Le Journal d’une femme du monde/Quatrième Période

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P. Ollendorff (p. 283-312).

QUATRIÈME PÉRIODE

LA MÈRE

Paris, 21 janvier.

Je reposais dans mon lit.

Par les grandes baies qui s’ouvrent sur l’avenue du Bois de Boulogne, pénétraient dans la pièce les dernières et pâles clartés d’un jour triste d’hiver.

Peu à peu s’éteignaient dans l’ombre envahissante les objets qui m’entouraient. Sur un guéridon, près de mon lit, des fleurs, messagères parfumées du pays du soleil, se fanaient dans un vase de cristal.

Plongé dans ce vague crépusculaire, mon esprit s’acheminait à la suite d’un beau rêve.

L’objet de ce rêve ?

Quel autre eût-il été que le petit être qui depuis quinze jours emplit toute ma pensée, est toute ma vie.

Oui, je pensais à elle, à ma chère Raymonde, à ma fille.

Je la voyais, d’abord telle qu’elle est. Sur ce petit visage chiffonné, ratatiné, si gracieux pourtant, je devinais les joies, les chagrins aussi de la toute première enfance. Mais bientôt, cette mignonne figure s’épanouissait, prenait forme, se dessinait : alors apparaissaient deux yeux vifs et intelligents, une bouche souriante, et c’étaient tous les gestes charmants, les mille mignardises, tous ces riens exquis, qui font le baby et la joie d’une mère.

Doucement, pas à pas, je suivais le développement progressif de ce petit corps, et celui, bien plus encore intéressant, captivant, d’une âme frêle, délicate et neuve. J’en devinais les premiers tressaillements au souffle de la vie. Je voyais s’ouvrir ce petit cerveau vierge aux idées élémentaires, qui s’y gravaient successivement.

Un jour, triomphante, toute grisée d’une joie ineffable, je recueillais la première pensée, que je guettais, attentive, impatiente et jalouse.

.

Raymonde grandissait.

C’était alors le début d’une éducation que j’entreprenais seule. J’avais si peur qu’un étranger ne vînt qui lui prît sa pensée, son affection peut-ètre.

Oh ! j’étais jalouse, très jalouse. Je la voulais à moi, rien qu’à moi.

Le jour de la première communion approchait. De même que j’avais instruit Raymonde des choses de la terre, c’était aussi moi qui, la première, lui avais parlé du ciel, qui lui avais appris — ce geste si doux, si beau, si touchant chez le bébé — à joindre les mains, à murmurer des mots d’amour et de reconnaissance à Celui qui fixe notre destinée.

Oh ! la religion que je lui avais apprise était la religion forte, la grande, qui soutient et qui relève, la seule vraie, et non celle du monde, cette superstition sotte et ridicule, sous le couvert de laquelle tant de femmes accomplissent les plus horribles méfaits, sans scrupules, presque pieusement, entre une prière à Notre-Dame des Victoires et un acte de contrition à Saint-Antoine de Padoue.

J’ai moi-même goûté de l’une et de l’autre et je sais ce qu’elles valent.

Donc, Raymonde était la vierge forte, comme je voulais qu’elle fût un jour la femme forte, à l’abri des tentations, ou tout au moins capable de les vaincre, capable de marcher, fière et sûre d’elle-même, parmi les hontes et les ignominies, dont est semé le chemin de la vie.

Mon rêve, jusque-là si limpide, s’assombrit tout d’un coup.

Il était arrivé, pour ma pauvre chère Raymonde, comme jadis pour moi, cet instant critique, d’où dépend la destinée tout entière d’une femme, et qui fut le commencement de mes malheurs.

Raymonde était en âge d’être mariée. Elle avait la beauté, la grâce, la naissance et la fortune : aussi des multitudes de gens se présentaient-ils ; ils se la disputaient ; tous la voulaient avoir : la plupart en étaient indignes.

Comment découvrir parmi cette foule de courtisans, hypocrites et fourbes, d’hommes à la chasse d’une dot et d’une situation dans le monde, comment découvrir, en admettant qu’il s’y trouvât, le garçon de cœur, honnête et loyal, entre les mains duquel je pusse, en toute sécurité, remettre le trésor que j’ai reçu du ciel.

Et ma crainte était si grande de ne point deviner juste, qu’une idée me vint alors : pourquoi Raymonde se marierait-elle ?

Était-ce donc là une nécessité ?

N’avais-je pas payé assez cher avec une union détestable le célibat que je lui souhaitais ?

Mais alors, devant mon esprit charmé, les quelques jours de bonheur qui rayonnèrent dans ma pauvre vie, c’est-à-dire ceux d’amour, repassèrent. Chacun des mille souvenirs qui s’éveillaient en moi, me remplissait d’une joie délicieuse, cependant obscurcie par l’ombre d’un regret. Hélas ! pensais-je, que notre destinée est étrange ! Nous allons où le vent nous pousse, comme une barque sans gouvernail : bien souvent nous passons à côté du bonheur, sans pouvoir nous y arrêter. Comme j’aurais été heureuse, avec « lui » !

Le cours de mes réflexions changea brusquement. Eh bien ! mais pourquoi Raymonde ne rencontrerait-elle pas sur son chemin un Roger de Clarance, qui l’aimerait sincèrement, noblement, comme elle le mériterait !… Pourquoi ne l’épouserait-elle pas ? La triste fatalité qui semble avoir présidé à chacune de mes actions, les avoir empoisonnées toutes, devait-elle nécessairement poursuivre cette malheureuse enfant, et, non contente d’avoir perdu la vie d’une mère, s’acharner encore sur celle de sa fille ? Non. Mes larmes, j’estime, ont largement payé par anticipation le bonheur de celle que j’aime, et cette seule pensée me les rend chères. J’ai arraché toutes les ronces du sentier et ne lui ai laissé que les roses à cueillir. Le soir de ma vie sera beau, si l’aurore en fut triste. Et ma plus belle récompense, celle que je souhaite le plus ardemment et sur laquelle je compte, sera de voir ma fille heureusement mariée, effeuillant sous mes yeux ravis, une à une, les joies du foyer que je n’ai jamais connues.

Paris, 23 janvier.

Je sommeillais depuis un certain temps déjà, quand une femme de chambre me réveilla et me remit sur un petit plateau la carte de Roger de Clarance.

Je l’attendais.

— Faites entrer.

Une petite pendule en porcelaine, placée sur un guéridon, marquait trois heures et demie. Roger apparut. Un instant, visiblement ému, il s’arrêta sur le seuil de la porte, puis il vint à moi, me prit la main et la baisa.

— Asseyez-vous là, près de mon lit, lui dis-je. J’ai beaucoup de choses à vous raconter et d’abord des reproches à vous faire.

— Des reproches ?

— Oui, Monsieur, Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt. Depuis plus de quinze jours, depuis la naissance de Raymonde, je ne vous ai pas vu !

— Je craignais d’être indiscret.

— Indiscret ? En voilà une excuse ! Vous moquez-vous de moi !… Vous savez bien que ma porte vous a toujours été ouverte et qu’aujourd’hui…

Je souris.

— Je ne comprends pas, dit-il.

— N’êtes-vous pas ici chez vous, tout à fait… maintenant.

Il poussa un soupir.

— Vous vous trompez, dit-il. Il y avait autrefois dans cette maison un étranger que je méprisais, mais ne redoutais guère, parce que vous ne laimiez pas. Maintenant, il y en a un autre…

— Ah ! taisez-vous, Roger !… Ne recommencez pas, je vous en prie. Je croyais… que vous aviez oublié…

— Vous l’avez cru !… Je l’ai cru moi-même. Ou plutôt, non, je ne l’ai jamais cru. Seulement, pendant ces derniers jours, las de souffrir, j’ai essayé de tromper ma douleur, de me tromper moi-même. Je parlais de lui, de cet enfant, comme d’un être indifférent ; vous me voyiez plaisanter, rire, mais ce que vous ne voyiez pas, ce que vous ne pouviez pas voir, c’étaient le dépit, la rage sourde que cachait ce jeu trompeur. Ah ! oui, sans doute, je parlais continuellement de lui, mais c’est parce que je l’avais continuellement présent à l’esprit. Et puis, vous ne savez pas, vous, ce que c’est que d’être jaloux !… Vous ne savez pas que l’homme jaloux aime, retournant ainsi le poignard dans sa plaie, à parler sans cesse de l’objet de sa jalousie, de même que l’assassin a toujours à la bouche le nom de sa victime et jette son exploit criminel à tous les échos, ne le pouvant garder pour lui, parce que son souvenir le dévore, le ronge comme un cancer !

Mais non, non, quoique j’aie fait, quoique vous ayez pu croire, je n’ai jamais cessé, fût-ce une seconde, d’être jaloux, de souffrir… de le maudire, ce petit être.

— Assez ! Assez ! Vous me faites trop de mal en parlant ainsi !

— La peine que je vous fais n’égalera jamais celle dont je souffre en ce moment. Vous vouliez savoir, Raymonde, pourquoi je n’étais pas venu ces jours-ci ? Eh bien ! vous la connaissez maintenant, la raison. Je ne suis pas venu, parce que je souffre trop et que je trouve inutile de vous donner ma douleur en spectacle !

— Roger ! Roger ! Vous ne m’aimez plus comme autrefois !

— Je ne vous aime plus ? Mais je suis fou de vous, fou, entendez-vous bien ! À quoi bon vous le répéter : vous ne comprendrez jamais ce que j’éprouve, Raymonde, parce que votre amour est aussi calme, aussi paisible que le mien est violent, agité, tourmenté !… Et c’est juste d’ailleurs ! De qui seriez-vous jalouse, vous !

— Roger !

— Non, je n’abuserai pas davantage de la patience que vous apportez à m’entendre. Je ne troublerai pas plus longtemps votre félicité. Mes plaintes détonnent ici, où tout rit, où tout chante, où tout parle de joie et de bonheur !… Pardonnez-moi de m’être ainsi épanché. Ce n’est pas ma faute : j’aurais voulu me contenir, ne jamais vous rien laisser voir de la triste agitation de mon âme : je n’ai pas pu ! Mais soyez tranquille : à l’avenir, je saurai garder pour moi mes larmes. Mon chagrin, je le dissimulerai de mon mieux. Désormais, vous ne le devinerez même plus.

— Mais non, mais non, malheureux ! Je ne veux pas que vous me cachiez votre peine ! Je veux au contraire que vous me la confiiez tout entière, afin que je puisse vous consoler, Je vous prouverai que vos idées sont folles ! Être jaloux d’un enfant ! Cela se peut-il ? Ce petit être, que j’aime de tout mon cœur, me prend-il une parcelle de l’amour que je vous ai voué ? Le sentiment qui m’attache à lui est-il celui que j’ai pour vous ? Voyons, réfléchissez. Mais non, assurément ! Comment deux amours, de nature différente, pourraient-elles se nuire ?

— Vous ne comprenez pas.

— Mais si. Car enfin, c’est cela, vous êtes jaloux de Raymonde ?

— Non.

— Comment ? N’est-ce pas cette enfant dont la présence ici vous gêne ? N’est-ce pas parce que je l’aime que vous souffrez ?

— Oui.

— En vérité, mon ami, je ne vous comprends plus !

— Je vous expliquerai… plus tard… pas aujourd’hui.

— Si, si. Parlez, parlez ! Je veux savoir.

— Vous saurez… quand l’heure sera venue.

— Vous me cachez quelque chose ! Vous voyez bien que vous ne m’aimez plus !

— Ah ! non, mon cher amour, non, je ne vous aime plus !

Il se tut. Quelque temps nous demeurâmes silencieux. Il était assis près de mon lit et avait mis sa main sur la mienne.

Cependant que nous avions conversé, l’obscurité s’était faite dans la pièce. Il m’était maintenant impossible de voir son visage.

Je tournai un bouton électrique : une vive clarté jaillit, illumina la pièce.

Je m’aperçus alors qu’il pleurait.

Roger ! m’écriai-je.

— Je vous aime tant, ma Raymonde adorée ! Ne m’en voulez pas surtout. Avant d’entrer, je m’étais juré d’être calme… de ne rien dire… qui pût vous attrister, vous alarmer… compromettre votre rétablissement. J’étais venu seulement pour vous voir et pour vous aimer |

— Oui, aimons-nous, mon cher amant !

— Parlez, parlez encore ! J’aime tant quand vous me dites cela !… Vous le dites si bien.

Il avait appuyé sa tête sur ma poitrine, comme un enfant. Il murmura :

— Dire que nous aurions pu être si heureux !

— Nous le serons, Roger. Nous le serons. Chassez seulement toutes ces vilaines pensées.

— Oui, je veux tout oublier. Je veux mieux que cela… Je veux…

— Oh ! dites ! dites !

— Je veux l’aimer aussi !

— Ah ! que c’est bon, que c’est bon, ce que vous venez de dire là ! Répétez !… Répétez-le, que je l’entende encore !.… Oh ! la belle joie que vous m’avez donnée ! Je ne vous en veux plus, plus du tout !

Ce fut à mon tour de pleurer. Mais elles furent bien douces les larmes que je répandis, parce que c’étaient des larmes de joie, d’amour et de reconnaissance.

Alors il me vint une idée.

— Vous ne la connaissez pas encore ? Voulez-vous la voir ?

— Oui.

Je sonuai et donnai ordre qu’on apportàt l’enfant.

La nourrice entra, tenant Raymonde dans ses bras.

— Déposez-la sur le lit, devant moi, et laissez-nous.

L’enfant dormait, souriante, ses petits poings fermés. Elle remua la tête, ouvrit les yeux, regarda.

— N’est-ce pas qu’elle est gentille ?

Or, à ce moment, mes yeux, tout imprégnés encore de l’image de l’enfant, s’étant reportés sur Roger, un cri m’échappa.

— Qu’avez-vous, Raymonde ?

— Regardez !… Regardez !

— Quoi donc ?

— Les yeux, la bouche, le nez !… Comme elle vous ressemble !

Il la regarda attentivement et sourit :

— C’est vrai, elle me ressemble. C’est très curieux.

J’étais transportée de joie.

— Vous vovez bien qu’elle est à vous, que je l’ai faite votre fille ! qu’il vous faut l’aimer comme si vous étiez son père.

Il réfléchit un instant et murmura :

— J’essaierai.

Paris, 26 janvier.

Je n’en puis croire mes yeux.

Que d’événements en si peu de temps !

Voici le télégramme que m’envoie Roger de Clarance et que je reçois à l’instant.

« Ma chère Raymonde,

« Un horrible malheur vient d’arriver. On a rapporté ce matin, à la maison, le corps inanimé de Jacqueline. L’infortunée a trouvé la mort dans un accident d’automobile.

« Que peut-on imaginer de plus atroce ! Elle était avec la comtesse Branishka, qui est à peine contusionnée, et un mécanicien qui est sain et sauf. C’est elle qui conduisait.

« L’accident s’est produit à cinq cents mètres de Mantes.

« Devons-nous voir, dans cette épouvantable catastrophe, le châtiment de Dieu. Toujours est-il que voilà l’affreuse réalité : Jacqueline n’est plus.

« Je lui pardonne de toute mon âme. Je prierai pour elle et suis bien convaincu, connaissant votre cœur, ma bonne Raymonde, que vous unirez vos prières aux miennes, pour le repos éternel de celle qui fut votre amie.

 « Roger de Clarance. »

Quel malheur ! Pauvre Jacqueline ! Elle que j’ai vue, voilà huit jours à peine, si gaie, si bien en vie !

Oui, je prierai pour toi. Est-ce ta faute, après tout, si tu fus ce que tu as été. La mauvaise éducation que tu avais reçue est, à mon sens, la seule cause de ton inconduite. Tu n’avais pas, gravés au fond du cœur, ces grands principes sans lesquels la vertu pour une femme est impraticable. Tu ne crus à rien, ni à la religion de Dieu, ni à la morale des hommes. Tu passas par la vie, frivole, insouciante, sceptique, railleuse, sans seulement t’apercevoir que les plis de ta robe se souillaient dans la boue du chemin. Tu avais eu le bonheur, que tu ne méritais pas, de rencontrer un homme à l’âme grande et généreuse, qui ne demandait qu’à te pardonner, qui essaya de te relever. Tu as ri de lui comme de tous ceux qui te parlaient de devoir et de morale. 0 insensée !… Pauvre fille !…

Hélas ! Tu comprends aujourd’hui le sens de ces terribles paroles :

« Il n’y aura aucun vice qui n’ait son tourment propre.

« … Alors se lèvera pour juger Celui qui, aujourd’hui, se soumet humblement aux jugements des hommes[1]. »

 

Mais j’y pense ! L’idée m’en vient à l’esprit : Jacqueline disparue, Roger est libre. Il peut… nous pouvons… La voilà, la vraie, la seule solution aux embarras dans lesquels nous nous débattons ! Le voilà donc rendu possible, le mariage pour lequel nous étions faits l’un et l’autre, que nous désirions tant, sans oser l’espérer. Le rève de toute notre vie est sur le point de se réaliser.

Je vais écrire à Roger tout de suite. Je veux le voir. Il faut qu’il vienne. Je veux lui dire mes projets, qu’il partage mon bonheur sans plus tarder.

Mais d’ailleurs, il y a déjà pensé, c’est certain. Si dans sa lettre il ne me dit rien de tout cela, c’est par pure convenance.

Aussi est-il préférable, et pour la même raison, que je ne lui écrive pas sur-le-champs, que j’attende quelques jours. Ce serait mal, très mal. Il ne faut pas dans cet horrible malheur, dans ce deuil, devant le cadavre de cette infortunée, il ne faut pas qu’un seul cri de joie soit poussé, qu’il soit formulé une seule espérance.

Hélas ! Je dois bien me l’avouer : ce jour qui s’achève, au lieu d’être un jour de tristesse, aura été pour moi un jour de bonheur. Du moins que je ne le laisse pas voir. Ne serait-il pas, en effet, répugnant de paraître édifier sa félicité sur un cercueil.

J’attendrai donc. J’attendrai pour lui en parler qu’il me vienne voir. Peut-être lui, le premier, m’en touchera-t-il un mot. C’est probable et mon impatience ne doit pas devancer la sienne.

Oh ! le bel avenir qui s’ouvre devant moi. Le nuage qui assombrissait l’horizon se déchire tout d’un coup. Une aube nouvelle, toute rayonnante, se lève sur les ténèbres du passé. La route désormais peut être longue : j’ai, pour la parcourir, deux compagnons, deux êtres adorés, à qui j’ai voué ma vie, ma fille et mon époux.

Paris, 1er février.

Roger de Clarance m’avait envoyé un mot me prévenant de sa visite cet après-midi.

Je l’attendais avec impatience.

Trois heures sonnaient quand il arriva chez moi.

Je lui exprimai le chagrin que m’avait causé la mort épouvantable de Jacqueline.

— Vous l’aimiez malgré tout, lui dis-je. Vous devez être très malheureux.

— Très malheureux.

J’avais hâte, tout embarrassée que je fusse, d’entamer un sujet de conversation si impatiemment désiré. J’attendais qu’il parlât. Mais il était triste, abattu, et ne me paraissait nullement disposé à secouer la douleur qui semblait l’accabler.

Et tout à coup, j’éprouvai comme une morsure au cœur : j’étais jalouse de le voir ainsi s’attacher au souvenir d’un être, qui ne méritait pas ses larmes, oublier un instant sa maîtresse, pour ne penser qu’à cette femme qui, elle, ne l’avait jamais aimé.

Cependant il se taisait toujours.

J’étais étendue sur une chaise-longue. Il était assis devant moi, les yeux baissés. Je l’observais attentivement, cherchant à savoir sa pensée.

Alors l’idée me vint, consolatrice, que seule le retenait la honte d’ébaucher un mariage au lendemain de la mort de Jacqueline. Pudeur bien naturelle, que j’avais moi-même éprouvée, mais que mon amour avait vite étouffée. Aussi, et malgré toutes mes résolutions, ce fut moi qui pris les devants.

— Maintenant, lui dis-je, votre vie va bien changer.

— Hélas !

Je m’arrètai, indécise. Ce devait être mal, très mal, ce que je faisais là. La mort de Jacqueline avait visiblement affecté Roger ; de nouveau, un instant, je compris qu’il eût été plus convenable de le laisser tout entier à sa douleur, mais je ne pus résister au désir de l’entendre par un mot confirmer mes espérances et mon bonheur, et ces paroles s’échappèrent de ma bouche, sans qu’il me fût possible de les retenir :

— Vous êtes… libre !

Je regardai ses yeux, qu’il releva sur moi ; j’y cherchaï avidement l’effet que lui avait produit cette exclamation insinuante. Je n’y lus que l’étonnement,

— Libre ? murmura-t-il. Pourquoi libre ?

Ce fut comme un choc violent que je reçus au cœur. Ainsi donc, il n’y avait pas pensé, lui !

Haletante, angoissée, pressée d’en finir, je repris :

— Je veux dire… que vous pourrez désormais disposer de votre avenir… comme bon vous semblera.

Il me regarda sombrement.

— C’est juste, dit-il. Je devine où vous voulez en venir.

— Roger ! m’écriais-je, comme vous avez dit cela !

— Je l’ai dit… comme une chose que lon a longtemps, vivement, ardemment souhaitée… et qui n’est plus possible.

— Plus possible ?

— Je l’ai dit tristement… avec regret, avec beaucoup de peine !

— Plus possible ? répétais-je, affolée. Vous avez dit que ce n’est plus possible ! Non, non, j’ai mal entendu ou vous n’avez pas compris ! Nous ne parlons pas de la même chose, n’est-ce pas, c’est sûr !

— Si.

— Je parlais, moi, du mariage… de notre mariage.

— Je sais, Raymonde.

— Et vous me répondez…

— Que ce n’est plus possible !

— Vous ne voulez pas m’épouser ?

— Je ne le peux pas.

— Ah ! c’est trop fort ! C’est trop fort ! Je rêve ! Ce n’est pas vous, Roger, mon Roger que j’aime, qui m’aimez, ce n’est pas vous qui me parlez en ce moment !

— Calmez-vous, ma pauvre Raymonde. Moi aussi, je souffre bien de ne pouvoir réaliser le plus cher de mes vœux.

— Mais, enfin, qui vous en empêche ?… Parlez, répondez-moi, dites, dites quelque chose !…

Et comme il ne répondait rien, je criai de nouveau :

— Dites-moi, je le veux, qui vous en empêche ?

Il réfléchit encore un instant, puis, du doigt désignant le berceau de mousseline bleue où reposait Raymonde, il répondit :

— Elle.

Je compris tout d’un coup et j’éprouvai alors, c’est étrange à dire, comme une sorte de soulagement. Oui, je respirais. C’est que j’avais tout entrevu, tout redouté : en une minute d’affolement les pires éventualités, les plus invraisemblables, m’étaient apparues possibles. Aussi, à tout ce que j’avais confusément imaginé, préférais-je cent fois la réalité, si triste qu’elle fût.

— Encore ! Toujours vos idées ! murmurai-je,

— Ecoutez-moi, dit-il.

Au ton tragique sur lequel il prononça ces derniers mots, une angoisse mortelle m’étreignit le cœur. Quelques secondes s’écoulèrent dans un profond silence.

Il parla. Sa voix était brève, sèche, saccadée. On le devinait troublé par une profonde émotion. On sentait aussi, rien qu’à son verbe contracté, l’effort violent qu’il faisait pour la dissimuler.

— Raymonde, vous m’avez demandé un jour — il n’y a pas longtemps — de vous dire pourquoi, en dépit de vos supplications et de la peine immense que je savais vous faire, je ne « pouvais » pas aimer votre fille. Je vous ai alors répondu : « L’heure n’a pas encore sonné. » J’espérais toujours que la tempête, qui agite dans ma pauvre tête les plus noires et les plus folles idées, n’était que passagère et se calmerait un jour. Vain espoir ! Le jour n’est pas venu et ne viendra jamais. C’est pourquoi je me décide à rompre le pénible silence que je gardais obstinément, en dépit de vos supplications. J’étouffe. Je veux parler.

Il s’arrêta. Sa poitrine haletait ; ses lèvres tremblaient et toute sa figure m’apparut décomposée.

Il reprit :

— Vous m’avez demandé si j’étais jaloux de votre fille ? C’eût été ridicule. Vous l’avez dit vous-même : l’amour qu’une femme a pour son enfant ne saurait amoindrir celui qu’elle a pour son amant. Aussi, quand vous m’avez posé cette question, je vous ai répondu : non. Vous m’avez ensuite demandé si c’était parce que vous l’aimiez que je souffrais. Cette fois, je vous ai répondu : oui. Et la contradiction apparente de ces deux affirmations vous a fait conclure : Je ne vous comprends pas.

De nouveau il s’arrêta.

Son corps était à tout instant agité par des mouvements nerveux et les traits de son visage se contractaient affreusement.

Je demeurais immobile, n’osant faire le moindre mouvement, tant j’avais peur de troubler le silence dans lequel allait être jetée la vérité, si impatiemment attendue, si terriblement annoncée. J’étais toute remplie d’effroi. Il me semblait que mon cœur, qui tout à l’heure battait à se rompre dans ma poitrine, s’était subitement arrêté.

Tout à coup, Roger tressaillit. Ses yeux, démesurément ouverts, s’enflammèrent d’un éclat farouche. Il me saisit les deux poignets, qu’il pressa comme avec rage, si fort que je poussai un cri, et d’une voix frémissante, terrible, toute pleine de désespoir :

— Mais vous ne comprenez donc pas, malheureuse, s’écria-t-il, vous que j’aime, que j’aime au point que j’en suis devenu fou, vous que j’aurais voulue à moi, tout à moi, rien qu’à moi ! Vous ne comprenez donc pas, insensée que vous êtes, que c’est de lui, oui, de lui, de cet homme qui vous fit tant souffrir, à qui vous avez appartenu, son père à elle, que c’est de cet être exécrable que je suis jaloux !… Ah ! vous comprenez maintenant, et vous frissonnez d’effroi rien qu’à la pensée des tortures qu’il m’a fallu subir !… Et vous voyez bien maintenant que mon mal est sans remède, qu’il est incurable, car vous l’aimerez toujours, cette enfant que je hais et que j’adore, parce qu’elle est de lui et qu’elle est de vous, et quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, quoi que vous vouliez, c’est toujours l’autre, le père, le mort, que vous aimerez à travers elle !

J’étais glacée de terreur. Une sueur froide m’inondait le front. Je ne sus que répondre.

— Vous vous taisez ! reprit-il. Vous savez, aussi bien que moi, que toute consolation serait vaine. Vous comprenez…

Je fis un violent effort sur moi-même et l’interrompant :

— Taisez-vous ! m’écriai-je. Taisez-vous, Roger ! C’est fou, c’est fou, ce que vous dites-là ! Non, non, je ne le comprends pas ! Je ne veux pas le comprendre !…

Il eut un sourire amer.

— Vous ne « voulez » pas ? répéta-t-il. C’est donc que vous avez compris !

— Roger !… Je vous en supplie !

Il dit, scandant les mots, qui brisaient mon cœur en y tombant :

— Voilà pourquoi vous ne serez jamais ma femme. Nous ne pouvons plus vivre ensemble. Toujours, toujours, vous m’entendez bien, entre nous se dresserait, image du passé, spectre inévitable, bourreau sans pitié, féroce, impitoyable, d’autant plus hideux qu’il sera plus charmant, l’enfant ! Et chacune des caresses que vous lui prodiguerez, chacun des noms d’amour dont vous l’appellerez, iront se poser sur l’autre ! Et celui que durant sa vie vous n’avez jamais aimé, que vous avez haï de toutes les forces de votre délicatesse outragée, désormais, mort, dans le regard clair de cet enfant, dans sa chevelure blonde, dans le satin de sa chair, dans sa voix, dans ses gestes, dans tout lui enfin, vous l’aimerez, vous l’aimerez malgré vous, vous l’aimerez follement, à la passion, vous l’adorerez ! Voilà. Comprenez-vous alors que j’en sois jaloux !

J’éclatai en sarglots et tombai sans force, à ses genoux.

Il me releva.

— Pauvre cher amour, dit-il, nous sommes bien à plaindre !… La désolation où je vous vois ne fait qu’accroître la mienne ! Mais, vous le comprenez vous-même maintenant, il serait cruel à vous, comme à moi, d’insister. Nous ne pouvons pas rester ensemble : il faut que nous nous séparions.

— Oh ! non, Roger !… Pas cela !

— Il le faut.

— Par pitié…

— À moins que…

À ces mots, qu’il prononça tout bas, je relevai brusquement la tête :

— Que dites-vous ?

— Rien.

— Mais si, mais si, vous avez parlé ! Vous avez dit : À moins que…

— Non, vous ne voudriez pas.

— Je ferai ce que vous voudrez, tout ce que vous me demanderez de faire ! Ne suis-je pas à vous, tout entière à vous, ne suis-je pas votre chose ! Ne vous ai-je pas dit que ma volonté s’était fondue en la vôtre !… Que m’importe le plus douloureux, le plus cruel des sacrifices, pourvu que vous restiez près de moi, mon cher amour, pourvu que tu me restes !… Ordonne et j’obéirai !

Il me regarda longuement, attentivement, comme s’il eüt voulu pénétrer ma pensée :

— Est-ce bien vrai ce que tu dis là ? J’étendis la main :

— Je te le…

— Non ! Pas ça ! Ce serait lâche de ma part, ce serait abuser : Je préfère t’éviter un serment… que tu ne tiendrais pas !

— C’est donc bien dur ce que tu vas exiger de moi ?

— Très dur.

— Parle. Que veux-tu ? Je suis prête à tout. Je me livre à toi tout entière.

— Je veux mieux que cela.

— Emporte-moi où tu voudras !

— Je veux mieux que cela.

— Dispose de moi comme tu l’entendras !

— Mieux que cela encore !

— Mieux que cela ? Oh ! Roger, tu me fais peur !

Alors, je vis ses regards se diriger vers le berceau de Raymonde. Un éclair me traversa le cerveau. Je compris. Je poussai un cri.

— Ah !… malheureux !… malheureux !

— Tu vois bien que tu ne veux pas !

— Me séparer de mon enfant, l’éloigner de moi, la mettre n’importe où, pour que tu ne la voies plus, et vivre tous les deux, égoïstes et heureux, pendant que, loin de moi, elle… Ah ! c’est cela que tu veux !… C’est cela que tu viens proposer à une mère !.., Malheureux !

— Raymonde !

— Plutôt la mort, la mort cent fois !… Je t’appartiens, tue-moi, mais tu ne me l’arracheras jamais !

— Ecoute-moi, Raymonde !

— Jamais !

Les poings crispés, la chevelure défaite, le visage tout rempli de larmes, comme une folle, je criais maintenant :

— Jamais ! jamais ! Entends-tu bien, jamais !

Lui, demeurait immobile, mais il était pâle comme un mort.

— Est-ce bien là ton dernier mot ?

— Jamais.

— Alors, dit-il, je pars. Vous ne me reverrez plus…

Lui, partir ?… Je perdis la tête :

— Roger ! Roger !… Ne pars pas !… Reste !

Il était maintenant sur le seuil de la porte. Au travers de mes larmes, je l’aperçus qui me regardait, semblant attendre l’ultime réponse. D’abord il se fit en mon esprit un tel trouble que je restai devant lui, comme hébétée, ne sachant même plus ni pourquoi j’étais affolée, ni ce qu’il me demandait. Puis, soudain, avec une netteté effrayante, m’apparut dans toute son horreur le dilemme posé : elle ou lui ? Un instant, sur mes lèvres, deux mots se débattirent, résumant deux amours, dont l’un devait, en cette seconde, triompher de l’autre ; une force mystérieuse me poussait, me poussait vers lui, mais une autre, également mystérieuse, celle-là irrésistible, me cloua à ma place, et je criai une dernière fois :

— Jamais !

Il disparut. La porte se referma. J’entendis le bruit de ses pas s’évanouir dans le silence ; un sanglot s’échappa de ma gorge desséchée ; je fis quelques pas, chancelai, et m’abattis de toute la longueur de mon corps, inerte, au pied du berceau de ma fille.

FIN DU JOURNAL
DE RAYMONDE GRANDIDIER

  1. Imit. chap. xxiv.