Le Journal d’une femme/I/XVIII

La bibliothèque libre.


Calmann Lévy (p. 179-185).
◄  XVII
XIX  ►


XVIII


Même jour.


La résolution que j’ai prise cette nuit a été très-longtemps et très-vivement combattue par ma grand’mère.

— Ma chérie, m’a-t-elle dit, tu sais qu’en principe je ne hais pas le romanesque ;… mais ceci l’est vraiment trop !… À ton âge, avec ta figure, ta tournure, ton éducation, ta fortune, — épouser un invalide, certainement c’est très-beau, très-généreux, très-poétique, mais franchement cela dépasse un peu la mesure !… Et encore permets, ma chère enfant, si tu prenais une détermination semblable en temps ordinaire, en toute liberté d’esprit et de cœur, avec calme et sang-froid, en pleine possession de toi-même enfin… à la bonne heure ! — Mais ce n’est pas cela… Tu viens d’éprouver un désenchantement, une déception très-sensible… mon Dieu ! par parenthèse, je ne comprendrai jamais ce qui a pu se passer dans la cervelle de ce monsieur-là !… quoi qu’il en soit, ma charmante, tu es dans un de ces états de l’âme où s’engendrent les fausses vocations… Il faut donc te défier beaucoup d’un premier mouvement d’enthousiasme qui peut n’être qu’un mouvement de désespoir… Au moins attendons… attendons quelques mois… laissons le temps passer sur cette idée-là… si elle se confirme, si elle se consolide, eh bien, on verra !… Mais je ne ferais vraiment pas mon devoir si je te permettais de t’engager dans une pareille aventure sous le coup de ton chagrin de cœur, sous le coup aussi de l’émotion que t’a causée la scène tragique de cette nuit !

Telles ont été, en bref résumé, les objections de ma grand’mère ; je les ai combattues à mon tour de toute ma conviction et de toute mon éloquence :

« Sans doute j’étais un peu romanesque ; mais elle-même n’avait-elle pas encouragé en moi ces dispositions ? Ne me les avait-elles pas recommandées comme des garanties de dignité et même de bonheur ?… Sans doute j’avais le cœur malade et brisé ; mais ce cœur malade n’avait-il pas précisément besoin, pour se relever et se soutenir, de la diversion d’un grand devoir, d’un généreux dévouement ? Ne devait-il pas trouver uniquement dans le bonheur des autres la consolation et l’oubli de son propre bonheur perdu ?… — Je ne lui ai pas caché l’intention formelle où j’étais d’entrer un jour au couvent, si jamais j’avais le malheur de me trouver seule au monde ; dévouement pour dévouement, celui dont l’occasion se présentait à moi n’avait-il pas un caractère plus élevé, plus pieux, plus attachant, moins égoïste enfin, que le simple renoncement au monde et l’abnégation un peu banale de l’institutrice ?… — Quant à attendre, ce serait hasarder peut-être tout le mérite et tout le bienfait de mon action ; qui sait si, dans l’intervalle, ce malheureux jeune homme ne retomberait pas dans un de ces accès de désespoir auxquels je venais de le voir en proie, si sa mère serait comme cette fois avertie à temps, s’il n’y succomberait pas ? Ce qu’il y avait de certain du moins, c’est qu’attendre serait me faire perdre, à moi, la meilleure partie de ma récompense, la joie que je me promettais de voir ces pauvres gens passer soudain de l’excès de la douleur à un bonheur inespéré, d’en être la cause, de descendre tout à coup dans leur vie sombre comme un ange de lumière… que cette seule minute de mon existence jetterait sur le passé, sur le présent, sur l’avenir, un apaisement, un charme et une consolation infinis ! »

Ma chère grand’mère, tout en pleurant beaucoup, a bien voulu se rendre à mes raisons.

— Hélas ! ma pauvre fillette, a-t-elle murmuré pour conclure, le monde dira que nous sommes deux folles !

— Ce sont, ai-je dit, des folies que Dieu doit bénir.

— J’en conviens, a dit ma grand’mère ; — mais il y a maintenant une autre difficulté qui me saute aux yeux.

— Ah ! mon Dieu, laquelle ?

— Comment allons-nous nous y prendre avec les Louvercy ?… Je dois rendre justice à la pauvre mère ; en me confiant la malheureuse passion de son fils, elle n’a pas paru admettre un instant la supposition — vraiment inimaginable d’ailleurs — d’un mariage entre vous deux ; le jeune homme très-évidemment ne l’admet pas davantage… et ça fait honneur à son bon sens… mais alors… quoi ?… Il va donc falloir s’offrir, se jeter dans leurs bras, sans dire gare ?… C’est impossible, ma fille… c’est tout à fait incorrect !

— Mais, grand’mère, puisque nous sommes sûrs qu’ils ne me refuseront pas ?

— Ah ! bon ! il ne manquerait plus que cela !… Enfin, c’est une négociation très-délicate, très-délicate !

— Voulez-vous m’en charger, grand’mère ?

— Ah ! mon Dieu, pourquoi pas ?… quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre !… Puisque nous sommes dans les irrégularités jusqu’au cou, une de plus, une de moins… c’est indifférent !… Mais enfin, pourtant, j’imagine que tu vas d’abord t’adresser à la mère ?

— Bien entendu ! ai-je dit.

… C’est pourquoi je viens de faire demander un moment d’entretien à madame de Louvercy, et dans quelques minutes je serai chez elle.