Le Joueur (Diderot)/Acte V

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Le Joueur (Diderot)
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 501-525).


ACTE V


Le lieu de la scène reste le même.



Scène PREMIÈRE.

STUKELY, BATES, DAUSON.
BATES.

Le pauvre Leuson !… Mais je ne vous en ai que trop dit là-dessus cette nuit… la pensée m’en est horrible.

STUKELY.

Dans la rue ? et personne avec lui ?

BATES.

À sa porte. Il me conduisit chez lui. J’avais prétexté quelques affaires sur lesquelles je voulais le consulter, et je le frappai dans le flanc comme il élevait le bras pour sonner.

STUKELY.

Tomba-t-il roide du coup ?

BATES.

Ce récit vous plaît ; je le vois à l’attention que vous donnez à chaque circonstance ; et n’est-ce pas cette fois la troisième que je vous répète qu’il ne dit pas un mot et qu’il ne poussa pas un soupir ?

STUKELY.

Et que s’est-il passé ce matin ?

BATES.

La garde l’a trouvé. On a averti les domestiques ; ils ont accouru en tumulte. La foule s’est assemblée ; on l’a porté dans sa maison. J’ai suivi ; je suis entré et je l’ai vu mort chez lui, sur son lit… et cette vue m’a rempli d’une terreur qui ne me quitte plus.

STUKELY.

Laisse là ta terreur. Attends pour t’effrayer que son ombre t’apparaisse et t’accuse. Il ne nous restait à craindre que Beverley, et il est en notre possession ; le fond d’un cachot nous en répond.

BATES.

Faudra-t-il aussi s’en défaire ?

STUKELY.

Sans doute. Mais j’épargnerai ce forfait à tes mains. Mon projet est de l’assassiner par celles des lois. À quelle heure as-tu tué Leuson ?

BATES.

Minuit sonnait. Le son de la cloche me fit frémir. Il me sembla qu’elle frappait sa dernière heure.

STUKELY.

La nuit a été heureuse… (À Dauson.) Ne m’as-tu pas dit que Beverley avait été arrêté à une heure ?

DAUSON.

Précise.

STUKELY.

Bon. Revenons un peu sur cette affaire. Eh bien, les femmes y étaient ?

DAUSON.

Oui, et le vieux Jarvis avec elles. Je vous aurais tout dit ; mais vous étiez trop occupé cette nuit. Ce serait, une histoire à vous fendre le cœur ; mais, heureusement, vous l’avez plus dur qu’une pierre.

STUKELY.

Dis. Dépêche.

DAUSON.

Je le suivis chez lui, partageant sa douleur, et mêlant ma plainte à la sienne. Il entre ; je tiens la porte ouverte ; et l’exempt avec sa suite le saisissent. En vérité, nous sommes des abominables. C’est la trahison la plus noire ; mais j’avais vos ordres ; j’obéissais.

STUKELY.

Et que dit-il ?

DAUSON.

Il m’appela traître ; il vous appela, vous, infâme, vilain ; il reconnut ses billets et se soumit à son sort.

STUKELY.

Et les femmes ?

DAUSON.

Dans les premiers moments, effrayées, surprises, elles restèrent immobiles et sans voix ; elles se regardaient, le visage pâle, la bouche ouverte et les yeux effarés ; leurs larmes coulaient le long de leurs joues : mais bientôt le désespoir et la fureur leur rendirent la parole, et je fus accablé d’imprécations, moi et le monstre qui m’avait employé.

STUKELY.

Et tu soutins ce spectacle d’une âme ferme et d’un œil stoïque ?

DAUSON.

Je fus assez content de mon courage jusqu’au moment qui suivit : j’en rougis ; mais j’avoue qu’alors je fus déchiré et que je n’y tins plus. J’avais ordonné à ces gens d’emmener leur prisonnier. Il allait ; mais ce fut au milieu des hurlements et des cris ; elles voulaient toutes le suivre ; on les repoussait ; elles se prosternaient, elles se roulaient à terre. Sa femme s’évanouit ; sa sœur perdit la raison ; tout ce qui aurait pu amollir des tigres, elles le firent : c’était l’éloquence du malheur. Pour la première fois de ma vie, j’éprouvais la compassion ; et sans l’exempt et ses gens qui me firent honte de ma faiblesse, nous nous en retournions sans rien finir, et n’emportant avec nous que l’exécration ; mais par bonheur ils sont blasés sur ces scènes. Les transes des malheureux, et les larmes de l’innocence et de la beauté les font hausser les épaules et sourire. Ils arrachèrent froidement Beverley des bras de sa femme et de sa sœur, et l’entraînèrent en prison, où le seul Jarvis l’a suivi.

STUKELY.

Qu’il y reste jusqu’à ce que nous l’en tirions pour le conduire ailleurs. Pour vous, monsieur Dauson, trêve de pitié déplacée : il convient bien à un infâme comme vous, employé dès sa plus tendre jeunesse à des forfaits de la dernière atrocité, d’avoir encore de la sensibilité.

DAUSON.

Il est vrai ; elle doit m’être étrangère, surtout après les leçons que j’ai reçues de celui qui s’est chargé de ma première éducation : vous le connaissez.

STUKELY.

Tu étais jeune quand je te rencontrai, mais déjà rompu à toutes sortes de crimes : je ne fis qu’employer et perfectionner tes talents… Mais laissons cela ; nous sommes trop avancés pour revenir en arrière… Notre projet est de la scélératesse la plus profonde ; mais il faut le consommer. Leuson est assassiné : voilà un forfait dans lequel nous sommes tous impliqués… Entendez-vous… tous… Le péril est commun… Il faut d’abord s’y soustraire. Ensuite nous nous livrerons à la pitié, et nous plaindrons les malheureux, si nous avons du temps de reste… Beverley vit encore… il est dans le fond d’un cachot ; mais il vit… la misère le réveillera ; il fera ses efforts ; et peut-être rejettera-t-il sur nous le fardeau qui l’écrase… Tout n’est pas fait… il faut agir… il faut se hâter… Bates, ne l’as-tu pas entendu cette nuit disputer et quereller avec Leuson ?

BATES.

Oui, son vieil intendant Jarvis était avec moi.

STUKELY.

Et attestera le fait. Il le faudra Lien. C’est de là qu’il faut partir. Quel poids n’a point, au tribunal des juges le témoignage d’un ami affligé qui dépose malgré qu’il en ait !… Mais ceci n’est pas tout à fait nouveau pour toi ; je t’en ai déjà jeté quelques mots. Leuson et Beverley se seront pris de querelle ; Bates et Jarvis attesteront le fait ; c’est Beverley qui aura tué Leuson. Mais cette affaire est à combiner ; il y faut du temps et de la réflexion : suivez-moi, nous la discuterons mieux là dedans… Surtout, Dauson, plus de faiblesse : le moment de la pitié n’est pas encore venu… Par ici. (Ils sortent.)


Scène II.

La scène change, et le théâtre représente l’appartement de Beverley.
MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE.
MADAME BEVERLEY.

Point de nouvelles de Leuson.

CHARLOTTE.

Aucune. Hier nous nous séparâmes d’assez bonne heure : depuis, je ne sais ce qu’il est devenu.

MADAME BEVERLEY.

Voilà huit heures qui sonnent… je n’y tiens plus.

CHARLOTTE.

Demeurez du moins jusqu’à ce que Jarvis revienne. Il a envoyé deux fois nous dire d’attendre son retour.

MADAME BEVERLEY.

Loin de lui, je ne saurais plus vivre… Quelle nuit ! La mort me serait moins affreuse qu’une seconde ! Mon pauvre Beverley… combien il aura souffert !… Qu’est-il devenu ? que fait-il à présent ? Cette idée m’ôte le jugement… On vient à minuit ; on me l’arrache ; on le conduit dans une prison ; c’est là qu’il est, sur la terre humide ; de la paille est son lit, une pierre est son chevet : sa femme loin de lui, sa sœur ; personne qui le calme, qui le console, qui l’assoupisse : aucune pensée qui ne le tourmente, qui ne le déchire… Quel sort est le sien !… Ah ! je ne l’aimai point assez. Non, je ne l’aimai point assez. Si je l’avais aimé comme j’ai dû, me l’aurait-on arraché ? nous aurait-on séparés ?… J’en serais morte plutôt… Mais comment cela s’est-il fait ?… comment l’ai-je souffert ?…

CHARLOTTE.

Pourquoi vous accuser ? pourquoi m’accuser ? Tout ce que nous pouvions nous l’avons fait. Jarvis a été plus heureux que nous, il a pu le suivre ; il l’aura consolé. Mais il tarde longtemps.

MADAME BEVERLEY.

Jarvis ne vient point… Ah ! Charlotte, quelle idée me poursuit !… Peut-être… peut-être il succombe à sa peine. Jarvis reçoit ses dernières paroles ; Jarvis lui rend les derniers devoirs… Son cœur se sera brisé.

CHARLOTTE.

Le voici… Il me paraît serein.


Scène III.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE, JARVIS.
MADAME BEVERLEY.

Autant qu’on peut l’être dans les larmes. Hélas ! il pleure. Charlotte, parlez-lui ; pour moi, je ne saurais.

CHARLOTTE.

Jarvis, et votre maître ?

JARVIS.

Madame, des nouvelles, et de bonnes nouvelles. Mais je suis vieux : les vieillards sont comme les enfants ; il faut qu’ils pleurent avant que de pouvoir parler… Mais vous, ne pleurez pas… je vous apporte de la joie.

MADAME BEVERLEY.

De la joie ! Eh ! dis-moi qu’il vit, qu’il est en santé, j’aurai la plus grande joie du monde.

JARVIS.

Il est bien, il sera mieux ; son esprit se remettra, son cœur tressaillera encore d’aise… Il saura… vous saurez… que les vieillards sont insupportables… c’est pis encore que les enfants. Je n’ai que des choses consolantes à vous dire, et je me sens oppresser, et je pleure, et je ne saurais parler.

CHARLOTTE.

Eh ! ne pleure pas goutte à goutte, mon ami ; pleure par orage, et dépêche.

MADAME BEVERLEY.

Eh bien, Jarvis, mon ami, qu’est-ce qu’il y a ?

JARVIS.

Ô que je suis dur !… je me réjouis ; et comment puis-je me réjouir de la fin d’un homme, d’un vieillard ?… Madame, d’hier, votre oncle n’est plus.

MADAME BEVERLEY.

Mon oncle ! ô ciel !

CHARLOTTE.

Comment l’avez-vous appris ?

JARVIS.

Son intendant est venu… il arrivait exprès… je l’ai rencontré… il s’informait dans le voisinage où vous logiez… Cette nouvelle aurait dû m’allliger… Mais votre oncle était vieux, mon maître dans une prison… J’ai pensé qu’il en sortirait, qu’il serait encore heureux… S’il fût resté un jour de plus où il est, j’en serais mort de peine.

CHARLOTTE.

Et cet intendant, où l’avez-vous laissé ?

JARVIS.

Je n’ai pas voulu qu’il mit les pieds ici, et qu’il vît votre détresse ; et puis je ne voulais pas qu’un autre que moi vous apportât une heureuse nouvelle : c’est un bonheur que je voulais avoir encore avant que de mourir. Enfin, mon maître sera encore de ce monde.

MADAME BEVERLEY.

Vite, vite, allons à lui ; ne différons pas notre joie et la sienne.

JARVIS.

Je ne vous ai point amené de voiture, je n’y ai pas pensé : mais Lucy vient d’en envoyer chercher une.

MADAME BEVERLEY.

Il ne m’en faut point : je me sens des ailes.

CHARLOTTE.

Je ne sais ce qui me serre le cœur ; apparemment que je ne puis recevoir de la joie que mon frère ne soit à portée de la partager. Jarvis, comment a-t-il passé la nuit ?

JARVIS.

Que vous dirai-je ? Dans un long rêve où il ne voyait qu’horreur et que sang, entre le désespoir et la mort… Quand on l’eut conduit à sa chambre… c’était une bien triste demeure pour un homme comme lui… il y avait un mauvais grabat… il se jeta dessus… il y est resté sans parler jusqu’au matin… seulement il poussait quelques soupirs profonds, rares, et à de longs intervalles… il versait des larmes… Et ces soupirs et ces larmes étaient les seuls signes qu’il vivait encore… Je lui parlai ; mais il ne voulut pas m’écouter. J’insistai ; mais levant les bras en haut, tenant ses poings fermés, me regardant avec les yeux d’un désespéré, les cheveux hérissés, et le front et les sourcils froncés, il s’arrêta fixement vers moi ; je craignis qu’il ne s’élançât et qu’il ne m’ôtât la vie.

MADAME BEVERLEY.

Le malheureux ! Mais que disait-il ? A-t-il passé le reste de la nuit sans rien dire ?

JARVIS.

À la pointe du jour, il s’est précipité du lit ; il est venu à moi, et me regardant stupidement, il m’a demandé qui j’étais : je lui ai répondu. J’allais ajouter à mon nom un mot de consolation ; mais m’interrompant d’une voix sombre et terrible, il me dit : Tirez, malheureux vieillard ; plus de consolation pour moi ! plus ! Ma femme ! ma femme ! mon enfant ! ma sœur ! j’ai tout perdu. Plus, plus de consolation pour moi ! Alors tombant à genoux, il se mit à se charger d’imprécations, et à appeler sur lui la malédiction d’en haut.

MADAME BEVERLEY.

Dieu ! quel état ! il me fait horreur. Et vous l’avez abandonné ? C’est ainsi que vous l’avez laissé !

CHARLOTTE.

Je suis sûre que non.

JARVIS.

J’aurais été de bronze. Peu à peu j’essayai de le ramener à lui ; des larmes vinrent au bord de ses paupières ; son cœur parut s’amollir : il m’appela par mon nom ; ensuite, il m’appela son ami. Il me demanda pardon, comme si j’avais été son père et qu’il eût été mon enfant. Mais c’est moi qui étais l’enfant, lorsqu’il me demandait pardon. Mon cœur était oppressé ; je voulais parler et je ne pouvais. Il s’éloigna de moi un moment ; puis il revint, et avec des soupirs plus profonds et plus amers, il s’enquit de sa misérable famille… misérable, ce fut son mot… il me demanda comment nous vous trouviez de la détresse de la nuit… si vous auriez la bonté de descendre dans sa prison… Puis il m’ordonna de venir ici… Je le refusai : j’exigeais qu’auparavant il se rendit un peu plus maître de lui-même : il me promit de faire un effort. Il me parut plus à l’aise et un peu remis. Mors je crus pouvoir le quitter. Cependant j’appelai auprès de lui un garçon de la prison : ce garçon doit rester auprès de lui jusqu’à ce que je revienne. Il y a environ une heure que je suis sorti ; je suis accouru le plus vite que j’ai pu : je vous apportais une bonne nouvelle que j’avais recueillie en chemin.

MADAME BEVERLEY.

Quel récit ! Mais nous différons trop ; partons : il ne nous faut point de voiture.

CHARLOTTE.

En voilà une qui arrive à la porte.

JARVIS.

C’est Lucy qui revient, et nous allons partir.

MADAME BEVERLEY.

Et le ramener à la vie, ou mourir tous avec lui.


Scène IV.

La scène change, et le théâtre montre l’appartement de Stukely.
STUKELY, BATES, DAUSON.
STUKELY.

La preuve aura du moins toute la force d’une présomption… S’il en faut davantage pour obtenir une sentence de mort, nous assurerons davantage ; mais nous attendrons qu’on nous y contraigne. Plus nous montrerons de répugnance, plus nous donnerons de poids à notre déposition… Vous savez à présent tout ce que nous avez à faire. Il faut que Beverley périsse… Nous chassons à vue… Point de relâche que l’animal ne soit tombé… S’il ne meurt pas, le châtiment et l’ignominie nous attendent… Songez à cela, et retenez bien vos instructions… Vous, Bates, allez à la prison sur-le-champ. Je vous y précéderai de quelques instants. Dauson me suivra peu de temps après… nous paraîtrons ainsi divisés… Mais, dites-moi, votre parti est-il bien pris ? Avez-vous résolu de finir bravement cette affaire ?

BATES.

Nous sommes des infâmes ; mais vous pouvez compter sur nous.

STUKELY.

Eh bien, Dauson, à présent, que sens-tu ? Tu ne me dis rien… De la compassion ? tu n’en as plus, j’espère… Allons, soyons ce que nous sommes.

DAUSON.

C’est fait. Je me suis endurci, et je vous dirai comme Bates, nous sommes des infâmes…

STUKELY.

Il est vrai.

DAUSON.

Mais vous pouvez compter sur nous.

STUKELY.

Considère la récompense qui t’attend, la richesse et la sécurité. Partage égal de tout. Je l’ai promis, et cela sera. Mais il importe qu’on ne nous aperçoive point ensemble. Séparons-nous ; nous nous rejoindrons à la prison. Vous avez vos instructions. Qu’on se les rappelle et qu’on soit des hommes.


Scène V.

La scène change ; le théâtre représente la prison. (On voit Beverley assis ; après un moment de silence et de repos, il se lève brusquement, et marche.)
BEVERLEY.

Si j’y ai bien réfléchi, mon sort est arrêté ; il faut cesser de vivre. Mais quel avenir attend celui qui porte les mains sur lui-même ? je l’ignore… oui, je l’ignore ; mais je sens le fardeau de la vie et j’en suis écrasé… Mon âme est devenue le séjour de l’horreur, et je n’ai qu’un moyen de l’en bannir. (Il se met à genoux, et dit :) Ô Dieu de la miséricorde ! (Il se relève sur-le-champ, et dit :) Je ne saurais prier… le désespoir a lié mon cœur… je porte la chaîne de fer. Je sens la main de glace… je suis jugé… je suis proscrit… Ô conscience ! conscience !… ne cesseras-tu point ton cri importun ? (Il prend une coupe sur une table, il la regarde, et dit :) Le calme de la conscience est là… Je le vois… breuvage salutaire que la Providence a préparé pour celui qu’elle destinait au malheur et qu’elle aimait encore ; viens, approche de mes lèvres. Baume de la vie, ressource dernière des malheureux, coule vers mon cœur (Il boit et se promène.) El pourquoi le même tombeau qui scelle l’homme, ne scelle-t-il pas aussi sa mémoire ?… Mais si l’on voyait de là le sort et la peine de ceux qu’on a laisses, si on les entendait, quel tourment !… Laissons ces pensées… il n’est plus temps de s’en occuper… Il y eut un temps… le temps est passé pour moi… Qui est-ce ?


Scène VI.

BEVERLEY, JARVIS.
JARVIS.

Quelqu’un qui s’est promis de vous retrouver plus tranquille… Pourquoi vous éloigner, vous détourner de moi ?… Je viens avec la consolation… Ne voyez-vous pas celles qui me suivent ?

BEVERLEY.

Ma femme ! ma sœur ! C’est encore un coup de poignard qu’il faut recevoir. Recevons-le, et que tout soit fini.


Scène VII.

BEVERLEY, JAVIS, MADAME BEVERLEY,
CHARLOTTE.
MADAME BEVERLEY.

Où est-il ? (Elle court, l’embrasse, et dit :) Je le tiens : je le tiens. Dieu soit loué. On ne nous séparera plus. Mon ami, j’ai d’heureuses nouvelles. Je vous les apporte. Vous pouvez être heureux… Mais vous me regardez bien froidement… Cher ami, épargnez-moi ce regard froid ; il me tue.

CHARLOTTE.

Mon frère !

MADAME BEVERLEY.

Hélas ! il ne nous entend pas… Mon ami, un mot… Je n’ai pas un cœur qui soit à l’épreuve de la peine où tu le mets.

BEVERLEY.

Ni moi un cœur qui soit à l’épreuve de tant d’ignominie… Où suis-je ? Ce séjour est bien triste… j’en sortirai.

MADAME BEVERLEY.

Nous venons vous en tirer, vous annoncer un avenir plus doux. Le ciel a vu vos peines, et nous a envoyé du secours… Votre oncle n’est plus.

BEVERLEY.

Mon oncle ! qu’avez-vous dit ? Cachez-moi cette nouvelle… Quel mal je sens là !…

MADAME BEVERLEY.

Ce n’était pas mon dessein de vous affliger… je venais vous consoler.

BEVERLEY.

Dites-moi donc que mon oncle est encore… Dieu !

MADAME BEVERLEY.

Quand je vous le dirais, mon ami, je vous tromperais. Eh ! que n’ai-je le pouvoir de le rappeler à la vie. Il n’est plus, d’hier.

BEVERLEY.

Et il m’a laissé son héritier ?

JARVIS.

L’héritier de toute sa fortune. Oui, monsieur, rassurez-vous ; un peu de courage…

BEVERLEY.

Oui, oui… On dit donc que je suis riche.

MADAME BEVERLEY.

On le dit, et vous l’êtes… Mais d’où vient ce trouble dans vos regards ?

BEVERLEY.

Je suis troublé… Oui, je le suis. Je n’espérais pas… Il m’a tout laissé ?…

JARVIS.

Tout, tout.

BEVERLEY.

J’en suis fâché.

CHARLOTTE.

Fâché, et pourquoi ?

BEVERLEY.

Charlotte, vous n’avez plus d’oncle.

CHARLOTTE.

Je le sais. Que l’âme de mon oncle repose en paix ! Mais il était fort âgé. Est-ce donc un événement si extraordinaire et si terrible, que la mort d’un bomme âgé ?

BEVERLEY.

Que n’était-il immortel !

MADAME BEVERLEY.

Dieu m’est témoin que je n’ai jamais fait dans le secret de mon cœur un souhait dont je puisse rougir. La Providence avait marqué son moment ; elle ne nous attendra pas si longtemps.

BEVERLEY.

Je le crois.

MADAME BEVERLEY.

Pourquoi donc cette inquiétude ?

BEVERLEY.

La mort a sa terreur.

MADAME BEVERLEY.

Ce n’est pas pour un vieillard qui s’éteint. Il meurt comme il est né. Mais si cet événement vous cause la moindre peine, pourquoi faut-il qu’il soit ? je voudrais qu’il ne fût pas.

BEVERLEY.

Je le voudrais aussi, et de toute mon âme.

CHARLOTTE.

Par quel motif ?

BEVERLEY.

Je ne sais… Comment avez-vous su sa mort ?

MADAME BEVERLEY.

Par son intendant, qui est venu exprès. Eh ! que ne l’ai-je ignorée !

BEVERLEY.

Eh ! que ne l’ai-je apprise un jour plus tôt !… Écoutez, et perdez le sentiment et la voix ; ou si vous les recouvrez après que vous m’aurez entendu, jetez-vous à genoux, criez vers le ciel, et maudissez-moi.

MADAME BEVERLEY.

Qu’est-ce ? pourquoi crier vers le ciel ? pourquoi vous maudire ? Non, mon ami ; celle qui fut faite pour bénir tous les jours de votre vie ne vous maudira jamais.

BEVERLEY.

Tous mes jours ont été maudits. Le monde n’a pas l’exemple d’un autre misérable comme moi. Écoutez : toute cette succession, toute cette fortune que la bonté du ciel m’a départie, qu’il me réservait pour ce moment, qui aurait fini mes peines et les vôtres, réparé mon désastre et ramené pour moi le bonheur et la paix, je l’ai engagée, vendue et perdue la nuit dernière.

CHARLOTTE.

Engagée, vendue et perdue ! Comment ?

MADAME BEVERLEY.

Cela ne se peut.

BEVERLEY.

Un Stukely, un homme infernal, m’a parlé de dettes, d’honneur, de ressources, que sais-je encore ? il m’a séduit ; et j’ai vendu, joué et perdu l’héritage que je ne possédais pas encore… vendu pour rien, joué et perdu avec des fripons.

CHARLOTTE.

Enfin, il ne nous reste plus rien.

BEVERLEY.

Il vous reste la liberté et la vie… Mettez-vous donc à genoux ; et appelez sur moi la malédiction d’en haut.

MADAME BEVERLEY, elle se met à genoux, et elle dit :

Ciel, entends-moi ; regarde en pitié cet homme ; touche son cœur, et dissipe la nuit du chagrin qui le couvre ; rends la douceur à ses regards, et le calme à son esprit ; ôte-lui la mémoire importune de ses erreurs ; que le désespoir s’éloigne de lui. S’il faut que tu frappes, que ce soit moi ; frappe-moi. S’il faut que ta main s’appesantisse, que ce soit sur moi, sur moi. S’il faut que la misère soit son lot et le mien, écarte-la de lui, et double-la pour moi ; réponds-moi de son bonheur, et je te réponds de ma résignation et de ma patience. Ces mains que je lève vers toi, les voilà prêtes à accepter le travail pour lui. Je travaillerai tout le jour, et à chaque heure j’élèverai vers toi mes regards, et je te demanderai son bonheur. La bénédiction que je te prie de m’accorder, c’est de remplir les devoirs de femme tendre et fidèle. Fais que je sente combien je te dois, lorsque tu me mets à portée de lui marquer tout mon dévouement et toute ma tendresse. Fais que je le chérisse ; tais qu’il m’aime et que je le console. Ô ciel ! écoute-moi, exauce-moi, exauce-moi !

BEVERLEY.

Je voudrais me mettre à genoux, et prier aussi : mais le ciel courroucé rejetterait ma prière. Ma voix n’arriverait jusqu’à lui que pour réveiller sa colère et hâter sa malédiction… Et puis, qu’ai-je à demander ?… J’ai rompu avec l’espoir… Demanderai-je de longs jours ? Non, mon terme est marqué. La faveur du ciel sur les miens ? Moi, je formerais des vœux pour ma femme, mes enfants, ma sœur ! moi qui, après les avoir ruinés. ai mis le sceau à leur infortune, et les ai condamnés à des pleurs qui ne tariront plus !… moi ! j’oserais intercéder pour eux ! Non, non.

MADAME BEVERLEY.

Qu’avez-vous donc fait ? Pourquoi serons-nous condamnés à des pleurs qui ne tariront plus ? La pauvreté est-elle donc si affreuse ?… Mon ami, la vie a moins de besoins qu’on ne croit… Il n’y a que le pauvre qui le sache, et nous le saurons… L’indigence n’exclut ni la sérénité ni la paix… La paix et la sérénité sont le fruit d’un travail honnête, nous les connaîtrons.

BEVERLEY.

Jamais, jamais… Vous ne savez pas tout… Le forfait est commis. Il est irréparable.

MADAME BEVERLEY.

Quel forfait ? ciel ! quels regards ! Mon ami, pourquoi me regarder ainsi ?

BEVERLEY.

J’ai abandonné mon âme à la vengeance éternelle. Vous serez malheureux tant que vous vivrez ; moi, je le serai toujours.

MADAME BEVERLEY.

Non, mon ami, cela ne sera pas ; ton cœur est trop bon… Charlotte, il n’y est plus… Il délire… Ses yeux s’égarent et me portent de la terreur… Approchez-vous, dites-lui un mot qui le console. Non, il ne peut avoir commis de forfait.

CHARLOTTE.

Je ne sais. Je crains tout ce qu’il est possible de craindre. Mon frère, qu’avez-vous fait ?

BEVERLEY.

Une action d’horreur.

JARVIS.

Madame, ne le tourmentez pas davantage… Sa dernière imprudence a dérangé son esprit.


Scène VIII.

BEVERLEY, JARVIS, MADAME BEVERLEY,
CHARLOTTE, STUKELY.
BEVERLEY.

Que vient faire ici cet infâme ?

STUKELY.

Apporter la liberté et la sûreté. Madame, voilà son élargissement (En lui présentant un papier) ; qu’il fuie. C’est moi qui l’ai fait prendre, il eût été arrêté plus tôt ; dès l’avant-dernière nuit : mais les soins de mon amitié ont été trompés.

CHARLOTTE.

Expliquez-vous. Que voulez-vous dire ?

STUKELY.

Que je n’ai pu empêcher le meurtre qu’il a commis ; que s’il a trempé ses mains dans le sang, c’est malgré moi ; que je voulais prévenir le forfait par sa détention ; mais qu’elle s’est exécutée trop tard.

MADAME BEVERLEY.

Quel forfait prévenir ?… Quel sang a-t-il répandu ? Ô misérable ! misérable !

STUKELY.

Le sang de Leuson.

CHARLOTTE.

Cela ne se peut. Infâme ! qu’as-tu dit de Leuson ! Parle, parle vite.

STUKELY.

Vous ignorez le meurtre, le meurtrier ! J’ai cru qu’il vous déclarait…

CHARLOTTE.

Quoi ? quel meurtre ? quel meurtrier ? Ce n’est pas mon frère, ce n’est pas Leuson. Ah ! dis-moi que Leuson vit, et j’embrasserai tes genoux, et je t’adorerai.

STUKELY.

Je vois votre peine, et je voudrais avoir une autre réponse ; mais le fait est public ; il n’y a qu’une voix. Ce n’est point le plaisir barbare de jouir de votre désespoir qui m’amène. Je ne viens point assassiner une sœur, mais sauver un frère. Leuson est mort.

CHARLOTTE.

Ô ciel !… Mais qui est-ce ?… Cela n’est pas ; non, cela n’est pas ; cela ne se peut… Quel mal lui avait-il fait ? quelle offense ? Infâme ! il est vivant, il est vivant, et il me vengera de l’effroi mortel que tu me causes.

MADAME BEVERLEY.

Charlotte, chère amie, un moment de patience.

CHARLOTTE.

Eh, le puis-je ?

MADAME BEVERLEY.

C’est la pitié, dit-il, qui ramène. Le scélérat ! Eh bien ! Leuson est assassiné, et voilà son assassin !

BEVERLEY.

Charlotte, je vous demande un instant de silence… (À Stukely.) Et vous, continuez.

STUKELY.

Non, on peut être entendu. Les murs ont ici des oreilles. La justice interviendrait. Mais voilà un des témoins du crime.


Scène IX.

BEVERLEY, JARVIS, MADAME BEVERLEY,
CHARLOTTE, STUKELY, BATES.
BATES.

Je vois qu’on sait tout. (À Charlotte.) Mais, madame, rassurez-vous ; daignez vous éloigner un moment. Il y a dehors quelqu’un qui vous attend. Allez ; hâtez-vous : il n’y a pas un instant à perdre.

CHARLOTTE.

Je suis perdue. Ô malheur ! ô malheur ! (Elle sort.)

MADAME BEVERLEY.

Jarvis, suivez. Si Leuson n’est plus, elle en mourra de douleur.

BATES.

Madame, il faut que Jarvis reste ici ; j’ai quelques questions à lui faire.

STUKELY.

Eh non, qu’il se sauve au plus tôt ; sa présence et son témoignage ne peuvent être que fatals.

BEVERLEY.

Qu’est-ce qu’il y a ? que veut-on ?

BATES, à Beverley.

N’avez-vous pas eu un démêlé avec Leuson, cette nuit, dans la rue, et Jarvis n’en a-t-il pas été témoin ?

MADAME BEVERLEY.

Je suis sûre que cela n’est pas.

JARVIS.

Pardonnez-moi, madame, mais…

MADAME BEVERLEY.

Mais cela est faux. Vieillard, vous perdez la tête. Ils n’ont point eu de démêlé. Ils n’en avaient aucun sujet.

BEVERLEY.

Écoutez-le… qu’il dise… Ô que je me sens mal !… Qu’on m’approche Une chaise. (Il s’assied à terre, et s’appuie contre la chaise.)

MADAME BEVERLEY.

Mon ami, vous défaillez… Vous tremblez… mon ami !… Comme vos yeux sont fixes !… Mais vous êtes innocent… n’est-ce pas ?… Si Leuson n’est plus, ce n’est pas vous…


Scène X.

BEVERLEY, JARVIS, MADAME BEVERLEY,
STUKELY, BATES, DAUSON.
STUKELY.

Qui est-ce qui a appelé ici Dauson ?

BATES.

C’est moi… Nous avons là un témoin que vous ne soupçonnez guère… Là dehors…

STUKELY.

Quel témoin ?

BATES.

On ne peut un meilleur, voyez.


Scène XI.

BEVERLEY, JARVIS, MADAME BEVERLEY,
STUKELY, BATES, DAUSON, LEUSON, CHARLOTTE.
STUKELY.

Leuson ! Ah, scélérats ! traîtres ! infâmes ! vilains !

MADAME BEVERLEY.

C’est Leuson ! c’est lui ! quel bonheur !

CHARLOTTE.

C’est son ombre peut-être. Eh bien, monsieur Stukely, comment vous trouvez-vous de l’apparition ?

JARVIS.

Quelle énigme est ceci ?

BEVERLEY.

Expliquez-vous ! parlez… Il ne me reste plus que quelques instants.

MADAME BEVERLEY.

Et pourquoi, mon ami ? Nous serons heureux ensemble, et de longues années.

LEUSON.

Aux yeux de ce monstre, que notre félicité tourmentera, tandis que nous jouirons de son ignominie… Le scélérat savait que je l’avais démasqué. Il n’ignorait pas l’usage que je ferais de mes lumières. Il m’avait condamné à périr par la main de Bates, qui s’est chargé de l’assassinat pour l’empêcher. On m’a cru mort, on l’a dit, et je me suis prêté à tout ce qui pouvait autoriser ce bruit.

CHARLOTTE.

Et me jeter dans des transes inouïes.

LEUSON.

Je les ai senties ; j’aurais voulu vous parler et les prévenir ; mais il fallait être vengé… L’infâme n’en était qu’à la moitié de ses projets… Lorsqu’il me crut assassiné, il fit arrêter Beverley par Dauson ; et son but était de rejeter ce forfait sur Beverley. Il avait entraîné tous ses associés dans ce complot.

MADAME BEVERLEY.

L’exécrable !

BATES.

Nous attesterons tout, Dauson et moi.

LEUSON.

Et combien d’autres forfaits ! Parmi ces forfaits comptez son ami abandonné à des filous et ruiné par son entremise ; et la fortune de cet ami devenue la récompense d’une chaîne de crimes.

DAUSON.

S’il eût su s’arrêter, et laisser du moins la vie à celui qu’il avait trahi, dépouillé, nous lui serions demeurés attachés.

MADAME BEVERLEY.

C’est ainsi que le ciel tire le bien du mal qu’il a permis, et qu’il instruit les bons par la chute des méchants.

LEUSON.

Il brise l’instrument fatal dont il se sert. La loi des hommes confirmera l’arrêt du ciel. Le scéléral ne mourra pas. La mort serait une grâce pour lui. Il faut qu’il subisse la honte, la misère, la prison, le mépris, l’exécration, le remords, et tout ce qui attriste les hommes en ce monde et leur fait détester la vie. Il prendra la sienne en aversion, et il s’en délivrera de sa propre main… Et mon ami ? (À Beverley.)

BEVERLEY.

Il est bien. Qui est-ce qui m’a parlé ?

MADAME BEVERLEY.

Mon ami, c’est Leuson… Pourquoi le regardez-vous ainsi ?

BEVERLEY.

N’ont-ils pas dit qu’il était assassiné ?

MADAME BEVERLEY.

Oui ; mais il vit pour nous secourir.

BEVERLEY.

Donnez-moi votre main… Tout vacille et se renverse autour de moi.

MADAME BEVERLEY.

Dieu !

LEUSON.

La présence de cet homme-là le trouble. Qu’on l’emmène ! qu’on le gaule ! Vous en répondrez sur votre vie. (Dauson et Bates entraînent Stukely, et sortent avec lui.) Eh bien, mon ami ?

BEVERLEY.

J’ai du mal (Montrant son cœur et sa tête.) là… et là encore… Je me sens consumer, déchirer…

MADAME BEVERLEY.

C’est une convulsion… Qu’est-ce qui nous déchire, vous consume ?

JARVIS.

Une révolution trop subite… Peut-être a-t-il besoin de repos… La nuit dernière a été terrible… Son esprit s’est dérangé.

CHARLOTTE.

À n’en revenir jamais… Mon frère !… ah ! que je crains !… que je crains !…

MADAME BEVERLEY.

Ciel ! secourez-le ! secourez-moi !… Beverley, mon ami, regardez-moi… Quel feu dans ses yeux !…

BEVERLEY.

Je brûle ; je meurs… Qu’ai-je fait ?

MADAME BEVERLEY.

ciel ! ô malheureuse que je suis !… Au secours… Allez, Jarvis, appelez au secours… Jarvis, votre maître se meurt… Cours ; laisse tes pleurs, et cours… Ce qu’il a fait !… le crime qu’il se reprochait !… je ne veux pas le savoir… ma frayeur ne me l’annonce que trop.

BEVERLEY.

Rappelez Jarvis ; il n’y a plus de remède.

MADAME BEVERLEY.

Il est donc vrai !

BEVERLEY, se tenant le côté du cœur à deux mains.

Descendez ici, feux cruels ! descendez ici ; c’est votre foyer… Ou plutôt, retournez un moment aux enfers qui vous ont produits. Un moment… cessez un moment de me dévorer… Ne pouvez-vous lâcher votre proie un moment ?

MADAME BEVERLEY.

Charlotte ! du secours. Soutenez-le, monsieur. Et je vois cela, et je ne meurs pas !

BEVERLEY.

L’accès a été violent… Il a engourdi tous mes sens… Il m’a ôté la vue… Je ne vois plus. Où est ma femme ?… Mon amie, me pardonnez-vous ?

MADAME BEVERLEY.

Hélas !

BEVERLEY, s’agitant derechef.

Je sens l’approche d’un second… Le voilà. Tout va finir… Mon amie, vous me pardonnez ?…

MADAME BEVERLEY.

Qu’ai-je à vous pardonner ?

BEVERLEY.

Une mort lâche.

MADAME BEVERLEY.

Pourquoi vous accuser ?

BEVERLEY.

Mon âme en répondra… Hélas ! si Jarvis ne m’eût point quitté, il est sûr que j’aurais pu vivre… Mais pressé par le crime et par le remords… jeté dans une prison… tourmenté de votre douleur… vous voyant livrée par moi à toutes les horreurs de la misère, ma tête s’est troublée… j’ai désespéré… Il s’est éloigné… j’ai corrompu le garde qu’il m’avait donné… j’ai pris du poison…

MADAME BEVERLEY.

Ô ciel ! du poison !

CHARLOTTE.

Le malheureux ! qu’a-t-il fait !

BEVERLEY.

Un crime… Je vais être jugé… Ma douleur s’apaise ; ma fin s’approche… le ciel m’a entendu… J’ai désiré un moment de relâche, et je l’obtiens… Ah, si le repentir pouvait encore… Inclinez-moi, prosternez-moi. Que je prie pour vous, pour moi. (On le penche et on le soutient.) Dieu puissant qui m’as créé, entends ma voix. J’ai failli par faiblesse ; je me suis détruit par lâcheté. Si tu n’as point de rémission pour cette faute, satisfais ta justice ; me voilà soumis. Mais si tu es le Dieu de la miséricorde. si tu ne m’as pas destiné à deux vies malheureuses, fais luire dans cette âme un rayon d’espoir ; console-moi, tranquillise mes derniers instants. Regarde aussi dans ta commisération ces malheureux qui m’entourent. J’ai causé leur douleur : accepte-la en expiation. Rends leurs jours paisibles et leur fin heureuse… Relevez-moi…

MADAME BEVERLEY.

Ciel ! rendez-le-moi. Dieu puissant, étends ta main ; arrache-le du tombeau. Sauve-le, sauve-le.

BEVERLEY.

Mon amie, vous demandez en vain… La mort m’entraîne… mais le ciel est propice. J’ai espère un rayon d’espoir ; un signe de pardon, une lueur consolante qui m’éclairât et me soutint dans la nuit éternelle où je vais entrer… Il a brillé… Je suis exaucé… C’est plus que je n’aurais attendu d’une vie innocente. Adieu ; je vous laisse.

MADAME BEVERLEY.

Pas encore, pas encore. Arrête un moment, et je te suis.

BEVERLEY.

Vivez, je vous le recommande ; je vous laisse un enfant. Faut-il qu’il soit aussi oublié de sa mère ?… Je le recommande à l’amitié de Leuson… Est-ce vous, Charlotte ? Nous nous sommes toujours aimés… Je vous ai fait un grand préjudice ; mais vous n’y pensez plus ; n’est-ce pas, chère sœur ?

CHARLOTTE.

Non, cher frère.

BEVERLEY.

Donnez-moi vos mains… Je les tiens… Qu’on me lève… Non, je ne saurais… Adieu, que je vous plains !… Suspendu par un fil au-dessus d’un abîme de misères éternelles, prêt à y tomber, je m’oublie ; je vous sens proche de mon cœur ; je souffre pour vous ; je prie pour vous. Dieu, secourez ces femmes !… Je m’en vais… Adieu !… Miséricorde ! miséricorde !

LEUSON.

C’est fait. Allons, madame ; allons, mon amie.


Scène XII.

Les mêmes personnages, JARVIS.
JARVIS.

Hélas ! je le vois bien, il n’est plus temps ; il n’est plus.

CHARLOTTE.

Mon cœur est serré ! je ne saurais pleurer. Larmes cruelles ! pourquoi ne coulez-vous pas ?… Sœur malheureuse !… Leuson, parlez-lui… Qui est-ce qui concevra toute sa peine ?…

LEUSON.

Entraînons-la hors d’ici. Venez, Jarvis, approchez, prenez-la… soutenez-la. Son mal n’est pas de ceux qu’on apaise par la raison : c’est un remède aux moindres douleurs… Anges du ciel, descendez, parlez à son cœur, touchez-le et versez-y l’espoir. (Charlotte et Jarvis l’emmènent.)

Et toi, malheureux, dont le cadavre afflige ici mes yeux, puisse ton âme avoir trouvé grâce ! Tes jours auraient été sans reproche, sans les erreurs de tes derniers instants et ton action violente. Parle-moi ; apprends-moi qu’il n’y a point de vertu solide sans la prudence. Les fantaisies non réprimées dégénèrent en passions, subjuguent l’esprit, corrompent le cœur, entraînent la raison et disposent des sentiments de la nature, de la fortune, de la considération, de l’honneur, du bonheur et de la vie.



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