a des fonds immenses, et il en usera bien avec vous.

BEVERLEY.

M’y voilà résolu… Bates, dites-vous ?… Où croyez-vous qu’il soit ? Allez dire à ces gens de là dedans que nous serons à eux dans un moment avec de l’argent. Qu’ils attendent. Revenez et suivez-moi.

STUKELY.

Non, je n’entrerai pour rien dans cette affaire. Je ne vous la conseille pas. Vous êtes prudent ; voyez vous-même ; agissez comme il vous conviendra. Je rentre chez moi, et vous m’y trouverez.

BEVERLEY.

Il en arrivera tout ce qu’il pourra. Cette nuit, je deviens le dernier des misérables ; j’arrive au comble de la malédiction. Je suis au-dessus de toute crainte. (Il sort.)

STUKELY.

Tant mieux. Le plus grand des maux, c’est la crainte. C’est un devoir d’ami que de nous en délivrer… Que je suis heureux ! mais je puis l’être encore davantage… Au milieu de ses pertes, il reste à cet homme un trésor, une femme tendre, honnête et belle. Voilà ce qu’il faudrait lui enlever. Mais les sages comme moi voient de l’embarras à tout ; ils se font des fantômes. Pour réussir auprès des femmes, il n’est rien tel que d’être fou. Un fou n’examine rien, ne doute de rien, va, presse, persiste, importune, insiste, et réussit… Ne pourrions-nous suppléer par un peu d’artifice à l’impertinence qui nous manque ? Charlotte n’y est pas toujours. Choisissons ce moment. Le germe de la jalousie est jeté. Ou je me trompe fort, ou il a pris racine. Hâtons son accroissement et sa maturité, et voyons quelle en sera la récolte. Si elle est ou se croit trahie, la plus douce devient une lionne irritée. Allons chez Beverley. Qu’importe le danger ? lorsque la beauté nous appelle, réfléchir est une sottise, balancer est une lâcheté.


Scène VI.

La scène change ; le théâtre représente l’appartement de M. Beverley.
MADAME BEVERLEY, LUCY.
MADAME BEVERLEY.

Charlotte ne vous a-t-elle rien dit ?

LUCY.

Non, madame.

MADAME BEVERLEY.

Je l’ai trouvée, ce me semble, interdite, embarrassée : elle avait à parler à Leuson pour affaire. J’ai voulu savoir ce que c’était que cette affaire, et pour toute réponse elle s’est mise à pleurer.

LUCY.

Elle m’a paru pressée de sortir ; mais elle ne tardera pas à rentrer, et peut-être vous rapportera-t-elle quelque consolation.

MADAME BEVERLEY.

Je ne m’y attends pas. Non, mon enfant, je ne suis pas née pour être heureuse. Mais à quoi bon t’affliger ? qu’as-tu besoin de mes peines ? Tu es compatissante et bonne… ton cœur sensible s’ouvre à la commisération, et tu souffres du mal des autres… Lucy, il est bien triste pour ta maîtresse de ne pouvoir plus te récompenser. Mais prends courage. Il y a là-haut un Être qui voit tout et qui n’oublie rien. Lucy, je t’en prie, reprends ton visage serein. Mon âme a besoin de calme ; rends le calme à mon âme en me répétant cette chanson que tu chantas la nuit dernière. Il y a dans les paroles et le chant je ne sais quoi de mélancolique et de doux, qui convient à ma situation, et qui me plaît.

LUCY.

Je crains, madame, qu’elle n’ajoute à votre tristesse. Votre bonté m’arrache des larmes… mais je vais tâcher de les arrêter et de vous obéir. (Lucy chante.)

« Lorsque Damon languissait d’amour à mes pieds et que je le croyais sincère, que j’étais heureuse ! que les instants de mon bonheur ont été doux ! mais, hélas ! qu’ils ont été courts ! que la fuite en a été rapide ! La montagne bridée du soleil, la vallée émaillée de fleurs, les forêts, les cavernes ont retenti de ses tendres accents ; il me jurait un amour éternel, et la montagne bridée du soleil, et la vallée émaillée de fleurs, et les forêts et les cavernes, ont toutes répété son serment.

« Damon fut trop heureux. L’excès de son bonheur éteignit sa tendresse ; il abandonna sa conquête, et depuis ce jour la plainte remplit la bouche de celle qui l’avait trop aimé ; ou si elle s’entretint encore de ses moments heureux, ce fut avec des accents plaintifs ; si elle parla du bonheur, ce fut les yeux baignés de larmes ; une peine continue mesura tous ses instants ; elle n’espéra plus que dans la justice du ciel, et le ciel sera juste, il s’intéressera à son sort ; il aura pitié de son désespoir ; et lorsqu’un dernier soupir déchirera son cœur, le ciel s’ouvrira pour elle, et recevra son âme, affranchie et de la vie et de son tourment. »

MADAME BEVERLEY.

Lucy, je vous remercie… Je remercie aussi le ciel de m’avoir épargné cette affliction… Cependant Stukely me jette des mots… On tient des propos… Je ne sais ce que c’est… Je veux qu’il s’explique. N’entre-t-on pas ? n’ai-je pas entendu quelqu’un ?

LUCY.

C’est peut-être monsieur.

MADAME BEVERLEY.

Plut au ciel ! Mais qu’il soit en sûreté, et je serai contente. Non… c’est la voix d’un autre. Quel charme pour mon oreille, que la sienne ! Lucy, qui est-ce ?


Scène VII.

MADAME BEVERLEY, LUCY, STUKELY.
LUCY.

Madame, c’est M. Stukely. (Elle sort.)

STUKELY.

Madame seule ; c’est ce que je désirais. Je ne vous ferai point d’excuse sur une visite qui peut être incommode, mais que l’amitié…

MADAME BEVERLEY.

Que voulez-vous dire, monsieur ? et où est votre ami ?

STUKELY.

Madame, je n’en sais rien. On a quelquefois des secrets même pour son meilleur ami. Nous nous sommes séparés ce matin, et nous ne nous sommes pas promis de nous revoir sitôt.

MADAME BEVERLEY.

Nous abandonnez-vous toujours ? Quittez-vous toujours ce pays ? C’est un parti dont le motif ne m’est pas tout à fait inconnu, et je plains votre infortune.

STUKELY.

C’est votre excessive indulgence qui vous a perdue. Comment Beverley a-t-il osé… ? La lettre qu’il vous a montrée…

MADAME BEVERLEY.

Eh bien, monsieur, cette lettre ?

STUKELY.

Puisqu’il faut vous le dire, n’était point de moi. C’est un piège qu’on vous a tendu, une malheureuse petite finesse pour vous arracher vos diamants… D’honneur, madame, je n’ai point écrit.

MADAME BEVERLEY.

Vous n’avez point écrit la lettre ?… Cela se peut… Et d’où viendrait-elle donc ?

STUKELY.

Je voudrais pouvoir me taire ; mais, compromis comme je le suis dans une intrigue odieuse et vile, il faut que je m’explique.

MADAME BEVERLEY.

Expliquez-vous ; hâtez-vous de me soulager. Vos discours m’ont beaucoup troublée. On en tient d’autres, dites-vous. Il a des bruits. Qu’est-ce que ces bruits ? Vous avez souhaité que je ne les crusse pas : qu’est-ce qu’il ne faut pas que je croie ?

STUKELY.

Je prenais tout cela pour des calomnies. Je me rendais garant auprès de vous pour mon ami. Je craignais que quelque langue méchamment officieuse ne le desservit et n’aggravât ses torts.

MADAME BEVERLEY.

Allez, monsieur.

STUKELY.

Je le dois pour vous et pour moi. Nous sommes offensés tous les deux.

MADAME BEVERLEY.

Offensés ! comment ? pourquoi ? par qui ?

STUKELY.

Moi. par mon ami ; vous, par votre époux.

MADAME BEVERLEY.

Et vous vous chargez aussi de mon ressentiment ? Monsieur, les offenses qu’on me fait sont les miennes, et je n’admets personne ou pour les partager ou pour les venger.

STUKELY.

Permettez, madame, que je vous dise que vous allez un peu vite. Si vous vous fussiez donné la peine de m’entendre, vous eussiez vu que mon dessein est de me défendre moi-même, et non d’accuser un autre. Vous m’avez cru dans l’indigence, et ce fut par un sentiment de commisération pour moi que vous abandonnâtes vos diamants.

MADAME BEVERLEY.

Je les abandonnai à mon époux.

STUKELY.

Qui les a reçus et donnés. Mais à qui donne-t-on les diamants de sa femme ? à une maîtresse.

MADAME BEVERLEY.

Cela n’est pas ; il irait de ma vie, monsieur, que je dirais : Cela n’est pas.

STUKELY.

Comme il vous plaira, madame ; mais on est vrai dans la fureur ; et c’est un secret que j’ai surpris à travers les imprécations dont il chargeait sa misérable amie, et les éloges qu’il faisait de son épouse généreuse.

MADAME BEVERLEY.

Impostures ! impostures que je ne croirai jamais. Non, mon époux n’a point de maîtresse… non… Mais, monsieur, s’il en a une, pourquoi m’en instruire ?

STUKELY.

Pour vous prévenir sur les pièges qu’on peut vous tendre encore… Dans l’incertitude où il était comment vous recevriez sa demande, il a supposé que j’étais ruiné, et il s’est écrit à lui-même. Le tour a réussi ; et ce qu’on arrachait à une femme honnête et tendre était porté, destiné à…

MADAME BEVERLEY.

Ah, Dieu ! je me meurs… C’est pour cette fois que j’ai tout perdu, que je suis ruinée… Ah, Dieu ! ce coup est au-dessus de mes forces. J’ai vu sa dissipation sans m’en plaindre ; j’ai vu la misère s’avancer sur moi de tous cotés sans pousser un soupir ; j’ai vu ma fortune renversée, sans répandre une larme… Ces épreuves étaient cruelles ; mais ma passion, ma tendresse me soutenaient… Ah ! Dieu, Dieu !

STUKELY.

Voici le moment de montrer du courage et de la patience.

MADAME BEVERLEY.

Du courage ? de la patience ? Le cruel ! l’ingrat ! le perfide ! Est-ce la connaissance qu’il a de ce cœur qui l’autorise à le déchirer ? Mais il verra que je puis cesser d’être faible, ressentir des injures et m’en l’aire justice.

STUKELY, à part.

Parlons, il en est temps. (À madame Beverley.) Vous en faire justice, rien ne vous sera plus facile.

MADAME BEVERLEY.

Comment, monsieur ?

STUKELY.

Pardonnez, madame, à mon zèle. C’est son excès qui va m’exposer peut-être à vous déplaire. Suspendez un moment votre juste courroux, et arrêtez vos yeux sur la misère de votre état. Le besoin vous attaque de toutes parts : lui résisterez-vous ? Votre enfant sans éducation, sans secours, va perdre les privilèges les plus avantageux de sa naissance ; votre sœur est ruinée. Des larmes sont l’unique consolation qui lui reste à donner à votre sort et au sien. Vous êtes sans ressource. À qui vous adresserez-vous ? à la commisération de quelques gens de bien ? Hélas ! madame, ce qu’on en obtient est bien peu de chose, et n’est que trop souvent compensé par l’insulte dure et cruelle des autres.

MADAME BEVERLEY.

Voilà donc où j’en suis réduite ! Et le moyen de m’en faire justice ?

STUKELY.

Il est sûr, si vous l’agréez. Lorsque le serment du mariage est violé, aux yeux du ciel le sacrement est dissous… Un moment, madame… écoutez-moi, et ne vous révoltez point trop vite… Vous êtes à la fleur de votre âge ; le temps n’a point encore fané les roses de votre teint ; l’aisance et la tranquillité leur rendront bientôt ce que le chagrin leur a ôté d’éclat. Vous avez des avantages précieux, si vous en savez user. Tous les hommes n’ont pas l’injustice et la cruauté de votre époux. Fuyez-le, et vous trouverez des bras tout prêts à vous recevoir, à vous protéger et à vous venger.

MADAME BEVERLEY.

Et où sont-ils ? Et ces hommes qui n’ont ni l’injustice ni la cruauté de mon époux, pouvez-vous m’en nommer un ?

STUKELY.

Sans doute, madame ; moi, l’ami des infortunés ; moi qui peux, sans être arrêté par la fureur qui s’élève sur votre visage et qui éclate dans vos yeux, vous avouer que je vous aime de l’amour le plus violent.

MADAME BEVERLEY.

Ah ! que le ciel n’a-t-il mis dans ces yeux la foudre à côté de l’éclair que tu y vois ; tu ne serais plus. Eh bien ! suis-je assez avilie ! Au premier instant de la misère et de la pauvreté, j’aurai donc connu toute l’humiliation qui lui est réservée !… On ose avoir des désirs, hasarder des offres, espérer l’échange de mon âme pour du pain… Trahie ! infâme ! je t’ai vu ; enfin, je t’ai vu. Sors, et emporte avec toi ces remercîments sur les lumières que je te dois ; je t’ai vu.

STUKELY.

Avec un peu plus de prudence, vous m’auriez une obligation plus réelle.

MADAME BEVERLEY.

C’est de mon époux que tu recevras la récompense que tu mérites.

STUKELY.

Arrête, femme orgueilleuse… sache que j’ai une âme aussi, et plus inflexible encore que la tienne, et plus impérieuse. Si je sais aimer, tu connaîtras que je sais haïr.

MADAME BEVERLEY.

Pauvre, misérable vilain ! je te méprise, toi et tes menaces ; et Beverley ne m’a-t-il trompée que pour que sa trop crédule épouse cherchai une indigne vengeance dans le sacrifice de son honneur abandonné à un misérable ? Perfide, il saura les projets ; il les saura, et je serai vengée.

STUKELY.

Allez le défier de ma part ; allez lui dire que j’aime sa femme, et qu’elle ne peut être à moi tant qu’elle appartiendra à son stupide époux : allez, et soyez veuve, afin que je puisse vous présenter mon hommage sans honte, et vous, l’accepter sans blâme.

MADAME BEVERLEY.

Le lâche ! le lâche ! il insulte mon Beverley ! il prononce son nom, et il ne frissonne pas ! Je vois ta frayeur ; je connais ta lâcheté ; mais je suis femme et faible ; mais j’aime mon époux, et malgré moi je m’effraye pour lui… Va, sors, sache te taire ; Je te le conseille pour toi-même… Qui est-ce ? (Lucy entre.) Monsieur, vous m’obligerez de sortir.

STUKELY.

Je serais fâché de vous déplaire plus longtemps. (Lucy et Stukely sortent.)

MADAME BEVERLEY.

Et il y a un ciel ! un Dieu ! un vengeur du crime ! un lieu destiné aux scélérats ! et la terre ne s’entr’ouvre pas ! Dieu ! tu veux qu’il soit abandonné à son propre cœur ; j’y consens : tu lui accordes du temps ; tu veux, avant que de consommer sa perte par l’endurcissement, qu’il puisse apaiser ta colère par son repentir. Je souscris à ta volonté. (Lucy rentre.)

Lucy, suivez-moi. Viens, mon enfant, viens entendre le malheur de ta pauvre maîtresse, et mêler tes larmes aux siennes. Viens ; mais sache et n’oublie pas que le bien et le mal viennent d’en haut ; que Dieu n’a pas détourné son regard de celui même qui souffre sans l’avoir mérité, qu’il frappe quelquefois avec le plus de violence sur celui qu’il aime le plus ; et que, soit qu’il afflige ou qu’il fasse prospérer, il récompense toujours.