Le Journal d’un missionnaire au Texas/02

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LE JOURNAL
D’UN MISSIONNAIRE
AU TEXAS

LA MISSION DE BROWNSVILLE ET LES FRONTIÈRES MEXICAINES.

Après un premier séjour en Amérique[1], j’étais revenu en France ; mais les pays lointains où j’avais couru tant d’aventures et supporté tant de fatigues avaient gardé leur attrait sur mon âme. Je ne pouvais songer à ces pauvres colons du Texas, avec lesquels J’avais vécu deux ans, que j’avais guidés par mes exhortations, éclairés et soutenus par les secours de la religion, et à qui j’avais la conscience d’avoir été utile dans la mesure de mes forces, je ne pouvais, dis-je, songer à eux sans éprouver quelque envie d’aller les rejoindre pour achever une tâche que je regardais comme sacrée. Je me décidai à repartir et quittai la France le 7 mars 1851. Je ne devais pas retourner à Castroville ; l’évêque de Galveston me donna une nouvelle mission sur les frontières occidentales du Texas, tracées par le cours du Rio-del-Norte, appelé plus communément Rio-Grande, qui descend des Montagnes-Rocheuses pour se jeter dans le golfe du Mexique. Malgré mon ignorance de la langue espagnole, que parlent la plupart des catholiques de ces contrées, je dus céder aux pieuses exigences du vénérable évêque, et le 11 mai je m’embarquai à Galveston pour me rendre par le golfe du Mexique à Brownsville, ma future résidence, située sur le Rio-Grande et non loin de son embouchure.

La mission que je venais d’accepter était très étendue. Autour de Brownsville, sur un rayon de soixante milles, habitait une population très compacte, et à trois cents milles au nord il y avait plusieurs villes, plusieurs établissemens considérables que je devais visiter : je n’avais pas à m’écarter du fleuve, mais je devais le remonter aussi loin que possible. Ce n’étaient plus, comme dans ma première mission, les Allemands et les Alsaciens qui formaient la majorité des catholiques confiés à mes soins ; j’avais surtout affaire aux Mexicains, qui composent le fond de la population sur ce sol annexé récemment aux états de l’Union. Dans ma première mission, les vices que j’avais eu à combattre étaient principalement la cupidité, la méchanceté, l’ivrognerie ; dans la seconde, j’allais me trouver au milieu d’hommes ignorans, superstitieux, nonchalans, enclins à l’immoralité. Je n’aurais plus l’indigence et la famine pour compagnes inséparables ; mais à chaque instant mon cœur devait se briser à la vue des vices et de l’indifférence incurable de mes nouveaux paroissiens. Que de peine pour jeter dans ces âmes, je ne dirai pas des élémens religieux, mais seulement un peu d’ordre, de raison et de morale ! Je savais cependant qu’ils étaient doux, débonnaires, faciles à persuader, et j’entrepris ma tâche avec courage. J’avais d’abord à les connaître, à étudier leurs mœurs, puis à les guider par des conseils, et, s’il se pouvait, par de bons exemples.


I.

Le bateau qui m’amenait de Galveston nous débarqua dans une île. Les côtes du Texas sont protégées sur toute leur étendue par une ceinture non interrompue d’îles sablonneuses très étroites et de longueur inégale, et comme entre elles et le littoral la mer est très peu profonde, les navires sont obligés de s’y arrêter ; le transport des passagers et des marchandises sur le continent se fait par des chaloupes et des bateaux légers. C’est à Point-Isabella qu’on aborde, ville maussade où l’on ne voit que des arrieros ou charretiers mexicains, dont les grossiers véhicules, traînés par des bœufs, attendent les marchandises pour les transporter à Brownsville. Deux voitures attelées de quatre chevaux étaient destinées aux voyageurs. La route de Point-Isabella à Brownsville traverse plusieurs endroits devenus célèbres par les succès du général Taylor sur les troupes mexicaines : un de mes compagnons de voyage, le directeur de la banque de Brownsville, me les indiqua. C’était un homme d’un esprit remarquable et de manières distinguées. Quoiqu’épiscopalien, il se lia avec moi d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. A peine arrivé à Brownsville, il me ménagea par de chaudes recommandations un excellent accueil dans la société aisée de la ville, et les premières difficultés du séjour se trouvèrent aplanies.

Pendant la guerre de l’indépendance, le colonel américain Brown construisit un fort en face de Matamoros, ville mexicaine; il fut tué et enterré dans ce fort, qui portait son nom. Autour de ce formidable tombeau s’établirent des marchands français et américains, et Brownsville fut fondée. Quand j’arrivai, la ville comptait à peine quatre années d’existence, et déjà sa population était de cinq ou six mille âmes. La position de Brownsville est excellente pour le commerce de transit; placée sur la limite du Texas, elle expédie les marchandises pour toutes les villes mexicaines de l’est et du nord. Elle est située vers le 97e degré de longitude ouest, et vers le 25e degré de latitude nord, à trente-cinq milles environ du golfe du Mexique. Les eaux jaunâtres du Rio-Grande baignent les jardins de la ville. Le sol est formé d’un sable fin et blanc, qui, par le vent du nord, s’élève en tourbillons si épais, que l’atmosphère devient obscure, et la circulation dans les rues impraticable. En revanche, la pluie, qui dans ces régions fait tomber brusquement d’énormes masses d’eau, change en quelques instans les rues en rivières où se plongent vaillamment les pieds des passans, des chevaux et du bétail. Aux environs, la terre est fertile et la végétation d’une richesse tropicale. On ne trouve ni pacaniers ni sapins, les chênes même sont rares, mais partout le dattier, le palmier-éventail, l’ébénier, l’aloès, les fougères colossales, les cactus de toute sorte; dans les bois, des lianes, des plantes odorantes, mille fleurs aux couleurs brillantes, aux formes singulières, aux parfums enivrans, et au-dessus de cette magnifique fécondité un ciel éternellement pur, un soleil éternellement éclatant.

L’église de Brownsville s’élevait en face du fort Brown, au milieu d’un vaste terrain inculte et sans clôture. Elle était en planches et formait un carré long capable de contenir deux ou trois cents personnes; le clocher ressemblait à une cage. L’irrégularité de l’ensemble était dissimulée à l’intérieur par des tapisseries de coton que je fis peindre par la suite. La cure faisait corps avec l’église; c’était un carré divisé en quatre petites chambres, dont une servait de sacristie. Je n’y trouvai pas trace de meubles et fus forcé, la première nuit, de coucher sur le plancher. Le lendemain, un jeune officier de la garnison me donna un pliant, des draps, une couverture et des chaises, et m’offrit sa table et sa bourse. J’avais grand besoin de ses bons offices. Cet officier s’appelait M. Garresché, il était d’origine française et excellent catholique. L’aspect de la ville est assez agréable et riant. Quelques établissemens sont en brique; la plupart des maisons sont en planches, mais de forme élégante, et entourées de jardins. Les façades donnent sur la voie publique; elles se cachent à demi derrière les lilas de Chine, les saules, les acacias. Les rues sont larges et tracées à angle droit. Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans le principe, chaque colon plantait sa cabane où bon lui semblait. Quand le développement de la ville nécessita l’organisation d’une municipalité, celle-ci signala son entrée en fonctions en ordonnant l’alignement des rues; le shérif, homme d’action assez peu accommodant, fut chargé de l’exécution du décret. Il publia que sous huit jours toutes les maisons devraient être sur l’alignement tracé par l’arpenteur municipal; celles qui ne se seraient pas dérangées assez vite seraient détruites sans rémission. On connaissait le caractère du shérif, on savait que sa menace n’était pas vaine, et pendant une semaine toutes les maisons furent en branle, les unes avançant, les autres reculant au moyen de grands rouleaux sur lesquels elles glissaient. Le terrain était inégal et sablonneux; à chaque instant, des maisons allant ou venant, se rencontraient; arrêtées dans leur acheminement, elles s’accumulaient sur le même point, la circulation était obstruée, et, comme le shérif ne plaisantait pas et qu’il fallait arriver à temps, il s’ensuivait des cris, des disputes et des collisions. Cependant presque toutes les maisons en planches furent alignées au terme fixé. Quant aux cabanes de roseaux et de branches d’arbres, elles n’avaient pu bouger, et elles furent abattues impitoyablement par le shérif, accompagné d’une vingtaine d’hommes armés de haches.

A Brownsville, comme sur toutes les frontières texiennes, comme dans tous les états nouveaux de l’Union, la population présente les mélanges les plus bizarres et les plus variables. On ne saurait faire un tableau complet d’une société aussi diverse et aussi mobile; la description sera vraie à un certain moment et dans certaine localité; à quelque temps ou à quelques lieues de là, elle devient fausse. Non-seulement c’est un assemblage confus d’hommes de toutes nations, Mexicains, Espagnols, Français, Anglo-Saxons ou autres; mais à côté de personnes qui se font remarquer par leur éducation, leurs connaissances, leur intelligence et leur caractère honorable, se trouve ce que les États-Unis y ont jeté de leur écume, des banqueroutiers, des repris de justice, d’anciens volontaires de la guerre de l’indépendance, qui sont venus chercher, dans un pays où n’existait, à proprement dire, aucun pouvoir judicaire constitué, les aventures et les profits illicites. Les grandes villes de l’Union possèdent une police quelconque; mais sur les frontières des nouveaux états la loi a peu d’empire, et il n’y a pas de force armée pour la faire respecter. Avant l’organisation municipale, la loi de Lynch était en pleine vigueur à Brownsville; c’était pour les habitans le seul moyen de pourvoir à Leur sûreté. Les jugemens du peuple avaient un mérite, l’impartialité; mais ils avaient un défaut, la précipitation. On pendait l’homme qui en avait blessé un autre, sans s’informer si la blessure était grave ou légère. Un soir, dans un fandango, un Américain à moitié ivre frappa un Mexicain d’un coup de couteau dans le ventre; il se sauva du côté de Rio-Grande, mais on le rattrapa comme il venait de se jeter à l’eau. On le garrotta, et le lendemain la population s’assembla dans un carrefour pour prononcer le jugement. Un homme (le futur shérif), sans préambule ni précaution oratoire, cria : « Que ceux qui votent la mort passent de mon côté ! » Un hourrah épouvantable accueillit cette proposition d’un laconisme sauvage; le prévenu fut condamné à l’unanimité. On le mena sur une charrette à l’abattoir; la potence n’était pas encore construite. La charrette s’arrêta sous les poteaux qui servent à hisser les bœufs qu’on doit écorcher. Le futur shérif saisit la corde et se mit en devoir de faire le nœud. Il paraît qu’il s’y prenait maladroitement, car le condamné, qui n’avait pas les mains liées, lui dit : « Laissez-moi faire; vous ne connaissez pas votre métier. » Il fit le nœud, se le passa autour du cou, et dit : « Messieurs, écoutez un bon conseil; si vous désirez n’avoir jamais la corde au cou, ne vous enivrez pas, c’est l’ivresse qui m’a mis sur cette charrette. J’ai une dernière grâce à vous demander : ne mettez pas mon nom dans les journaux, que ma mère ignore le plus longtemps possible le sort de son fils. » Il cria aux chevaux de marcher, et pendant quelques minutes le corps se balança suspendu.

Plus tard, ces exécutions, qui restèrent assez fréquentes, prirent un caractère plus solennel; le condamné était assisté par un ministre de sa religion. La barbarie pourtant ne perdit pas tous ses droits. Un jour on pendit à la fois et sur la même potence deux Mexicains et un Américain. Les amis de l’Américain l’avaient enivré pour adoucir ses derniers momens, et il marcha à l’échafaud en chancelant, en chantonnant, un cigare à la bouche. Il était accompagné d’un ministre presbytérien; un ministre catholique assistait les Mexicains. Les cordes furent arrangées, et les condamnés placés sur la planche fatale. Alors le prêtre catholique se mit à genoux et invita l’assemblée à prier pour ces malheureux. La prière finie, le ministre presbytérien fît un long discours dont les condamnés durent attendre la fin avant que la planche fatale, en faisant la bascule, les jetât dans l’éternité. Pour moi, je ne pouvais supporter qu’on prolongeât par des délais ces horribles tortures, et je refusai toujours de prendre un rôle dans ces affreuses tragédies.

Pour réprimer les malfaiteurs, les habitans de Brownsville n’avaient pas hésité à confier l’autorité à des gens de hart et de corde dont les antécédens étaient de nature à intimider les plus récalcitrans. Si l’on avait pendu tous ceux qui méritaient la corde, on aurait commencé par les autorités, suivies d’un bon nombre de juges, d’avocats, de docteurs; le shérif de Brownsville eût été pendu le premier. C’était un homme d’une haute stature, aux propositions herculéennes; sa figure avinée était impassible et sauvage. Lorsqu’il partait à la poursuite d’un malfaiteur, on n’était pas sûr qu’il le ramènerait, mais on était sûr que le malfaiteur ne reviendrait pas. Un jour qu’il avait couru après un voleur, le marchand volé lui demanda à son retour s’il l’avait trouvé. « Oui, répondit froidement le shérif. Je n’ai pu l’amener; mais c’est égal, il ne volera plus.» Bientôt après, on découvrit dans un chaparal (grand bosquet) le cadavre du voleur avec une balle dans le cœur. Les honnêtes gens ne pouvaient du moins trouver un justicier plus énergique.

La prison de Brownsville était une petite cabane de planches, en face de l’église, et entourée d’une haie de broussailles. Quoique tous les prisonniers fussent enchaînés, les évasions n’étaient pas rares. Pour les rendre moins nombreuses, le shérif confia la garde des prisonniers à deux blood-hounds, espèce de bull-dogs d’une férocité proverbiale dont les Américains se servirent contre les Indiens dans la guerre de la Floride. La nuit, on les mettait en liberté dans l’enceinte de la prison. Plusieurs fois, comme je revenais de visiter les prisonniers malades, ils franchirent la haie, me poursuivirent, et je ne dus mon salut qu’à la rapidité de ma fuite. J’allai trouver le shérif, lui demandant d’attacher ses chiens quand je devrais rentrer la nuit, ou du moins de les empêcher de s’échapper sur la voie publique. Il rit beaucoup. Alors je lui dis : « Mon cher shérif, je ne me sauverai plus; la première fois que vos chiens m’attaqueront, je les tuerai tout net. — Ah! ah! vraiment?» Et il s’éloigna en riant d’un air incrédule et narquois. Quelques jours après, j’étais appelé vers onze heures du soir au chevet d’un moribond; j’y allai, mon pistolet dans ma poche et mon assommoir (life préserver) à la main. Les chiens m’assaillirent; en deux secondes, j’avais brisé le crâne de l’un, qui mourut sur le coup, et la mâchoire de l’autre, qui s’enfuit en hurlant. Le lendemain matin, le shérif arriva chez moi furieux, avec un fouet qu’il n’avait pas l’intention de laisser inutile. « C’est vous qui avez assommé mes chiens? — Oui. » Il leva son fouet; mais je tirai mon pistolet et le lui appliquai sur la poitrine : « Shérif, si vous tenez à votre vie, traitez-moi en gentleman. » Son fouet lui tomba des mains, sa colère s’apaisa : il essaya de sourire. «Voyons, shérif, lui dis-je, restons amis. — De grand cœur, répondit-il en me serrant vigoureusement la main. Ah ! vous êtes un homme... Je suis content de vous. Si quelqu’un par hasard vous manquait de respect, il aurait affaire à moi, soyez-en sûr. Diable ! vous êtes plus décidé que je ne pensais. Pour vous chercher querelle, il faut prendre ses précautions. — Cher shérif, répliquai-je, votre courage, soit dit entre nous, est très grand devant les poltrons; mais ne me rangez pas dans cette catégorie : j’ai la main ferme et l’œil sûr. » De ce jour le shérif fut mon ami.

La magistrature est loin de donner à la sécurité publique des garanties suffisantes. Si l’inculpé est Américain, on l’incarcère rarement; quand ce serait le plus méchant garnement de la ville, on le laisse libre sans lui demander d’autre caution qu’une somme d’argent qu’il lui suffit de promettre et qu’il ne paie jamais. Si le crime a eu trop d’éclat pour rester impuni, on condamne le coupable à un emprisonnement dont la durée est dérisoire, et souvent même on lui donne les moyens de quitter la ville. Cette impudente partialité est la meilleure justification de la loi de Lynch; c’est ce qui l’a répandue et mise en vigueur dans tous les états nouveaux de l’Union. Quant aux Allemands et surtout aux Irlandais et aux Mexicains, la loi civile leur est appliquée dans toute sa rigueur, même si la faute est plus probable que prouvée. On sent la haine de caste et de religion, excitée encore par un sentiment de lâche cruauté contre les faibles. J’ai vu à Brownsville des Mexicains que le shérif meurtrissait à coups de nerf de bœuf. On ne voulait pas se donner la peine de les mettre en prison et s’imposer la dépense de les nourrir jusqu’au jugement; en les prenant, on les frappait horriblement, et on les renvoyait sans les juger. Au reste, les Mexicains et les timides sont les seuls qui aient la simplicité de s’adresser à un tribunal ; les Américains et les Européens se passent de l’intervention des magistrats, et les officiers de justice ne les dérangent pas dans leurs disputes, où ils seraient mal reçus.

Les tribunaux cependant ne manquent pas au Texas. Les uns sont à demeure et à époques fixes, d’autres sont ambulans et servent de cours d’appel aux premiers. Au-dessus d’eux se trouve un tribunal plus important, qui envoie tous les ans un juge suprême dans les chefs-lieux de comté du Texas. Celui qui venait à Brownsville n’était ni trop malhonnête ni trop déraisonnable; il jugeait même assez convenablement dans les rares momens où il n’était pas ivre. Je le rencontrai un jour dans une buvette (bar-room), entouré d’Américains qui célébraient sa bienvenue le verre en main, et je l’entendis porter ce toast d’une langue épaissie : « A la santé de la justice modifiée selon les circonstances! » L’auditoire le couvrit d’applaudissemens. Après ce succès, il alla comme il put à la cour, pour rendre sa justice « modifiée selon les circonstances. » Les questions de propriété étaient à Brownsville une source féconde de disputes et de procès. Au Texas, surtout vers les frontières, quand on veut acquérir un terrain, le parti le plus court et le plus simple, sinon le plus légitime, est d’en choisir un à sa guise et de s’y installer. Les Américains du Kentucky et de l’est des États-Unis qui viennent au Texas ne connaissent pas d’autre façon de devenir propriétaires. Au besoin, le pistolet, le bowie-knife (couteau) et la carabine feront valoir leurs droits. Il faut avouer du reste que rien ne serait plus difficile que de se procurer des titres dont la valeur ne fût pas contestable. Ceux dont l’origine est espagnole sont les meilleurs, mais ils ne sont guère respectés. Après l’annexion du Texas aux États-Unis, des spéculateurs réunirent des titres espagnols, pour vendre, soit aux États-Unis, soit même en Europe, d’immenses terrains qu’ils n’avaient pas même vus, et qui étaient depuis longtemps occupés. De plus, le gouvernement américain distribua trois cent vingt acres de terre aux arrivans et six cent quarante aux maîtres d’école, ministres et colons mariés établis au Texas avant 1847. Après la guerre contre le Mexique, il fit une nouvelle distribution de terres aux volontaires et aux soldats; mais, comme les registres de l’état civil avaient toujours été fort mal tenus, il arriva que, parmi ces terres distribuées et considérées comme vagues, un grand nombre avaient de légitimes possesseurs, d’autres étaient situées en des endroits inhabitables. Alors les nouveau-venus se répandirent dans tout le pays, s’établissant où bon leur semblait.

Quand on voit la façon dont les juges texiens sont élus, on ne s’étonne pas que l’équité ne soit pas considérée par eux comme un devoir. Vers la fin de mon séjour, un grand procès éclata : il ne s’agissait de rien moins que de savoir à qui appartenait le terrain sur lequel la ville est bâtie. Ce procès devait venir au tribunal après l’élection des nouveaux juges. La validité des titres était une question secondaire dans une affaire si importante ; tout dépendait du nombre d’hommes déclarés pour ou contre l’une des deux parties qui seraient élus juges; aussi de part et d’autre tous les moyens furent employés. On dressa des tables dans les rues, on les couvrit de bouteilles de whiskey, on en servait un verre à quiconque voulait prendre un bulletin portant les noms de tel ou tel candidat. Ceux qui n’avaient pas leur opinion faite prenaient des billets et buvaient dans les deux camps. Les deux partis adoptèrent chacun une couleur, l’un le rouge, l’autre le bleu: tout le monde portait au chapeau ou à la boutonnière un ruban bleu ou rouge; on en attachait à la crinière des chevaux et à la queue des chiens, on en distribuait même à ceux qui venaient du Mexique pour leur commerce, et qui se souciaient aussi peu des uns que des autres. On alla jusqu’à faire venir une immense quantité de chapeaux en feuilles de palmier, que l’on ornait des couleurs caractéristiques, et que l’on donnait gratuitement à ceux qui acceptaient des bulletins. Puis vinrent les processions bleues et rouges; c’était entre les deux partis une émulation à qui promènerait par la ville la procession la plus longue. Comme résultat, on rencontrait chaque soir dans les rues bon nombre d’électeurs ivres ou meurtris, et souvent on reconnaissait parmi eux les futurs magistrats pour lesquels tant de bruit se faisait, tant de bouteilles se vidaient.

Il va sans dire que les candidats n’avaient besoin d’aucun titre spécial pour se présenter au choix des électeurs. Aux États-Unis, les examens, les diplômes, les certificats de capacité sont inconnus. Chacun peut à tout moment quitter le commerce pour devenir juge, médecin, ou même ministre de la religion. Si sa nouvelle profession n’est pas assez lucrative ou lui déplaît, il l’abandonne pour une autre, quelquefois il en exerce plusieurs à la fois. Lorsqu’il entre en fonctions, il étudie tant bien que mal quelque ouvrage élémentaire et facile, et il se croit suffisamment instruit, illusion qui est certes plus dangereuse qu’une naïve ignorance. Le docteur yankee qui représentait à Brownsville la science médicale eut à faire, à l’époque de la guerre contre le Mexique, l’amputation d’une jambe. Il ne savait comment s’y prendre. Il saisit la scie d’un boucher, et avec une ingénuité horrible il se mit à scier cette jambe comme un morceau de bois. Le patient mourut au milieu même de cet atroce supplice. Quand Brownsville fut fondée, notre docteur avait trouvé bon un moment de se faire portefaix, métier lucratif alors, mais très fatigant; aussi reprit-il bientôt sa profession de médecin. Il tua tant de monde et si vite, qu’il dut y renoncer encore. A force d’intrigue et d’audace, il réussit à se faire nommer représentant au congrès d’Austin. La session finie, il revint à Brownsville, et, ne pouvant vaincre son funeste penchant pour son premier état, il se refit docteur après avoir lu rapidement quelques livres de médecine. Pour une femme qui mourait de phthisie, il ordonna une forte dose d’acide sulfurique, afin de brûler les tubercules pulmonaires. Deux jours après, j’enterrai la pauvre femme. Pour une maladie d’intestins, il ordonna des injections de cire d’Espagne fondue. On riait de ses remèdes, les malades seuls n’en riaient pas; malgré tout, il était à la mode.

Si l’on était libre dans le choix des professions, on l’était moins dans l’expression des opinions politiques. Lors de l’invasion de Cuba, les agitateurs multipliaient les démonstrations, poussaient aux enrôlemens; il y eut à Brownsville de nombreux meetings où l’on invitait tous les Américains. Quelques-uns essayèrent de parler contre la légitimité de cette invasion; vingt pistolets se dirigèrent contre leur tête pour les forcer à se taire. Quant à l’égalité, le goût en est moins prononcé qu’on ne pense. Prenez au hasard sur un steamer ou dans une rue dix hommes, et demandez à chacun ce qu’il est. Il sera capitaine, major, colonel, général, juge, esquire, docteur (Dieu sait de quoi); aucun ne sera un simple citoyen.

Les mœurs américaines à Brownsville n’occupaient pas toute mon attention. A côté des Yankees, il y avait là, je l’ai dit, une population mexicaine assez nombreuse. La plupart des Mexicains, même parmi ceux des villes, sont d’origine indienne ou indo-mexicaine. Ils sont de taille moyenne; leurs traits sont en général réguliers, quelquefois distingués et nobles, leurs yeux grands et vifs, leurs cheveux noirs, longs, touffus et durs, leur peau foncée, leurs dents très blanches, leurs mains et leurs pieds assez petits. Les principales passions du Mexicain sont les chevaux, le jeu et la danse. Les combats de taureaux et de coqs font leur joie. Parmi les toreadores amateurs se trouvent même des femmes, qui savent tuer le taureau avec grâce et hardiesse; j’en ai vu trois à Matamores qu’un nombre raisonnable de taureaux vaillamment renversés avait rendues presque célèbres.

Pour me faire une idée de la vie mexicaine, j’avais voulu visiter Matamores, ville située dans le Mexique, en face de Brownsville. Mon ministère pouvait un jour ou l’autre me créer des relations avec ses habitans, parmi lesquels se trouvent des négocians français. Matamores est peu éloigné du fleuve; quelques coups d’aviron vous transportent sur l’autre rive, où s’élève une baraque qui sert d’abri aux douaniers et à quelques soldats. Ces soldats, vêtus de brun, à figures rondes et sans barbe, ont l’aspect peu guerrier; ils dorment presque toute la journée sous un bosquet de palma-christi planté près de la baraque. Sur cet échantillon de l’armée mexicaine, je jugeai que les succès remportés par les Américains n’avaient rien de surprenant. Plusieurs voitures stationnaient en cet endroit; en quelques minutes, deux chevaux légers et fougueux nous firent franchir le kilomètre qui sépare la douane de la ville et nous arrêtèrent sur la Plaza-Mayor. Cette place est un carré parfait orné d’un jardin et entouré d’une double rangée de grands lilas de Chine qui sert de promenade. Les maisons sont d’une architecture simple, en briques rouges, à un seul étage orné d’un large balcon. Le toit est plat et forme une terrasse qui sert de séchoir plutôt qu’aux réunions de famille. Derrière les maisons s’étendent des jardins plus ou moins vastes où croissent les orangers, les grenadiers, les pêchers, les palmiers, les figuiers. Pendant le jour, tout semble désert, les magasins sont à demi fermés, chacun reste chez soi; mais aux premiers sons de l’Angelus, un peu avant le coucher du soleil, les fenêtres et les portes s’ouvrent, les rues se remplissent, les dames paraissent sur les balcons en robes de mousseline claire, la Plaza-Mayor se peuple de promeneurs qui flânent, causent, rient et fument jusqu’à minuit. Tout s’anime, tout retentit d’éclats de rire ou de paroles joyeuses; le riche sur son balcon, le pauvre sur le seuil de sa cabane sont également heureux de vivre et de secouer le repos du jour. Les conversations roulent généralement sur la poésie, la religion même, sur l’amour, les chevaux, la musique et la danse; la médisance et la politique n’occupent guère ce peuple voluptueux, favorisé du climat le plus doux et de la nature la plus riche du monde.

Sur les deux rives du Rio-Grande, les Mexicains qui n’habitent pas les villes et qui ne sont pas marchands sont des rancheros; on appelle rancho soit une ferme, soit un assemblage de fermes. Les Mexicains des campagnes égalent en indolence les Mexicains des villes. Je n’ai jamais su comment pouvait vivre un ranchero. Il n’use du travail qu’avec une extrême réserve; un rien l’accable, il ne comprend l’activité qu’en vue du plaisir. Du reste, il est très frugal; sous ce ciel doux et tiède, on peut coucher où l’on veut, en plein air, à l’ombre d’un figuier ou d’un mesquite, plus agréablement que sous un toit. Il se nourrit de café, de chocolat, de tortillas, petits pains plats faits de farine de maïs et cuits sur la cendre ou sur des pierres chaudes, et de tassajo, viande de bœuf séchée au soleil et coupée en lanières, qui se conserve longtemps. Les riches rancheros se permettent le riz, les épices, la viande d’agneau cuite avec des raisins secs, quelquefois même le tamales, mets favori des Mexicains, mélange de viande, de légumes, d’épices et de fruits secs, qui est roulé en forme de cigare et cuit dans une feuille de maïs. Quand le ranchero ne se repose pas ou ne joue pas, il monte à cheval et court dans les plaines et les bois pour surveiller ses troupeaux, visiter ses amis, acheter des provisions, pour se rendre à une fête, à un baptême, à un mariage, où il dansera le fandango. Le cheval est son compagnon et son orgueil. S’il se contente d’une méchante cabane pour lui, il couvre d’ornemens d’argent la selle et la bride de sa monture. S’il est malpropre chez lui, il se pare, dès qu’il monte à cheval, de ses plus beaux habits. Alors il met son chapeau à larges bords doublé de vert, garni d’une ganse d’argent; alors il met une chemise blanche et brodée et son pantalon de velours bleu aux larges bandes de velours noir, dont les ouvertures laissent paraître un large caleçon blanc; il ceint son écharpe de crêpe de Chine rouge ou bleue, et il attache à ses pieds d’énormes éperons d’argent.

Ce qui caractérise le Mexicain des campagnes, c’est une extrême mansuétude, une insouciance poussée jusqu’à la débonnaireté. On remarque aussi chez lui un sentiment assez vif des beautés de la nature. Par une belle nuit d’été, comme j’étais couché dans mon hamacsous une galerie de planches et de lianes que j’avais établie contre le bâtiment de la cure, Isidore, vieux soldat mexicain que j’employais à toute sorte de services, tour à tour domestique, sacristain ou cuisinier, vint s’asseoir près de mon hamac, et, tout en poussant nonchalamment dans les airs la fumée de sa cigarette, il se mit à faire tout haut, sans s’inquiéter si je dormais ou non, un monologue sur les magnificences de la terre et du ciel. Il décrivait la douceur de la température, la pureté de l’atmosphère, la splendeur pâle des étoiles, le silence de la plaine doucement éclairée, les grandes ombres des palmiers et leurs grandes feuilles qui semblent la nuit porter des fruits de feu. Il adressa la parole à la veuve (oiseau de paradis) dont on entendait le cri plaintif, et qu’on voyait voltiger; il lui demanda où elle allait, et pourquoi, pauvre oiseau, elle ne dormait pas sous l’ombre épaisse des ébéniers. « Mystère de Dieu ! » ajouta-t-il, et il s’enfonça dans une silencieuse rêverie.

Le far-niente et l’apathie, voilà ce qui reste chez les populations que soumit jadis Fernand Cortez. J’eus l’honneur de bénir le mariage de la dernière descendante de la royale famille de Montézuma, qui épousait un riche propriétaire de l’état de Cohahuila. Elle avait vingt-quatre ans; ses traits étaient fort beaux, très réguliers, nobles et doux; sa démarche était aisée et un peu nonchalante; l’antique gloire de sa race paraissait dans toute sa personne. Je l’interrogeai sur sa position, elle me dit qu’elle était orpheline, sans parens au degré même le plus éloigné, et qu’elle n’avait eu pour tous biens que des terres dans le Texas. Ces terres étaient vastes, il est vrai, mais, depuis l’annexion du Texas aux États-Unis, ses droits de propriété avaient été diversement contestés et attaqués; on lui avait offert d’acheter ses titres pour 6,000 piastres, et, comme elle craignait d’être dépouillée entièrement, elle avait accepté cette faible somme. Elle faisait un mariage d’amour. Telle est la simple histoire de l’héritière d’un grand nom, du dernier rejeton de ce puissant monarque dont les immenses trésors avaient tenté la cupidité cruelle des conquérans espagnols et inondé l’Europe. Elle alla avec son mari continuer dans l’obscurité son existence ignorée, mais sans doute paisible et heureuse.


II.

Un mois après mon arrivée à Brownsville, comme je commençais à parler convenablement l’espagnol, j’entrepris un voyage de reconnaissance parmi les populations disséminées sur les deux rives du fleuve. Je devais pousser vers le nord jusqu’à un petit établissement nommé Alamo. De Brownsville jusqu’à ce point, il y a plus de trois cents milles. Je m’embarquai sur le bateau à vapeur le Comanche. Le Rio-Grande fait mille détours; quelquefois, au moment des grandes eaux, les sables déplacés lui tracent un nouveau lit, et les bras qui se détachent ainsi de la rivière deviennent des lacs longs et arrondis, dont l’aspect est souvent gracieux; on les appelle des ressacas. Après deux ou trois jours de navigation à travers une immense et plate vallée, notre bateau vint à s’engraver si bien, qu’aucun effort ne put le dégager. Chacun débarqua et fut obligé de continuer sa route par terre. Cet accident modifia singulièrement mon itinéraire; pour aller à Alamo par terre, je devais faire plus de chemin dans le Mexique que dans le Texas. Cette partie des frontières texiennes est dépourvue de routes; dans le Mexique au contraire, on trouve les anciennes routes espagnoles, de sorte qu’à chaque instant, entre deux ranchos texiens, le chemin le plus court et le seul possible est de traverser le Rio-Grande, de voyager dans le Mexique, puis de traverser encore le fleuve près du rancho où l’on veut arriver. Nous trouvâmes, les autres passagers et moi, des chevaux dans un établissement de commerce américain. J’allais faire encore un de ces voyages à cheval auxquels je m’étais accoutumé durant ma première mission; mais je devais rencontrer moins de fatigues et de dangers.

Nous nous dirigeâmes d’abord sur la bourgade mexicaine de Reynosa. Toutes ces petites villes des frontières offrent peu d’intérêt. L’église de Reynosa est en pierre; c’est un carré long, orné d’une tour carrée. Quelques maisons sont bâties, comme au temps de Fernand Cortez, avec des adaubes, larges briques séchées au soleil; le reste se compose de cabanes faites de roseaux et de branches d’arbres. Nous poursuivîmes notre route malgré un soleil accablant. Le chemin était tantôt bordé d’arbres odorans et de lianes parfumées, tantôt il passait sur une terre aride et nue ou sur des terrains calcaires n’ayant pour toute végétation que des cactus ou des plantes épineuses sans feuilles. Mes compagnons étaient des marchands juifs, méthodistes ou free thinkers (libres penseurs). Je ne pouvais éviter quelqu’une de ces discussions religieuses si aimées en Amérique, mais la chaleur nous rendait si inertes, que le débat ne fut vigoureusement soutenu par personne. Nous soupirions après la fraîcheur du soir. Enfin les arbres se colorèrent d’une teinte rougeâtre, les ombres s’allongèrent vers l’orient, les feuilles se balancèrent mollement sous la brise naissante. Le chant du coq et les mugissemens des troupeaux annoncèrent un rancho. Nous étions à Reynosa-Vieja : c’est une vaste place carrée sur les côtés de laquelle s’alignent les cabanes des principaux habitans. A chaque angle aboutit un chemin tapissé d’une herbe touffue. Les environs sont bien cultivés, et la population de ce vaste rancho vit dans l’aisance. En ce moment, les hommes et les bestiaux prenaient le frais çà et là sous les arbres des chemins ou des cours.

Le lendemain, nous arrivâmes au rancho Davis, situé sur les bords du Rio-Grande, qui est à cet endroit large et profond. Le fleuve vient de recevoir le tribut de plusieurs rivières, le Rio de San-Juan, le Rio-Alamo, le Salado grossi lui-même par le Rio-Sabinas, qui descend des montagnes de la Sierra-Madre. Le rancho Davis est plus connu maintenant sous le nom de Rio-Grande-City; c’est un vaste assemblage de magasins américains et de cabanes mexicaines. La contrebande se pratique là sur la plus large échelle : le gouvernement mexicain ne peut entretenir beaucoup de soldats ni de douaniers, et les produits des États-Unis ont un écoulement très facile au Mexique; aussi les marchands américains du rancho Davis réalisent-ils d’énormes bénéfices.

Je partis seul pour me rendre à Roma, établissement américain situé plus au nord. Le chemin qui y mène serpente entre le Rio-Grande et une chaîne de collines qui va rejoindre les ramifications des Montagnes-Rocheuses. À cette latitude, les plaines du Texas occidental disparaissent; le terrain est accidenté, mais le caractère en est triste. Les mesquites, les arbousiers, les caroubiers et l’innombrable famille des cactus deviennent la seule parure de ces monticules pierreux et arides. Parfois on marche sur un roc blanc qui reflète les rayons du soleil et brûle les yeux. Si par hasard une plante essaie de pousser dans quelque sinuosité où se trouve un peu de bonne terre, le soleil ne tarde pas à la faire mourir sur pied. En revanche, quand il se rencontre un ravin, un filet d’eau, un terrain humide, la végétation déploie une vigueur et une richesse incomparables. Dans quelques-uns de ces ravins, j’ai vu de gigantesques polypodiums, aspleniums et autres espèces de fougères que les longues sécheresses rendent très rares au Texas. Un silence profond règne dans ce désert; c’est à peine si l’on entend parfois un chant d’oiseau, un rugissement de bête fauve. Le seul être vivant que je rencontrai me donna du moins un mouvement de joie : c’était, faut-il le dire? un serpent à sonnettes. Je n’en avais pas vu encore depuis mon retour; je me rappelai Castroville, et je suivis mon chemin tout rêveur.

Roma est peuplée de marchands juifs et de quelques Mexicains. C’est un pêle-mêle de cabanes de pierres et de bois, de huttes de roseaux et de boue, jetées çà et là sur un mamelon moitié nu, moitié boisé. Il n’y a pas trace de rue. De Roma je me rendis à l’Alamo et à Mier, accompagné du shérif de Roma, jeune homme aimable et cordial. La route, en montant sur les sommets des collines, ouvrit devant nos yeux une perspective d’une immense étendue. A l’est, les plaines sans bornes du Texas se perdaient dans les vapeurs de l’horizon; à l’ouest se dressaient les montagnes bleues de la Sierra-Madre, leurs masses énormes et leurs cimes fantastiques; au nord, les collines sur lesquelles nous cheminions se perdaient dans un demi-cercle de pics lointains; de toutes parts, nos regards se plongeaient dans un océan de lumière. Dans un rancho voisin de Roma, j’eus l’occasion de célébrer un mariage. L’épousée devait partir le jour même pour l’habitation de son mari, qui demeurait à une distance de plus de cinquante milles. Pendant la cérémonie, la mère et les parens se mirent à pleurer; les filles d’honneur et leurs amies se mirent bientôt également de la partie, et la mariée s’évanouit enfin, ainsi que sa mère. De ma vie je n’avais vu pareille désolation. Les Mexicaines ont les larmes faciles. Quand la mort visite une cabane, toutes les femmes des environs viennent gémir autour du cadavre et s’arracher les cheveux en poussant des cris aigus. Dans tous les temps, chez tous les peuples primitifs ou peu cultivés, on retrouve ces bruyantes manifestations de la douleur.

L’Alamo est un petit village américain de date récente, qui tire son nom de la rivière mexicaine la plus voisine. Il est très bien situé, et le séjour en doit être agréable. D’un côté, le Rio-Grande arrose les jardins; de l’autre, de gigantesques sycomores, entrelaçant leurs branches, forment au-dessus des maisons un vaste dôme de feuillage qui les protège paternellement contre les ardeurs du soleil. Nous traversâmes le Rio-Grande, et à la chute du jour nous étions à Mier. Mier ne le cède pas à l’Alamo; c’est une petite ville blanche, gracieusement assise sur des masses de rochers, et qui découpe sur l’azur du ciel la silhouette de son église, de ses palmiers et de ses aloès. Elle a gardé sa physionomie mexicaine; on voit que la race anglo-saxonne n’a point passé là. Nous eûmes peine à arriver jusqu’au centre ou plutôt au sommet de la ville; il nous fallait monter des escaliers creusés dans le roc, et nos chevaux ne se tirèrent pas sans quelques risques d’une pareille escalade. Le curé nous fit le meilleur accueil, nous offrit tout de suite la cigarette, le chocolat et les gâteaux obligés, et me donna même un de ces colliers de perles que portent les prêtres au Mexique. Il voulait aussi me faire présent d’un cerf et d’un petit âne. On pense bien que je refusai. Ce refus étonna beaucoup le curé. Je lui expliquai la peine que j’aurais à franchir une distance de plus de trois cents milles, menant à la fois un cheval, un petit âne et un cerf; je lui représentai tous les dangers que courraient ces chers animaux, s’il m’arrivait quelque aventure. La crainte que son cerf et son petit âne n’éprouvassent quelques souffrances par les chemins décida le bon curé à ne pas insister. Je fis quelques visites, mais comme j’étais obligé à chacune de fumer une cigarette et d’avaler une tasse de chocolat, je dus en régler le nombre d’après les convenances de mon estomac. Puis je revins à Roma avec le jeune shérif, qui me témoigna toujours la plus cordiale amitié. Chaque jour m’apportait une nouvelle preuve que le missionnaire français, dans ces pays, se concilie aisément la sympathie d’une multitude de juifs et de protestans, s’il leur montre un peu de confiance et de franchise, et s’il demeure inflexible dans l’accomplissement de ses devoirs. Étant à bout de ressources, je résolus de retourner à Brownsville et fis mes adieux au shérif. Pauvre jeune homme ! il devait plus tard périr assassiné dans l’exercice de ses fonctions.

En le quittant, je m’égarai. Pour regagner le vrai chemin, j’entrai hardiment dans un fourré, en dépit des épines et au prix de quelques écorchures et de quelques lambeaux de vêtemens laissés aux branches d’acacia ou de mesquite. Je luttais depuis une heure et j’avais fait à peine un demi-mille, quand tout à coup je me trouvai devant neuf Indiens; trois étaient des femmes, les six autres étaient armés de flèches. Je saisis mes pistolets et criai : Arrêtez ! Ils s’arrêtèrent comme des soldats à la voix de leur capitaine. Un d’eux s’approcha et me parla en mexicain; le son de cette langue me fit un vif plaisir. Je respirai, reconnaissant que j’avais affaire à des Indiens manzos (doux). « Où allez-vous? » demandai-je. L’Indien me dit qu’ils chassaient et que le manque de gibier sur la frontière mexicaine les avait poussés dans le Texas. « Moi, dis-je, je suis chef de la prière sur les bords des Grandes-Eaux; je suis venu dans l’intérieur pour visiter les adorateurs du Grand-Esprit, et je retourne dans ma cabane. » Il me regarda tout surpris. « Pourquoi, dit-il, le chef de la prière ne prend-il pas le grand sentier qui est près de lui? Le chemin des grandes herbes est difficile. » Je n’osais dire que je m’étais égaré, de peur qu’il ne leur prît envie de me tuer pour avoir mon cheval et mes armes. « C’est vrai, répliquai-je, le chemin des grandes herbes est difficile, mais le souffle du Grand-Esprit y agite les feuilles des arbres; il rafraîchit le front des visages pâles, et les branches des mesquites empêchent les feux du ciel de nuire au voyageur. » Pendant cet entretien, les autres Indiens s’étaient insensiblement rapprochés, et le plus vieux d’entre eux me demanda du tabac. Je n’avais ni argent ni tabac; je le leur dis, et les quittai à la hâte en leur souhaitant bonne chasse. Je songeais cependant qu’ils m’avaient dit que le grand sentier était près de moi; par grand sentier, ils entendaient sans doute la grand’route. Je me dirigeai à gauche, et en effet je me retrouvai bientôt dans le vrai chemin, qui me conduisit, après une marche pénible, à la ville mexicaine de Camargo. Camargo ressemble à toutes les villes de ces frontières; on les dirait bâties sur un plan unique par un seul architecte. Le digne curé, pauvrement logé dans une cabane établie sur des pieux fichés en terre et faite de planches dont les jointures étaient bouchées avec de la terre glaise, me logea du samedi au lundi. Le dimanche, j’assistai à sa messe. La musique sacrée était exécutée par une grosse caisse, un trombone, deux clarinettes et plusieurs violons; du reste, ils faisaient de leur mieux, et cet orchestre singulier ne produisait pas un trop mauvais effet dans cette vieille et simple église. Une surprise plus grande m’était réservée. Pendant l’élévation, on se mit à jouer la Marseillaise. En un pareil lieu, en un pareil moment, le choix de l’air était bizarre. Il est vrai que dans toute l’Amérique la Marseillaise est chantée à la fureur, souvent dans les salons on m’a prié d’entonner l’hymne révolutionnaire; peut-être même, dans l’église de Camargo, l’a-t-on joué ce jour-là en mon honneur.

Parti de Camargo le lundi avec un guide, je cheminais depuis deux heures au grand trot, quand j’entendis galoper derrière nous un grand nombre de chevaux : c’était une cinquantaine de cavaliers, hommes et femmes, en habits de fête. Ils passèrent près de nous à toute bride; les uns poussaient des cris aigus, les autres chantaient des airs de fandango; c’était comme une bande de fous échappés ou d’Indiens endimanchés. « Ils vont, me dit mon guide, à la noce où nous sommes invités. » J’ignorais cette invitation, mais je consentis à m’y rendre, désirant voir une noce dans un rancho. Vers dix heures du matin, nous étions arrivés. A peine étais-je installé dans une cabane dont le propriétaire était parent de mon guide, que l’on m’apporta de toutes parts des images, des médailles, des chapelets à bénir. Pour chaque bénédiction, le propriétaire de l’objet choisit un parrain et une marraine qui deviennent compadre et commadre de benedicion avec lui et le prêtre, de sorte qu’au bout d’une heure j’étais apparenté avec tout le rancho. Le Mexicain des frontières aime à multiplier ces liens spirituels; aussi pendant ses pérégrinations est-il sûr de rencontrer dans le plus petit rancho quelque parent ou quelque ami de ses parens. Alors il ne reçoit pas précisément l’hospitalité, il la prend sans la demander, comme une chose due, et il s’installe comme chez lui. Après deux ans de ministère sur les bords du Rio-Grande, mes parens se comptaient par milliers parmi les rancheros et les citadins; je ne reconnaissais pas toujours celui qui me saluait par ces mots : Senor compadre don Emanuelito!

A midi, on fit le repas de noce. Je regrettai bientôt la curiosité qui m’avait fait venir. A plusieurs reprises, il fallut goûter d’une sauce horrible faite de graisse de bœuf, de poivre et de piment. Cette graisse de bœuf avait un goût de suif qui me soulevait le cœur. A la fin du repas, on fit circuler une dame-jeanne pleine de whiskey; pour le coup, je refusai et demandai de l’eau : j’avais une soif inextinguible. Après le dîner, on fit la sieste. A quatre heures, je partis avec mon guide, non sans avoir dit adieu à tous mes nouveaux parens, ce qui me prit un si long temps, que nous ne pûmes arriver que fort tard à Reynosa-Vieja. Tout le monde était couché; pourtant une parente de mon guide me prêta un matelas que j’étendis sur la grand’place. J’étais profondément endormi, quand à une heure du matin mon guide me secoua avec une obstination dont je ne pus triompher. Il me donnait mille raisons pour me convaincre de la nécessité de partir au milieu de la nuit, et m’obséda si bien, que je finis par me lever. Pour abréger la route, nous passâmes par un bois épais d’acacias. N’y voyant goutte, je me heurtais à chaque instant; les épines mettaient en sang mes mains et ma figure. Je me promettais bien de ne plus voyager de nuit, comme si le pauvre missionnaire pouvait choisir son temps, et comme s’il n’était pas obligé, quand le devoir l’appelle, de marcher sans se plaindre. Cependant l’aurore, en se levant, chassa tous mes ennuis. Une odeur pénétrante se répandit dans les bois; la vanille, le patchouli, le jasmin, l’ébénier et des milliers de lianes embaumées chargeaient de parfums la brise matinale. La voix bruyante des cardinaux, le roucoulement langoureux des tourterelles, le gémissement triste et doux de l’oiseau bleu, le chant de l’oiseau de paradis et du moqueur jetaient dans les airs un pêle-mêle charmant de notes éclatantes et plaintives. Une fine rosée répandait sur les feuilles des plantes et des arbres mille perles où la lumière se brisait en rayons brillans. Ce réveil de la nature portait dans mon âme un sentiment de bonheur indéfini et vague que je n’aurais échangé contre aucune joie du monde, et qui élevait ma pensée vers le ciel.

Je trouvai le curé de Reynosa en conférence avec un certain Antonio Rodriguez, renommé, ainsi que son frère, pour sa force herculéenne. On me raconta qu’un jour Antonio, pour prouver sa vigueur, prit une mule par les jambes de derrière, et que, malgré les cris et les coups de fouet des spectateurs, la bête ne put avancer d’un pas. La célébrité des deux frères servait à la police locale. Quand un cheval était perdu ou volé, on répandait le bruit que les deux Rodriguez étaient chargés de le retrouver, et l’animal rentrait bientôt à l’écurie.

Les quelques jours qui suivirent ne se passèrent pas sans accidens. Je ne pouvais trouver de cheval; les Mexicains fêtaient la Santiago; ils étaient dispersés avec leurs chevaux dans les ranchos les plus importans. Je ne découvris, après de longues recherches, que deux poneys, et je me décidai alors à me rendre chez un certainIgnacio Garcia de ma connaissance, qui sans doute me procurerait des chevaux. A peine étions-nous engagés dans un sentier fort étroit, qui cheminait à travers un bois très épais et semblable aux forêts vierges de la Louisiane, que des torrens de pluie tout à fait inattendus nous percèrent jusqu’aux os, inondèrent le sentier et le parsemèrent de véritables mares où nos chevaux enfonçaient jusqu’aux genoux. Le bois devenait de plus en plus touffu et serré, il arrondissait au-dessus de nos têtes, en forme de voûte, ses branches vigoureuses, que l’orage faisait craquer d’une manière effroyable. Mon guide m’avoua alors qu’il s’était égaré. « Marchons toujours, lui dis-je, nous rencontrerons peut-être quelqu’un qui nous remettra dans le chemin. » L’orage s’apaisa presque aussi vite qu’il était venu, et nous arrivâmes au bord d’une prairie au-dessus de laquelle brillait un arc-en-ciel étincelant. Un troupeau de vaches et de chèvres paissait, gardé par un cavalier entièrement nu. Ses cheveux longs et hérissés, sa peau brune, son fusil, lui donnaient un air sauvage et terrible. Cependant, quand je lui demandai s’il connaissait le rancho de don Ignacio Garcia, il fit un signe de tête affirmatif et m’indiqua simplement du doigt un sentier qui y conduisait. Ce sentier faisait des tours et des détours pareils aux replis convulsifs d’un reptile blessé, et décrivait de droite et de gauche entre les arbres des circuits si fréquens, qu’il fallait sans cesse tirer la bride et tracer de petits demi-cercles. Après une demi-heure d’évolutions, je vois se dresser un énorme serpent à sonnettes; mon cheval épouvanté se jette à droite, je donne de la tête contre une grosse branche si violemment que je tombe par terre sans connaissance; si je n’avais eu un épais chapeau de feuilles de palmier, au lieu d’être étourdi, j’étais tué. Mon cheval s’échappa; mon guide, qui était assez loin derrière moi, passa par-dessus mon corps, emporté par sa bête, également effrayée. Mon étourdissement passé, je repris ma route à pied, maudissant cette fois les serpens à sonnettes. Au bout d’un mille, je trouvai mon guide qui, devenu maître de son cheval et ayant rattrapé le mien, revenait à ma rencontre, et j’aperçus une ferme inconnue, qui était, selon lui, la ferme que nous cherchions. Je vis bien qu’il y avait quelque erreur. Une vieille femme était assise sur la porte d’une cabane, fumant sa cigarette. « Est-ce ici, lui dis-je, le rancho de don Ignacio Garcia? — Oui, mais il est parti pour la fête. — Y a-t-il plusieurs Ignacio Garcia dans les environs? — Oh! il y en a beaucoup. » J’avais été trompé par une similitude de nom. « Avez-vous des chevaux? — Il n’y en aura qu’après la fête. — Avez-vous de quoi manger? Je n’ai rien pris depuis hier. — Non, senor, je viens de manger la dernière tortilla. — Pouvez-vous du moins nous faire du feu? — Hélas ! je n’ai pas de bois, et les cannes de maïs qui sont dans la basse-cour sont trop mouillées pour pouvoir s’allumer. » Nous étions si fatigués, la nuit était si obscure, qu’il nous était impossible de rebrousser chemin ; désespérant de trouver une place sèche pour me coucher, je m’étendis dans une mauvaise charrette. Mes habits étaient collés sur mon corps, mes dents claquaient, j’avais les membres rompus par ma course et par ma chute ; je ne pus dormir. Nous nous levâmes de bonne heure et pûmes enfin regagner Reynosa.

Le curé de Reynosa parvint à me procurer un cheval, mais il ne trouva pas de guide ; force donc me fut d’aller seul à l’aventure sans autre indication que le cours des astres. Le pays était plat, mais les arbres et les pâturages avaient été disposés par la nature avec une gracieuse coquetterie. C’était tantôt un coin de forêt, tantôt une petite prairie verte ou fleurie, tantôt un champ de maïs aux épis dorés ou de cannes à sucre aux feuilles lancéolées, tantôt une ressaca où se baignaient des canards sauvages, des grues et des hérons. Le chemin était bon, seulement il disparaissait de temps en temps sous l’herbe ; quelquefois il était couvert d’arbustes, ailleurs il était même labouré et cultivé. Depuis que le Mexique a renversé le gouvernement espagnol, la république n’a rien fait pour les routes, et si elle ne finit par s’en occuper, les communications deviendront impossibles.

J’arrivai, me dirigeant toujours vers Brownsville, à un rancho où se réunissaient de nombreux cavaliers, les uns en habits de fête et joyeux, les autres déguenillés et de mauvaise mine. Ce rancho, nommé la Palma, est presque une petite ville ; sa population est d’environ un millier d’âmes. Ce jour-là, il s’y trouvait plus de trois mille personnes venues de tous les environs pour la fête de Santiago. La Palma n’a pas de grande place comme les autres villes ou ranchos de ces contrées, mais elle est coupée par une rue d’une largeur démesurée. C’était dans cette rue qu’avaient lieu les courses et les danses. Je m’assis sur le seuil de la cabane où je devais loger, et, en attendant le dîner, je considérai les réjouissances publiques. La plupart des rancheros montaient de superbes chevaux ; les selles et les brides étaient rehaussées d’argent ; deux chevaux avaient même pour brides des chaînes d’argent massif. Après les courses, les cavaliers se promenèrent par groupes serrés, en se donnant le bras et en chantant avec accompagnement de mandolines et d’accordéons. Quelques-uns s’amusaient à prendre une femme en croupe, à partir au galop jusqu’au bout de la rue pour revenir déposer leur fardeau, et recommencer avec d’autres à tour de rôle. Vers le soir cependant, les chevaux furent attachés aux arbres du rancho, quelques lanternes furent pendues aux branches, on disposa des bancs en forme de carré long ; les rancheras, parées de leurs plus beaux atours et sans mantilles, vinrent y prendre place; les hommes se groupèrent derrière elles. Deux violons, deux clarinettes et une grosse caisse se mirent à jouer un air de fandango, et le bal commença. À ce moment, le dîner se trouva prêt, ce qui me dispensa de voir le reste; mais pendant toute la nuit la grosse caisse, les éclats de rire, les bruyantes exclamations m’empêchèrent de fermer l’œil. Un des danseurs profita des ténèbres pour commettre quelques vols; il fut pris en flagrant délit, jugé, et, comme punition, attaché à un arbre pour le reste de la nuit. Il s’endormit, et pendant son sommeil un de ses juges lui vola ses souliers.

Le lendemain, les principaux habitans du rancho vinrent me prier de rester quelque temps auprès d’eux pour établir une mission, bénir un cimetière, arranger une chapelle, organiser des prières publiques, baptiser et faire des mariages; mais la Palma, se trouvant dans le Mexique, ne faisait pas partie de ma juridiction : il m’eût fallu la permission expresse du gouverneur ecclésiastique de Monterey; je promis de la demander. Je retournai alors au Texas, traversant le Rio-Grande à Galveston, petit rancho où je déjeunai chez un compadre de bautismo. Je chargeai un ranchero qui se rendait le lendemain à Reynosa d’y ramener mon cheval, j’en pris un autre qui n’avait ni selle ni bride, mais que je harnachai avec des cordes, et je partis pour Brownsville. Quatre rancheros faisaient route avec moi; leur nombre s’accrut beaucoup le long du chemin, et je rentrai à Brownsville avec un cortège imposant. Le soleil m’avait noirci la figure; ma barbe et mes cheveux avaient atteint une longueur démesurée, mes vêtemens étaient en lambeaux, j’étais rompu et malade de fatigue. Cependant j’étais satisfait de ce voyage, qui m’avait fait connaître les mœurs, le caractère de ces populations abandonnées à elles-mêmes, plus nombreuses que je n’avais pensé, et tellement privées de secours spirituels, que, sur les deux frontières, j’avais trouvé non-seulement des familles, mais des ranchos entiers où un prêtre n’avait pas paru depuis vingt et même trente ans, où l’on s’étonnait de me voir fait comme le reste des hommes. Je conçus de grands projets pour leur amélioration matérielle et morale; malheureusement les projets sont plus faciles à concevoir qu’à réaliser.


III.

Dans mes conversations avec les rancheros, j’avais reconnu que le manque d’éducation religieuse vouait leurs esprits à la superstition, et qu’il n’y avait pas de chose quelque peu singulière qui ne leur parût surnaturelle et merveilleuse. Tout ce qui avait quelque ombre de mystère, tout ce qui se faisait par des pratiques adroites ou secrètes les frappait d’un étonnement craintif. Ils se contentaient de croire que les choses surprenantes étaient inexplicables, sans faire le moindre effort pour en pénétrer les causes, souvent faciles à saisir. Je dois dire pour leur excuse que, dans ces vastes pays incomplètement explorés et fort peu gouvernés, on rencontre presque à chaque pas des faits étranges et extraordinaires : les uns viennent de la méchanceté artificieuse des hommes, les autres sont des phénomènes naturels peu connus; d’autres enfin se rattachent à l’idolâtrie des anciens habitans.

Un Européen demeurant à Matamoros avait séduit une jeune Mexicaine et lui avait promis de l’épouser. Au moment du mariage, il hésita et finit par se rétracter. Les parens de la jeune fille ne témoignèrent aucun ressentiment; ils continuèrent des relations amicales avec le séducteur, qui se persuada bientôt que la chose était pardonnée. Un jour on l’invita à dîner; à la fin du repas, des vertiges, d’affreuses douleurs de tête le prirent; il s’écria qu’il était empoisonné, se sauva et courut se jeter dans le Rio-Grande, devant Brownsville. A cet endroit, il y a toujours des passans, des promeneurs et des barilleros (porteurs d’eau) ; on le tira de l’eau : sa vie fut sauve, mais sa raison était perdue. Recueilli par un Français, il remplissait sa maison de cris de terreur; chaque personne qu’il voyait était pour lui un empoisonneur, il ne voulait prendre aucune espèce de nourriture. Il s’échappa, se jeta de nouveau dans le Rio-Grande et en fut encore retiré vivant. C’est alors qu’une femme de couleur, ayant vécu longtemps en Louisiane, déclara que cette folie offrait tous les caractères de celle que provoque l’absorption de liquides, drogues ou parfums connus seulement de la secte des vaudoux. Elle raconta que sa mère était devenue subitement folle après avoir visité une maison de vaudoux ; elle assura que si l’on pouvait décider ce malheureux à contracter le mariage projeté et rompu, sa folie cesserait. En effet, après une visite que fit ce jeune homme chez les parens de celle qu’il avait abandonnée, la raison lui revint, et le mariage fut célébré quelques jours après.

Je me rappelais avoir vu sur un bateau à vapeur une lithographie représentant une danse de vaudoux. C’étaient des nègres et des blancs des deux sexes entièrement nus formant un rond en se donnant la main et gambadant joyeusement au milieu de serpens venimeux qui s’enroulaient autour de leurs jambes. Trouvant l’occasion d’apprendre quelque chose sur cette secte singulière, dont l’immoralité surpasse celle des mormons et dont la puissance mystérieuse éclate par de funestes effets, j’interrogeai cette femme originaire de la Louisiane. « Un jour, me dit-elle, ma mère reçut un billet qui l’engageait à se rendre à minuit, dans une maison qu’on indiquait, pour une affaire très grave et très importante. Le signataire du billet paraissait si bien informé, que ma mère résolut d’aller au rendez-vous. Elle n’osa pas avertir de cette démarche ses deux enfans ni sa négresse; mais la négresse, ayant remarqué la tristesse et la préoccupation qui s’étaient empreintes sur le visage de ma mère à la lecture de cette lettre, voulut en savoir la cause; n’osant lui faire de questions, elle attendit son départ pour prendre la lettre dans la poche de sa robe, et me pria de la lire tout haut. Le contenu n’avait rien d’extraordinaire; mais quand je lus l’adresse de la maison, la négresse s’écria : « Oh! maîtresse, il va peut-être arriver un grand malheur; votre mère a été dans une maison de vaudoux ! » Je partis aussitôt avec elle, nous trouvâmes la maison; elle était basse et n’avait qu’un rez-de-chaussée. La porte n’était pas fermée à clé; nous entrons. Hélas ! monsieur, ma mère était étendue sans connaissance sur le plancher au milieu d’un triple cercle de cendres noires. Une personne voilée et vêtue de noir sortit de la chambre par une porte de derrière. Que s’était-il passé? Je ne l’ai jamais su. Je pris ma mère entre mes bras, et, aidée de la négresse, la portai dans la rue. La fraîcheur de la nuit lui rendit l’usage de ses sens; mais elle était folle, elle n’a jamais recouvré sa raison. »

La secte des vaudoux, originaire d’Afrique selon toute apparence, est très répandue parmi les nègres des États-Unis et des Antilles. Quel est son but véritable? On n’a pu encore s’en rendre compte, mais ce qu’on sait bien, c’est que les vaudoux ont pour mobiles l’intérêt, la cupidité, la vengeance. Ils possèdent des secrets importans sur les propriétés de quelques plantes plus ou moins inconnues; ils font des parfums ou des poisons dont les effets sont très divers : les uns tuent lentement, d’autres comme la foudre; d’autres attaquent la raison à différens degrés ou la détruisent absolument. Ils connaissent aussi des antidotes particuliers. Beaucoup de créoles, de blancs, de gens de couleur, font partie de cette secte; quelques-uns même occupent dans la société d’assez hautes positions. Ce serait une curieuse étude[2] que de pénétrer le mystère dont s’entourent les vaudoux, mais il est aussi difficile que dangereux de se mêler de leurs affaires. Voici ce qu’on m’a affirmé touchant quelques-unes de leurs cérémonies, qui se célébraient souvent à Brownsville dans une maison isolée, entourée d’une barrière de planches, n’ayant qu’un étage très bas. Une grande chambre occupait la maison presque entière. Au fond, du côté du midi, s’élevait un autel recouvert de pièces de laine; cet autel était creux et tout rempli de serpens à sonnettes, de congos et autres reptiles venimeux qui en sortaient pendant la danse. Les vaudoux se déshabillent sans doute dans un vestiaire du rez-de-chaussée, car ils sont complètement nus lorsqu’ils entrent par la porte située à gauche de l’autel. Alors ils se mettent en rond en se prenant par la main; un nègre se place au milieu du cercle, fait brûler sur une cassolette une matière qui répand dans l’appartement une fumée épaisse et blanche, se baisse vers le plancher, probablement pour tracer des signes cabalistiques, prend sur l’autel cinq serpens à sonnettes, et s’en entoure les membres et le cou. La ronde se met aussitôt en mouvement, et toute la compagnie, le nègre compris, tourne et gambade pendant un temps considérable. Enfin on éteint les lumières, et le bruit cesse quand arrive l’obscurité. Cette secte inspire une telle frayeur aux gens de couleur et aux nègres qui n’en font pas partie, qu’il est impossible de les décider à prendre des informations personnelles sur ces pratiques mystérieuses. Ce qu’ils en disent est si extraordinaire, qu’on ne peut y ajouter foi. J’ai rencontré plusieurs fois à la Nouvelle-Orléans, dans les rues éloignées du faubourg Trémé, des boîtes de fer-blanc pleines d’huile où se trouvait une pierre carrée dont la grosseur variait avec les boîtes. Elles étaient placées sur le seuil de quelques maisons. Je ne pus de longtemps trouver quelqu’un qui m’expliquât ce que ces boîtes faisaient là; ce n’est que pendant ma dernière année de séjour au Texas que j’appris que c’était un spécifique contre les maléfices des vaudoux. Du reste, dans le Texas, les vaudoux sont peu nombreux, et leur secte y reste à peu près inaperçue, à moins qu’un fait singulier, comme la folie momentanée de l’Européen de Matamoros, ne vienne tout à coup d’une façon sinistre en rappeler l’existence.

Ce qui me frappa le plus, c’était l’indifférence de la police, qui est la même dans tous les pays où se trouvent des vaudoux. Ce ne peut être ignorance, ce que j’ai raconté n’est pas si secret que la police puisse n’en rien savoir. Pourquoi tolère-t-elle ces orgies, ces actes arbitraires et cruels? Serait-ce qu’elle a peur des vaudoux? Son apathie est la même à l’égard d’une autre espèce de gens qui pullulent dans les ranchos des frontières texiennes et mexicaines, je veux dire les sorcières. Il ne se passait pas de semaine où de pauvres gens ne se plaignissent de mauvais sorts jetés sur eux, sur leurs terres et leurs bestiaux. La sorcière la plus célèbre et la plus redoutée parmi les rancheros habitait le Ramireno, à une lieue de Brownsville. Sachant les passes magnétiques et connaissant les propriétés des plantes, elle surprenait les colons par ses prestiges et ses guérisons, ou les épouvantait par des artifices nuisibles. Elle était entourée d’un respect superstitieux. J’essayai de diminuer son crédit sur ces faibles imaginations en expliquant aux rancheros, dans des conversations familières, les moyens dont elle se servait, mais je réussissais mal. Le plus simple était de leur donner le conseil d’éviter la rencontre des soi-disant sorciers, de n’avoir aucun rapport avec eux, et de vivre en bons chrétiens, leur rappelant cette parole de l’Écriture : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Je sommai en même temps la sorcière de changer de métier, la menaçant, si elle se permettait de faire du mal, de provoquer une enquête et d’avertir les juges de Brownsville.

Il circule aussi dans les campagnes de cette partie du Texas des traditions ou des récits sur des secrets d’histoire naturelle. On apprend des choses qui étonnent, mais qu’il serait aussi déraisonnable de nier sans preuve que d’admettre sans examen. Un jour je me rendais, sous la conduite d’un peon (espèce d’esclave blanc), dans un rancho où mourait une pauvre femme. Ces peones sont presque tous réduits à l’esclavage par la misère, la paresse ou le jeu. Leur servitude n’est pas héréditaire, elle est même rarement viagère. Le peon s’engage pour un certain nombre d’années, pendant lesquelles il doit travailler à la terre, soigner les bestiaux, faire les commissions. De son côté, le maître doit subvenir à ses besoins, quelquefois même il lui donne un petit salaire. Dans les pays que j’habitais, la condition de l’esclave blanc n’est pas malheureuse ; elle est très différente de celle des nègres. En général, il mange avec son maître et porte des vêtemens presque semblables : il est difficile au premier abord de distinguer l’un de l’autre. Il jouit d’une grande liberté, et son travail est modéré, quelquefois nul. C’est le jeu particulièrement qui multiplie les peones. Cette passion atteint dans ces pays une fureur inouie ; quand on a perdu tout ce qu’on possède, même sa chemise, on joue sa liberté pour cinq, dix ans, ou plus, quelquefois pour toute sa vie. Je vis deux Mexicains jouant aux cartes sur le sable ; l’un avait perdu jusqu’à sa chemise, que l’autre tenait roulée entre ses jambes, et il se dépouillait de son caleçon pour le jouer. Je n’attendis pas la fin, mais peut-être dix minutes après y avait-il un peone de plus.

Celui qui me conduisait était d’humeur poétique et conteuse. Il chanta longtemps des complaintes amoureuses de sa composition. Nous arrivâmes sur les bords d’une grande ressaca, d’une eau limpide et transparente. Elle formait un ovale régulier que bordaient, comme un cadre, des palmiers, des ébéniers, des chênes-verts et dés sycomores ; des lianes les unissaient entre eux par de gracieuses guirlandes. Un talus couvert de verdure, de fougères et de fleurs descendait du pied des arbres jusque dans l’eau, où se baignait une multitude d’oiseaux aquatiques. Au loin, on voyait des cerfs et des bêtes fauves qui se désaltéraient. Au milieu du lac s’élevait une île boisée. Ce spectacle était enchanteur; je fis part de mon ravissement à mon peon. « Oh! me dit-il, si vous alliez du côté de la Rivière-Rouge, vous verriez des sites plus beaux que celui-ci. — Il y a donc près d’ici une Rivière-Rouge? — Oui, elle est très curieuse, surtout au passo del gigante. C’est un gué qu’on appelle ainsi à cause des ossemens de géans qui y sont enterrés. J’ai vu de ces ossemens qui avaient de douze à quatorze pieds de long; mais on a enlevé tous ceux que l’eau avait mis à découvert, et la terre est si dure que la pioche ne peut l’entamer. Du reste, si les curiosités du pays vous intéressent, je pourrai vous raconter des histoires extraordinaires, car don Ignacio Garcia a beaucoup marché dans les vallées solitaires et appris bien des choses que ses compatriotes ignorent. — Quel est-il, ce don Ignacio Garcia? — Caramba! senor don Emmanuel, vous ne comprenez pas que c’est moi? — Eh bien! senor don Ignacio, racontez-moi vos voyages et vos découvertes. — A une condition, c’est que vous me garderez le secret tant que vous serez au Mexique. — Je vous le promets. — D’abord je vous jure que tout ce que je vous dirai est vrai, comme il est vrai que Notre-Dame de Guadalupe est la bonne patronne des Mexicains. — Je vous crois, mais commencez. — Il y a, reprit gravement don Ignacio, dans l’état de Tamaulipas une vallée peu connue où l’on trouve des fourmis d’une grosseur extraordinaire qui font du miel, et ce miel est d’une saveur plus agréable que celui des abeilles sauvages, qui est pourtant le meilleur du monde. Ces fourmis semblent à demi enterrées dans le sol, d’autres fourmis de la même famille les nourrissent dès qu’elles se mettent à produire le miel; ce miel se forme dans une vésicule adhérente à la fourmi; quand la vésicule est pleine, la fourmi meurt.»

J’interrompis ici don Ignacio pour lui dire que j’avais vu à Matamores un gentleman américain, nommé Langstroth, qui conservait dans un vase de terre quelques-unes de ces vésicules. Elles ont la grosseur et la forme d’un grain de raisin ; le miel a la couleur et la transparence d’une belle topaze du Brésil; quant à la fourmi, elle reste dans la vésicule, comme enterrée dans son propre ouvrage; elle a l’apparence d’une grosse fourmi ordinaire.

Don Ignacio m’avait promis cependant des révélations inattendues. Voyant que j’en savais sur les fourmis à miel autant que lui, il réfléchit un peu, et commença un nouveau récit que cette fois je n’interrompis pas. «Il y a dix ans, — c’était à l’époque où je gardais les troupeaux de dona Trinidad Flores, — comme j’étais à la poursuite d’un mustang (cheval sauvage), je pénétrai dans une gorge très étroite du pays de Nuevo-Leon. Ce n’étaient à droite et à gauche que rochers amoncelés, comme après l’éboulement d’une montagne. En fait d’arbres, je ne vis qu’un plaquemine (espèce de néflier) qui végétât dans ce chaos. Je voulus l’atteindre pour me reposer sous son ombre et me rafraîchir avec ses fruits noirs et doux. En grimpant le long d’un tapis de mousse, je fis rouler des pierres que la mousse recouvrait, et qui en roulant me montrèrent l’entrée d’une espèce de grotte profonde et basse. Je me décidai à y entrer. Au bout de vingt pas, je fus arrêté par un mur; je tâtai et reconnus que les pierres n’étaient pas cimentées : en moins de cinq minutes, elles furent à bas. Alors m’apparut une grande chambre très élevée, éclairée par une fente de rocher. Au fond se dressait un autel carré en pierres polies; celle de dessus était d’un seul bloc. Sur l’autel reposait un morceau d’or pur et massif; il était carré, long d’un pied sur chaque face et épais de deux pouces. Contre le mur, au-dessus de l’autel, grimaçait une figure affreuse faite d’une terre rouge et dure; le corps se cachait dans un faisceau de maïs où se trouvaient sept épis en or et beaucoup de feuilles en argent devenu noir. Près de la figure, on voyait un vêtement en plumes rouges, jaunes et bleues, dont la forme rappelait la chasuble de nos prêtres. Le premier ébahissement passé, je mis le morceau d’or dans mon mouchoir, les sept épis dans mes poches, et laissai les feuilles d’argent, qui étaient trop minces pour avoir grande valeur. Je refermai avec soin les deux entrées de la grotte et allai enterrer mon trésor dans un lieu écarté. J’en vendis une partie à Monterey, rachetai ma liberté, et fus à San-Luis-de-Potosi pour vendre le reste. Quoique les orfèvres m’aient volé, je crois, ils me donnèrent encore deux talègres d’or[3]. J’avais de quoi acheter un beau rancho, le faire cultiver et m’enrichir; mais j’aimais le jeu et les voyages, et ne pus rester tranquille. Après avoir envoyé à ma mère trois talègres d’argent, je fis l’acquisition d’un magnifique cheval avec une bride et une selle toutes couvertes d’argent, et je fis une excursion d’agrément à Mexico, à Puebla, à Guadalajara. Je jouais beaucoup partout où je passais, et fis si bien qu’au bout d’un an j’étais à peu près ruiné. L’idée me vint alors de faire une visite à ma mère. En traversant l’état de Zacatecas, je m’arrêtai à Saltillo, chez un de mes compères de baptême, Indien du côté de sa mère. Il était vieux et malade. Un jour il me prit à part et me dit : « Je veux vous confier un secret important qui n’est connu que de deux Indiens et de moi; comme il doit être le bénéfice d’un seul, aucun de nous n’en a fait usage, mais j’ai peur que les deux Indiens ne le divulguent à quelqu’un avant de mourir; je suis malade et sans enfans, je vous le confie. Vous comprenez quelles précautions il vous faudra prendre si vous voulez vous en servir; autrement vous courrez de grands dangers. Sellons nos chevaux, je vais vous révéler cela. »

« Nous partîmes pour les montagnes et courûmes toute la journée. Après nous être reposés le soir, nous reprîmes notre course la nuit, « car, disait mon compère, il ne faut pas que nous soyons aperçus de l’un des Indiens, qui demeure près de l’endroit où je vous mène. » Nous gagnâmes à travers les ténèbres l’entrée d’une vallée étroite; les chevaux furent laissés là, et alors commença l’ascension d’une colline très escarpée sur laquelle je distinguai, malgré l’obscurité, des cactus et des pitas. Nous grimpions depuis un quart d’heure, quand mon compère s’arrêta, cueillit trois feuilles sur trois plantes de même espèce et me dit : « Prends ces trois feuilles, don Ignacio, garde-les avec soin; lorsqu’elles sont séchées, broyées et mises dans le creuset, leur seule présence sépare à l’instant l’or et l’argent de tout alliage. » Je serrai les feuilles dans ma poitrine, comprenant toute l’importance de ce secret, et nous repartîmes. Je gravai dans ma tête certaines indications pour reconnaître cette bienheureuse vallée, et, quand vint le jour, je regardai à la dérobée ces trois feuilles. Jamais je n’en avais vu de pareilles : elles étaient longues comme des feuilles de tabac, et recouvertes d’un poil blanc qui les rendait au toucher aussi douces que du velours. Pour exploiter cette découverte, je me rendis aux mines d’argent dans les montagnes du Mexique. Je m’adressai à un des plus riches propriétaires de mines, dont la probité était connue, et lui offris de le conduire à l’endroit fortuné pour quatre talègres d’or. Il y consentit, mais à la condition de faire un essai préalable sur les trois feuilles que j’apportais. L’expérience réussit parfaitement. L’emploi d’un procédé si simple devait introduire dans l’exploitation des mines une économie considérable; aussi, sans tarder d’un seul jour, le propriétaire et moi partîmes pour Saltillo. Nous y entrâmes de nuit pour ne pas éveiller l’attention de mon compère. Je retrouvai bien la vallée, mais quel fut mon désappointement, quand je ne pus découvrir la moindre feuille de l’espèce désirée! Nous parcourûmes la vallée en tous sens; peine inutile, et pourtant c’était bien là. Il fallut s’en revenir tout tristes et tout désespérés. Le propriétaire regretta vivement de n’avoir pas gardé une des trois feuilles, qu’il aurait pu envoyer à un botaniste de Mexico pour en connaître le nom et avoir quelques renseignemens sur les endroits où elles poussent. Quant à moi, j’achetai, avec le peu d’argent qui me restait, des bœufs et deux charrettes pour faire le transport des marchandises de Matamores à Monterey. Par malheur, le jeu me fit perdre tout mon gain, puis mes charrettes, puis mes bœufs. Je me fis barillero à Brownsville, ensuite peon. Maintenant je suis corrigé de ma fatale passion, je me conduis bien, je travaille beaucoup; mon maître va me rendre ma liberté et me donner en mariage une de ses filles dont je suis amoureux. Je vivrai tranquille au rancho; je vous promets d’y bâtir une chapelle, et d’y installer un cimetière. »

— Voilà, lui dis-je, de bonnes résolutions; espérons qu’elles seront durables, et que des habitudes laborieuses et sages vous apporteront une fortune égale à celle que vous avez trouvée par hasard et si mal dissipée. Quant à votre grotte, j’ai ouï conter au curé de Matamoros, qui est né à Guadalajara, une aventure qu’il aurait eue dans l’état de Guanaxuato, et qui se rattache à la vôtre par des ressemblances singulières. D’autres données, se joignant à celles-ci, me font croire que les anciens Mexicains ne se bornaient pas aux sacrifices humains, publiquement célébrés sur ces immenses pyramides tronquées dont on rencontre encore des ruines si imposantes. Les Indiens avaient sans doute des sacrifices particuliers qui se consommaient en des endroits isolés et mystérieux comme celui que vous avez découvert.

En somme, ces récits singuliers ont pour fâcheux effet d’entretenir la superstition chez ces peuples indolens, qui sont en outre plongés dans une profonde ignorance. Je ne trouvai dans les ranchos qu’un prétendu savant : il était petit, habillé de noir, avec un chapeau rond et bas qui lui donnait l’air d’un maître d’école; il avait une haute opinion de lui-même et ne doutait pas de son savoir, parce qu’il avait quelques vieux livres français qu’il croyait latins. Il me dit avec orgueil qu’il possédait la Théologie de l’apôtre saint Thomas, Je ne voulus pas lui faire tort dans l’esprit de ceux qui étaient là en lui apprenant que l’apôtre et le théologien étaient deux hommes très distincts; je me contentai de lui demander le livre; il m’apporta un traité de médecine française. C’était là sa Summa theologica. Pourtant le brave homme paraissait de bonne loi; il s’imaginait comprendre ce qu’il ne savait pas même lire.

En fait de médecine, les femmes des ranchos ont une confiance particulière dans les propriétés curatives du lait de chrétienne, comme elles disent. Un jour que je venais administrer les sacremens à une femme frappée d’un coup d’apoplexie, je trouvai près d’elle une autre femme qui se pressait le sein, recueillait le lait dans une cuiller et le versait sur les lèvres de la mourante. Mieux vaut encore le système Raspail, qui est assez répandu dans le pays.

Quant à la religion, les rancheros n’en avaient que des notions vagues et des souvenirs obscurcis. Ils ne connaissaient que deux sacremens, le baptême et le mariage, et encore se passaient-ils trop souvent du second. Le mariage se divisait en deux cérémonies distinctes : l’une n’avait que la valeur de nos fiançailles et s’appelait las tomadas de las manos, l’autre était l’acte définitif nommé velacion. À cette cérémonie, les futurs époux sont enveloppés d’un voile, et le prêtre récite sur eux des prières. Les parens et les témoins portent des cierges allumés nommés vela, du nom même de la cérémonie, velacion. Puis le marié dépose sur un plat des pièces de monnaie; le prêtre les bénit et les rend au marié, qui les donne à l’épouse, comme prix de sa liberté. En réalité, c’est la dernière cérémonie qui est regardée comme le vrai sacrement. Souvent des personnes dûment mariées m’ont demandé de les marier à d’autres, sous prétexte qu’elles n’avaient été unies que par la prise de mains.

Avant la guerre de l’indépendance mexicaine, les rancheros recevaient assez régulièrement la visite des missionnaires espagnols; mais le petit nombre des missionnaires et les énormes distances rendaient ces visites rares et courtes. Ils ne pouvaient donner que l’instruction la plus élémentaire en l’appropriant à leur intelligence, et frapper leurs sens par la forme du culte plutôt que leurs esprits par les enseignemens. Quand les missionnaires espagnols cessèrent de venir, tout ce qui tenait au dogme et à la morale s’obscurcit; l’ignorance, les passions, la nonchalance, eurent bientôt fait oublier les leçons des missionnaires, et les pratiques extérieures revinrent comme par un penchant naturel vers l’idolâtrie et la superstition. L’aspect de cette décadence religieuse ne me découragea pas : je comptais que Dieu bénirait mes efforts, comme il l’avait fait dans ma première mission à Castroville; mais la tâche était considérable.

L’évêque de Galveston m’avait envoyé un confrère. C’était un Irlandais d’une piété exemplaire et d’un zèle infatigable; par malheur, il n’était plus assez jeune pour supporter le climat du Mexique et les fatigues de notre ministère; à chaque instant, ses forces le trahissaient. Peu de temps après son arrivée, il fut malade d’une fièvre violente qui l’obligea à garder le lit. Je dus partager mes occupations, déjà bien nombreuses, entre les soins qu’exigeait l’état de mon confrère et ceux que réclamaient de tous côtés nos paroissiens. Un dimanche, j’étais allé prêcher et officier à dix milles de Brownsville, au rancho de Santa-Rita; j’étais revenu à la ville, souffrant et fatigué, pour y dire la grand’messe selon mon habitude. J’eus peine à la terminer, j’avertis l’assemblée qu’une subite indisposition me mettait dans l’impossibilité de faire l’instruction ordinaire, et je n’étais pas rentré dans la sacristie, que je perdis connaissance. Je repris mes sens sur un lit, entouré de personnes compatissantes et empressées. À ce moment, Isidore m’apporta des lettres de France; je les lui pris des mains : hélas! elles m’annonçaient la mort de trois membres de ma famille. La douleur m’ôta la force de pleurer; une fièvre violente se déclara. Un jeune et pauvre Irlandais nommé Phillip abandonna ses affaires avec une abnégation touchante pour aider Isidore et nous soigner, mon confrère et moi, tous deux gisans, tous deux à demi morts. Au bout de douze jours cependant, je revenais à la santé, mais Phillip, pour se soustraire à notre reconnaissance, était allé à la Nouvelle-Orléans. J’eus du moins la joie de le revoir plus tard dans cette ville.

Pour surcroît, de nombreuses maladies sévirent parmi la population féminine des frontières. Mes fatigues étaient inouies, et pourtant je ne suffisais pas à la peine, car ma paroisse proprement dite avait une étendue de trente à quarante lieues et contenait près de trente-cinq mille âmes. Je ne pouvais me rendre dans les ranchos, villes et villages situés à une certaine distance, qu’à des époques déterminées, de sorte que les malheureux qui mouraient avant ou après l’une de ces époques étaient privés des derniers sacremens. Cependant je multipliais mes courses autant que je pouvais; j’étais souvent à cheval toute la nuit, je prenais à peine le temps de manger, et quelquefois je m’égarais.

J’eus souvent l’idée de bâtir des églises dans les principaux établissemens des bords du fleuve, entre autres à Rio-Grande-City. Quand je consultais les habitans, protestans et catholiques m’offraient avec empressement leur concours et leur argent. Une église augmente immédiatement l’importance d’un établissement. A Rio-Grande-City, l’église aurait attiré un grand nombre de Mexicains de Camargo et des frontières qui avaient envie de s’y transporter pour y trouver des denrées peu coûteuses et une existence plus facile, mais qui redoutaient la licence qui y règne : peu de moralité, beaucoup d’arbitraire, point de secours religieux. Je fis le plan de l’édifice, je calculai les frais de construction; mais, quand il fallut commencer, je ne trouvai personne qui se chargeât d’aucune responsabilité. Je ne pouvais m’absenter de Brownsville pour prendre sur moi ce fardeau, et je dus ajourner indéfiniment l’exécution de ce projet.

Les grandes solennités religieuses étaient la fête de Notre-Dame de Guadalupe, patronne des Mexicains, Noël et Pâques. A la fête de Notre-Dame, les rancheros se rassemblaient dans la chapelle après la nuit tombée, on y chantait en chœur les litanies de la sainte Vierge et les vêpres, puis on faisait une procession aux flambeaux. De jeunes filles vêtues de blanc portaient, sur un brancard recouvert de draperies, de fleurs et de rubans, un tableau représentant la patronne des Mexicains; elles étaient suivies de musiciens jouant du violon et de la mandoline; je venais après les musiciens, et le peuple marchait derrière moi. Nous portions tous à la main des cierges allumés ou des lanternes, et nous récitions le rosaire à haute voix. Lorsque nous passions devant une cabane, la procession était saluée par des coups de fusil, des pétards et des fusées. Après la cérémonie venaient les amusemens : on se battait pendant une heure avec des pétards inoffensifs qu’on se jetait avec force éclats de rire, et, comme il n’y a pas de fête, même religieuse, qui ne finisse nécessairement en ce pays par un fandango, on établissait la salle de bal dans un endroit où l’herbe était rare. Dans une énorme marmite bouillait du café qu’on distribuait gratuitement, et les danses commençaient. À ce moment, le prêtre allait se coucher.

La veille de Noël, on représente dans les ranchos la naissance de Notre-Seigneur. Trois rancheros jouent le rôle des rois mages et récitent des vers mystiques, d’autres sont les bergers et entonnent des hymnes, les plus jolies rancheras font les anges et chantent des cantiques. Je ne retrouvai pas sans plaisir l’usage des mystères, jadis si répandu en Europe. Le vendredi-saint, dans les endroits qui possèdent une église, on métamorphose le chœur en une montagne de verdure au sommet de laquelle se trouve voilé le saint-sacrement. On adosse contre cette montagne des arbres naturels, des grottes de mousse et de fougère dans lesquelles sont cachés des bergers qui imitent sur des galoubets de saule les lamentations des saintes femmes de Jérusalem pleurant la mort du Sauveur du monde. Les notes plaintives et douces de ces instrumens répandent dans l’âme la tristesse et la mélancolie; on ne saurait les entendre sans être profondément touché. Le jour de Pâques, une foule de catholiques de tout âge, de tout sexe, de toute nation, s’approchaient de la sainte table (combien parmi eux ne l’avaient pas fait depuis des années!), et recevaient le sacrement avec recueillement et ferveur. Dieu me récompensait largement de mes travaux.

J’avais acheté au Mexique et placé dans l’église de Brownsville un orgue qui devait donner plus de solennité à nos cérémonies et guider la voix de nos chantres et de nos choristes. J’eus d’abord un grand désappointement quand je m’aperçus que Brownsville ne possédait qu’un organiste, lequel était employé par les épiscopaliens. Par bonheur, j’étais lié avec le ministre épiscopalien, jeune homme instruit et libéral qui n’avait pas de haine contre le catholicisme. Il eut pitié de ma situation, et comme mon office et le sien se faisaient à la même heure, il me proposa d’avancer l’heure de ma messe, s’engageant à reculer celle de son service religieux : de la sorte, l’organiste put venir jouer successivement dans l’église et dans le temple. J’y gagnai aussi de voir mon auditoire se grossir de protestans et même de juifs; le ministre épiscopalien lui-même assista plusieurs fois à mes sermons. Je m’efforçais de détruire par mes prédications les préjugés aveugles que conservaient les Américains contre nos doctrines et nos personnes. Mes paroles portaient déjà quelque fruit, quand, au mois de septembre 1851, j’eus enfin l’occasion de joindre l’exemple aux préceptes. Dans cette conjoncture. Dieu me donna la force de ne pas faillir à mon devoir.


IV.

Le commerce du coton écru ou mania est de première importance sur les frontières mexicaines. Le gouvernement mexicain, pour développer la fabrication de cet article, en avait concédé le monopole à cinquante-cinq négocians, la plupart Anglais et Espagnols. Le nombre des personnes qu’occupe cette industrie s’élève à 214,500, et depuis l’établissement du monopole jusqu’à 1850, c’est-à-dire pendant dix-sept ans, les fabriques ont fourni plus de quinze millions de pièces de cotonnade. Voulant protéger cette branche de l’industrie nationale, le gouvernement mexicain avait frappé les tissus étrangers de droits d’entrée si élevés qu’ils équivalaient à une prohibition. C’eût été un coup mortel pour le commerce des frontières texiennes, si la contrebande n’avait pris des proportions colossales sur toute la ligne du Rio-Grande, très insuffisamment gardée par quelques douzaines de douaniers. Cependant les négocians de Brownsville et ceux de Matamores souffraient également de cet état de choses, parce que le commerce de transit, se faisant par contrebande, s’étendait le long des rives du fleuve, au lieu de se concentrer dans ces deux villes. Ils se concertèrent pour provoquer un mouvement populaire contre le monopole et chargèrent le général Carvajal de révolutionner les états de Tamaulipas et de Nuevo-Leon. Le général Carvajal était un Mexicain courageux et entreprenant, bon soldat, je crois, plutôt que bon capitaine. Il avait été élevé dans un collège de jésuites aux États-Unis. Sa taille était médiocre, mais bien prise; ses traits réguliers, ses yeux vifs exprimaient à la fois la finesse et l’énergie. Durant la guerre entre le Mexique et les États-Unis, son rôle avait été équivoque. Depuis quelque temps, il nourrissait le projet de soulever les états mexicains des frontières, soit pour forcer le gouvernement à des réformes administratives, soit pour former une petite république indépendante du Mexique, qui eût pris le nom de république de la Sierra-Madre.

Le général Avalos, commandant des forces mexicaines de Nuevo-Leon, Tamaulipas et Cohahuila, eut vent de ce qui se préparait. Carvajal se trouvant à Camargo, il envoya une compagnie de lanciers pour l’arrêter; mais celui-ci, averti, s’échappa avant leur arrivée et se rendit à Rio-Grande-City, d’où il s’entendit avec des négocians de Brownsville pour avoir de l’argent, des munitions, et organiser l’insurrection. On promit 25 piastres par mois à quiconque s’enrôlerait ; une foule d’aventuriers américains, qui avaient guerroyé en 1846 et 1847, furent attirés par l’espoir du pillage et l’amour de l’inconnu ; cent ou deux cents Mexicains mécontens se joignirent à cette troupe. Carvajal marcha sur Camargo, qui, faute de soldats, fut prise sans coup férir ; mais il perdit un temps précieux, attendant sans doute l’effet des promesses des négocians de Matamoros. Ceux-ci cependant changeaient de système ; ils invitèrent Avalos à un grand déjeuner, où l’on discuta sur les mesures à prendre contre Carvajal. Il fut démontré que les troupes du gouvernement étaient trop peu nombreuses, qu’il fallait immédiatement mettre sur pied la garde nationale et se procurer des fusils et de l’argent. Les négocians, peu disposés à des contributions personnelles, conseillèrent au général de permettre l’entrée de la cotonnade américaine, en la grevant seulement d’un droit léger, dont une partie serait consacrée à la répression du mouvement insurrectionnel, et l’autre entrerait dans les poches mêmes d’Avalos. Cette perspective sourit au général, qui décréta d’urgence la réforme proposée, en dépit du directeur des douanes. On amusait par des promesses Carvajal, qui s’arrêta à Reynosa comme il avait fait à Camargo, et pendant plus de huit jours des balles de manta traversèrent le Rio-Grande en si grande quantité, qu’on en estime la valeur à plus d’un demi-million de piastres. Les petits marchands des frontières, se trouvant lésés, avertirent Carvajal, qui, furieux, brûla quelques-uns de ces convois. Malheureusement les marchandises avaient été vendues au comptant par les négocians américains à des marchands de l’intérieur du Mexique, et ce furent ceux-ci qui perdirent.

Carvajal se porta enfin sur Matamoros. Les autorités de la ville, quoiqu’ayant fait tous leurs préparatifs militaires, se rendirent en députation auprès de lui pour connaître ses intentions particulières et le prier de renvoyer ses soldats américains, affirmant que tout s’arrangerait pour le mieux, si rien dans son entourage ne marquait une intervention étrangère blessante pour l’amour-propre national. Carvajal refusa. Le lendemain, il s’installa avec une troupe de cinquante hommes environ dans le fort Paredes. Ce fort, très rapproché de la ville, se composait de quelques talus élevés en 1844 pour protéger Matamoros. L’unique canon possédé par les Américains tonna immédiatement. Le second jour, Carvajal alla s’emparer, on ne sait pourquoi, de la cabane des douaniers placée en face de Brownsville. Les habitans de Matamoros lâchèrent sur lui quelques boulets mal dirigés, qui vinrent éclater sur l’autre bord, à Brownsville, et chassèrent les curieux, Carvajal se décida alors à pénétrer dans Matamoros. Bientôt la fusillade retentit dans toutes les rues de cette ville. Le général Avalos fut blessé et transporté dans sa maison; quelques combattans et quelques curieux furent tués. À ce moment, la panique était si grande, que Carvajal n’aurait eu qu’à pousser un peu ses soldats pour se rendre maître de la ville; mais ceux-ci, au lieu de s’avancer vers la Plaza-Mayor, centre de la défense, prirent le parti plus prudent de se cacher dans les maisons et de cheminer lentement en pratiquant des ouvertures dans les murs intérieurs. Les assiégés, se rassurant, braquèrent leurs canons sur les maisons où étaient les assiégeans, et les forcèrent de déguerpir. A la nuit, Carvajal ordonna à ses troupes de rentrer au fort Paredes. Ce fut une lourde faute. Les assiégés se hâtèrent d’établir de hautes barricades avec des balles de manta et de couvrir leurs toits de sacs de terre derrière lesquels les soldats d’Avalos s’abritèrent pour tirer soit dans les rues, soit dans les cours, quand Carvajal essaya de rentrer.

J’avais passé la nuit à donner les secours de la religion aux blessés de l’armée de Carvajal, qu’on transportait du côté de Brownsville dans un hôpital provisoire. Quand le jour parut, pensant qu’il y avait à Matamores beaucoup de blessés des deux partis, et que le curé mexicain ne pourrait suffire à la tâche, je traversai le Rio-Grande, je m’emparai d’un mauvais cheval abandonné près de la cabane déserte des douaniers, et le mis au galop, espérant par une allure rapide échapper plus aisément aux balles des assiégeans et des assiégés, car je devais passer entre les deux feux. Je pénétrai sans mésaventure dans la grande rue qui conduit à la place, mais je trouvai en face de moi une forte barricade, et des coups de fusil retentirent de toutes parts sans que je visse personne; cependant, grâce à la maladresse des tireurs, j’arrivai sans être atteint à vingt pas de la barricade. Là, trente fusils me couchèrent en joue; je tirai brusquement la bride de mon cheval, et deux violens coups d’éperon le firent se cabrer. Un feu de peloton retentit; je ne fus pas blessé, mais le pauvre animal qui me servait de bouclier avait reçu trois balles, et il tomba. Avant que les fusils fussent rechargés, je courus à la barricade, le capitaine qui la commandait me reconnut et fut très mortifié. « Pourquoi diable venir sans drapeau blanc? — J’ignorais qu’on en eût besoin quand on est seul et sans armes. Je viens confesser les mourans. Où est le curé? — Vous ne pouvez le voir. On se bat dans sa rue. — Où est l’hôpital? — Ici près. » J’y courus, mais je fus bien étonné en n’y trouvant que quatre blessés. On s’était battu pendant vingt-quatre heures, on avait tiré plusieurs centaines de coups de canon et brûlé plus de vingt mille cartouches : le résultat était quelques morts et quelques blessés. Dieu merci, les maisons avaient plus de mal que les hommes. Jugeant ma présence peu nécessaire, je retournai à Brownsville, où l’on me croyait mort. Le soir même, Carvajal me fit appeler pour me prier d’aller visiter à Matamoros, dans un endroit caché, des blessés de son armée qui ne pouvaient être transportés à Brownsville, soit que leurs blessures fussent trop graves, soit qu’ils fussent des déserteurs de l’armée des États-Unis. Le lendemain, je partis à pied, pour plus de précaution, avec un guide mexicain qu’il me donna. Arrivé à la rue du Commerce, j’entendis une forte détonation, un sifflement aigu; une maison de briques s’écroula. Mon guide tomba, un boulet lui avait emporté le ventre et la cuisse. Je portai mon malheureux guide dans une rue voisine, je frappai aux maisons pour trouver quelqu’un qui le soignât; tous ceux qui ne se battaient pas avaient fui à Brownsville. Je ne savais plus que faire, ignorant l’endroit où on avait recueilli les blessés de l’armée de Carvajal. Heureusement un officier américain qui passait me l’indiqua. Je trouvai une méchante cabane où gisaient six hommes mortellement blessés. Un docteur irlandais les soignait. Je le priai d’aller voir mon pauvre guide, et j’exhortai les blessés, dont cinq moururent quelques minutes après.

En retournant au fort Paredes, je rencontrai cent cavaliers de Carvajal qui allaient se battre, près du cimetière, contre cent lanciers d’Avalos. Les deux partis se rencontrèrent, s’examinèrent, et chacun retourna chez soi, tout fier de ce que l’autre n’avait pas osé l’attaquer.

Le siège dura douze jours; outre la fusillade, le seul événement fut l’incendie de plusieurs maisons, dont on accusa les Américains. Carvajal se retira sur la nouvelle que Canalès venait au secours de Matamoros à la tête d’un millier d’hommes. Canalès avait été chef de bande dans la guerre de 1846 et 1847; on l’accusait d’avoir tantôt combattu, tantôt imité les guerilleros, en pillant avec impartialité, à la tête de voleurs et d’assassins, les convois mexicains et les convois américains. Il avait, dit-on, une fille qui maniait vaillamment la lance et qui commanda quelques expéditions. Lors du traité de Guadalupe-Hidalgo, la tête de Canalès fut mise à prix par le gouvernement mexicain, mais il parvint à se justifier et même à se faire mettre dans le cadre des généraux mexicains en activité de service. Il détestait à la fois, pour des raisons personnelles, Carvajal et Avalos; il aurait voulu trouver Avalos en fuite et mettre en fuite Carvajal. Aussi était-il venu fort doucement pour laisser à Avalos le temps d’être battu; le trouvant victorieux, il fut de fort mauvaise humeur.

Le gouvernement mexicain gratifia la ville de Matamoros du titre de « ville héroïque. » Les habitans de Brownsville vinrent en foule contempler les désastres de la guerre et de l’incendie. Carvajal s’était retiré à Rio-Grande-City. Il voulut rentrer dans le Mexique, mais Canalès l’attendait sur la route de Camargo, et ses soldats, cachés dans un chuparal, criblèrent de coups de fusil l’armée de Carvajal à son passage. Le capitaine Nuñez, qui commandait les Mexicains de Carvajal, s’écria : « Nous sommes trahis! sauve qui peut! » On prétend que c’est lui qui trahissait. Quatre-vingts de ses Mexicains se sauvèrent; les Américains de la bande s’engagèrent dans le chaparal, et la fusillade dura jusqu’à la nuit sans faire grand mal. Carvajal, jugeant qu’il n’avait pas assez de troupes, se replia sur le Texas; Canalès, craignant d’être surpris pendant la nuit, se retira de l’autre côté du San-Juan, qui passe près de Camargo. Un espion avertit de cette retraite inattendue Carvajal, qui revint sur Camargo, voulant y entrer avant le jour. En même temps les habitans de Camargo annonçaient à Canalès que Carvajal s’était retiré dans le Texas, et Canalès, enhardi, marcha aussi vers Camargo, où les deux armées se trouvèrent en présence, fort étonnées de se rencontrer à force de s’éviter. La lutte fut sanglante cette fois. Carvajal, manquant de munitions, dut céder, et Canalès publia que sa retraite de la veille avait été un mouvement stratégique. Ainsi se termina la guerre.

Les prisonniers que le parti d’Avalos avait faits ne furent pas considérés comme prisonniers de guerre, mais comme traîtres et assassins; en conséquence ils furent jugés au bout de quelques mois et condamnés à être fusillés. L’exécution devait avoir lieu trois jours après la condamnation. Je fus chargé de préparer ces malheureux à la mort. Ils étaient gardés dans une chambre de la caserne des lanciers convertie en chapelle, et je n’y entrai point sans une vive émotion. A la vue de mon costume de prêtre français, ils se jetèrent dans mes bras avec de poignantes démonstrations de douleur et de reconnaissance. Un jeune Irlandais de vingt-deux ans se suspendait à mon cou en pleurant, en criant : « Ma mère, ma sœur, je ne vous verrai plus ! » Catholiques et protestans me serraient les mains. Leur désespoir me fendait le cœur; au lieu de les consoler, je me mis à pleurer avec eux. Ce ne fut qu’après de violens efforts que je parvins à me dominer, et que je pus les exhorter à mettre en règle leur conscience avant de paraître devant le juge éternel. Les prisonniers américains étaient peu résignés; ils s’écriaient que le jugement s’était fait cruellement attendre, et qu’il était injuste. Je leur rappelai les incendies et les meurtres qu’ils avaient commis dans une ville innocente, sans autre but que le pillage, et les engageai à invoquer la miséricorde divine. Je leur donnai des livres de piété, et promis de demander pour eux un adoucissement de la peine, en leur recommandant de ne pas concevoir de trompeuses espérances. Ils me dirent qu’ils avaient plusieurs fois écrit à leur consul, mais qu’ils n’avaient pas reçu de réponse. Je me rendis chez les consuls anglais et français, qui firent une démarche auprès du général Avalos. J’allai le voir moi-même. C’est un homme petit, gros, au teint olivâtre; sa barbe noire, ses yeux vifs et méchans lui donnent un air de férocité. Son père était Mexicain, sa mère Indienne; on voit que le sang du sauvage coule dans ses veines. Avec des manières polies, affables et parfaites, il est dur, faux, vindicatif. Comme il restait sourd à mes prières, je crus devoir lui rappeler un fait que je tenais de bonne source. « Je vais, lui dis-je, vous raconter une histoire. Une ville du Mexique fut attaquée par une bande d’aventuriers; le général, au commencement de l’action, fut blessé sur la grande place. On le porta chez lui; mais, craignant que les aventuriers, s’ils étaient vainqueurs, ne le prissent et ne le pendissent, il abandonna ses troupes et se fit transporter clandestinement dans une cabane éloignée. Un curé de ma connaissance apprit le fait. Il aurait pu révéler aux assiégeans la cachette du général; le général pris, la guerre était finie. Cependant, comme il y allait pour le général non-seulement de la mort, mais de l’honneur, le curé garda son secret. Si vous ne vous montrez pas aujourd’hui aussi clément que lui, il publiera demain ce récit dans les journaux. » Avalos pâlit, ses yeux lancèrent des éclairs sinistres; mais comme je ne tremblais pas, il me crut armé et répondit : «C’est bon; l’exécution sera suspendue jusqu’à ce que j’aie reçu des ordres de Mexico. »

Quand je portai cette bonne nouvelle aux prisonniers, ils m’embrassèrent avec transport, et l’espoir de vivre se réveilla en eux avec une vivacité qui m’inquiétait; je ne me sentais pas sûr du succès, et je rédigeai à la hâte, avec l’aide du curé de Matamoros, une pétition qui circula parmi les dames de la ville, et qui demandait au général Arista, président de la république, la vie des condamnés. Je voulus même profiter de ce sursis pour organiser une tentative d’évasion. Avec un peu d’argent, le projet pouvait s’exécuter; mais je ne trouvai parmi les compatriotes des prisonniers américains qu’inertie, imbécillité et menaces stupides contre Avalos. Sur ces entrefaites, le capitaine Nuñez, accusé par les Américains, pria secrètement Avalos, pour sauver sa vie, de le faire prisonnier, et vînt se faire incarcérer à Matamoros. Avalos, qui ne l’aimait pas, ne se contenta pas de le prendre; il le fit passer devant un conseil de guerre et condamner à mort. Le jour même, Nuñez se sauva et se réfugia à Brownsville, où sa condamnation, prononcée par des Mexicains, le réhabilita. Cette évasion de Nuñez m’ôta tout espoir d’assurer la fuite des condamnés; elle avait dû rendre la surveillance plus active et les précautions plus nombreuses.

Ordre arriva enfin de Mexico de fusiller les condamnés. C’était un samedi, et l’exécution fut fixée au lundi. Je n’avais pu sauver ces malheureux, et il ne me restait plus qu’à m’acquitter, avec l’aide d’un excellent prêtre mexicain, don Raphaël, de la terrible mission de les assister à ce moment suprême. La chambre qui leur servait de prison fut de nouveau convertie en chapelle; on construisit un autel avec une table. Les journaux de la Nouvelle-Orléans ont dit que j’avais essayé, pour faire évader les prisonniers, de pratiquer un trou dans le mur en me cachant sous l’autel. C’eût été impossible; les draperies de l’autel furent constamment tenues relevées, j’étais entre deux sentinelles, et deux compagnies de lanciers, le mousquet au poing, se tenaient l’une en face de la porte, l’autre derrière le mur où s’adossait l’autel. Je me bornai à accomplir mes graves devoirs.

Le lendemain dimanche, à quatre heures du soir, le saint viatique fut porté aux prisonniers catholiques. Les rues où il passa étaient jonchées de rameaux et de verdure, des draperies flottaient aux fenêtres. Le cortège quitta l’église, précédé d’une musique militaire qui jouait des airs funèbres, et le peuple suivait en priant à haute voix. En les entendant approcher, mon cœur se serra, je me sentis défaillir; les prisonniers, agenouillés près de moi, pleuraient et priaient avec moi. Don Raphaël entra, portant le saint-sacrement; ils se jetèrent au-devant de lui, et saisirent la pyxide, demandant grâce d’une voix déchirante; ils se calmèrent avec peine; les prières pour les agonisans furent récitées, et les condamnés catholiques reçurent la communion. Une demi-heure après eut lieu la collation de la mort. Aucun de nous ne put manger. Les uns, roulant des yeux hagards, murmuraient des mots sans suite; d’autres restaient muets, le regard attaché à la terre. De temps en temps, un des plus jeunes laissait échapper un sanglot sourd et violent, ou poussait un cri en se tordant les mains. Vers deux heures du matin, quelques condamnés témoignèrent le désir de se reposer un instant; j’arrangeai nos habits en forme de coussins où ils placèrent leur tête. L’exécution était pour sept heures. Au lever du jour, je me rendis à l’église, voulant dire une messe pour les condamnés; mais l’église était fermée, je dus aller chercher les clés chez le curé. Là, j’appris que l’heure fatale était avancée. Je revins en toute hâte à la prison; il était déjà trop tard. Je courus au lieu du supplice; comme j’approchais, j’entendis une horrible décharge, puis une seconde. Ils étaient morts!

On plaça les cadavres sur le tombereau qui devait les porter au cimetière. Seul, à pied, recevant la pluie qui tombait en abondance, je marchai derrière la charrette qui dégouttait de sang. Le cimetière était éloigné de deux milles; quand j’arrivai, toutes ces émotions m’avaient brisé, je ne pouvais plus me soutenir; je n’eus pas même la force de m’agenouiller et de prier sur leur tombe entr’ouverte. Auprès des émotions de cette nuit, qu’étaient toutes les fatigues des jours précédens? Quand je fus de retour à Brownsville, une foule d’habitans vinrent me questionner sur tous ces événemens. Leur curiosité m’irritait. « Qu’avez-vous fait pendant six mois, disais-je aux Américains, pour vos compatriotes prisonniers? qu’avez-vous fait pour les sauver, ou du moins pour adoucir leur sort? C’est un catholique, un prêtre français, qui seul est allé les voir. » Sensibles à ces reproches, ils voulurent se venger d’Avalos; ils le pendirent en effigie, ainsi que Manchaca, auditeur de guerre, son conseiller. La potence fut dressée sur la rive, en face de Matamores; les deux mannequins furent promenés pendant trois jours sur des ânes, suivis d’une mascarade de circonstance et d’un affreux tintamarre; le troisième jour, on les pendit avec de grands applaudissemens.

Avalos avait pu voir son effigie se balancer au gré du vent. Il se fâcha, et l’on sentit bientôt les effets de sa colère. Une bande d’Indiens, venant du Mexique, fit tout à coup de grands ravages sur les rives texiennes du Rio-Grande, depuis Galveston jusqu’à Santa-Rita. Le bateau à vapeur le Comanche fut attaqué plusieurs fois, comme il remontait à Rio-Grande-City. Chaque jour, on apprenait de nouveaux assassinats. On rassembla à la hâte quarante hommes de bonne volonté, qui marchèrent contre les Indiens sous le commandement d’un Yankee d’une force herculéenne, mais d’une bravoure douteuse. A la première rencontre, les quarante volontaires prirent la fuite. On sut cependant quelle était la main qui poussait les Indiens. Les autorités américaines firent à Avalos de vertes remontrances et de sérieuses menaces. Avalos dut envoyer un bataillon contre les Indiens, qui se rendirent sans coup férir et se laissèrent mener à Matamoros. On leur assigna près de la ville un champ où ils s’installèrent tranquillement. C’étaient les gens les plus doux du monde. Ils étaient d’une grande stature, avaient le teint cuivré et rougeâtre. Chaque famille portait un tatouage différent. Ils n’avaient qu’une serviette pour tout vêtement. J’ai vu leurs enfans âgés de huit ou dix ans percer d’une flèche une pomme placée à cinquante pas, quelques-uns touchaient même à cette distance de petites pièces de monnaie. Au bout de plusieurs mois, on leur permit de s’en retourner, et personne depuis n’en a entendu parler.

Au mois d’août 1852, Matamoros reçut la visite d’un haut fonctionnaire du gouvernement mexicain, don Emmanuel Robbles, ministre de la guerre et de la marine. Il venait se rendre compte des besoins militaires des frontières. Comme j’avais formé un projet pour l’amélioration morale de ces mêmes contrées, je me fis présenter à lui par le consul mexicain de Brownsville. Je lui dis que j’avais trouvé sur les rives du Rio-Grande une population considérable, peu connue des statisticiens, qui, étant abandonnée à elle-même, perdait peu à peu le souvenir de sa religion et de sa nationalité. Les enfans étaient envoyés aux États-Unis pour y recevoir une éducation préjudiciable à leurs sentimens religieux. J’offris d’aller à Rome soumettre la question au cardinal de la Propagande, et lui demander de diviser ces frontières en missions régulières et distinctes, desservies par des prêtres actifs, zélés, assez nombreux pour fonder des collèges et y donner l’instruction. « Que deviendra le Mexique, lui disais-je, en face de ces Yankees envahisseurs qui lui ont déjà pris le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie, si vous ne fortifiez pas chez les Mexicains le sentiment qui leur tient lieu de patriotisme, le sentiment religieux? Le Mexique possède encore les provinces les plus riches et les plus belles du monde, et la religion catholique lui est une grande force pour résister aux Américains; il ne se laissera jamais gouverner par un peuple protestant. Les États-Unis ont une plaie hideuse qui les ronge, l’esclavage, mal intérieur qui creuse cet arbre trop immense pour résister aux tempêtes, et les tempêtes soufflent violemment dans l’Amérique du Nord. Les jours de lutte et de malheur peuvent revenir. Les hommes intelligens et fiers se lèveront alors : faites en sorte que l’éducation religieuse les ait rendus nombreux, en élargissant les facultés intellectuelles de chacun, en donnant à tous une sérieuse notion de leurs devoirs de chrétiens et de citoyens, en leur faisant sentir, par une connaissance plus exacte des principes de l’Évangile et de la morale, toute la dignité de l’homme, en leur apprenant à rendre non-seulement ce qu’ils doivent à Dieu, mais aussi ce qu’ils doivent à César, c’est-à-dire au pays. »

Don Emmanuel Robbles me donna des lettres de recommandation pour le ministre mexicain à Rome, et le général Arista y joignit une lettre signée de lui. À ce moment, j’étais hors d’état de continuer mes fonctions; les spasmes nerveux, les évanouissemens, les crachemens de sang ne me permettaient plus la moindre fatigue. Trois prêtres des oblats de Marie devaient me remplacer au mois de septembre; je partis au moment de leur arrivée, et je touchai bientôt les rives de France. Après quelques jours passés dans ma patrie, je me rendis à Rome. Mon plan fut approuvé, mais je ne pus y donner aucune suite. Les infirmités me retinrent longtemps sous le beau ciel d’Italie; puis la science médicale déclara que ma carrière active était terminée, terminée, hélas ! à l’âge où la plupart de mes confrères, plus robustes ou plus prudens, ont à peine commencé la leur. Et maintenant, aux heures de solitude, les souvenirs du passé se groupent tristement devant ma pensée, comme des tableaux toujours présens, mais qui s’éloignent peu à peu pour ne plus revenir.


E. DOMENECH.

  1. Voyez ce premier récit dans la Revue des Deux Mondes du 15 juin.
  2. Voyez, sur le culte vaudoux à Haïti, l’empereur Soulouque et son empire, par M. G. d’Alaux, dans la Revue du 15 décembre 1850.
  3. La talègre d’or vaut seize mille piastres, celle d’argent en vaut mille.