Le Journal d’une femme de chambre/05

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Eugène Fasquelle (p. 119-133).

V

28 septembre.

Ma mère est morte. J’en ai reçu la nouvelle, ce matin, par une lettre du pays. Quoique je n’aie jamais eu d’elle que des coups, cela m’a fait de la peine, et j’ai pleuré, pleuré, pleuré… En me voyant pleurer, Madame m’a dit :

— Qu’est-ce encore que ces manières-là ?…

J’ai répondu :

— Ma mère, ma pauvre mère est morte !…

Alors, Madame, de sa voix ordinaire :

— C’est un malheur… et je n’y peux rien… En tout cas, il ne faut pas que l’ouvrage en souffre…

Ç’a été tout… Ah ! vrai !… La bonté n’étouffe pas Madame…

Ce qui m’a rendue le plus malheureuse, c’est que j’ai vu une coïncidence entre la mort de ma mère… et le meurtre du petit furet. J’ai pensé que c’était là une punition du ciel, et que ma mère ne serait peut-être pas morte si je n’avais pas obligé le capitaine à tuer le pauvre Kléber… J’ai eu beau me répéter que ma mère était morte avant le furet… Rien n’y a fait… et cette idée m’a poursuivie, toute la journée, comme un remords…

J’aurais bien voulu partir… Mais Audierne, c’est si loin… au bout du monde, quoi !… Et je n’ai pas d’argent… Quand je toucherai les gages de mon premier mois, il faudra que je paie le bureau ; je ne pourrai même pas rembourser les quelques petites dettes contractées durant les jours où j’ai été sur le pavé…

Et puis, à quoi bon partir ?… Mon frère est au service sur un bateau de l’État, en Chine, je crois, car voilà bien longtemps qu’on n’a reçu de ses nouvelles… Et ma sœur Louise ?… Où est-elle maintenant ?… Je ne sais pas… Depuis qu’elle nous quitta, pour suivre Jean le Duff à Concarneau, on n’a plus entendu parler d’elle… Elle a dû rouler, par ci, par là, le diable sait où !… Elle est peut-être en maison ; elle est peut-être morte, elle aussi. Et peut-être aussi que mon frère est mort…

Oui, pourquoi irais-je là-bas ?… À quoi cela m’avancerait-il ?… Je n’y ai plus personne, et ma mère n’a rien laissé, pour sûr… Les frusques et les quelques meubles qu’elle possédait ne paieront pas certainement l’eau-de-vie qu’elle doit…

C’est drôle, tout de même… Tant qu’elle vivait, je ne pensais presque jamais à elle… je n’éprouvais pas le désir de la revoir… Je ne lui écrivais qu’à mes changements de place, et seulement pour lui donner mon adresse… Elle m’a tant battue… j’ai été si malheureuse avec elle, qui était toujours ivre !… Et d’apprendre, tout d’un coup, qu’elle est morte, voilà que j’ai l’âme en deuil, et que je me sens plus seule que jamais…

Et je me rappelle mon enfance avec une netteté singulière… Je revois tout des êtres et des choses parmi lesquels j’ai commencé le dur apprentissage de la vie… Il y a vraiment trop de malheur d’un côté, trop de bonheur de l’autre… Le monde n’est pas juste.

Une nuit, je me souviens — j’étais bien petite, pourtant — je me souviens que nous fûmes réveillés en sursaut par la corne du bateau de sauvetage. Oh ! ces appels dans la tourmente et dans la nuit, qu’ils sont lugubres !… Depuis la veille, le vent soufflait en tempête ; la barre du port était toute blanche et furieuse ; quelques chaloupes seulement avaient pu rentrer… Les autres, les pauvres autres se trouvaient sûrement en péril…

Sachant que le père pêchait dans les parages de l’île de Sein, ma mère ne s’inquiétait pas trop… Elle espérait qu’il avait relâché au port de l’île, comme cela était arrivé, tant de fois… Cependant, en entendant la corne du bateau de sauvetage, elle se leva toute tremblante et très pâle… m’enveloppa à la hâte d’un gros châle de laine et se dirigea vers le môle… Ma sœur Louise, qui était déjà grande, et mon frère plus petit la suivaient, criant :

— Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus !…

Et elle aussi criait :

— Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus !…

Les ruelles étaient pleines de monde : des femmes, des vieux, des gamins. Sur le quai, où l’on entendait gémir les bateaux, se hâtait une foule d’ombres effarées. Mais, on ne pouvait tenir sur le môle à cause du vent trop fort, surtout à cause des lames qui, s’abattant sur la chaussée de pierre, la balayaient de bout en bout, avec des fracas de canonnade…. Ma mère prit la sente… « Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus ! »… prit la sente qui contourne l’estuaire jusqu’au phare… Tout était noir sur la terre, et sur la mer, noire aussi, de temps en temps, au loin, dans le rayonnement de la lumière du phare, d’énormes brisants, des soulèvements de vagues blanchissaient… Malgré les secousses… « Ah ! sainte Vierge !… ah ! nostre Jésus ! »… malgré les secousses et en quelque sorte bercée par elles, malgré le vent et en quelque sorte étourdie par lui, je m’endormis dans les bras de ma mère… Je me réveillai dans une salle basse, et je vis, entre des dos sombres, entre des visages mornes, entre des bras agités, je vis, sur un lit de camp, éclairé par deux chandelles, un grand cadavre… « Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus ! »… un cadavre effrayant, long et nu, tout rigide, la face broyée, les membres rayés de balafres saignantes, meurtris de taches bleues… C’était mon père…

Je le vois encore… Il avait les cheveux collés au crâne, et, dans les cheveux, des goémons emmêlés qui lui faisaient comme une couronne… Des hommes étaient penchés sur lui, frottaient sa peau avec des flanelles chaudes, lui insufflaient de l’air par la bouche… Il y avait le maire… il y avait M. le recteur… il y avait le capitaine des douanes… il y avait le gendarme maritime… J’eus peur, je me dégageai de mon châle, et, courant entre les jambes de ces hommes, sur les dalles mouillées, je me mis à crier, à appeler papa… à appeler maman… Une voisine m’emporta…


C’est à partir de ce moment que ma mère s’adonna, avec rage, à la boisson. Elle essaya bien, les premiers temps, de travailler dans les sardineries, mais, comme elle était toujours ivre, aucun de ses patrons ne voulut la garder. Alors, elle resta chez elle à s’enivrer, querelleuse et morne ; et quand elle était pleine d’eau-de-vie, elle nous battait… Comment se fait-il qu’elle ne m’ait pas tuée ?…

Moi, je fuyais la maison, tant que je le pouvais. Je passais mes journées à gaminer sur le quai, à marauder dans les jardins, à barboter dans les flaques, aux heures de la marée basse… Ou bien, sur la route de Plogoff, au fond d’un dévalement herbu, abrité du vent de mer et garni d’arbustes épais, je polissonnais avec les petits garçons, parmi les épines blanches… Quand je rentrais le soir, il m’arrivait de trouver ma mère étendue sur le carreau en travers du seuil, inerte, la bouche salie de vomissements, une bouteille brisée dans la main… Souvent, je dus enjamber son corps… Ses réveils étaient terribles… Une folie de destruction l’agitait… Sans écouter mes prières et mes cris, elle m’arrachait du lit, me poursuivait, me piétinait, me cognait aux meubles, criant :

— Faut que j’aie ta peau !… Faut que j’aie ta peau !…

Bien des fois, j’ai cru mourir…

Et puis elle se débaucha, pour gagner de quoi boire. La nuit, toutes les nuits, on entendit des coups sourds, frappés à la porte de notre maison… Un matelot entrait, emplissant la chambre d’une forte odeur de salure marine et de poisson… Il se couchait, restait une heure et repartait… Et un autre venait après, se couchait aussi, restait une heure encore et repartait… Il y eut des luttes, de grandes clameurs effrayantes dans le noir de ces abominables nuits, et, plusieurs fois, les gendarmes intervinrent…

Des années s’écoulèrent pareilles… On ne voulait de moi nulle part, ni de ma sœur, ni de mon frère… On s’écartait de nous dans les ruelles. Les honnêtes gens nous chassaient, à coups de pierre, des maisons où nous allions, tantôt marauder, tantôt mendier… Un jour, ma sœur Louise, qui faisait, elle aussi, une sale noce avec les matelots, s’enfuit… Et ce fut ensuite mon frère qui s’engagea mousse… Je restai seule avec ma mère…


À dix ans, je n’étais plus chaste. Initiée par le triste exemple de maman à ce que c’est que l’amour, pervertie par toutes les polissonneries auxquelles je me livrais avec les petits garçons, je m’étais développée physiquement très vite… Malgré les privations et les coups, mais sans cesse au grand air de la mer, libre et forte, j’avais tellement poussé, qu’à onze ans je connaissais les premières secousses de la puberté… Sous mon apparence de gamine, j’étais presque femme…

À douze ans, j’étais femme, tout à fait… et plus vierge… Violée ? Non, pas absolument… Consentante ? Oui, à peu près… du moins dans la mesure où le permettaient l’ingénuité de mon vice et la candeur de ma dépravation… Un dimanche, après la grand’messe, le contre-maître d’une sardinerie, un vieux, aussi velu, aussi mal odorant qu’un bouc, et dont le visage n’était qu’une broussaille sordide de barbe et de cheveux, m’entraîna sur la grève, du côté de Saint-Jean. Et là, dans une cachette de la falaise, dans un trou sombre du rocher où les mouettes venaient faire leur nid… où les matelots cachaient quelquefois les épaves trouvées en mer… là sur un lit de goémon fermenté, sans que je me sois refusée ni débattue… il me posséda… pour une orange !… Il s’appelait d’un drôle de nom : M. Cléophas Biscouille…

Et voilà une chose incompréhensible, dont je n’ai trouvé l’explication dans aucun roman. M. Biscouille était laid, brutal, repoussant… Et outre, les quatre ou cinq fois qu’il m’attira dans le trou noir du rocher, je puis dire qu’il ne me donna aucun plaisir ; au contraire. Alors, quand je repense à lui — et j’y pense souvent — comment se fait-il que ce ne soit jamais pour le détester et pour le maudire ? À ce souvenir, que j’évoque avec complaisance, j’éprouve comme une grande reconnaissance… comme une grande tendresse et aussi, comme un regret véritable de me dire que, plus jamais, je ne reverrai ce dégoûtant personnage, tel qu’il était, sur le lit de goémon…

À ce propos, qu’on me permette d’apporter ici, si humble que je sois, ma contribution personnelle à la biographie des grands hommes….


M. Paul Bourget était l’intime ami et le guide spirituel de la comtesse Fardin, chez qui, l’année dernière, je servais comme femme de chambre. J’entendais dire toujours que lui seul connaissait, jusque dans le tréfonds, l’âme si compliquée des femmes… Et bien des fois, j’avais eu l’idée de lui écrire, afin de lui soumettre ce cas de psychologie passionnelle… Je n’avais pas osé… Ne vous étonnez pas trop de la gravité de telles préoccupations. Elles ne sont point coutumières aux domestiques, j’en conviens. Mais, dans les salons de la comtesse, on ne parlait jamais que de psychologie… C’est un fait reconnu que notre esprit se modèle sur celui de nos maîtres, et ce qui se dit au salon se dit également à l’office. Le malheur était que nous n’eussions pas à l’office un Paul Bourget, capable d’élucider et de résoudre les cas de féminisme que nous y discutions… Les explications de monsieur Jean lui-même ne me satisfaisaient pas…

Un jour, ma maîtresse m’envoya porter une lettre « urgente », à l’illustre maître. Ce fut lui qui me remit la réponse… Alors je m’enhardis à lui poser la question qui me tourmentait, en mettant, toutefois, sur le compte d’une amie, cette scabreuse et obscure histoire… M. Paul Bourget me demanda :

— Qu’est-ce que c’est que votre amie ? Une femme du peuple ?… Une pauvresse, sans doute ?…

— Une femme de chambre, comme moi, illustre maître.

M. Bourget eut une grimace supérieure, une moue de dédain. Ah sapristi ! il n’aime pas les pauvres.

— Je ne m’occupe pas de ces âmes-là, dit-il… Ce sont de trop petites âmes… Ce ne sont même pas des âmes… Elles ne sont pas du ressort de ma psychologie…

Je compris que, dans ce milieu, on ne commence à être une âme qu’à partir de cent mille francs de rentes…

Ce n’est pas comme M. Jules Lemaître, un familier de la maison, lui aussi, qui, sur la même interrogation, répondit, en me pinçant la taille, gentiment :

— Eh bien, charmante Célestine, votre amie est une bonne fille, voilà tout. Et si elle vous ressemble, je lui dirais bien deux mots, vous savez… hé !… hé !… hé !…

Lui, du moins, avec sa figure de petit faune bossu et farceur, il ne faisait pas de manières… et il était bon enfant… Quel dommage qu’il soit tombé dans les curés !…


Avec tout cela, je ne sais ce que je serais devenue dans cet enfer d’Audierne, si les Petites Sœurs de Pontcroix, me trouvant intelligente et gentille, ne m’avaient recueillie par pitié. Elles n’abusèrent pas de mon âge, de mon ignorance, de ma situation difficile et honnie pour se servir de moi, pour me séquestrer, à leur profit, comme il arrive souvent dans ces sortes de maisons, qui poussent l’exploitation humaine jusqu’au crime… C’étaient de pauvres petits êtres candides, timides, charitables, et qui n’étaient pas riches, et qui n’osaient même pas tendre la main aux passants, ni mendier dans les maisons… Il y avait, quelquefois, chez elles, bien de la misère, mais on s’arrangeait comme on pouvait… Et au milieu de toutes les difficultés de vivre, elles n’en continuaient pas moins d’être gaies et de chanter sans cesse, comme des pinsons… Leur ignorance de la vie avait quelque chose d’émouvant, et qui me tire les larmes, aujourd’hui, que je puis mieux comprendre leur bonté infinie, et si pure…

Elles m’apprirent à lire, à écrire, à coudre, à faire le ménage, et, quand je fus à peu près instruite de ces choses nécessaires, elles me placèrent, comme petite bonne, chez un colonel en retraite qui venait, tous les étés, avec sa femme et ses deux filles, dans une espèce de petit château délabré, près de Comfort… De braves gens, certes, mais si tristes, si tristes !… Et maniaques !… Jamais sur leur visage un sourire, ni une joie sur leurs vêtements, qui restaient obstinément noirs… Le colonel avait fait installer un tour sous les combles, et là, toute la journée, seul, il tournait des coquetiers de buis, ou bien, ces billes ovales, qu’on appelle des « œufs », et qui servent aux ménagères à ravauder leurs bas. Madame rédigeait placets sur placets, pétitions sur pétitions, afin d’obtenir un bureau de tabac. Et les deux filles, ne disant rien, ne faisant rien, l’une, avec un bec de canard, l’autre avec une face de lapin, jaunes et maigres, anguleuses et fanées, se desséchaient sur place, ainsi que deux plantes à qui tout manque, le sol, l’eau, le soleil… Ils m’ennuyèrent énormément… Au bout de huit mois, je les envoyai promener, par un coup de tête que j’ai regretté…

Mais quoi !… J’entendais Paris respirer et vivre autour de moi… Son haleine m’emplissait le cœur de désirs nouveaux. Bien que je ne sortisse pas souvent, j’avais admiré avec un prodigieux étonnement, les rues, les étalages, les foules, les palais, les voitures éclatantes, les femmes parées… Et quand, le soir, j’allais me coucher au sixième étage, j’enviais les autres domestiques de la maison… et leurs farces que je trouvais charmantes… et leurs histoires qui me laissaient dans des surprises merveilleuses… Si peu de temps que je sois restée dans cette maison, j’ai vu là, le soir, au sixième, toutes les débauches, et j’en ai pris ma part, avec l’emportement, avec l’émulation d’une novice… Ah ! que j’en ai nourri alors des espoirs vagues et des ambitions incertaines, dans cet idéal fallacieux du plaisir et du vice…

Hé oui !… On est jeune… on ne connaît rien de la vie… on se fait des imaginations et des rêves… Ah, les rêves ! Des bêtises… J’en ai soupé, comme disait M. Xavier, un gamin joliment perverti, dont j’aurai à parler bientôt…

Et j’ai roulé… Ah ! ce que j’ai roulé… C’est effrayant quand j’y songe…

Je ne suis pas vieille, pourtant, mais j’en ai vu des choses, de près… j’en ai vu des gens tout nus… Et j’ai reniflé l’odeur de leur linge, de leur peau, de leur âme… Malgré les parfums, ça ne sent pas bon… Tout ce qu’un intérieur respecté, tout ce qu’une famille honnête peuvent cacher de saletés, de vices honteux, de crimes bas, sous les apparences de la vertu… ah ! je connais ça !… Ils ont beau être riches, avoir des frusques de soie et de velours, des meubles dorés ; ils ont beau se laver dans des machins d’argent et faire de la piaffe… je les connais !… Ça n’est pas propre… Et leur cœur est plus dégoûtant que ne l’était le lit de ma mère…

Ah ! qu’une pauvre domestique est à plaindre, et comme elle est seule !… Elle peut habiter des maisons nombreuses, joyeuses, bruyantes, comme elle est seule, toujours !… La solitude, ce n’est pas de vivre seule, c’est de vivre chez les autres, chez des gens qui ne s’intéressent pas à vous, pour qui vous comptez moins qu’un chien, gavé de pâtée, ou qu’une fleur, soignée comme un enfant de riche… des gens dont vous n’avez que les défroques inutiles ou les restes gâtés :

— Vous pouvez manger cette poire, elle est pourrie… Finissez ce poulet à la cuisine, il sent mauvais…

Chaque mot vous méprise, chaque geste vous ravale plus bas qu’une bête… Et il ne faut rien dire ; il faut sourire et remercier, sous peine de passer pour une ingrate ou un mauvais cœur… Quelquefois, en coiffant mes maîtresses, j’ai eu l’envie folle de leur déchirer la nuque, de leur fouiller les seins avec mes ongles…

Heureusement qu’on n’a pas toujours de ces idées noires… On s’étourdit et on s’arrange pour rigoler de son mieux, entre soi.


Ce soir, après le dîner, me voyant toute triste, Marianne s’est attendrie, a voulu me consoler. Elle est allée chercher, au fond du buffet, dans un amas de vieux papiers et de torchons sales, une bouteille d’eau-de-vie…

— Il ne faut pas vous affliger comme ça, m’a-t-elle dit… il faut vous secouer un peu, ma pauvre petite… vous réconforter.

Et m’ayant versé à boire, durant une heure, les coudes sur la table, d’une voix traînante et gémissante, elle m’a raconté des histoires sinistres de maladies, des accouchements, la mort de sa mère, de son père, de sa sœur… Sa voix devenait, à chaque minute, plus pâteuse… ses yeux s’humectaient, et elle répétait, en léchant son verre :

— Il ne faut pas s’affliger comme ça… La mort de votre maman… ah ! c’est un grand malheur… Mais qu’est-ce que vous voulez ?… nous sommes toutes mortelles… Ah ! mon Dieu ! Ah ! pauvre petite !…

Puis, elle s’est mise tout à coup à pleurer, à pleurer, et tandis qu’elle pleurait, pleurait, elle ne cessait de gémir :

— Il ne faut pas s’affliger… il ne faut pas s’affliger…

C’était d’abord une plainte… cela devint bientôt une sorte d’affreux braiement, qui alla grandissant… Et son gros ventre, et sa grosse poitrine, et son triple menton, secoués par les sanglots, se soulevaient en houles énormes…

— Taisez-vous donc, Marianne, lui ai-je dit… Madame n’aurait qu’à vous entendre et venir…

Mais elle ne m’a pas écoutée, et pleurant plus fort :

— Ah ! quel malheur !… quel grand malheur !…

Si bien que, moi aussi, l’estomac affadi par la boisson et le cœur ému par les larmes de Marianne, je me suis mise à sangloter comme une Madeleine… Tout de même… ce n’est point une mauvaise fille…

Mais je m’ennuie ici… je m’ennuie… je m’ennuie !… Je voudrais servir chez une cocotte, ou bien en Amérique…