Le Journal de Philippe Baucq fusillé avec miss Cavell/01

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Le Journal de Philippe Baucq fusillé avec miss Cavell
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 750-779).
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LE JOURNAL
DE
PHILIPPE BAUCQ
FUSILLÉ AVEC MISS CAVELL

Aux yeux du monde entier, le procès d’Édith Cavell symbolise la justice et les méthodes de guerre allemandes dans ce qu’elles eurent de plus exécrable. De même que miss Cavell et son héroïque compagnon, l’architecte belge Philippe Baucq qui tomba en même temps qu’elle au champ d’honneur, pour des raisons identiques, personnifient l’idée du droit foulé aux pieds par la force brutale, leur procès et leur exécution incarnent devant l’histoire le système abominable appliqué par les envahisseurs allemands pendant la guerre…

Je venais de publier, d’après les documents inédits de la « justice allemande » le récit du fameux procès[1] dont la répercussion fut incalculable sur l’attitude des Anglais, je venais de vivre les heures émouvantes de cette tragédie nationale des peuples de l’Entente, — Anglais, Belges et Français furent en effet impliqués dans l’affaire, — quand j’éprouvai le besoin irrésistible de voir les lieux sacrés où s’était déroulé le drame. J’entrepris donc le pèlerinage de Bruxelles, je visitai la prison de Saint-Gilles qui dresse ses murs crénelés et ses donjons moyen-âgeux dans le faubourg du même nom, je pénétrai avec émotion dans la cellule de miss Cavell transformée en chapelle du souvenir, ornée d’une photographie de la nurse martyre, de modestes fleurs et de couronnes ; puis dans celle de Gabrielle Petit, cette autre héroïne, qui, conduite au supplice, lorsqu’on voulut lui bander les yeux, s’écria d’une voix vibrante : « Arrière, bourreaux ! je vais vous montrer comment une femme belge sait mourir pour son pays ! »

Mais je ne pus voir les trois cellules où fut détenu successivement Baucq : elles étaient occupées. La Belgique serait-elle oublieuse du plus magnifique de ses enfants ? Alors que le nom de miss Cavell survit dans le monde entier, celui de Baucq, par l’insouciance de ses propres compatriotes, est-il donc appelé à disparaître ? Philippe Baucq n’aura-t-il pas enfin à Bruxelles, comme miss Cavell à Londres, le monument auquel il a droit ?

C’est au Tir National, jadis envahi chaque dimanche par les joyeux cortèges de la garde civique, que les bourreaux ensanglantés par Visé, Louvain et Dinant continuaient leur œuvre de mort.

Ici tombèrent sous les balles allemandes trente-cinq héros victimes de leur attachement à la patrie.

Telle est l’épitaphe qui figure en français, en flamand et en anglais sur la grande plaque commémorative en granit, apposée à l’endroit précis où avaient lieu les assassinats. Sur cette plaque sont gravés les trente-cinq noms avec la date des exécutions ; Philippe Baucq et miss Cavell occupent les troisième et quatrième rangs du glorieux martyrologe ; condamnés à mort le 9 octobre, ils furent passés par les armes le 12 octobre 1915.

À peu de distance de la plaque se trouve un carré limité par quatre pilastres reliés par des chaînes, au milieu quatre rondelles de bronze marquent l’emplacement des quatre pieds de la chaise où étaient assises les victimes de la barbarie allemande. Derrière s’étend un parterre de tulipes, sanglantes du sang de tous les martyrs. Le monument est grandiose dans sa simplicité.

Par un sentier herbu, à travers des prairies fleuries de marguerites, de primevères et de boutons d’or et des bosquets où gazouillaient les pinsons, les loriots, les chardonnerets, je me suis dirigé vers le petit cimetière des suppliciés établi tout au fond du Tir. Après dix minutes de marche, je franchis sur des planches branlantes une tranchée et soudain, à l’orée du taillis, je suis saisi par la vision d’une multitude de petites croix de bois toutes grises, délavées par la pluie, plantées sur des tertres verdoyants, qui se dressent suppliantes vers le ciel bleu ; au pied de chaque tertre une pancarte sans date porte le nom du héros.

Recueillons-nous et prions !

Philippe Baucq nous apparaît un homme de volonté au front haut surmonté de cheveux en brosse ; ses yeux bleus étaient profonds comme la mer, son visage ovale, coupé d’une fine moustache, s’achevait par une barbiche. Masque viril et volontaire derrière lequel frémissait une âme enthousiaste, ardente, désireuse de se sacrifier ; cœur sensible, débordant de générosité : tel fut Philippe Baucq, enfant de Bruxelles où il vit le jour le 13 mars 1880, d’un père wallon et d’une mère flamande, ce qui explique les deux tendances de son caractère : l’esprit religieux et mystique, une sensibilité d’artiste, l’amour du beau en même temps qu’une énergie indomptable, une maîtrise extraordinaire de soi-même, n’empêchant pas des crises de colère d’autant plus terribles qu’elles étaient intérieures.

Philippe Baucq, qui incarne si bien les caractères des deux races dont l’union fait la Belgique, est un homme d’action, pratique, positif et il travaille d’arrache-pied pour devenir architecte. Il ne fit que cinq années d’études primaires. Obligé de prendre le maillet à l’atelier de son père sculpteur, c’est aux cours du soir qu’il s’instruisit, répétant ses leçons à la pâle clarté d’une bougie de deux sous qu’il achetait chez l’épicier voisin. Sa persévérance est enfin récompensée ; il conquiert son diplôme de géomètre, entre dans les bureaux de deux grands architectes bruxellois et construit sous leur direction l’école de la place de Londres et l’Institut Solvay.

Quelque temps après, il remporte le premier prix au grand concours Godecharle et, encouragé par son succès, il s’établit en 1911 maître architecte à Schaerbeek, faubourg de Bruxelles. S’inspirant de la sobriété des maîtres français, il construit des œuvres d’une merveilleuse souplesse de lignes, entre autres l’hôtel du baron d’Huart, dans l’avenue de Tervueren, et le somptueux château du vicomte G. de Parc à Herzele, en Flandre Orientale.

Baucq n’est pas seulement un artiste de premier plan, son travail et son succès ne suffisent pas à son âme ardente. Il fonde avec quelques-uns de ses amis « l’Association catholique de Linthout, » où il organise des cours d’orientation professionnelle : dessin, peinture, menuiserie, architecture, géométrie, français, musique, etc., telles sont les principales matières d’enseignement de l’Association.

Volonté tenace, esprit infatigable, il se dépense sans compter dans un grand nombre de sociétés dont il est l’animateur. Par surcroît, il s’intéresse aux sports, principalement à la natation où l’une de ses filles se distingue (Baucq, marié à vingt-deux ans, laisse une veuve et deux filles). Il organise des championnats, offre des coupes et des médailles et, en qualité de délégué belge, assiste en juin 1914 au Congrès international des sports, présidé par M. Poincaré.

Cet homme d’action aimait les vers, et il ne dédaignait pas de taquiner parfois la Muse. Ses auteurs préférés qui garnissent sa belle bibliothèque, sont Samain, Van Leerberghe, Fernand Gregh, surtout Rostand et Verhaeren dont il raffolait. Outre son Journal, il a, du reste, laissé un cahier de vers.

La guerre ne mit pas fin à l’activité de Philippe Baucq ; l’invasion de la Belgique, les massacres de Visé, d’Aerschot, l’incendie de Louvain, l’entrée des Prussiens à Bruxelles furent pour lui autant de coups de fouet qui stimulèrent son énergie de patriote. C’est ainsi que, bravant le cachot, les travaux forcés et la mort, se riant des ordonnances du gouverneur général Bissing, Philippe Baucq devient l’âme d’une organisation ramifiée sur toute la Belgique et jusque dans la France du Nord, qui avait pour but de recueillir les soldats alliés, prisonniers de guerre évadés ou dispersés dans le pays, pour les faire accompagner ensuite par des guides sûrs jusqu’à la frontière hollandaise d’où ils pourraient regagner le front.

L’organisation s’amplifie ; le prince et la princesse de Croÿ offrent l’hospitalité à ces hommes, brûlant de servir à nouveau leurs pays, dans leur château de Bellignies où ils sont habillés, ravitaillés, photographiés et pourvus de fausses pièces d’identité. Mlle Thuliez, M. Capiau, la comtesse de Belleville se chargent de les héberger ou de les conduire jusqu’à Bruxelles où ils sont reçus chez l’infirmière Edith Cavell, chez Baucq, chez le pharmacien Severin ou chez Mme Bodart. En dernier lieu, ils étaient confiés à Baucq qui, après avoir repéré lui-même les routes, les dirigeait, à l’aide d’hommes de confiance, sur la Hollande.

Baucq parvint en quelques mois à faire franchir la frontière à plus de deux cents soldats. Mais cela ne lui suffisait pas. Assoiffé de patriotisme, il voulait plus, il voulait mieux. Il voulait que le recrutement belge affectât des proportions extraordinaires, et grâce à une organisation de plus en plus étoffée, assisté par des pères jésuites, il entreprit d’enrôler également de jeunes Belges en état de porter les armes.

Là ne se limitait pas son zèle débordant. Il avait créé un service de « mots du soldat, » qui transmettait avec une rapidité extrême les lettres des mobilisés à leurs familles. Il se voua encore à la diffusion d’un journal clandestin, la Libre Belgique, fondé, dès janvier 1915, par quelques patriotes belges. Baucq distribuait régulièrement, deux fois par semaine, à la barbe des Allemands, quatre mille exemplaires de cette feuille.

Bref, Baucq fut, dès le début, de toutes les associations de résistance. Il est le plus pur symbole de cette résistance âpre, acharnée, de cette lutte de tous les jours, lutte disproportionnée du droit opprimé contre la force brutale.

Fatalement, tôt ou tard, l’attention des policiers allemands devait être attirée par les menées de Baucq. Un mouchard le dénonce et dans la nuit du 31 juillet au 1er août, il est arrêté à son domicile. Son Journal, qu’il rédigea pendant sa captivité jusqu’à la veille de sa mort, et que les geôliers allemands remirent à Mme Baucq, par une circonstance fortuite, après son exécution, dans une valise remplie d’effets personnels, nous retrace toutes les péripéties de cette arrestation ; il nous dit les angoisses et les espoirs du prisonnier, il nous décrit en des pages dramatiques les interrogatoires des policiers et des juges allemands. C’est le document historique le plus significatif de l’occupation allemande, celui qui doit demeurer comme témoignage de la honte de nos ennemis.

Aussi ai-je sollicité de Mme Philippe Baucq, noble figure inconsolable, qui vit au milieu de ses souvenirs dans la petite maison de Schaerbeek où j’eus l’honneur de la voir, l’autorisation de publier le Journal de son mari. Elle me l’accorda volontiers.

À l’origine, Baucq avait écrit son Journal sur des bouts de papier, d’une écriture menue, souvent raturée, au crayon d’abord les premiers jours, puis, le plus souvent à l’encre. Il a lui-même recopié ce Journal dans trois cahiers d’écolier qui restent en possession de Mme Baucq. La minute diffère du cahier en ce qu’elle est fréquemment plus brève, mais rarement en style télégraphique. Il y a parfois même des recherches de style dans le Journal de Baucq, par exemple des descriptions d’effets de soleil dans la cellule, des visions d’orage ou de clair de lune, des états d’âme suggérés par le chant de l’orgue.

En Philippe Baucq ne vibre pas seulement l’âme du pays : autant qu’un patriote généreux, c’est un mari et un père de famille exemplaires, aux sentiments profondément chrétiens. Combien émouvante est la dernière lettre qu’il écrivit à sa femme, quelques heures avant de tomber sous les balles allemandes, et dont voici un extrait :

Ma chère petite femme,

Je meurs pour la Patrie, sans regretter ce que j’ai fait ; je meurs en bon chrétien. Ma plus grande souffrance est de vous quitter, ô ma chère femme, ô mes chères enfants, car je vous ai toujours aimées et vous aimerai jusqu’à mon dernier souffle. Dieu n’a pas voulu que notre bonheur dure plus longtemps. Il m’a appelé et je me soumets chrétiennement à sa décision. Vous pourrez toujours marcher la tête haute, parce que j’ai la conviction d’avoir toujours été brave et je suis mort sans dénoncer un seul de mes compatriotes. Résignez-vous et ne vous laissez point aller au désespoir ; surmontez vos douleurs et gardez toutes les trois votre beau et noble courage. Plus tard, nous nous retrouverons au ciel, où nous continuerons notre vie bienheureuse.

Philippe Baucq a été nommé à l’Ordre du jour de la Nation dans une magnifique citation qui résume toutes ses glorieuses prouesses.

À titre posthume Baucq avait été promu chevalier de l’Ordre de Léopold avec lisérés d’or, décoré de la croix civique, chevalier de l’Ordre de la Légion d’honneur et décoré de la Croix de guerre française avec palmes.

Méditons la leçon de sublime abnégation que nous a donnée ce héros et qu’il soit pour nos fils un exemple de devoir et d’abnégation.

Ambroise Got,
JOURNAL DE MA CAPTIVITÉ
Samedi, 31 juillet 1915.


Il était environ dix heures et demie du soir. Les bruits de la rue lentement s’évanouissaient. Bientôt le silence allait s’étendre sur la ville endormie. La famille tout entière était réunie autour de la table et chacun était heureux de goûter les douceurs du foyer. Le travail de la journée étant terminé, Mlle Thuliez que nous avions invitée à loger venait d’arriver. Après avoir fait un bout de causerie, nous avions décidé de nous mettre au lit. L’un après l’autre, nous montions l’escalier pour gagner nos chambres respectives, lorsque j’entendis le chien aboyer.

Dans la suite, je me suis rendu compte que la brave bête avait donné l’éveil, ceux qui devaient m’arrêter quelques instants plus tard s’étant approchés de la porte. Je me figurais à ce moment qu’on avait oublié de le laisser sortir comme d’habitude. Ma femme ayant répondu négativement à la demande que je lui fis à ce sujet, je pris la résolution de le mettre à l’extérieur.

J’avais à peine ouvert la porte donnant accès à la cour, qu’un homme se précipitait sur moi, me repoussait dans la maison et me demandait : « Où est la femme qui vient d’entrer chez vous ? » Cette brusquerie m’avait laissé un instant comme étourdi. Cependant, m’étant ressaisi, je me rendis rapidement compte que je me trouvais bel et bien dans la gueule du loup. Je me mis à protester, faisant remarquer que je ne savais pas ce qu’il me voulait et ne pouvais admettre que des inconnus entrent de cette façon chez moi. J’insistai pour que le commissaire de police fût avec eux : ce fut en vain. Sous la menace, on me défendit d’élever la voix ou de crier.

Entre temps, surgissait un second individu, puis un troisième et enfin un quatrième. Le premier, paraissant être le chef et s’exprimant avec un léger accent allemand, me dit : « Faites attention, il y a de nombreux soldats dans la rue, taisez-vous, ou je vous frappe, » et pendant ce temps notre brave chien aboyait toujours. Il voulait défendre son maître qu’il voyait en danger. Les quatre Allemands à présent avaient peur : de plus en plus surexcités, ils prirent chacun leur revolver en main, braquèrent dans le porche des lumières électriques de poche et voulurent l’abattre. Mon impression est qu’ils croient se trouver dans un repaire de bandits et espèrent faire un beau coup de filet. Pendant que ma femme et mes enfants, qui se trouvent au palier du premier étage, appellent d’une voix alarmée et gonflée d’angoisse : « Diane, Diane… » je fais observer que le chien n’est nullement méchant, j’insiste et supplie pour qu’ils ne le tuent pas. Finalement, le chien se décide à gravir l’escalier.

Je signale à ces messieurs que je ne suis ni un assassin, ni un voleur, et qu’une fois de plus, je m’étonne des procédés qu’ils emploient à mon égard : « Oui, monsieur Baucq, répond le chef, mes hommes, voyez-vous, sont un peu surexcités ; nous savons que vous êtes un brave et honnête homme : soyez tranquille, je vous connais très bien, je vous ai déjà vu maintes fois chez Oscar : comment va votre camarade Jefke ? »

Tout à coup, on entend le bruit produit par des objets qui venaient choir dans la cour ; un des types ouvre la porte, voit tomber des paquets, dont certains lui dégringolent sur la tête, en ramasse un, l’ouvre et constate qu’il contient des numéros de la Libre Belgique. Bien que je crie qu’il est inutile de continuer à les jeter, il ne cesse d’en pleuvoir. Là-haut, pris d’une émotion bien compréhensible, ils perdent leur sang-froid, ne réfléchissant plus, s’affolant, et, malgré mes appels, lancent à tour de bras les petits journaux par la fenêtre. Ils étaient tellement agités, pressés, énervés de se débarrasser de cette marchandise compromettante, que pas un seul n’avait eu le temps de songer que ce qu’ils faisaient ne servait absolument à rien. Mais l’intention était tout simplement admirable : ils voulaient aider, sauver leur papa… Ô mes braves cœurs, votre moyen n’étant pas bon, vous n’avez pas réussi, et cependant je vous adresse à tous un merci vraiment ému.

Le chef ne me quitte pas un seul instant : il me fouille, prend les clés et les divers documents que j’ai sur moi, par le fait que je comptais les cacher avant d’aller me coucher. Ces documents ne prouvent malheureusement point mon innocence, et me mettent dans une situation bien précaire. Soit, inclinons-nous devant la fatalité. Dieu nous aidera et souvenons-nous qu’un Belge ne se déclare jamais vaincu. Il insiste pour savoir si j’ai des armes et donne des ordres à ses acolytes. Ceux-ci commencent à fouiller la maison ainsi que les paquets de la demoiselle[2]. On me fait monter au palier du premier étage, où je reste gardé à vue. Lorsque nous fûmes tous rassemblés, il me demanda : « Qui a jeté les paquets par la fenêtre ? » Je répondis : « C’est l’enfant ; il est d’ailleurs tout naturel que cette idée lui soit venue. » Un peu tremblante, mais sans hésiter, ma chère Yvonne confirme mes dires : Oui, monsieur, c’est moi, je voulais sauver mon petit père. » À ce moment, l’émotion me saisit, mon cœur palpitait, et ma voix se brisa dans ma gorge lorsque je voulus crier : « Voilà, monsieur, comment se conduisent les enfants des Belges. »

Après cet interrogatoire réellement émouvant, le chef dit aux enfants : « Maintenant, allez vous coucher, » et elles se retirèrent dans la chambre de devant ; ma femme et mes nièces furent enfermées dans la chambre de derrière et la demoiselle dut se rendre dans la chambre contiguë. Les trois hommes qui visitaient les pièces avaient l’air brutal et l’aspect de l’apache ; grands, solides, coiffés de casquettes, des foulards noués autour du cou, ils marchaient le dos un peu courbé ; leurs yeux sondaient les coins et les recoins, impatients de trouver les éléments nécessaires pour faire fusiller un homme : un père de famille… Quant au chef, également coiffé d’une casquette, il portait une chemise souple de couleur avec une cravate et paraissait être un hercule, nerveux, de taille moyenne, bien charpenté, la partie supérieure du torse très large, la tête bien posée sur les épaules ; tout en lui exprimait la force. Il avait une petite barbe pointue sous une lèvre grosse et saillante. Son regard sérieux, dur, méchant, inspirait la crainte. Il me regarda fixement et voulut me contraindre à montrer mon portefeuille. Je fis remarquer que je n’en avais pas. Il insista : « Allons, ne dites pas cela, où est le portefeuille que vous avez si souvent montré chez Oscar ? » N’étant pas satisfait de ma nouvelle réponse négative, il me fouilla une seconde fois et m’obligea à ouvrir mon porte-monnaie : en voyant un billet de banque allemand, il s’exclama : « Quel sale argent, n’est-ce pas ? ».

Un des individus est chargé d’aller à la caserne des carabiniers chercher un automobile. En attendant qu’il arrive, le chef croit devoir me dire que ce ne sera pas grave, car il espérait trouver chez moi une imprimerie et ajoute que j’ai été dénoncé par quelqu’un de peu recommandable qui habite non loin d’ici. Il me fait remarquer que s’il a peur des chiens, c’est qu’il a déjà été mordu et insiste pour que j’aille avec lui attacher Diane. Comme je n’ai pas de chaîne, je retourne la niche avec l’ouverture face au mur ; ensuite, nous inspectons les souterrains. N’ayant rien découvert, il m’avertit qu’il reviendra demain avec un homme compétent, car un architecte peut combiner de faux murs et parvenir ainsi à cacher l’imprimerie qu’il cherche.

Nous retournons au palier et là il s’exprime comme suit :

— Rassurez-vous, je ne suis pas un barbare, il y a en moi deux hommes : le policier, métier que j’exerce pendant la durée de la guerre et… l’homme de cœur… qui, avant les événements actuels, était établi comme industriel à Paris. Mais que voulez-vous, dans les présentes circonstances, je suis obligé de faire mon devoir.

Il m’offre une cigarette, je refuse, puis un cigare, je refuse encore[3]. Comme il me questionne pour obtenir certains renseignements, je lui réponds catégoriquement :

— Monsieur, je ne suis ni un lâche, ni un traître, et jamais je ne répondrai aux questions qui pourraient compromettre qui que ce soit.

Sur ces entrefaites arrive l’automobile. On fait sortir Mademoiselle de la chambre, ma femme est priée de rejoindre mes enfants, et mes deux nièces doivent s’installer dans la pièce que vient de quitter Mademoiselle. N’étant pas tout à fait rassurés, les policiers fouillent les armoires de la chambre à coucher et déposent sur le palier les classeurs qui se trouvaient dans l’une d’elles. Un homme reçoit l’ordre de garder la maison ; les autres nous accompagnent et mettent tous les journaux dans un panier qu’ils emportent…

Par la porte entr’ouverte, la lumière vacillante et blafarde des bougies, qui se trouvaient sur le palier, venait mourir dans la chambre à coucher et y produisait une clarté diffuse. Mon regard embrassait à la fois mes enfants qui se trouvaient dans cette demi-obscurité, le torse à moitié redressé sur le lit, et ma femme qui se tenait debout près de la porte. Toute ma vie je verrai devant moi ces deux jolies têtes blondes, avec leurs visages d’une pâleur presque effrayante. Leurs yeux grands ouverts et encore mouillés de larmes m’enveloppaient tout entier et ne me quittaient pas un seul instant. Ô chères enfants ! leurs physionomies pleines de douceur et de bonté, semblaient vouloir me dire : « Reste près de nous, petit père, ne nous quitte pas… » Et là, à quelques pas de moi, je vis ma femme chérie, qui, les paupières rougies et à demi closes, osait à peine me regarder, de peur d’éclater en sanglots. Une profonde tristesse voilait son front et ses traits exprimaient un sentiment d’épouvante. Brisée d’émotion, le cœur plein d’angoisse, elle ne pouvait prononcer un seul mot. Par moments elle tournait un regard plein de mépris vers celui qui, dans quelques instants, allait m’emmener. Mais cet homme n’osait pas affronter son regard ; il semblait se rendre compte de la monstruosité qu’il allait commettre. Puis lorsque, pour l’embrasser, je me dirigeai vers elle, je sentis mon cœur battre d’émoi et de douleur, mes lèvres entr’ouvertes aspirant péniblement l’air ; ma gorge qui se resserrait étouffait ma voix et je contenais avec peine les larmes qui étaient venues jusqu’au bord de mes yeux… Je la pris dans mes bras, l’embrassai tendrement, et je sentis sa poitrine haletante se soulever à chaque respiration. Après avoir déposé un baiser sur les joues de mes chères petites, je me retournai vers la chère compagne de ma vie et vis des larmes obscurcir ses yeux et glisser sur ses joues. Quoique la souffrance étreignit de plus en plus mon âme, dans un effort suprême, je pus lui dire : « Chère Maria, je t’en supplie, ne pleure pas… » Alors une oppression étrange s’empara de moi ; mes tempes battaient, des sanglots étouffés déchiraient ma poitrine ; mon âme meurtrie implorait l’aide de Dieu ; il me semblait que j’allais perdre la raison.

Épuisé et presque défaillant, lentement, je descendis l’escalier et pris place dans l’automobile qui allait nous conduire je ne sais où.

Avant de partir, mes yeux se levèrent sur la chère maison où nous avions passé ensemble des jours heureux. Là, nous avions appris à nous soutenir, à nous aider, à nous aimer, et cette guerre, cette terrible guerre ! cette maudite guerre ! avec ses ravages, ses monstruosités, ses tueries, m’obligeait à quitter ce toit et à me séparer de tout ce que je possédais de plus précieux sur cette terre : ma femme et mes enfants !

L’automobile démarre, et nous emporte dans la nuit, à travers les rues, où les becs de gaz, placés de distance en distance et alignés le long des trottoirs qui se déroulent en long ruban, éclairent les maisons qui se succèdent sans discontinuer. Les parties vitrées de la voiture étaient ouvertes, et l’air venait nous fouetter le visage, semblant vouloir nous rappeler à la réalité des choses. Le chef, bien installé, tenait en main un cigare, dont il aspirait en des mouvements nerveux la fumée dans sa bouche pour l’envoyer ensuite en longues traînées dans l’espace, où elle était immédiatement emportée par le vent. Il nous fit remarquer qu’il aimait beaucoup l’air et prenait un réel plaisir à respirer à pleins poumons. S’adressant à Mademoiselle, il lui dit :

— Je crois que vous m’en voulez et je ne pense pas que nous soyons jamais bons amis, et cependant vous avez tort de m’en vouloir…

Quant à moi, je me trouvais toujours sous le coup des fortes émotions que je venais d’éprouver ; mon esprit errait à l’aventure, s’accrochant par moments aux faits qui venaient de se dérouler et me paraissaient invraisemblables. Une grande désolation venait encore s’ajouter à mes souffrances morales, lorsque je voyais en face de moi Mademoiselle qui avait été arrêtée dans mon habitation ; je me reprochais de lui avoir offert l’hospitalité et me demandais si elle ne me garderait pas rancune.

Brusquement l’automobile ralentit et s’arrête. On nous prie de descendre et je constate que nous nous trouvons dans la rue de Berlaimont. Deux agents de police se promenaient dans cette rue déserte. La grande façade de la Banque Nationale à peine éclairée surgissait de la pénombre et se découpait sur l’infini du ciel, dans lequel étaient piqués des milliers d’étoiles.

Nous entrons dans une vieille maison à porte cochère, où les bureaux de la police allemande sont installés. Mademoiselle est conduite au premier étage et moi je reste au rez-de-chaussée. Après une demi-heure d’attente, un monsieur paraît, sa toilette est négligée, et il semble sortir de son lit. Selon ce que je crois comprendre, c’est l’Oberleutnant qui a la direction de cette police militaire, dans les bras de laquelle, à notre grand désespoir, nous venons de tomber[4]. Ce monsieur est un homme de haute stature, possédant tous les traits caractéristiques de l’Allemand. Il a une grosse figure rouge, remplie et toute ronde, sur laquelle se lit la jouissance des bons repas. L’une de ses joues porte les cicatrices d’anciennes balafres, des sourcils farouches surmontent ses petits yeux moqueurs et sournois dont les paupières se relèvent démesurément lorsque, avant de vous adresser la parole, il vous fixe, tel un chat qui s’apprête à prendre une souris ; sa forte moustache relevée se termine à chaque extrémité par une pointe élancée et légèrement arrondie ; des cheveux coupés courts à la tondeuse recouvrent en partie cette tête, atteinte de calvitie. Il s’adresse au chef et une longue discussion éclate entre eux : ils paraissent se disputer ; l’Oberleutnant me dit :

— Vous êtes l’éditeur et l’imprimeur de la Libre Belgique ; nous allons vous envoyer en Allemagne, à Aix-la-Chapelle, où vous serez jugé par un conseil de guerre, à moins, bien entendu, que vous ne nous disiez tout ce que vous savez et ne nous indiquiez l’endroit où se trouve l’imprimerie en question.

Je refuse catégoriquement de répondre ; il ajoute :

— Oh ! soyez tranquille, nous finirons bien par vous faire causer.

Mademoiselle vient me rejoindre et j’en profite pour m’excuser auprès d’elle et lui faire part de la désolation que j’éprouve en songeant que c’est peut-être moi qui suis cause de son arrestation. D’une voix douce et bienveillante, elle m’affirme n’avoir aucune rancune à mon égard et pour prouver la sincérité de ses paroles, elle me tend loyalement la main que je m’empresse de serrer…

… Ces messieurs décident de nous envoyer à Saint-Gilles ; nous reprenons place dans l’automobile qui file sur les pavés, traverse une partie de la ville et nous dépose devant la prison. Cette vaste construction avec ses tours crénelées, ses murs d’une hauteur anormale, ses petites fenêtres garnies de solides barreaux de fer, sa grande porte grillagée munie de fortes serrures, vous laisse une impression froide et triste, pareille à celle que l’on ressent devant un monument funéraire. Oui, pauvre Belge, c’est là, dans ce bâtiment, dans cette vaste cage d’oiseaux humains que l’on va t’enfermer à côté des voleurs et des criminels, parce que tu as eu le courage de travailler pour ta patrie et pour ton Roi.

L’aube du jour approche, les étoiles s’effacent pendant que les premières clartés apparaissent au loin, annonçant que messire Phébus ne va pas tarder à dépasser l’horizon ; tantôt, il nous enverra à travers l’espace ses rayons dorés, qui font tout revivre sur cette malheureuse terre, où l’ambition d’une seule créature nous fait assister, impuissants, à la tuerie de millions d’hommes.

Nous nous approchons de la lourde porte qui s’ouvre, nous entrons, traversons un dégagement et une cour et arrivons dans un bureau[5] ; l’employé qui s’y trouve nous demande à chacun les renseignements suivants : nom, prénoms, âge, lieu de naissance. Cette formalité terminée, je me dirige, précédé d’un soldat, vers une rotonde centrale, dans laquelle viennent aboutir diverses longues galeries à deux étages, terminées d’un côté par un pignon percé d’une grande verrière et d’une porte donnant accès au préau, de l’autre côté par une porte grillagée à deux battants. Les cellules étagées sont établies le long de ces galeries, dont le plafond en plein cintre est coupé, à distances régulières, par des soffites et des lanterneaux ; des balcons en fer avec dalles en pierre bleue donnent accès aux étages. Nous nous engageons dans une de ces galeries et après avoir gravi un escalier métallique, on m’enferme sans plus de façons dans la cellule no  72. Quoi ! mais c’est impossible… je dois me rendre à l’évidence, il n’y a pas de doute, je suis en prison…

La fièvre qui m’avait envahi rendait ma gorge et mes lèvres toutes sèches ; je titubais ; ma tête était lourde et me faisait mal ; je ne voyais presque plus clair. Exténué, je restai là, immobile, plongé dans une sorte de torpeur. Quand je revenais un peu à moi, je me mettais de nouveau à douter de mon emprisonnement… je regardais autour de moi et je constatais que j’étais seul, tout seul dans ce lieu maudit, en proie à un désespoir morne, n’ayant plus d’énergie, ni de volonté.

Tout à coup, une idée me vint à l’esprit et me parlant à moi-même, je me dis : « Mon pauvre Baucq, aujourd’hui tu ne ficheras plus rien de bon ; tu es fatigué, assommé ; ta machine est détraquée et dans un bien piteux état ; il faudra que tu t’étendes sur ta paillasse, et si par hasard tu peux dormir demain, tu seras beaucoup mieux à même de réfléchir et de regarder en face le malheur qui vient de s’abattre sur toi. » Trouvant l’idée excellente, je prépare mon lit, tandis que j’essaye de me donner du courage en chantant : Vers l’avenir… Mais je ne parviens pas à terminer la première strophe : découragé, anéanti, je me laisse choir tout habillé sur ma couche… mes yeux se fixent vers l’au-delà, vers la chère maison que j’avais dû abandonner ; me tournant et me retournant, je ne parvenais point à trouver le calme. Je finis cependant par tomber dans une sorte d’insensibilité très lourde, accablante, qui me plongeait dans un demi-sommeil. En proie à d’épouvantables cauchemars, des choses effrayantes me hantèrent, des bêtes grimaçantes, sinistres, dansaient autour de moi et me torturaient. Je faisais des rêves lugubres ; je fuyais dans une course éperdue ; les agents de la police secrète allemande me poursuivaient ; je sentais l’haleine me faire défaut et mes jambes défaillantes ne pouvaient plus courir ; je les voyais approcher et dans mon impuissance ma douleur était horrible. Puis, c’étaient d’autres songes ; je passais au-dessus du mur de clôture de ma maison, emportant les paquets que j’allais cacher dans les terrains vagues, près du boulevard de Grande Ceinture. À plusieurs reprises, couvert de sueur, je me redressai sur mon séant et repris notion de la réalité des choses. Alors, rageur, je frappai des pieds, j’en voulus au chien, car c’était pour lui que j’avais ouvert la porte de la rue, j’étais furieux d’avoir été arrêté dans de telles conditions et avec une telle facilité. Enfin, je pus fermer les yeux et m’endormis pour quelques heures…

Dimanche, 1er août 1915.

Au matin, je me suis éveillé en entendant ouvrir ma cellule. Celle-ci, de forme oblongue, a comme dimensions approximatives deux mètres cinquante de large sur quatre mètres de long. L’un des petits côtés est percé d’une porte, encadrée de pierre bleue, donnant accès à la galerie. Dans cette porte en bois garnie d’une tôle en fer, recouvrant toute la face intérieure, sont percés un guichet par où l’on passe la nourriture et un orifice de forme ovale qui sert d’argus. Dans l’angle à gauche de cette porte se trouve une prise d’eau sous laquelle est placé un bassin émaillé qui s’emploie pour faire la lessive, se laver, nettoyer la vaisselle, etc. Dans l’angle opposé, il y a, suspendue au mur, une petite armoire avec planche étagère dans laquelle sont enfermés un bol et un verre à bière. En dessous et à gauche de cette armoire est aménagée dans le mur une niche ayant une petite porte, le tout en fer, contenant un seau métallique qui est le récipient des eaux sales. Une poignée en fer sort de la muraille un peu plus haut que la niche précitée, elle actionne un timbre et est destinée à l’appel du médecin. Le mur faisant face à la porte contient une fenêtre grillagée dont la partie mobile bascule et ne peut s’ouvrir de plus de vingt centimètres ; si j’ajoute que le parquet est en chêne, que les murailles sont peintes à la colle, qu’il y a des bouches d’air pour ventilation, des tuyaux de chauffage, un bec de gaz, un crucifix, un chapelet, un lit pliant, recouvert d’une planche servant de table, j’aurai décrit l’ensemble de la cellule que j’occupe dans la prison.

Prison… mot dur, mot sonore et triste, qui fait songer à tout ce que la vie a de vil et bas, vous me rappellerez toujours l’immense douleur qui m’a frappé…

Prison… où l’on tombe comme dans un gouffre, où l’on voit toutes les beautés de la vie s’écrouler, où, livré à soi-même, l’âme navrée, on pleure son impuissance, on boit, goutte à goutte, son amertume.

Prison… morne solitude, isolement douloureux… triste usurière de la vie… tu m’as inondé de sueur froide ; les heures y succèdent aux heures, lentes comme des journées, qui s’écoulent incolores et monotones, et rien ne soutient, ne console, n’encourage ; l’angoisse vous meurtrit, vous torture.

Prison… tu es un tombeau vivant qui étouffe et où la liberté expire…

Après avoir exprimé ainsi tout mon mépris, je repliai mon lit et me mis à marcher de long en large comme au hasard ; je marchais, m’arrêtais, marchais encore, l’esprit envahi par un monde de pensées : « Comment ma bien-aimée femme et mes chères enfants auront-elles supporté le choc de cette brusque arrestation ? Arrêteront-ils ma femme ? Quel sera le résultat de l’interrogatoire que l’on fera subir à ceux qui me sont chers ? Mes parents ne se sont-ils pas trop émus en apprenant la nouvelle de mon emprisonnement ? Quels seront les résultats de la perquisition ? N’y aura-t-il pas des personnes arrêtées chez moi ?… » Autant de questions qui se pressent sur mes lèvres avides de savoir, et qui, durant des heures, roulent dans mon esprit. Par moments, un sanglot s’étrangle dans ma gorge, tandis que de longs soupirs s’échappent de ma bouche, puis, je me sens frissonner à l’idée que l’on aurait pu séparer ma femme des enfants… J’étais défait, l’anxiété altérait mon visage et une sorte de terreur nerveuse me faisait tressaillir, frapper du pied et fourrager dans mes cheveux.

Parfois, tantôt assis, tantôt arpentant ma cellule à grands pas, comme un fauve en cage, je m’entretiens avec ma tristesse ; je désire raconter à quelqu’un tout le malheur dont je suis accablé ; j’aurais voulu entendre quelques mots de consolation me donnant espoir et courage. Et, vers le soir, je finis par m’accroupir sur mon lit ; le front dans les mains, les yeux clos, plongé dans un grand silence, je restais là, accablé par ma douleur, j’entendais mon cœur battre, j’implorais la miséricorde divine.

Le crépuscule vint me surprendre ; lentement l’obscurité envahissait ma cellule, atténuant petit à petit le contour des objets. Bientôt elle fut complète. Au loin, tintait la cloche de l’église annonçant la fin du salut. Dans la galerie, la sentinelle, de son pas régulier, frappait les dalles du pavé.

Il est huit heures, je m’endors.

L’incertitude est le pire des maux, parce qu’elle les imagine tous. Privé de toutes nouvelles et plongé dans l’ignorance la plus absolue relativement à ce qui se passait chez moi, j’avais l’esprit troublé ; je me demandais comment je me tirerais d’affaire pour ne dénoncer personne, quelle serait l’importance, la gravité des accusations portées contre moi et jusqu’à quel point ces accusations seraient confirmées par l’enquête. Cette incertitude m’écrasait et me torturait horriblement. Toutes les questions de la veille passaient et repassaient dans ma pauvre tête et toujours l’inconnu se dressait devant moi, me serrait comme dans un étau et ne me lâchait point ; parfois il me terrassait et je restais là, immobile et pâle, pareil à une statue de marbre ; mes yeux hagards paraissaient chercher quelqu’un à qui j’aurais pu demander quelques éclaircissements au sujet de ma situation. Puis, mes pensées couraient à la dérive, je faisais les suppositions les plus diverses, cherchant et étudiant la meilleure attitude à prendre dans chaque cas.

Enfin dans l’après-midi, un soldat vint m’appeler en me disant : « Visite, visite… » Je supposais qu’il s’agissait d’une visite médicale à laquelle devaient se soumettre les prisonniers lors de leur entrée en prison. Je m’empresse de suivre le soldat, qui en passant par plusieurs portes grillagées et à travers des galeries, m’amène dans une antichambre où trois hommes, les yeux pleins de tristesse, étaient assis sur des bancs adossés au mur : Un soldat est là, fumant son cigare, qui nous surveille afin d’éviter que nous ne causions entre nous. J’attendais depuis un petit moment, quand je vis apparaître l’homme qui m’avait arrêté ; mes yeux se fixèrent sur lui, et je me rendis immédiatement compte que j’allais devoir subir un interrogatoire et non une visite médicale. Tout à coup, je devins inquiet, une oppression m’envahit, provoquant un léger tremblement de tout mon être.

Lundi, 2 août 1915.

…On m’introduisit dans un bureau où se trouvaient le lieutenant (M. Bergan) que j’avais déjà vu rue de Berlaimont, et le chef (M. Henry)…

Ces messieurs commencent par me signaler que mon cas est excessivement grave… qu’ils ont la preuve que j’ai fait de l’espionnage et du recrutement… que le dossier des pièces trouvées chez moi est volumineux… que, dans mon intérêt, je n’ai rien de mieux à faire que d’avouer, car celui qui a commis un délit et ne l’avoue pas est, d’après la loi allemande, condamné au double de la peine… Je proteste énergiquement, affirme que je ne me suis jamais occupé d’espionnage et de recrutement. M. Henry à plusieurs reprises me traite de menteur, de sale menteur. Le lieutenant avec son petit sourire, essaye de m’effrayer et me fait remarquer que je ne songe pas à ma famille en prenant une attitude semblable. Je deviens de plus en plus inquiet, mais toujours maître de moi. Puis ils abordent une série de questions :

— Vous n’êtes pas garde civique non plus ?

— Non, messieurs, je ne l’étais plus au moment de la guerre, ayant été sous-officier ; j’ai terminé mon service à trente-deux ans.

Le chef en souriant me répond :

— Nous le savons, mon ami, c’est pourquoi nous avons trouvé chez vous une carte de convocation relative à l’année 1914.

— C’est le résultat d’une erreur… ce qui n’est pas étonnant dans la garde civique.

Ensuite, le chef me montre une enveloppe portant le cachet du ministère de la guerre, ainsi que mon adresse et me demande si je connais cela.

Je réponds affirmativement et fais remarquer que le cachet de la poste indique que j’ai reçu cette enveloppe avec son contenu en juin 1914, donc avant la guerre.

— Et c’est tout ce que vous avez à nous dire au sujet de cette enveloppe ?

— Oui, monsieur.

— Allons, voyons, ne dites pas cela !

— Je ne puis vous donner aucune explication au sujet de la dite enveloppe.

— Vous connaissez M. Cayron ?

— Non, monsieur.

— Et vous ne connaissez pas ce monsieur, répète-t-il, tandis qu’il me fait voir la photographie du jeune homme qui était chargé de venir prendre les « Mots du soldat. » Je compris tout de suite qu’il devait avoir été arrêté chez moi le dimanche matin.

— Oui, je connais ce monsieur, mais j’ignorais son nom.

— Vous connaissez Mme Bodart ?

— Oui, son fils et sa petite fille viennent fréquemment voir mes enfants.

Cette question me prouvait que le petit Bodart avait été également arrêté chez moi…

— Connaissez-vous le prince de Croÿ ?

— Oui, monsieur.

— Comment l’avez-vous connu ?

— Parce que j’ai été recommandé à Monseigneur pour des travaux.

— Comment se fait-il que vous êtes en possession de sa carte de visite ?

— Elle m’a été remise un jour que Monseigneur a passé chez moi. Je tiens à rappeler, par principe, que je ne répondrai jamais aux questions qui pourraient compromettre un tiers.

— À propos, savez-vous que votre guide est arrêté ?

— Monsieur, je n’emploierai pas à votre égard le qualificatif que vous m’avez octroyé il y a quelques instants, je me bornerai à vous dire que votre affirmation est inexacte.

Pour terminer, il me signale qu’une de mes nièces a tout raconté, qu’elle a été très intelligente et qu’en présence de mon obstination à ne rien vouloir dévoiler, on me laisserait une vingtaine de jours au secret sans m’interroger.

Au cours de l’interrogatoire, le chef m’a prié de ne pas crier si fort et de retirer mes mains de mes poches, ajoutant que j’avais l’air d’oublier que j’étais l’inculpé.

Voilà le résultat de mon interrogatoire du 2 août pendant lequel, je dois l’avouer, je n’ai pas du tout été à mon aise. Cependant je suis un peu rassuré sur certains points… D’autre part, je suis inquiet, parce que je sens très bien qu’un fardeau pèse sur moi et qu’il risque fort de m’écraser…

Maintenant, précédé du soldat, je réintègre ma cellule.

Après la tension d’esprit que je venais d’avoir, une forte réaction se produisit et je me sentis las, presque défaillant, comme un homme qui vient de se lever, après s’être endormi étant ivre. La mécanique du cerveau avait été soumise à son effort maximum. Je n’en pouvais plus, la tête entre les mains, je m’accoudais sur la table, essayant de dormir. Les murailles semblaient se couvrir d’un voile léger, gris et transparent, leur teinte jaune crème s’estompait légèrement, les objets se détachaient de moins en moins nettement des fonds formés par les murs dans lesquels ils paraissaient se retirer pour finir par se confondre avec eux. Le voile de la nuit tomba, mettant fin à la féerie merveilleuse du jour. L’obscurité fut complète, ma cellule était comme inondée d’air noir, la nuit régnait en maîtresse ici-bas.

Mardi, 3 août 1915.

Il est huit heures un quart du matin, le sergent accompagné d’un soldat et précédé d’un gardien vient devant ma cellule dont on ouvre la porte et me demande « Alles gut ? »[6] ensuite, il m’annonce que je puis envoyer chaque semaine deux cartes postales. Quelle joie… quel bonheur !… Je suis plus heureux que si je venais d’apprendre que je vais hériter une grosse fortune. Immédiatement j’achète au soldat une carte postale que je tiens précieusement en mains. Ô petite carte postale !… tu effectueras ton voyage, petite messagère, en passant de main en main, et, au terme de ta course, tu atteindras la chère maison ; là, tu donneras des nouvelles, pour rassurer toute la chère famille, tu diras que papa est toujours fort et courageux, qu’il ne désespère point, qu’il aime plus que jamais ceux qui lui sont chers, et momentanément mes sombres pensées se sont évanouies ; dans ma joie, j’oublie que je suis en prison.

Un peu plus tard arrive un vieux gardien à barbe grise, dont la figure bienveillante et sympathique me réconforte énormément. Quelle agréable jouissance on éprouve, en voyant entre ces quatre murs nus et froids, une physionomie douce et bonne ! Il vient me demander si je veux être rasé, j’accepte avec empressement.

Cependant, une petite déception m’est réservée : en effet, lorsque je demande au gardien, vers le soir, si je peux remettre ma carte, j’apprends que la correspondance doit être remise au sergent le mardi et le vendredi dans la matinée. Je me résigne facilement à ce contre-temps, car l’essentiel pour moi est de savoir que, dorénavant, je pourrai adresser une missive aux miens.

Enfin, pour terminer cette excellente journée, je reçois des livres ; ils me permettront de me distraire l’esprit, de chasser l’ennui qui me fait horreur et empêcheront ma pensée de s’en aller à la dérive.

Avant de m’endormir, je me sens de nouveau envahi par le doute, je crains toujours qu’il ne soit arrivé quelque chose de malencontreux chez moi ; d’autre part, je m’aperçois de plus en plus que mon affaire est encore bien loin de prendre une tournure qui puisse me tranquilliser.

Mercredi, 4 août 1915.

Je me plonge dans la lecture, ce qui me distrait et rend mon emprisonnement beaucoup moins accablant. Je puis enfin détourner mes yeux de ces quatre murs qui me sont odieux. J’entends tambouriner sur la muraille ; le bruit augmente, devient plus pressant : le voisin serait-il d’avis de renverser le mur ? Le bruit cesse un instant, puis des coups sont frappés sur les tuyaux de chauffage, j’entends une voix… S’agirait-il d’un appel ?

Je m’approche d’un endroit où les tuyaux traversent le mur, colle mon oreille contre ce dernier, et m’aperçois qu’en effet, le voisin veut me parler. Nous entrons en conversation, il me raconte qu’ayant été pris en voulant rejoindre l’armée, il a été condamné à être enfermé comme prisonnier de guerre dans un camp en Allemagne ; en attendant son transfert, il s’est évadé de la prison où il avait été enfermé ; finalement, il a été repris à Molenbeek et conduit ici. Cet homme que je ne connais point, me fait l’impression d’être un fameux gars, et ce dont je suis certain, c’est qu’il a un cœur vraiment bon. Il s’empresse de me consoler de son mieux, me recommande surtout de ne rien avouer et de ne pas avoir peur. Il m’apprend que l’on peut aller au préau et se procurer du savon, du papier, des cigarettes, le journal allemand la Belgique, etc… ; ma tristesse, petit à petit, m’abandonne et fait place à l’espoir ; à peu près de la même manière, j’entre en rapports avec l’autre voisin qui a été arrêté parce qu’il se trouvait dans la maison d’un espion, au moment de l’arrestation de celui-ci. Après avoir terminé notre petit entretien, je vois successivement un pigeon et un moineau se promener sur le seuil de ma fenêtre : eux aussi semblent vouloir venir égayer ma triste solitude.

Il est cinq heures, le gardien apporte le souper. À ce propos, voici le régime de la prison appliqué aux prisonniers politiques tenus au secret : à 5 heures du matin, la cloche sonne le réveil ; un peu plus tard, on vient remplacer le seau (les gardiens l’appellent le pot) qui contient les eaux sales. À sept heures, on distribue le café, un demi-bol et un demi-pain bis. L’heure suivante, le sergent passe pour demander « Alles gut ? » — remettre et prendre la correspondance, vendre des cartes postales et le journal, prendre les commandes pour la cantine. À midi, on sert la soupe (trois quarts de bol), des pommes de terre avec un bouilli ou des carbonnades et un verre de faro[7]. Vers une heure, le gardien reprend l’assiette ainsi que la cuiller et la fourchette et donne un second verre de faro. À cinq heures, nous recevons un demi-bol de café, un demi-pain bis et un petit morceau de fromage. Ce dernier est remplacé en semaine, parfois par un œuf, les dimanches et les jeudis, par un petit morceau de beefsteak ou de côtelette de porc.

À huit heures trois quarts, la cloche sonne pour annoncer qu’il faut préparer les lits, et vers neuf heures, un dernier coup de cloche indique l’heure du coucher. Pendant la nuit, à diverses reprises, le guichet s’ouvre et un rayon de lumière est projeté dans la cellule, afin de vérifier si l’oiseau ne s’est pas envolé. Deux fois par semaine, les prisonniers peuvent se rendre au préau pendant une heure. Le lundi, on échange les livres, la correspondance ; une carte postale peut être expédiée le mardi et le vendredi ; le dimanche, le réveil est retardé d’une heure, de même que le déjeuner. Il y a une messe à huit heures du matin et un salut à deux heures et demie de relevée, mais je ne puis y assister.

Jeudi, 5 août 1915.

Il y a encore du nouveau… Je suis autorisé à passer au préau. En me dirigeant vers ce dernier, je n’ai pas été peu surpris en voyant toutes les cellules occupées par des détenus politiques, gardés comme moi au secret ; dans un grand nombre de cellules il y a jusque trois occupants. Allons, bravo pour les patriotes, qui n’ont pas hésité à sacrifier leur liberté en se dévouant pour notre chère Patrie !

Le préau est un jardinet, qui a la forme d’un trapèze allongé et approximativement les dimensions suivantes : bases, respectivement 0,85 et 4 mètres, et longueur entre les deux bases 13 m.50. Dans le petit côté, se trouve une porte munie d’un vasistas avec un carreau bleu transparent qui donne accès à la rotonde centrale dans laquelle viennent aboutir tous les préaux : le côté opposé est fermé par une grille en fer. À ces deux côtés sont adossés de petits auvents qui permettent aux prisonniers de se mettre à l’abri quand il pleut. Certains préaux sont entièrement recouverts d’un grillage et servent pour les détenus que l’on soupçonne capables de s’évader. Une petite plate-bande avec des fleurs s’étend entre chacun des deux côtés et un parterre également planté de fleurs est aménagé dans la partie centrale du trapèze. Les préaux sont situés à l’extrémité de la galerie dégageant les cellules. Mes yeux sont éblouis par le jour et j’éprouve une réelle jouissance à pouvoir respirer l’air extérieur. Ce bain d’air me rend souple et beaucoup plus alerte, la sensation que j’éprouve est pareille à celle que l’on ressent en se débarrassant de quelque chose de lourd. Je me promène et parfois me mets à courir autour du parterre, mais une heure est vite passée et le sergent m’appelle pour me faire réintégrer ma cellule.

Les conversations avec le voisin Toone deviennent de plus en plus amicales : elles me donnent d’agréables distractions.

Ne recevant pas de nouvelles, le doute me tracasse toujours et il n’y a pas de catastrophe possible que je ne sente flotter au-dessus de ma tête.

Vendredi, 6 août 1915.

Voici arrivé le grand jour ; une carte postale va partir pour la chère maison ; elle est là devant moi ; de temps en temps je la relis : elle va parler pour moi à ma chère femme, elle lui dira des choses agréables et douces et lui clamera ma détresse. Le sergent arrive, je remets ma carte et après l’avoir examinée, il refuse de l’emporter, l’écriture étant trop petite… Cruelle déception !… Les larmes m’en viennent aux yeux… J’insiste, je prie, je supplie et il finit par autoriser le gardien à passer un peu plus tard pour reprendre une nouvelle missive que je m’empresse d’écrire. Ma joie fut bien grande, lorsque je le vis partir emportant quelques-unes des pensées de mon âme meurtrie.

Aujourd’hui, il y a cantine ; je me procure du papier, de quoi fumer, etc… et je me mets résolument au travail, espérant ainsi oublier mon malheur et soulager mon esprit, qui bien souvent erre à l’aventure s’arrêtant aux conjectures les plus diverses.

Ce soir, j’ai éprouvé une forte émotion. Je me trouvais depuis un petit moment dans mon lit, le regard plongé dans l’obscurité, lorsque j’entendis un bruit venant de la galerie, suivi bientôt de pleurs et de sanglots… Je me redresse pour écouter plus attentivement et je reconnais des voix féminines. Ce doit être une femme accompagnée de ses enfants que l’on enferme dans une cellule. Ces sanglots viennent frapper mon cœur comme pour le briser et inondent mon être d’un sentiment de révolte. J’avais pitié de ces bonnes patriotes, mes nerfs tremblaient, une sorte de fureur s’emparait de moi. J’aurais voulu me lancer dans la galerie pour aller défendre ces pauvres créatures, j’aurais voulu les protéger de ma poitrine… hélas !… hélas !… bien vite je m’apercevais de mon impuissance qui m’écrasait maintenant ; je prêtais une oreille plus attentive encore et pour mieux écouter, je retenais ma respiration… je croyais entendre les voix de ma femme et de mes enfants… quelle obsession !… aurait-on osé les emprisonner ? Ah ! toujours, toujours la même réponse : le doute, l’horrible incertitude… ma souffrance morale est terrible… Peu à peu les pleurs se sont tus… J’ai essayé de dormir, mais ce fut impossible, j’étais trop fiévreux ; des gouttes de sueur perlaient de mon front et des cauchemars fantastiques m’étreignirent jusqu’au matin.

Samedi, 7 août 1915.

Ayant reçu hier soir du papier, je puis écrire, et décide de faire mon journal. Il contiendra des notes auxquelles, suivant mes modestes moyens, j’essaierai de donner une tournure littéraire pour en rendre la lecture plus attrayante et m’aider à mieux apprendre la langue française. Ces notes seront surtout subjectives et résumeront mes diverses impressions et les événements qui se sont déroulés autour de moi depuis le moment de mon arrestation. Elles seront muettes, et pour cause, au sujet de certains détails relatifs à mon procès.

Plus tard, ô chère femme, quand nous serons vieux, si Dieu veut bien nous accorder la grâce de vivre encore longtemps, la lecture de ce journal nous rappellera les jours les plus douloureux de notre existence et nous fera mieux apprécier tout le bonheur que nous éprouvons au sein de la famille en vivant l’un près de l’autre.

Il était un peu plus tard que trois heures et demie lorsque je fus distrait de ma besogne par quelqu’un qui s’arrêtait devant la porte de ma cellule. Je relève mon torse légèrement penché vers la table, dépose mon porte-plume et j’écoute, tandis que je me fais cette réflexion : « Ça y est, un nouvel interrogatoire, les Prussiens vont traiter le camarade Baucq de menteur. » Quelques instants se passent, on ouvre, un soldat s’avance et me demande : « Est-ce vous Philippe Baucq ? » Je réponds oui et il me présente un paquet en me priant d’examiner si c’est bien pour moi… Oh oui, c’est bien pour moi… voici l’adresse… merci, soldat, merci… Immédiatement, je dénoue les ficelles et procède au déballage. Mon Dieu… c’est du linge, tout cela vient de chez moi… Je respire avec ivresse l’air imprégné des senteurs de la chère maison qui se dégage du paquet. Il me semble sentir la caressante haleine de ma chère femme. Ces objets me rappellent mille et une choses : l’armoire de la chambre, le tiroir de la cuisine, le lavabo… les mains, le visage, la bonté de la fée active et bienfaisante, qui, là-bas, fait l’impossible, j’en suis sûr, pour rendre ma captivité moins douloureuse.

Dimanche, 8 août 1915.

Avec le linge et les quelques objets de toilette que j’ai reçus hier, je puis procéder ce matin, à la remise en état de ma petite personne, ce qui me procure un grand bien-être.

Oh ! là là,… je m’aperçois que j’arrive lentement au bout du graphite qui se trouve dans mon porte-mine ; il ne m’en reste plus grand-chose ; espérons que je pourrai me procurer à la cantine de quoi écrire ; sans quoi, je vais me trouver devant un vrai désastre.

Il est huit heures du matin, le son de l’orgue sourd et voilé se fait entendre doucement, pareil à une voix lointaine. Brusquement une porte s’étant ouverte sans doute, les accords éclatent sonores et vibrants, emplissant de musique religieuse la sombre prison. Le son monte, glisse le long des murailles, traverse les cellules et s’échappe au dehors pour se diriger vers le ciel. Quel enchantement et combien est apaisant ce chant divin qui s’élève en prière fervente vers le Dieu tout-puissant ! Le silence règne dans le vaste bâtiment ; les prisonniers sont prosternés devant le grand Maître de la Nature et prient… Je sens descendre au fond de mon âme une paix délicieuse, une sérénité, un amour de l’humanité que je n’avais point ressentis jusqu’à présent. Un long point d’orgue marque le dernier accord ; lentement le son de l’instrument se tait. La messe est terminée.

Le temps est maussade et couvert. Le soleil est emprisonné par les nuages, la nature semble être en deuil, l’intérieur de ma cellule est plus froid que les jours précédents et dégage un air de sombre mélancolie. Il est environ onze heures, un soldat vient me chercher. Le lieutenant Bergan me prévient que demain je serai interrogé toute la journée et que si je n’indique pas les noms de ceux avec qui j’ai travaillé, on arrêtera au moins cent cinquante personnes. Il me prie de bien réfléchir parce que, inévitablement, des innocents seront arrêtés. M. Henry cite les noms suivants : Lucas, père et fils, Carlier, Delange, Oscar, Linthout.

Je suis profondément alarmé et me demande ce qu’il va sortir de tout cela…

Je rentre dans ma cellule haletant, surexcité, nerveux et navré ; j’enlève de ma table livres, notes, journal, et j’entame l’étude des arguments qui m’aideront à me défendre au cours du prochain interrogatoire, car il est certain que les langues se sont déliées et que, par ce fait, je me trouve dans une situation difficile.

En me mettant au lit, je songe à ma chère femme et à mes chères enfants. Je ne pourrai plus, pendant toute la durée de ma détention, les accompagner par les grandes avenues et les campagnes en fleurs, au long des ruisseaux qui content leur chanson murmurante… je ne pourrai plus rire et m’amuser avec elles… oui, tout cela n’est plus que le souvenir…

Lundi, 9 août 1915.

Les nuages sombres, qui hier voilaient le ciel, se sont enfin enfuis, le jour commence plein de lumière. De grand matin, le soleil triomphant fait son apparition ; ses rayons entrent gaiement par la fenêtre et viennent mourir sur le mur, où ils dessinent une tache composée d’une gamme de tons jaunes d’or. Ces rayons pareils à une pluie d’or réchauffent ma cellule et y mettent un peu de gaieté dont elle a tant besoin.

Il est midi et j’attends toujours l’interrogatoire. Vers 3 heures et demie, j’entends ouvrir différentes portes de cellules et je crois que l’on va arriver à la mienne, mais ce n’est qu’une fausse alerte.

… Il est 4 heures et demie, lorsque le soldat vient me chercher et m’accompagne jusqu’au bureau de ces messieurs.

Je suis accusé d’être le chef du recrutement et de faire de l’espionnage. J’oppose un démenti formel à toutes ces accusations et reconnais, ne pouvant faire autrement, que je me suis borné à indiquer le lieu de rendez-vous pour le départ des équipes.

Cette réponse paraît dérouter un peu les juges. Concernant la Libre Belgique, ils font tout ce qu’ils peuvent pour m’obliger à me déboutonner ; ils tendent les amorces en veux-tu en voilà, mais il n’y a rien à faire, le poisson ne mord pas…

Comme je ne veux pas avouer certaines choses, mon interrogatoire est remis à plus tard. De tout cela il résulte que je suis accusé pour la Libre Belgique, le « Mot du Soldat, » le recrutement, l’espionnage… et Dieu sait quoi encore ! Cependant je sors de là plus ou moins satisfait…

Au cours de cet interrogatoire, nous avons eu une causerie au sujet des chances de victoire de chacun des belligérants. Ces messieurs sont persuadés qu’ils seront les vainqueurs. Ils affirment que les Russes seront définitivement écrasés et que la campagne menée contre eux est bien près d’être terminée, ce qui permettra d’envoyer, sous peu, un renfort de près de deux millions d’hommes contre les Français. Puis ils débarqueront une armée en Angleterre ; en outre les Français n’ont plus d’argent, et les grèves sévissent chez les Anglais. J’ai répliqué en faisant observer que j’avais l’intime conviction qu’il n’en serait pas ainsi.

— Oui, messieurs, le jour où vous avez donné à l’Angleterre, maîtresse de la mer, le prétexte pour intervenir dans cette guerre, vous vous êtes porté le coup de grâce ; je suis convaincu que nous aurons la victoire et mon affirmation est fondée sur les dires de deux hommes éminents de l’Empire allemand. En effet, von der Goltz, dans un ouvrage publié avant la guerre, a démontré que si l’Allemagne ne parvenait pas à contrebalancer la suprématie maritime de l’Angleterre, elle serait inévitablement vaincue le jour où elle serait en lutte avec la Triple-Entente. De plus, lors de la séance du Reichstag, qui eut lieu le 3 ou le 4 août 1914, le chancelier de l’Empire a dit : « Nous savons qu’en violant la neutralité de la Belgique et du Luxembourg, nous portons atteinte aux droits des gens, mais c’est pour nous une question de vie ou de mort ; nous devons aller vite et frapper rapidement. » Vous avez été vite, messieurs, mais vous n’avez pas encore frappé. Et voilà pourquoi je le répète, en m’appuyant sur les dires de vos hommes les plus éminents, je prétends que vous serez vaincus…

M. Henry accepte de faire parvenir une lettre à ma chère femme et me rassure complètement à son sujet. J’éprouve une immense joie et mon cerveau est délivré d’une pensée qui l’obsédait sans cesse.

Aussitôt rentré dans ma cellule, je me suis mis à étudier ma défense.

Mardi, 10 août 1915.

De grand matin, je continue à préparer ma défense ; ce travail m’absorbe à tel point que j’ai oublié de remettre la carte postale écrite à mon frère. M’étant aperçu de mon oubli, j’ai pris la poignée et fait résonner le timbre d’appel, espérant ainsi faire venir le gardien et réparer ma distraction, mais personne ne s’est montré.

Vers neuf heures et demie, on vient ouvrir la cage et on lâche l’oiseau, afin qu’il puisse se rendre au préau. Je suis content, car cette petite promenade apporte une agréable diversion à la monotonie du séjour en cellule. Puis, il y a du soleil, du bon soleil dont les rayons m’arrivent en abondance, m’inondent d’une lumière brillante et me communiquent une suave tiédeur. Et ce grand soleil se joue entre les brindilles et les feuilles des plantes, faisant scintiller comme des paillettes d’argent les gouttes de rosée que la nuit a déposées sur cette verdure. Son disque incandescent piqué dans le ciel bleu où flottent quelques légers nuages blancs, éblouit les yeux qu’il fait pleurer. Une abeille passe dans l’air et en bourdonnant volète de fleur en fleur pour y puiser les sucs nécessaires à la formation de son miel.

Au bout d’une demi-heure, le gardien m’appelle et me prie d’aller à la consultation du médecin. Chemin faisant, je cherche à connaître le motif de cette consultation. Ah ! j’y suis, j’ai perdu de vue mon appel de ce matin et je me rends compte à présent que la poignée sert uniquement à demander du secours en cas d’indisposition. Soit, j’irai chez le médecin, j’arrive devant la porte de son bureau, où comme nous sommes plusieurs, je fais la file et tandis que j’attends mon tour, je vois sortir madame…[8], qui en passant me dit quelque chose tout bas… Voilà une bonne nouvelle dont je me réjouis énormément. Mon tour arrive, j’entre et je suis reçu par un monsieur bien aimable et très doux, portant un uniforme de sous-officier. Je me plains de maux d’estomac et demande à pouvoir aller plus souvent au préau. Il me fait tirer la langue et me prescrit un peu de bicarbonate de soude. Allons ! ça va bien, je ne suis pas encore trop malade.

L’après-midi, je continue à préparer les notes relatives à la plaidoirie de mon avocat et Dieu sait quand je serai jugé.

Le temps était devenu lourd et accablant ; dans la soirée éclata un orage formidable ; des éclairs blancs déchiraient la nue et étaient suivis de bruyants coups de tonnerre, un déluge de pluie se déversait en larges gouttes sur la prison, l’orage redoublait de violence, les décharges électriques produisaient des lignes de feu qui provoquaient une brusque clarté aveuglante, les coups de tonnerre se succédaient presque sans interruption, le ciel semblait être prêt à se briser. À ce moment, ma pensée se reportait vers ceux dont j’avais dû me séparer : « Yvonne et Madeleine n’ont-elles pas peur ? et leur maman n’est-elle pas un peu effrayée ? » Et c’est toujours la même chose. À toutes ces questions je n’obtiens qu’une seule réponse : le doute, le doute cruel, qui met parfois la désolation dans mon âme.

Mercredi, 11 août 1915.

Un gardien vient remplacer ma paillasse, celle que je reçois est un peu plus moelleuse, ils vont finir par me gâter… Peut-être ont-ils l’intention de me garder beaucoup plus longtemps que je ne le désire.

Un paquet vient d’arriver de la chère maison ; je suis ravi ; il provoque une fête en mon cœur et ma gaieté soudaine pétille comme une étincelle. Le contenu du paquet me donne la certitude que ma chère femme a reçu ma carte postale. Un flot de félicité m’envahit maintenant ; je suis certain que j’ai pu les encourager et les tranquilliser, qu’elles savent que papa n’est pas déprimé et lutte avec espoir, que la force et la crânerie ne lui font pas défaut. Cette journée me procure une sensation pleine de consolation et j’éprouve le besoin de parler à moi-même : « Oui, mon cher Baucq, tout finira par s’arranger : quelques mois ou quelques années de prison, ce qui ne t’effraye pas, te seront octroyés ; qu’importe le nombre des années, puisqu’elles expireront le jour de la victoire des Alliés ! Or, cette victoire approche, lentement, mais sûrement ; donc la patience est le seul bagage, pas bien lourd, dont tu dois dorénavant te munir pour arriver à bon port. »

Philippe Baucq.

(À suivre.)

  1. L’Affaire miss Cavell (Plon-Nourrit).
  2. Mlle Thuliez
  3. Ce policier, c’est Pinkhoff que les accusés appellent toujours M. Henry par la suite.
  4. Il s’agit du lieutenant de police Bergan.
  5. Le greffe.
  6. « Tout va bien ? »
  7. Bière de Bruxelles.
  8. Probablement Mme Bodart.