Le Journal d’une femme/I/XVI

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Calmann Lévy (p. 169-172).
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XVI


8 août.


Ma grand’mère a eu aujourd’hui avec madame de Louvercy une longue conférence dont je ne puis absolument deviner le sujet, et qui paraît avoir eu pour résultat de modifier nos projets. Au lieu de partir dans quinze jours, nous partons demain. Elle vient de m’en prévenir, en alléguant que nous avions assez fait pour notre dignité. Elle avait le front très-soucieux, et madame de Louvercy, quand je l’ai vue sortir de la chambre de ma grand’mère, avait le visage décomposé. Il ne s’est cependant rien passé de blessant entre elles ; leur attitude mutuelle le prouve : elle est affectueuse et même tendre, quoique empreinte d’une tristesse particulière. Je renonce à pénétrer ce nouveau mystère, qui me préoccupe assez peu. L’important pour moi, c’est que nous nous en allions. J’avais, je l’avoue, trop présumé de mon courage, il était à bout. — Le départ des Valnesse et de leurs sœurs me laissait le plus souvent seule en présence des deux fiancés ; j’étais le témoin souriant de leurs tête-à-tête, de leurs amours, de leur bonheur, — le témoin souriant et désespéré. La jalousie est une douleur d’une complication affreuse ; elle ne déchire pas seulement le cœur, elle le dégrade. On ne se sent pas seulement torturé, on se sent avili. La blessure n’est pas franche, elle n’est pas saine ; l’orgueil ulcéré, l’envie, la haine s’y mêlent, l’enveniment et la souillent. Il n’y a pas une âme passionnée, je suppose, qui ne soit, à quelque heure maudite, capable de ces indignes sentiments ; le mérite n’est pas d’en être incapable, mais de les détester et de les vaincre. — C’est ce que j’essayais de faire avec l’aide de Dieu. Mais je suis heureuse de partir.

J’ai promis à Cécile de revenir pour son mariage, si elle se mariait ici ; mais je pense que la cérémonie doit avoir lieu à Paris, et je préfère beaucoup cela.

M. de Louvercy n’a pas assisté ce matin à notre déjeuner. Il ne viendra pas dîner ce soir. Il est, paraît-il, assez sérieusement souffrant. Je remarquais en effet, depuis quelques jours, qu’il avait l’air plus languissant et plus maladif que de coutume. Je regrette de partir sans l’avoir revu. Je ne le reverrai probablement jamais, car il ne quitte pas Louvercy, et j’espère bien n’y jamais revenir. — Pauvre garçon ! je lui saurai toujours gré de ce qu’il a fait pour moi.