Le Journal de Piffoël

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La Revue de Paris33e année, Tome 3, Mai-Juin 1926 (p. 21-60).

PRÉFACE[1]

Oui, mon cher et gracieux docteur, faire un journal, c’est renoncer à l’avenir. C’est vivre dans le présent, c’est avouer à l’implacable, qu’on n’attend plus rien de lui, qu’on s’accommode de chaque jour et qu’il n’y a plus de relation entre ce jour-là et les autres. C’est boire son océan goutte à goutte, par crainte de le traverser à la nage. C’est compter les feuilles de l’arbre dont le tronc ne reverdira plus.

On ne fait un journal que quand les passions sont éteintes, ou qu’elles sont arrivées à l’état de pétrification qui permet de les explorer comme des montagnes d’où l’avalanche ne se détachera plus. Ce travail constate un état de solidité effrayante et que je ne souhaite à personne, sinon à ceux qui étaient en pleine éruption et qui n’auraient pu rien garder de leurs feux s’ils ne s’étaient arrêtés tout d’un coup au milieu de leurs vomissements.


1er  juin.

Réveil lourd. Piffoël a dormi dans une pâle atmosphère où nageaient d’insaisissables voluptés. Le temps n’est ni à la gaîté, ni à la tristesse. Il est au mécontentement. Un vent inégal et fantasque secoue les arbres. Le soleil est voilé. Il fait chaud si on met la robe de chambre, il fait froid si on l’ôte. Jour terne où je ne ferai rien de bon. Cerveau fâché et fatigué ! Je viens d’avaler du thé pour en finir plus vite avec cette disposition apathique en la portant à son paroxysme. Je n’ai pas reçu de lettre d’Everard. Il boude ! Heureux homme, qui estime quelque chose digne de sa rancune !


en me couchant

J’ai fait à Duteil[2] la théorie du mécontentement depuis minuit jusqu’à une heure. Je me suis mis en colère contre lui parce qu’il a voulu me soutenir qu’il était heureux presque à toutes les heures du jour. N’est-ce pas bien révoltant en effet de se voir traité de fou par ceux qui ne souffrent pas ?


en me couchant


2 juin

Piffoël a fait cinq lieues à pied. Du moment que la vie est supportable, il n’y a pas à l’examiner. On gâterait un jour de calme en y regardant de près. Ne serions-nous jamais gouvernés que par un sentiment qui est comme l’œil à travers lequel nos idées nous apparaissent et qui seul apprécie toutes choses, tandis que la raison rectifie très faiblement les erreurs de cette vision ?


midi


3 juin

Jour magnifique. Soleil splendide, règne de la couleur. Trois grands tilleuls dont je vois de mon lit les cimes touffues, sont le miroir où je consulte le temps en m’éveillant. Leur vaste rideau de feuillage et un peu de ciel, c’est tout ce que je vois de là, mais cela suffit à me faire savoir le degré de l’atmosphère avant que la fenêtre soit ouverte. J’y ai observé des effets de vent qui sont encore inexplicables pour moi et qui me feraient croire à l’existence des Esprits de l’air, comme à celle d’êtres fort capricieux. Je vois aussi, dans la teinte de leur belle verdure, l’intimité des rayons du jour à travers une atmosphère plus ou moins pure. Aujourd’hui la lumière est si vive que malgré le vent printanier on ne voit que le noir des ombres et l’or des rayons sur la feuillée.

Tu vis. La question n’est pas de savoir si c’est pour ton plaisir ou pour ton malheur, pour ton bien ou pour ta perte. Qui la résoudrait ? Tu vis, tu respires. Le ciel est beau.

La chambre d’Arabella[3] est au rez-de-chaussée sous la mienne. Là est le beau piano de Franz[4], au-dessous de la fenêtre, d’où le rideau de verdure des tilleuls m’apparaît, la fenêtre d’où partent ces sons que l’Univers voudrait entendre, et qui ne font ici de jaloux que les rossignols.

Artiste puissant, sublime dans les grandes choses, toujours supérieur dans les petites. Triste pourtant et rongé d’une plaie secrète. Homme heureux, aimé de femme belle, généreuse intelligente et chaste. Que te faut-il, misérable ingrat ! Ah si j’étais aimé, moi !

Si tu étais aimé, Piffoël, tu serais ambitieux, et tu n’es pas ambitieux parce que tu n’es pas aimé.

Tu es très sage, Piffoël, extrêmement sage. Tu es très philosophe. Tu jettes un coup d’œil très lucide sur ta vie, tu pèses d’une main très ferme tous ces misérables hochets dont tu ne sais pas être avide. Je t’en fais bien mon compliment, cher Piffoël.

Je t’en félicite en vérité.

Mélancolique animal.

Quand Franz joue du piano, je suis soulagé. Toutes mes peines se poétisent, tous mes instincts s’exaltent. Il fait surtout vibrer la corde généreuse. Il attaque aussi la note colère, presque à l’unisson de mon énergie, mais il n’attaque pas la note haineuse. Moi, la haine me dévore. La haine de quoi ? Mon Dieu, ne trouverai-je jamais personne qui vaille la peine d’être haï ? Faites-moi cette grâce, je ne vous demanderai plus de me faire trouver celui qui mériterait d’être aimé.

Pourquoi y aurait-il tant de charmes dans la haine assouvie ? C’est qu’il y aurait le mérite de la générosité, et qu’on pourrait se sentir grand, ne fût-ce qu’une heure dans la vie. On croirait en toi, alors, toi jaloux qui gardes toute ta grandeur pour ta jouissance inconnue.

J’aime ces phrases entrecoupées qu’il jette sur le piano, et qui restent un pied en l’air dansant dans l’espace comme des follets boiteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d’achever la mélodie, tout bas, avec un chuchotement mystérieux, comme si elles se confiaient l’une à l’autre le secret de la nature.

C’est peut-être un travail de composition, qu’il essaye par fragments sur le piano ? À côté de lui est sa pipe, son papier réglé et ses plumes ; chaque fois qu’il a tracé sa pensée sur le papier, il la confie à la voix de son instrument, et cette voix la révèle à la nature attentive et recueillie.

J’aimerais mieux croire qu’il se promène dans la chambre sans composer, livré à des pensées de tumulte et d’incertitude. Il me semble qu’en passant devant son piano il doit jeter ces phrases capricieuses à son insu, et obéissant à un instinct de sentiment plutôt qu’à un travail d’intelligence. Alors les mélodies rapides et impétueuses me font l’effet d’un craquement d’un navire battu par la tempête et je sens mes entrailles se déchirer au souvenir de ce que j’ai souffert quand je vivais dans l’orage.

Blanche Arabella, je parlais de toi hier avec Alphonse[5] dans l’allée aromatique[6] sous la clarté des brillantes étoiles, au vent frais de minuit. Qu’y a-t-il de plus beau sur la terre, lui disais-je, qu’une femme très forte un peu brisée ? Le lys blanc, dont la tige flexible s’incline au souffle de la brise, est plus beau que le lys jaune dont la corolle orgueilleuse boit sans pâlir les ardents rayons du jour.

Piffoël, pourquoi diable ne veux-tu pas baisser la tête quand l’orage passe ? Pourquoi tes larmes sont-elles si âcres, et pourquoi faudra-t-il que tu te brises sans avoir plié ? Tu veux comme l’héliotrope te tourner vers ton maître et le saluer volontairement dans sa gloire, mais si ton maître se voile et t’envoie la foudre, tu te dessèches et te romps, car tu ne veux pas fléchir.

Piffoël, mon excellent ami, tu devrais prendre des lavements.


4 juin.

J’ai dormi dans l’herbe au Coudray[7] pendant quelques minutes et, en m’éveillant à demi, les yeux gonflés par la chaleur du soleil ou obscurcis peut-être par la chaude vapeur qu’exhalent les foins à midi, j’ai été livré pendant quelque temps à une illusion agréable. Ces hautes herbes, se trouvant à la hauteur de mon visage penché près de la terre, enfermaient ma vue dans un étroit horizon et dessinaient leurs formes élégantes sur le bleu transparent de l’air.

Dans ce moment le sens de la dimension s’obscurcit dans mon cerveau et ces charmantes graminées, que secouait faiblement une chaude brise, m’apparurent comme autant d’arbres superbes que courbait le souffle d’un puissant orage. Leurs tailles sveltes, leurs diverses figures représentaient pour moi les différents arbres dont les graminées offrent la ressemblance en miniature. L’une était le palmier élancé, l’autre le sapin à la chevelure éplorée. Un brin de folle avoine me parut secouer sur ma tête des fruits gigantesques prêts à m’écraser et, dans un lointain de quelques pieds, je crus voir la profondeur d’une forêt incommensurable. Les rangs pressés des sumacs et des vernis empourprés, les aloès épineux, les cactus, les cèdres du Liban, le bananier aux palmes voluptueuses, l’oranger en fleurs, le catalpa luxuriant, le chêne robuste, et le pâle olivier, prirent la place de ces fines aigrettes, de ces délicats filaments, de ces fleurettes imperceptibles, de ces houppes soyeuses, de ces souples follicules dont les prés abondent. L’herbe courte remplissait les intervalles des tiges comme un taillis épais et la futaie bouleversée par la tempête entrechoquait ses rameaux pesants, ses larges épines et ses cimes orgueilleuses avec un bruit épouvantable. Au milieu de ce tumulte, un rugissement sourd se fit entendre et, saisi de terreur à l’approche du lion, je me relevai brusquement et je fis bien, car un gros frelon menaçait mon nez. Mais la forêt vierge, l’immense savane et les grands arbres exotiques disparurent. Je ne trouvai autour de moi que trèfle, luzerne, gazon, fourrage de toute espèce. C’est ainsi que se termina mon voyage solitaire dans les déserts du Nouveau Monde.


5 juin.

Temps magnifique, beaucoup d’air, bruit majestueux et mouvement plein de grâce sur les feuilles des tilleuls. On dirait des allures fières et gracieuses d’Arabella.

Réveil stupide. Mon sommeil a été profond et calme, mais le mal de gorge s’obstine.

Et ce maudit piano qui ne se réveille pas ! Que faire de moi-même ce matin ?

Dieu soit loué ! mon ami m’a entendu. Voici les premières mélodies de l’Andante de la symphonie pastorale de Beethoven.

Vraie musique d’été.

Hoffmann a laissé dans ses paperasses inéditées ses titres des chapitres de la fin de Kreysler. Il y en a deux qui m’ont toujours singulièrement frappé — Son du Nord — Son du Midi. Je m’attache à pénétrer le sens de cette distinction de poésie musicale. Je la cherche dans la nature, dans ses mélodies primitives que je combine ensuite avec des effets connus en musique, et je suis sur la voie de trouver une définition claire et satisfaisante de ces dénominations mystérieuses.

La pensée géniale de Kreysler à cet égard est intelligible au premier venu, mais il s’agit d’en faire une application sûre, de ne pas se perdre dans des aperçus purement poétiques et dans une interprétation vague comme l’est souvent le style d’Hoffmann lui-même, mais comme à coup sûr ne l’était pas sa pensée. Jamais esprit d’homme n’a pénétré plus franchement et plus nettement dans le monde des rêves, nul n’a marché avec plus de logique, de sens et de raison, à travers les fantaisies de l’induction poétique. Nul n’a moins cédé à son imagination. L’imagination était pourtant son élément vital, son monde réel, le champ de sa pensée. Si la phrénologie ne se trompe pas, il devait avoir pour faculté dominante la Merveillosité. Mais quoi qu’on en ait dit et quelque sotte exagération qu’on ait publiée sur ses mœurs, l’excellente biographie de W. Loewe-Weymann (faite d’après la révélation de son caractère et de ses pensées intimes consignées dans ses lettres et dans ses journaux), la nature même de ses écrits et l’enchaînement de ses actions personnelles prouvent que son esprit était parfaitement sain.

La diversité singulière de ses brillantes facultés faisait de lui, non un misérable artiste tourmenté, d’insatiables désirs de succès, mais un écrivain de premier ordre doué de la plus riche organisation et des plus remarquables talents. Avec des ressources si variées et des facultés dont, à la lettre, il ne sut souvent que faire, le champ en apparence illimité du fantastique devait nécessairement l’appeler. Mais à peine s’y fut-il lancé comme écrivain qu’il en vit les bornes et qu’il en connut les voies droites et régulières. Il s’y promena donc avec tout le calme d’un esprit souverainement logique, et c’est au sang-froid qu’il conserve au milieu de ses visions qu’il faut attribuer le grand charme de ses compositions fantastiques. On y sent, toujours (pour continuer à parler la langue ingénieuse de la métaphysique de Sporzheim) l’homme de causalité et d’éventualité, gouvernant et dirigeant l’homme de merveillosité et d’idéalité. Si quelques fois sa définition semble vague au premier abord, il ne faut s’en prendre qu’à l’état de barbarie où en sont encore les plus belles langues humaines, à leur insuffisance pour traduire des intuitions d’un ordre élevé. Au fond ce qu’il sent n’est jamais aperçu à travers le délire de la fièvre, mais peut être examiné au jour de la raison. Sans nul doute il y a une grande science de l’âme, une grande profondeur de pensée sous ces riants fantômes et sous ces emblématiques divagations. Il n’a rien conçu au hasard, il n’a créé des êtres surnaturels qu’en outrant la réalité d’êtres très bien observés, il n’a fait intervenir le diable dans ses extases que comme un principe philosophique. En y songeant avec plus d’attention que le vulgaire ne croit devoir en accorder à des compositions de cette nature, on retrouve dans la réalité la plus naïve, dans l’observation la plus purement physique, le principe de tous ses développements poétiques. Il en serait de même, sans aucun doute, pour les compositions musicales des grands maîtres. Toutes ont un sens traduisible à la pensée, car toutes ont été inspirées par des sentiments. C’est en vain que certains connaisseurs se feignant ou se croyant au point de vue de la spécialité affectent de railler l’interprétation morale et intellectuelle des combinaisons harmoniques et d’attribuer les puissants effets de ces combinaisons à des rapports purement imaginaires entre les sons et les images. Il y en a de si réels, de si palpables, pour ainsi dire, qu’il n’est pas impossible de les saisir, de les noter pour l’oreille de l’artiste et même de les traduire en langue vulgaire, de les faire comprendre au public. Mais ceci demanderait toute une vie de musicien et de poète. Un peu plus explicite, un peu plus riche en paroles, Hoffmann faisait ce grand progrès et popularisait l’exquisité des impressions poétiques dans la peinture et la musique.


6 juin.

Temps superbe. Affreux mal de gorge et noire mélancolie depuis trente-six heures.

Quand, après la désolation de l’hiver, le printemps apporte la joie à tous les êtres animés, l’homme est celui de tous qui savoure cette joie le plus vivement et le plus délicatement, mais il est celui de tous qui se blase le plus vite et le plus complètement sur les délices qui lui viennent de la nature extérieure. Il attribue follement ses perturbations secrètes à celles de l’atmosphère, il excuse ainsi l’inégalité de son humeur, la susceptibilité misérable de ses fibres nerveuses. Mais quand le soleil brille dans un ciel de saphirs, quand un vent joyeux chante parmi les feuilles et berce mollement les branches, quand tout s’enivre de parfums, d’air pur, de lumière et d’amour, pourquoi cette créature rechignée poursuit-elle son inconsolable gémissement ? Pourquoi sa puissance de bonheur ne va-t-elle pas seulement jusqu’au huitième beau jour de l’année ?

Il faut partir demain. Méchante destinée, où sont tes promesses d’espoir ? Tu n’oserais plus me tenter, tu n’oserais plus me pousser en me disant : va et tu seras heureux. Tu es muet car tu sais que je te méprise. Où que j’aille, j’irai sans toi. J’irai seul. Triste et inflexible envers moi-même, à cause de moi-même.


au lever du jour. Ma chambre


11 juin.

Mure amiche[8] recevez-moi bien. Comme ce papier blanc et bleu est plein de gaîté[9] ! Que d’oiseaux dans le jardin ! Quel suave chèvrefeuille dans ce verre !

Piffoël, Pifïoël, quel calme effroyable dans ton âme ! Le flambeau serait-il éteint ?

« Je te salue, Piffoël plein de grâces. La sagesse est avec toi. Tu fus élu entre toutes les dupes ; le fruit de ta souffrance a mûri. Sainte fatigue, mère du repos, descends sur nous pauvres rêveurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il. »

Songe, Piffoël, que te voici arrivé sur une des cimes de la montagne. Il faut prendre ta volée vers les nuages, ou rouler dans les sentiers pierreux déjà trop connus. Redescendre ou monter ! Ce serait un beau point de vue si tu étais fort. Mais les plumes de l’aile tombent aux vieux corbeaux. Attends et regarde au fond de la vallée, car le ciel s’est fermé et tu n’as plus à apprendre de lui que les secrets de la mort.


soleil brûlant, tilleuls étincelants, immobiles


13 juin.

Faut-il se dévouer en tout, à toute heure, sans réserve, gaîment, fortement, saintement ? Faut-il adjurer toute vanité, s’exposer aux lazzi du public, à sa haine, à son injuste mépris, à l’abandon de la famille et des amis, à l’indigence, à la fatigue, à la persécution ? Faut-il sacrifier même l’amour de l’art et s’abstenir de vivre par la pensée ? Faut-il accepter des défauts révoltants, des vices, même les couvrir de mystère vis-à-vis de son propre jugement ? Faut-il faire plus, faut-il les aimer et se les inoculer, à soi, esprit calme et désintéressé ? Faut-il, baigné de sueur, courir dans la nuit glacée pour satisfaire un caprice, pour épargner, un instant de contrariété ? Faut-il être, pour l’objet qu’on aime, aussi aveugle, aussi dévoué, aussi infatigable qu’une mère tendre l’est pour son premier né ? Non, Piffoël, il n’est pas besoin de tout cela, et tout cela ne sert à rien sans un peu d’adulation..

Tu t’imagines, Piffoël, qu’on peut dire à l’objet de son amour :

Tu es un être semblable à moi, je t’ai choisi entre tous ceux de mon espèce parce que je t’ai cru le plus grand et le meilleur. Aujourd’hui, je ne sais plus ce que tu es. Il me semble que, comme les autres hommes, tu as des taches, car souvent tu me fais souffrir, et la perfection n’est pas dans l’homme. Mais j’aime tes taches, j’aime mes souffrances. J’aime mieux tes défauts que les qualités des autres. Je t’accepte, je t’ai et tu m’as aussi, car je n’ai rien conservé de-moi-même, et ma vie, et ma pensée, et mes croyances, et mes actions, j’ai tout soumis à toi. J’ai tout subordonné à ton plaisir, car je t’ai choisi avec la pensée que tu devais être tout pour moi, et je me sens tellement inoculé cette pensée que je n’ai plus de pensée qui me soit propre. Tu peux m’égarer, tu peux me perdre, tu peux me conduire à la mort et à l’infamie. Le monde n’existe plus pour moi. La morale et la philosophie n’ont plus de sens. Il n’y a de raison que ton instinct, il n’y a de vérité que mon amour. Il n’y a d’avenir et de but que dans le tien. Bonheur, malheur, qu’importe. J’accepte tous les maux, je subirais toutes les tortures. Je me glorifierais de toutes les abjections, pourvu que je puisse adoucir pour toi l’amertume de la vie et déposer la mienne dans ton sein.

Non. Non, Piffoël ! Docteur en psychologie, tu n’es qu’un sot. Ce n’est pas là le langage que l’homme veut entendre. Il méprise parfaitement le dévouement, car il croit que le dévouement lui est naturellement acquis, par le seul fait d’être sorti du ventre de madame sa mère. Il méprise l’ascendant qu’il exerce sur son semblable, parce qu’il s’attribue une puissance d’intelligence et de volonté qui rend impossible toute indépendance d’esprit et de conscience autour de lui. Il méprise son semblable à proportion de la bonté, du sacrifice, de l’abnégation et de la miséricorde qu’il trouve en lui. Dominer, posséder, absorber, ne sont que les conditions auxquelles il consent à être, à être adoré comme un Dieu, c’est-à-dire trompé, bafoué, adulé…

L’homme se sait nécessaire à la femme.

Il a trop d’imbécile confiance et, soit cupidité, soit galanterie, soit vanité, la plupart des femmes sont trop intéressées dans leur amour pour qu’il ne s’arroge pas un pouvoir despotique sur elles, dans l’amour, comme dans la haine.

La femme n’a qu’un moyen d’alléger son joug et de conserver son tyran, quand son tyran lui est nécessaire. C’est de le flatter bassement ; sa soumission, sa fidélité, son dévouement, ses soins, n’ont aucun prix aux yeux de l’homme, sans tout cela, selon lui, il ne daignerait pas se charger d’elle. Il faut qu’elle se prosterne et lui dise : Tu es grand, sublime, incomparable. Tu es plus parfait que Dieu ! Ta face rayonne, ton pied distille l’ambroisie, tu n’as pas un vice et tu as toutes les vertus. Aucun mortel ne peut t’être comparé, je ne dis pas par moi qui suis éblouie de l’éclat de tes regards, mais par ce peuple stupide qui devrait se prosterner quand tu passes et t’élire roi de l’Univers. Quand tu me frappes, je suis glorieuse, quand tu me repousses du pied, mon sort est préférable à celui de tous les êtres, t’appartenir est une telle gloire que le genre humain tout entier voudrait se mettre à ma place, s’il savait quel honneur y est attaché. Et pourtant ces aberrations sont quelquefois dans l’amour le plus pur et le plus vrai. Mais si elles ne sont suivies de réactions violentes, n’y crois pas, homme imbécile, car celle qui t’adore sans cesse, te méprise en secret et celle-là seule qui t’accepte imparfait, et te subit injuste, t’aime avec désintéressement. Mais, fat imprudent, tu ne veux pas qu’on te pardonne, tu veux qu’on croie ou qu’on prétexte n’avoir rien à te pardonner. Tu veux qu’on baise la main qui frappe et la bouche qui ment. Cherche donc l’objet de ton amour dans la fange, et empêche tout un rêve d’en sortir, tant que tu seras toi-même une idole de boue, car si la femme s’ennoblissait, tu serais forcé pour demeurer son supérieur de t’ennoblir, et de te purifier aussi, et c’est ce que tu ne sais, ne peux, ni ne veux faire.

Mon cher Piffoël, apprends donc la science de la vie et quand tu te mêleras de faire du roman, tâche de connaître un peu mieux le cœur humain. Ne prend jamais pour ton idéal de femme une âme forte, désintéressée, courageuse, candide. Le public la sifflera et la saluera du nom odieux de Lélia l’impuissante.

Impuissante ! Oui, mordieu, impuissante à la servilité, impuissante à l’adulation, impuissante à la bassesse, impuissante à la peur de toi. Bête stupide qui n’aurait pas le courage de tuer sans des lois qui punissent le meurtre par le meurtre et qui n’a de force et de vengeance que dans la calomnie et la diffamation. Mais quand tu trouves une femelle qui sait se passer de toi, ta vaine puissance tourne à la fureur et ta fureur est punie par un sourire, par un adieu, par un éternel oubli.


12 juin.

Ce soir-là, pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse[10] se promenait dans l’ombre autour de la terrasse, elle était vêtue d’une robe pâle. Un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d’un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux par le rayon d’une lampe autour de laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière les grands tilleuls et dessinait dans l’air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée mourant épuisée sur les longues herbes aux premiers accords de l’instrument sublime. Le Rossignol luttait encore, mais d’une voix timide et pâmée. Il s’était approché dans les ténèbres du feuillage et plaçait son point d’orgue extatique, comme un excellent musicien qu’il est, dans le ton et dans la mesure.

Nous étions tous assis sur le perron[11], l’oreille attentive aux phrases tantôt charmantes, tantôt lugubres d’Erlkœnig ; engourdis comme la nature dans une morne béatitude, nous ne pouvions détourner nos regards du cercle magnétique tracé devant nous par la muette sibylle au voile blanc. Elle se ralentit peu à peu lorsque l’artiste passa par une série de modulations étrangement tristes à la tendre mélodie.

Alors sa démarche prit le milieu entre l’andante et le maestoso et tous ses mouvements avaient tant de grâce et d’harmonie qu’on eût dit que les sons sortaient d’elle comme une lyre vivante. Lorsqu’elle traversait lentement le rayon de la lampe, son voile blanc dessinait sur le fond noir du tableau des contours fins et déliés, tandis que le reste flottait vague et vaporeux dans le mystère de la nuit. Puis elle approchait de nous comme si elle eût voulu se poser sur le lilas blanc. Mais, insaisissable comme les ombres, elle s’effaçait lentement. Elle ne semblait pas s’enfoncer sous les voûtes obscures du feuillage, l’obscurité semblait la prendre et l’entraîner dans ses profondeurs en épaississant autour d’elle des rideaux de ténèbres. Au bout de la terrasse elle était à peine visible, puis elle se perdait tout à fait dans les sapins et reparaissait tout à coup dans le rayon de la lampe comme une création spontanée de la flamme. Puis elle s’effaçait encore et flottait indécise et bleuâtre sur la clairière. Enfin, elle vint s’asseoir sur une branche flexible qui ne plia pas plus que si elle eut porté un fantôme. Alors la musique cessa, comme si un lien mystérieux eût rattaché la vie des sons à la vie de cette belle femme pâle qui semblait prête à s’envoler vers les régions de l’intarissable harmonie.

Elle se leva, glissa par un inexplicable mouvement d’ascension vers le haut du perron et disparut dans la salle ténébreuse. Un instant après, nous vîmes une vraie châtelaine du moyen âge traverser la salle voisine à la clarté des flambeaux. La chevelure blonde rayonnait comme une auréole d’or et son voile blanc, jeté sur ses épaules, voltigeait comme un nuage dans le mouvement rapide et léger de sa démarche impérieuse. Les doigts errant sur le piano firent silence, les flambeaux s’éteignirent et la vision rentra dans la nuit.

Jusqu’au 20. Rien. Deux beaux orages, temps moins chaud. Clair de lune admirable, courses du soir à cheval avec ma sœur[12], irrésistible désir de laisser couler ma vie sans rien constater, comme une onde paresseuse, inconsciente de son mouvement.

Mon ami Piffoël, inconsciente n’est pas français. Mon bon ami, qu’est-ce que cela peut me faire, je vous prie ?


20 juin.

La meilleure éducation, la seule efficiente, disait, l’autre soir, Rollinat, c’est l’insufflation. Je dis qu’en ce cas l’éducation privée est détestable dans les familles tarées, livrées à de mauvaises mœurs et imbues de mauvais principes. Le détestable régime du collège vaut mieux.

Mais, dans les familles honnêtes et tranquilles, ce serait un devoir de garder les enfants et de ne pas leur faire apprendre la vie dans un collège où l’égalité ne règne qu’à coups de poings, où la discipline est abrutissante, où l’autorité est brutale, puérile et bornée — sans parler des vices qui règnent dans toutes les institutions de ce genre. Mais il semble aujourd’hui que l’éducation morale ne soit plus nécessaire à l’homme, il semble que toute la vie humaine doive se réfugier dans l’intelligence et abandonner le cœur. Chez les enfants d’intelligence, tout ce qui se développe au collège, c’est l’orgueil et l’amour de soi. Chez les enfants inintelligents, ce sont les instincts bas et grossiers. Chez tous, même chez les natures naturellement généreuses que cette détestable éducation ne peut corrompre entièrement, c’est la vanité qui domine tout le reste.

Cherchez un seul homme dans toute cette génération qui soit la preuve du contraire.

La meilleure éducation possible serait une somme bien entendue de connaissances ; un développement très prudent de l’intelligence ; un grand développement du cœur, une grande excitation des sentiments, ou tout au moins chez les natures froides des idées de justice, de fierté, de reconnaissance, de sincérité, de dévouement : enseignement qu’il faudrait rendre persuasif, éloquent au besoin, si ce n’est par la parole, du moins par l’exemple. L’homme le plus simple, la mère la moins lettrée pourrait le donner à son enfant. — Par-dessus tout cela, il faudrait une habitude de sévérité, non permanente, hors de propos, non guindée, non prolixe, non armée de fouet et de férule, mais toujours éveillée sur les petites fautes, toujours remontrante et probante. Il faudrait surtout bien connaître le naturel d’un enfant, le lui faire connaître à lui-même et si bien qu’il fût forcé d’en convenir du moins à ses propres yeux ; appeler son attention sur ses défauts, lui signaler ses chutes, ses victoires, encourager ses progrès dans le bien. Si l’enfant est avide de science, le contenir, lui montrer que l’intelligence n’est rien sans la bonté, sans la vertu, sans l’amour. Si l’enfant est paresseux et inhabile, mais doux et tendre, lui faire comprendre qu’il doit s’instruire et se cultiver par amour pour ceux qui l’élèvent, et faire du développement de son intelligence un sacrifice, un acte de dévouement.

Faire sur tout cela dominer une critique impartiale mais attentive et sévère, railler impitoyablement toute apparence de sottise, de prétention, de vanité puérile, d’affectation, de mauvaise honte, habituer les enfants à s’expliquer hardiment sur ce qu’ils comprennent bien. Rabattre leur orgueil aussitôt qu’ils parlent de ce qu’ils ne comprennent pas ou comprennent mal. Ridiculiser sans pitié leurs appétits de domination. Ridiculiser également leurs lâches découragements, prétexte de leur paresse. Leur faire savoir qu’on les chérit, mais leur faire de bonne heure comprendre qu’il y a dans l’amour des parents et des vieux amis des espèces bien différentes. L’affection d’instinct, d’habitude, de commisération qui est à toute épreuve et qu’ils retrouveront toujours quelles que soient leurs fautes, parce qu’ils ont affaire à des âmes généreuses, dévouées, fidèles. L’affection d’estime, de confiance, de choix, qui fait qu’on les emploiera selon leur mérite, et qu’on les traitera comme les charges ou les soutiens de famille, selon leur faiblesse ou leur force, leur dévouement ou leur égoïsme. Cette émulation est la seule belle. Celle des collèges, qui tend à enlever à autrui un vain honneur public en paradant une ovation risible, est le plus méchant sentiment qu’on puisse faire éclore dans l’homme. L’enfant qui triomphe de la défaite de ses camarades, et qui se fait une joie d’être couronné en public pour une ligne de plus dans la hauteur de son crâne, ne sera jamais qu’un poète jaloux, un artiste envieux et sournois, un député infatué de niaise popularité, un employé bouffi de son importance, un faux légitimiste, un faux doctrinaire, un citoyen sans esprit de fraternité, dévoué à la Patrie en raison des récompenses qu’il en obtiendra, un orateur plus désireux de bien dire que de prouver le bon principe, un agriculteur plus occupé d’aligner des arbres et d’étaler un bétail d’apparat que d’améliorer ses terres et naturaliser les races vraiment propres au terroir, en tout, un homme sans conscience, sans bonté, sans vraie dignité, utile à soi seul tout au plus, inutile partout, nuisible aux autres, malheureux, si la vanité n’est pas satisfaite par un succès proportionné à ses appétits, méchant, despote, injuste, si elle l’est.


21 juin.

Il faut attribuer à ce débordement de vanité dont le système d’émulation et les mutations sociales ont infesté le siècle, la tristesse sombre dans laquelle tant de jeunes gens végètent accablés. Certains critiques nous signalent naïvement l’auteur de Werther et de Faust, celui de René, celui de Lara et de Manfred comme les désespérés empoisonneurs du siècle. Mais ceci est une mauvaise plaisanterie, comme celle qui attribue à Voltaire et a Rousseau notre grande révolution de France. Moi, homme de lettres, j’ai le droit de nier positivement ces miraculeux effets, des productions littéraires. Il faut être imbécile de crédulité comme M. Walsch, ou bouffi de vanité comme nos littérateurs modernes, pour prendre ainsi un effet pour une cause, et pour s’émerveiller de la puissance de certains poètes sur leur siècle, tandis qu’il est simple que le siècle fasse sentir sa puissance sur leurs cerveaux poétiques, et les force, comme autrefois le Dieu, la Pythonisse, de constater, par des cris de douleur ou de colère, l’effervescence ou l’abattement de leurs contemporains, Il est certain que ce cri de révolte ou de détresse, dès qu’il est formulé, acquiert une grande force en tant qu’expression et qu’il devient comme le chant de guerre qui conduit les nations au combat, ou comme le chant de mort qui met les croyances d’un siècle au tombeau. Mais quelle serait la valeur et la force de ces formules si tous les hommes à qui elles s’adressent n’avaient pas l’esprit tout disposé, par la force des choses et par l’effet du temps, à se les approprier et à agir selon ses menaces ou les plaintes du poète, selon les besoins du siècle, résumés, exprimés, et vulgarisés par lui ? Il est l’alambic où viennent infuser toutes les pensées et tous les sentiments d’une génération, le trépied où la Pythonisse viendra rendre ses oracles, mais qui ne saurait, non plus que la peau du serpent, servir à autre chose qu’à provoquer ses convulsions et à réveiller son angoisse prophétique.

Que les esprits lourds et paresseux reculent devant les nécessités de leur siècle, et, ne comprenant ni ses maux ni ses besoins, ni sa grandeur, ni ses misères, s’efforcent brutalement de le tenir garrotté dans les liens du passé, cela n’est pas étrange. Alors toutes ces déclarations ignares, toutes ces indignations ampoulées partent de bouches impures et d’âmes obstinées aux erreurs et aux bassesses des générations précédentes.

On dit que le siècle est en progrès. Si je comprends ce mot, c’est-à-dire qu’il est en travail, et qu’il accouchera d’un progrès, car le progrès, je ne le vois pas encore et il me faut la vue de tout le mal qui règne pour croire à tout le bien qui peut en sortir. Mais puisque ce travail de gestation devait se faire d’après la suprême logique du destin, il est révoltant, il est dégoûtant de voir tous les cerveaux étroits, toutes ces âmes arides qui se cramponnent aux privilèges de l’inégalité comme à des lois octroyées par le Ciel, comme à des droits sacrés. C’est-à-dire que tout ce qui porte ombrage au repos, aux goûts, aux habitudes, aux sympathies, aux manies de ces gens-là, doit s’appeler désordre, monstruosité, anarchie, forfait, délire ? C’est-à-dire qu’ils ont appris de leurs pères le dernier mot de la sagesse, et que nous devons, prosternés, étouffer dans nos âmes toutes les révélations de la vérité, toutes les leçons de l’expérience, toute la sève de vie qui bouillonne éparse dans l’Univers pour nous laisser imposer les mains par ces drôles sacerdotaux ? Cela est pitoyable et l’avenir en rira cruellement.

Il rira de nous aussi ! il rira de nos vains efforts, de l’épouvantable anxiété avec laquelle les mieux intentionnés d’entre nous cherchent bien loin ce qui est bien près peut-être. Il rira de notre inexpérience, de nos doutes, de nos terreurs, de nos espérances. De quoi ne rira-t-il pas ? Mais il aura peut-être, s’il est meilleur que le présent, une tendresse pleine de pitié pour ceux qui l’auront un peu deviné. Il rira bien surtout de nos encroûtés. Il trouvera bien plaisant de voir au milieu de ce siècle une génération défaillante qui prêche pour le maintien de ses vices et une génération virile qui réclame le libre exercice des siens. D’un côté, il verra les hommes de l’ancien pouvoir, les défenseurs de la vieille monarchie réclamant la sueur du peuple au nom de « Sainte Chreime » et régnant par le vol — mais par le vol tranquille, consacré, silencieux. — De l’autre côté, les voleurs avec effraction, les brigands, les meurtriers, les hommes de Philippe, les nouveaux riches, les puissants du jour.

Un troisième chœur vient chanter autour de l’arène. Ce sont les enfants du siècle, ceux qui, entre ces deux manières de voler, voudraient bien trouver la plus facile et la plus sûre.

Ô honte ! Cette méthode nouvelle sera-t-elle la découverte que nous léguerons à nos descendants ?

Je ne suis pas de ces âmes patientes qui accueillent l’injustice avec un visage serein (Brutus, Shakespeare).


22 juin.

J’ai remarqué que la plupart des hommes s’enhardit et s’aigrit lorsque, dans une lutte morale avec elle, on emploie la douceur et le dévouement. Elle s’adoucit et se ravise dès qu’on emploie la violence ou la dureté. Espèce méprisable ! Cette règle est quasi invariable dans l’amour.

Chose étrange et déplorable ! elle est applicable aussi à l’amitié dans beaucoup de cas. Chose horrible, désespérante, elle est inévitable, elle est nécessaire au maintien des sociétés, aux gouvernements les plus démocratiques, comme aux plus absolus. Là où l’homme n’est pas contenu et réprimé, il abuse. Il méprise qui le craint, il insulte qui l’aime, il craint qui le méprise, il aime qui l’insulte. Alexandre a reçu les honneurs divins, Jésus a subi le supplice des malfaiteurs. Ainsi bonté est-elle devenue le synonyme de faiblesse et cruauté celui de force. Et de fait les choses ont changé ainsi. La force et la douceur d’aujourd’hui ne sont pas la force et la douceur des temps passés. Napoléon est plus humain qu’Alexandre. Silvio Pellico n’a rien de la divinité de Jésus. Je trouve le conquérant plus touchant à Sainte-Hélène que le béat au Carcere duro.

Cependant, je me suis fait toute ma vie un niveau au moyen duquel j’ai jugé sans me tromper, à la longue, les caractères les plus compliqués. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré d’exception à cette règle. « Cédant à la bonté, donc bon. Cédant à la dureté, donc lâche. »

À l’instant même je viens de réprimander une personne que je crois bonne au fond, mais me voilà certain qu’elle manque de véritable dignité. Quand je lui disais des paroles sévères et mortifiantes, elle montrait du repentir, de la tendresse, des bonnes résolutions, quand, me laissant attendrir par cette douceur, je m’exprimais moi-même avec douceur et bonté, elle redevenait aigre, opiniâtre, presque insolente.

Hélas ! Mon Dieu ! j’ai pourtant porté des jougs de fer et tant qu’on me les a imposés au nom de la tendresse et au moyen d’une affectueuse persuasion, j’ai plié aveuglément sous la main amie. Mais quand on s’est lassé de me persuader et qu’on a voulu me commander, quand on a réclamé ma soumission, non plus au nom de l’amour et de l’amitié, mais en vertu d’un droit, ou d’un pouvoir, j’ai retrouvé cette force que personne ne connaît en moi ! que moi, moi qui sais seul combien j’aime, combien je regrette, combien je souffre.

Piffoël, Piffoël, tu n’en dis rien, toi qui toujours ris, grondes, ou travailles. Toi qui prétends n’être pas malheureux, avoir émoussé tous les aiguillons de la douleur et trouver à l’absinthe le goût du miel, toi qui assures n’avoir pas le temps de pleurer, toi qui ne crois ni à ta peine, ni à celle d’autrui.

Toi, optimiste, en robe pourpre, à qui si peu d’hommes ont surpris un instant de faiblesse, tu connais pourtant bien ce cœur faible qui se fond en sanglots quelquefois quand il se trouve seul avec toi, au lever ou au coucher de la lune.

Tu es un grand maître, oh que je t’ai connu sublime de tendresse ! paternel, persuasif, inspirant de fanatiques dévouements. Pourquoi, vieillard, ton cœur s’est-il endurci ? Pourquoi de tes enfants as-tu voulu faire des esclaves ? Pourquoi le titre de Maître t’a-t-il semblé plus doux que celui de Père ? Et à présent te voilà seul, car les êtres intelligents ne se soumettent qu’à la bonté. Tu règnes, tout tremble autour de toi. Il n’y a pas dans ton domaine un cheveu qui ose se dresser contre toi, et tout frémit au souffle de ta colère, comme les feuilles au vent d’orage. Infortuné ! combien tu souffres, quand tu t’aperçois que tes sujets sont des brutes ou des lâches. Quand tu vois qu’on te craint et qu’on ne t’aime pas. Quand tu fais cette affreuse découverte qu’il n’y a pas d’amour là où il n’y a pas de force, pas de dévouement où il n’y a pas de résistance, pas de plaisir à commander, quand il n’y a pas eu de peine à soumettre !

Esclave de tes esclaves ! tu ne peux les quitter ; car si tu retires ta main de fer de dessus leurs têtes, tu es perdu, ils ne sont pas enchaînés par l’affection. Quitte-les, ils te quitteront ; cesse de les faire trembler, ils diront du mal de toi, cesse de leur être nécessaire, ils te laisseront vieillir seul, mourir seul.

Quel homme avait pourtant mieux compris la puissance de la bonté ! Mais toute puissance enivre l’homme et ne sait s’arrêter nulle part. Il faut qu’il gravisse toujours, espérant toujours trouver une terre promise, qui produise des fleurs et des fruits sans être soignée et cultivée ; et il ne trouve que le désert, terre stérile qui n’a pas besoin de culture, parce que la culture ne la fertiliserait pas, que l’on possède sans rivaux, parce qu’elle ne mérite pas d’être disputée.

Depuis huit jours, j’ai eu plusieurs tentations de suicide, et les devoirs de la famille m’ont paru insupportables. Enfants, enfants, vous êtes des tyrans, vous nous forcez à vivre.

Mais je viens de voir lever la lune. Pourquoi fuis-tu la solitude, Piffoël ? Tu n’as commis aucune faute et tu vois bien qu’un instant de solitude te guérit. Tu vois bien que ton cœur est bon et que ta conscience t’en rend témoignage. Pourquoi tant souffrir ? Parce que ceux qui te font souffrir souffrent plus que toi ! Pauvre docteur, toi seul sais combien tu es bête, et ceux dont tu pleures la souffrance ne pleurent que la leur propre.

Oui, tout bien considéré, je crois que je n’ai encore rencontré rien d’aussi bêtement bon que moi. J’ai bien le droit de le dire, ayant un caractère si brutal, si emporté, si violent, si grondeur.

Certes, Docteur, tu ne cherches pas à en imposer aux autres, tu ne te fardes pas et si tu es fier de la bonté qui réside au fond de tes entrailles, on ne peut te reprocher d’en être vain ; tu n’en fais pas parade et il faut te bien connaître pour s’en douter…

Beaux astres, c’est moi qui suis ce petit point de ce petit monde, moi, pauvre atome plein d’amour pour vous, plein de foi en vous. À chaque heure de la nuit je salue votre gloire, votre premier rayon lorsque, sortant des vapeurs de votre horizon, vous apparaissez à l’orient dans vos robes d’or. C’est moi qui suis votre course rapide lorsque vous vous abaissez sur l’autre hémisphère et fuyez mélancoliquement, brillants comme des yeux pleins de larmes vers d’autres ténèbres, où peut-être n’avez-vous pas un seul adorateur aussi fervent que moi !


25 juin.

Pauvre petite misérable fauvette, grosse comme une mouche, pesante comme une plume, tombée de ton nid hier soir avant que tes ailes soient poussées, et déjà installée sur mon doigt, dans mes cheveux, béquetant ma main et venant à moi quand je t’appelle. Qui te donne cette confiance dans ma force, et quel amour comptes-tu donc trouver en moi pour supporter et secourir ta faiblesse ? Ce pli de ma manche ou tu te réfugies n’est pas ton nid, cette main qui t’offre la nourriture n’est pas le bec de ta mère. Tu ne peux te tromper si grossièrement. Tu n’as pas déjà perdu le souvenir de ta famille. Tu entends encore ta mère éplorée qui t’appelle et te cherche sur toutes les branches des arbres voisins ; si elle osait elle volerait jusque sur cette fenêtre, si tu pouvais tu irais la rejoindre, car, je le vois, tu reconnais ses cris, par ton bel œil noir qui semble prêt à répandre des larmes ; ta petite tête encore chauve se tourne de tous côtés avec inquiétude et de ton sein s’échappent de faibles plaintes. Pauvre enfant, créature si frêle que la nature semble s’être jouée d’elle en lui donnant l’être. Il y a pourtant, dans cet atome emplumé, une parcelle d’intelligence et d’amour. Il y a de la divinité en toi, fauvette de huit jours ! Tu regrettes ta mère, et tes frères, et ton père, et ton nid, et ton arbre ; et une pâture plus agréable et plus propre à ton organisation délicate que celle que je puis te donner. Tu regrettes, car tu es triste, tu te souviens, car tu réponds à la voix du dehors qui t’appelle et tu regardes la fenêtre avec inquiétude. Tu aimes, puisque tu regrettes, puisque tu désires, et pourtant tu te soumets et ta faiblesse intelligente se réfugie dans ma bonté, accepte mes soins et sait les solliciter par un air de confiance et d’abandon qui désarmerait le cœur le plus dur. Tu n’es pas belle, pourtant, ta robe cendrée n’a ni éclat ni vanité, tes plumes inégales, les pennes de ta queue encore roulées dans leur étui de pellicule, ton duvet hérissé, te donnant une si pauvre apparence que le premier mouvement que tu inspires est une chiquenaude.

Mais la nature a voulu départir l’intelligence à ceux-ci, la bonté à ceux-là. Tandis que mon vanneau promène sans but et sans volonté d’un air stupide sa robe d’émeraudes, et son aigrette élégante, toi, avorton, quasi sans forme et sans couleurs, tu interprètes mes moindres mouvements et tu sais donner à ton extérieur toute l’expression nécessaire pour que je devine tes moindres désirs.

N’est-ce pas une chose sainte, une loi de nature, que cet amour de la force pour la faiblesse ? C’est ainsi que la femelle de l’homme chérit ses petits, c’est ainsi que l’homme devrait chérir sa femelle. Mais il a imaginé de consacrer par des lois de servitude l’inévitable dépendance de la femme, et alors, adieu la douceur et la liberté de l’amour. Quelle femme réclamerait la vie de l’esprit, si on lui accordait celle du cœur ? Il est si doux d’être aimé ! mais on les maltraite, on leur reproche l’idiotisme où on les laisse, on méprise leur ignorance, on raille leur savoir. En amour, on les traite comme des courtisanes, en amitié conjugale, comme des servantes. On ne les aime pas, on s’en sert, on les exploite, et on espère les assujettir à la loi de fidélité ? Si je te maltraitais, ma fauvette, tu serais bientôt sur le plus haut des arbres du jardin, car dans les huit jours tu auras de longues ailes et l’amour seul te retiendra près de moi.


26 juin.

Voici le Docteur amoureux pour tout de bon. Il était bien temps ! le voilà pris. Il n’a pas pu écrire trois lignes aujourd’hui ; l’objet de son amour n’a fait que gambader sur sa plume, sautiller sur son papier et faire quelque chose de pire sur notre nez auguste.

Il s’est bien levé de son lit sept fois ce matin pour lui attraper des mouches et les lui faire avaler. Enfin, il est stupide comme un vieillard amoureux. Pauvre Piffoël, où diable as-tu été placer tes affections ? Ton idole ne pèse pas un septième d’once, elle a huit jours, il ne faut qu’une antenne d’insecte un peu trop forte pour lui donner une indigestion et la faire descendre au tombeau ; ses plumes sont si rares et si courtes que si tu ne la tenais tous les jours dans ton sein, elle serait morte de froid en plein été.

Le diable m’emporte, Piffoël, cela signifie quelque chose. Il y avait longtemps que tu ne t’étais attaché aux bêtes comme cette année. Est-ce que tu aurais encore une fois déserté le culte de l’intelligence ? Est-ce que celui de la force te serait devenu si odieux, si insoutenable que tu serais retourné à la sollicitude pour les petits ? Pourquoi cette bête menue te semble-t-elle si adorable ? C’est qu’elle vient à ta voix se blottir dans le creux de ta main. C’est qu’elle te connaît, c’est qu’elle t’aime ; c’est qu’elle te sait bon et nécessaire. C’est que deux jours ont suffi pour qu’elle s’abandonnât à toi sans méfiance, c’est qu’elle n’aime et ne connaît que toi sur la terre aujourd’hui. De qui, Piffoël, pourrais-tu en dire autant ?


29 juin.

Accablement. Qu’as-tu, Piffoël. ?


JUILLET 1837


3, 4, 5 juillet.

Misère, désespoir, larmes amères, je ne savais pas que je l’aimais ainsi, cette pauvre femme[13] !


6 juillet.

Mieux, ta vieille femme guérit.

Ton cœur est troublé. Piffoël, quel ennui te ronge ? Quelle peur de vivre te fait donc souhaiter la maladie et la mort ? C’est le spleen, le vrai spleen, la chose la plus humiliante. Ô mon Dieu, la belle machine humaine ! Souffrir de l’âme parce que le corps est lésé. Tout remettre en question, porter sur toutes choses de nombreux jugements, ne plus voir que le mal et la douleur sur la terre, parce qu’on est constipé ! Vante-toi orgueilleux vermisseau et méprisé hanneton qui ne vole plus quand on lui arrache ses ailes !

Ce fragment retrouvé au fond d’un tiroir a peu de sens et aucune valeur. Je le conserve ici comme un souvenir amer d’une des plus douloureuses phases de ma vie. J’étais à deux doigts de la folie, mais je n’avais plus la pensée du suicide.


1836.

Arrivé à un certain degré de la maladie, ne plus raisonner ses causes, les accepter comme fatales et lutter contre ses effets.

Tâcher d’observer l’emploi du temps et les occupations de l’âme, de manière à connaître les causes accidentelles et journalières des crises, afin de détourner ces causes, ou de les subir avec la prévoyance qui combat la force du mal.

Dans l’état lucide, s’habituer à prévoir que le délire reviendra, afin de pouvoir conserver dans le délire la conscience du prochain rassérènement.

S’accoutumer à n’être pas dupe de son mal.

Entretenir avec grand soin la santé physique, manger peu et souvent, ne pas négliger les toniques si le corps y est habitué, ne pas en adopter l’usage si on ne l’a pas. Ne pas se laisser pleurer, les larmes débilitent et la prostration qu’elles amènent est suivie de réactions violentes et de mauvaises résolutions.

Surtout, surtout, ne jamais donner accès à la colère et à la vengeance. Ce sont de fausses dépenses de la force. Quelquefois, malgré la bonté naturelle, on s’imagine qu’en se livrant à la fureur, on épuiserait l’énergie de la souffrance, mais la fureur alimente la fureur, comme les larmes alimentent les larmes. Les sources du bien et du mal sont intarissables. Erreur et folie de croire qu’on dort. Ménager les unes et laisser déborder les autres. Ne proscrivons cependant pas certaines larmes, celles de l’attendrissement et de la bonté. Lorsque, après des pensées de haine et des désirs de vengeance, nous sentons que la douceur et la miséricorde l’emportent en nous, une émotion qui n’est pas sans charmes est comme la récompense de cette victoire. Dieu nous l’envoie, acceptons-la et n’en craignons pas l’excès.

Hélas, nous n’avons ni souvent, ni longtemps le droit de nous réjouir en nous-même.

Ne comptons pas trop sur nos forces et pourtant n’en doutons jamais !

Prier souvent, mais humblement, avec l’espoir et non la certitude d’être exaucé, car demander ce dont on a besoin n’est pas un acte plus méritoire que de désirer boire quand on a soif. Qui n’a souhaité vivement d’être délivré de son mal ? Qui n’a crié dans la détresse : Seigneur, Seigneur ! exaucez-moi ? Est-ce assez pour être entendu ? À ce compte nous ne souffririons jamais ! Nul homme n’aurait le droit de douter, nul n’aurait de mérite à croire.

Dieu n’est pas une essence à part nous. Il n’est pas plus un foyer de lumière élevé au-dessus des cieux, comme le soleil au-dessus de la lune, qu’il n’est le pain consacré dans le calice d’or. Il est le soleil, et le pain, et les cieux et l’or du calice, et les éléments et la terre, et le cœur de l’homme. Il est en nous et hors de nous, nous sommes en lui et jamais hors de lui. Esprit universel, partout il se révèle à travers les voiles épais de la matière, et notre âme est un sanctuaire qu’il remplit de son essence, qu’il anime de son souffle et qu’il embrase quelquefois de son amour. Cherchons-le donc en nous-même, car plus nous l’y chercherons, plus nous apprendrons à l’y trouver, plus le voile deviendra transparent et plus le rayon mystérieux fera sentir sa chaleur, mais nous le cherchons si mal et si rarement que nous oublions le trésor caché et que nous perdons la connaissance de Dieu et de nous-mêmes.

Aussi, fais-toi bon, fais-toi sage, fais-toi patient, si tu veux sentir quelquefois tressaillir dans les profondeurs de ton âme cet amour et cette joie mystérieuse qui attestent la présence de Dieu en nous et qui sont comme une étreinte de l’esprit de vie à cette belle et savante machine qu’on appelle l’esprit de l’homme, vase divin ou Dieu verse ses divins parfums.

Pardonne, pardonne à l’auteur de tes maux, sinon un moment viendra où Dieu s’irritera contre toi dans ton propre sein et où tu ne pourras te pardonner à toi-même.

Ne méprise jamais le faible, car demain peut-être tu te sentiras plus faible que lui au milieu de ta force.

La sagesse n’est pas un édifice où l’on peut dormir lorsqu’on l’a construit ; il faut s’y tenir éveillé, car un souffle peut le faire crouler et il ne se passe pas de jour qu’une pierre ne s’en détache et ne menace le tout.

Sache attendre, car tu ne sais pas l’avenir et il est certain que tu ne le soumettras pas.

AUTOMNE 1837

Récapitule un peu ce qui s’est passé depuis trois mois que tu ne te regardes plus vivre. T’en souviens-tu seulement ? N’as-tu pas déjà oublié les faits ? Ta mère morte, ton fils sauvé, ta fille enlevée et reconquise[14] — et le reste ! — Tu as revu Franchard et avec qui[15] ? Tu as revu le Marboré ? et avec quoi ? Tu rentres ici, qu’y viens-tu faire, quel sort t’y attend, qui vas-tu aimer ? de quoi vas-tu souffrir ? Qui haïras-tu le mois prochain, ou l’année prochaine, ou demain ? Te voilà aussi tranquille que si ta vie était celle d’un autre et tu vas dormir dans ton lit, ni plus ni moins que Buloz dans le sien. Ta figure est expressive comme celle d’Enrico[16] et ton âme n’est pas plus agitée que cette nuit paisible et silencieuse éclairée par la lune et blanche d’un brouillard argenté. Quelle belle âme tu as, ô mon grand Piffoël ! Tu boirais le sang de tes enfants, dans le crâne de ton meilleur ami, et tu n’aurais pas seulement la colique. Le soleil te tomberait sur le nez sans te causer le plus léger éternuement et si Orion se mettait à danser la sarabande sur la cime des sapins, tu te mettrais à rire ni plus ni moins que d’un bon mot d’Arnal. Tu es donc d’un noble sang-froid et on pourrait te faire manger du granit comme du beurre sans que tu vinsses à t’ébrécher une seule dent.

Que veux-tu, mon honorable ami ? Il m’est impossible de m’arrêter. La morale de cette farce qu’il te plaît d’appeler ma vie est la même que celle de la légende du Juif errant. Il m’est défendu de mourir. Il m’est défendu de me reposer. Je sais que ma force est inépuisable, c’est pourquoi tu me vois calme. Je sais que mon repos est impossible, c’est pourquoi tu me vois indifférent au genre de travail qui se présente.

Je sais que je ne mourrai pas à volonté, c’est pourquoi je ne compte plus les mauvais jours et n’en attends pas de meilleurs.

JUIN 1839

Mais, s’il vous plaît, pourquoi n’avez-vous pas continué votre journal ? (Je suppose que c’est M. Trois étoiles ou madame une telle, ou mesdemoiselles X. Y. Z. qui m’adressent cette question.)

Réponse.

Mon cher, madame, ou ma belle, pour bien des raisons ; mais pour ne vous dire que la plus importante, c’est que j’avais égaré mon cahier.

— Comment ! Un cahier si rare, si précieux, si important ?

— Sans doute, un cahier aussi bien relié que bien rédigé, un cahier dont le contenu est aussi précieux que le contenant, l’esprit aussi remarquable que la couverture.

— Vous plaisantez, c’est un petit chef-d’œuvre.

— À qui le dites-vous ?

— Que l’eussé-je trouvé ! Je ne vous l’aurais pas rendu !

— Que diable en auriez-vous fait ?

— Des autographes pour mon album et celui de mes amis (ou amies).

— Qu’est-ce que c’est que ça, des autographes ?

— Ce sont des fragments d’écriture manuscrite de différents auteurs, artistes, gens de lettres, hommes politiques, philosophes ou assassins marquants.

— Très bien, j’en ai aussi, mais à quoi cela vous sert-il ?

— Cela sert à montrer qu’on en a.

— Ah ! très bien, très bien !

— Mais vous, à quoi cela vous sert-il ?

— Cela me sert à juger le caractère des personnes d’après leur écriture.

— Et vous réussissez ?

— D’autant mieux que je sais d’avance ce que l’écriture me confirme.

— Vous plaisantez ?

— Jamais.

— Que diriez-vous de la vôtre propre ?

— Qu’elle n’est pas propre !

— C’est un mauvais calembour. Voyons, sérieusement.

— Voilà une écriture bien fatiguée !

— Par conséquent ?

— Par conséquent, c’est celle d’une personne fatiguée.

— Voilà tout ?

— N’est-ce pas beaucoup ?

— Mais fatiguée de quoi ?

— Ne peut-on pas être fatiguée de beaucoup de choses ? fatigué de se lever tous les matins et de se coucher tous les soirs ? d’avoir chaud tout l’été et froid l’hiver ? de recevoir toujours des questions et jamais aucune qui vaille la peine qu’on y réponde ?…

Solange. — Tiens vois donc, ma mignonne, qu’est-ce que c’est ce livre-là ? Je l’ai trouvé dans les épluchures au grenier.

— Ah mon Dieu ! mes pensées d’il y a deux ans aux épluchures ?

Solange. — Ah ben, mignonne, donne-moi-le pour faire des bonshommes.

— Des bonshommes, malheureuse enfant ? des bonshommes sur mes pensées de l’année 1837 ?

Solange. — Ah ! c’est donc fait comme ça des pensées ?

quelqu’un (d’un air judicieux).

Ni plus ni moins !

Solange. — Ah ben, mignonne. Donne-moi le, pour écrire mes pensées. J’ai des pensées, moi, je veux les écrire.

— Ce n’est pas vrai, tu n’en as pas.

Solange. — Si fait.

— Dis-en donc une.

Solange. — Je t’aime.

— Et puis encore ?

Solange. — J’aime pas l’histoire grecque.

— Et encore.

Solange. — J’ai faim.

— Encore.

Solange. — Veux-tu que j’aille jouer au jardin ?

— Va ! voilà assez de pensées pour un jour,

piffoël, seul.

(Il est dans sa chambre dans la même robe de chambre qu’en l’année 1837, couché sur le même sopha, vis-à-vis la même table et sa plume continue à n’être pas taillée).

monologue.

Puisque mon cahier est retrouvé, je vais reprendre mon Journal. À la vue de ce dernier, il me vient un tas de pensées.

Le spectre de Buloz se dessine dans un rayon de soleil qui pénètre par la jalousie. Piffoël est en proie à la plus affreuse agitation.

piffoël. — Dieu, quelle horrible vision. Retire-toi, fantôme épouvantable !

le spectre. — Quarante mille…

piffoël. — Ah ! je connais ton motif, toujours la même sentence. Voix du sépulcre, retourne au royaume du silence. Ne peux-tu pas me laisser respirer un instant ?

le spectre. — Quatre mille cinq…

piffoël. — N’achève pas ! je sais le reste. Tu veux donc boire jusqu’à la dernière goutte de mon encre, insatiable haine ?

le spectre. — Quatre mille cinq cents…

piffoël. — Quatre mille cinq cents malédictions ! quatre mille cinq cents paires de soufflets !

le spectre. — Quatre mille cinq cents francs.

piffoël. — Plutôt quatre mille cinq cents messes pour le repos de ton âme !… Mais as-tu une âme ? Qu’est-ce que l’âme d’un éditeur ?


PARIS (rue pigalle 16).


Décembre 1839.

Il s’est passé ces jours-ci un fait assez étrange au temps où nous sommes. Dans une réunion de Polonais émigrés, un certain poète assez médiocre, dit-on, et quelque jeu jaloux, a récite une pièce de vers, adressée à Mickiewicz, dans laquelle, au milieu des éloges qu’il lui prodiguait, il se plaignait avec un dépit sincère, mais qui n’était pas de mauvais goût, de la supériorité de ce grand poète. C’était, comme on le voit, un reproche et un hommage à la fois. Mais le sombre Mickiewicz, insensible à l’un, comme à l’autre, se lève et lui improvise, en vers, une réponse ou plutôt un discours, dont l’effet a été prodigieux. Personne ne peut dire exactement ce qui s’est passé ; de tous ceux qui étaient là, chacun en a gardé un souvenir différent. Les uns disent qu’il a parlé cinq minutes, les autres une heure. Il est certain qu’il leur a si bien parlé, et qu’il leur a dit de si belles choses, qu’ils sont tous tombés dans une sorte de délire. On n’entendait que cris et sanglots, plusieurs ont eu des attaques de nerfs, d’autres n’ont pu dormir de la nuit. Le comte Plater, en rentrant chez lui, était dans un état d’exaltation si étrange que sa femme l’a cru fou et s’est fort épouvantée. Mais, cependant qu’il lui racontait, comme il pouvait, non pas l’improvisation de Mickiewicz (personne n’a pu en redire un mot) mais l’effet de sa parole sur ses auditeurs, la comtesse Plater est tombée dans le même état que son mari et s’est mise à pleurer, à prier et à divaguer. Les voilà tous convaincus qu’il y a dans ce grand homme quelque chose de surhumain, qu’il est inspiré à la manière des prophètes, et leur superstition est si grande qu’un de ces matins ils pourraient bien en faire un Dieu.

J’ai réussi à savoir quel était le thème sur lequel Mickiewicz a improvisé, c’était celui-ci : vous vous plaignez de ne point être un grand poète, c’est votre faute. Nul ne peut être poète s’il n’a en lui l’amour et la foi. Sur cette idée qui est assez belle, Mickiewicz a pu et dû parler admirablement. Il ne se souvient pas lui-même d’un seul mot de son improvisation, et ses amis disent qu’il est plus effrayé que flatté de l’effet qu’il a produit sur eux. Il leur avoue aussi qu’il s’est passé en lui quelque chose de mystérieux, d’imprévu ; que, de fait, calme qu’il était en commençant à parler, il s’est senti tout à coup élevé par l’enthousiasme au-dessus de lui-même et l’un d’eux, qui l’a vu le lendemain, l’a trouvé dans une sorte d’abattement comme il arrive après une forte crise.

En écoutant ceci et en recueillant de tous côtés les mêmes témoignages, il me semblait entendre le récit d’une scène des temps passés, car il n’arrive plus rien de semblable aujourd’hui, et, quoi qu’en disent Liszt et madame d’Agoult, il n’y a plus que le dilettantisme des arts qui manifeste de pareils transports. Je ne crois pas aux improvisations de nos charlatans philosophes et littéraires. Poètes et professeurs sont tous des comédiens. En les applaudissant, le public n’est pas leur dupe, et, quant à nos orateurs politiques, ils ont si peu d’élévation et de poésie dans l’âme, que leurs discours ne sont jamais que des déclamations plus ou moins bien débitées.

Ce qui s’est passé pour Mickiewicz rentre dans la série de ces faits qu’on appelait autrefois miracles, et qu’on pourrait appeler aujourd’hui extases, Leroux donne, de toute cette partie merveilleuse de l’histoire philosophique et religieuse du genre humain, la meilleure et peut-être la seule explication pieuse et poétique que la raison puisse accepter. Il définit l’extase et la classe dans les hautes facultés de l’esprit humain. C’est une grande théorie et il l’écrira. En attendant voici ce qu’il m’en semble à moi, d’après ce qu’il en a indiqué dans ses écrits jusqu’à présent et ce que j’ai cru pressentir dans nos conversations.

L’extase est une puissance interdite qui se manifeste chez les hommes livrés aux idées abstraites et qui marque peut-être la borne où l’âme peut toucher dans les régions les plus sublimes, mais au delà de laquelle un pas de plus la jetterait dans la confusion et la démence. Entre la raison et la folie il y a un état de l’esprit qui n’a jamais été ni bien observé ni bien qualifié, et où les croyances religieuses de tous les temps et de tous les peuples ont supposé l’homme en contact direct avec l’esprit de Dieu. Cela s’est appelé esprit divinatoire ou prophétique, oracle, révélation, vision, descente de l’Esprit saint, conjuration, illuminisme, convulsionnisme et je crois du moins que ces faits rentrent dans le même fait, celui de l’extase, et Leroux pense que le magnétisme est la manifestation que notre siècle athée et matérialiste a donnée à la faculté extatique. Ce miracle éternel qui est dans les traditions de l’humanité ne pouvait se perdre avec la religion. Il lui a survécu, mais, au lieu de s’opérer de Dieu à l’homme, dans l’ordre métaphysique, il s’est passé d’homme à homme par l’opération des fluides nerveux ; explication beaucoup plus merveilleuse et moins acceptable en philosophie que toutes celles du passé.

L’extase est contagieuse, cela est bien prouvé par l’histoire dans l’ordre psychologique et par l’observation dans l’ordre physiologique. Depuis la sublime descente du Paraclet sur les apôtres, jusqu’aux phénomènes d’épilepsie du tombeau de Saint-Médard, depuis le fakir de l’Orient jusqu’aux passionnistes du siècle dernier, depuis le divin Jésus et le poétique Apollonius de Tyane, jusqu’aux misérables sujets des expériences du somnambulisme, depuis les pythonisses de l’antiquité jusqu’aux religieuses de Loudun, depuis Moïse jusqu’à Swedenborg, on peut suivre les différentes phases de l’extase, et voir comme elle se communique spontanément même à des individus qui n’y semblaient pas prédisposés. Mais ici se présente une difficulté. D’où vient que cet état de ravissement, qui s’est manifesté chez les esprits les plus sublimes et qui fait partie intégrante de l’organisation de tous les grands hommes, philosophes, poètes, se manifeste, d’une autre manière, il est vrai, mais avec autant d’intensité, chez les hommes les plus ineptes et sous l’influence du plus grossier matérialisme ? L’extase est donc une maladie ? À coup sûr, chez le vulgaire, ce n’est pas autre chose, mais, de même que la fièvre ou l’ivresse produisent chez les natures viles l’abrutissement ou la fureur et, chez les esprits supérieurs, l’enthousiasme religieux, l’inspiration poétique, de même l’extase développe dans chaque individu les qualités qui lui sont propres et produit les miracles de la grâce, les prodiges de la superstition, ou les phénomènes de l’animalité surexcitée, suivant les êtres qui en subissent les atteintes. Dans tous les cas, c’est une faculté à la fois naturelle et divine, susceptible de produire les plus nobles effets, dès qu’une grande cause métaphysique et morale les provoque. Mickiewicz est le seul grand extatique que je connaisse, j’en ai connu beaucoup de petits et, quant à lui, je ne voudrais pas dire tout haut qu’il est atteint, selon moi, de ce haut mal intellectuel qui le met en parenté avec tant d’illustres ascétiques, avec Socrate, avec Jésus, avec saint Jean, Dante et Jeanne d’Arc ; on ne comprendrait pas l’idée que j’y attache et on en prendrait une très fausse. Ses amis en seraient révoltés.

Cependant, à qui ne se fait pas une juste idée de l’extase, certains passages de Dziady doivent faire regarder Mickiewicz comme fou, et à qui l’a entendu professer avec logique et clarté au Collège de France, la lecture de ces passages à Dziady le fera passer pour charlatan. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est un fort grand homme, plein de cœur, de génie et d’enthousiasme, parfaitement maître de lui-même dans la vie ordinaire et raisonnant à son point de vue avec beaucoup de supériorité, mais porté à l’exaltation par la nature même de ses croyances, par la violence de ses instincts un peu sauvages, le sentiment du malheur de sa patrie et cet élan prodigieux d’une âme poétique qui ne connaît pas d’entraves à ses forces et se précipite parfois à cette limite du fini et de l’infini, où commence l’extase. Jamais le drame terrible qui se passe alors dans l’âme du poète n’a été décrit par aucun d’eux avec la puissance et la vérité qui font de Konrad une œuvre capitale ; personne après l’avoir lu ne peut nier que Mickiewicz soit extatique.


7 janvier.

Heine a des mots diablement plaisants. Il disait ce soir en parlant d’Alfred de Musset : « C’est un jeune homme de beaucoup de passé. » Heine dit des choses très mordantes et ses saillies emportent le morceau. On le croit foncièrement méchant, mais rien n’est plus faux ; son cœur est aussi bon que sa langue est mauvaise. Il est tendre, affectueux, dévoué, romanesque en amour, faible même, et capable de subir la domination illimitée d’une femme ; avec cela il est cynique, railleur, positif, matérialiste en paroles, à effrayer, à scandaliser quiconque ne sait pas sa vie intérieure et le secret de son ménage. Il est comme ses poésies, un mélange de sentimentalité des plus élevées et de moquerie la plus bouffonne. C’est un humoriste comme Sterne et comme mon malgache. Je n’aime pas les gens moqueurs et pourtant j’ai toujours aimé ces deux hommes-là. Je ne les ai jamais craints et jamais je n’ai eu à m’en plaindre ; c’est que, s’ils ont la langue et la main promptes à la satire pour les méchants travers qu’ils rencontrent, ils ont cet autre côté poétique et généreux qui rend leur âme sensible à l’amitié et à la droiture. Il y a des gens fort bêtes dont je crois que le véritable esprit n’est jamais méchant qu’avec les méchants.

Vraiment j’ai bien plus peur de cette maigre et pointue mijaurée que… a prise pour femme, que des plus terribles satiriques. C’est qu’elle est bornée, envieuse, malveillante, c’est que son esprit est aussi petit que son nez et son cœur aussi étriqué que…, c’est qu’elle ne comprend rien, et ne peut rien comprendre. Tout lui paraît crime, animosité, danger, tout porte atteinte à sa personnalité ; alors, pour se défendre et se venger, elle essaye de diffamer ; mais, comme elle voit tout faux et comprend tout de travers, sa médisance se transforme en calomnie, à son insu peut-être.

De telles femmes (il y en a beaucoup) il faut se préserver comme de la peste et ne jamais leur permettre de jeter un coup d’œil dans votre intérieur. On n’y gagne rien, car elles rêvent et composent des romans d’iniquité contre vous, mais du moins on n’a pas à se reprocher de leur avoir fourni des armes, et tout est faux dans leurs discours, jusqu’à l’apparence. Madame Y. en est une autre avec plus d’esprit de perfidie, et de véritable méchanceté. Toutes trois sont dévorées par l’envie et rongées par le désespoir de ne pas être aimées.

De la Touche répondait à… qui lui confiait modestement qu’on l’avait surnommée la muse de la Patrie : « La muse ment (l’amusement). »

Madame Dorval, à qui madame Dagoult venait de faire mille gracieusetés, se retourne vers moi et me dit : « Comment appelles-tu ce coquillage ? »

Quant à la Didier, Delacroix lui a donné un si drôle de surnom, que je n’oserais l’écrire. Je crois bien que si elle le savait, elle en mourrait de rage. Trois pauvres femmes !

Madame… m’a été longtemps antipathique, mais j’ai toujours estimé en elle de grands côtés de caractère. Elle m’a blessée par des petitesses et les a grandement réparées. Elle est petite, maigre, mal mise et mal faite, jolie pourtant. Elle n’a de grâce que dans les fossettes des joues, et son sourire rachète toute sa personne. La Touche disait d’elle que c’était un joli petit pédant couleur de rose. Chopin dit que c’est un écolier en jupons. Elle avait de superbes cheveux blonds cendrés il y a six ans. En Italie ils sont devenus bruns, ce qui ne lui va pas plus mal. Elle ne les teint pas, car elle n’a pas l’apparence de coquetterie. Elle n’en a même pas assez, car elle manque absolument de charme et sauf Buloz, qui l’a aimée mal et longtemps, je n’ai jamais vu un homme à qui elle plût. Il me semble que si j’étais homme, elle me plairait pourtant, car j’adore les femmes sans affectation et elle est admirablement naturelle. C’est un être très singulier, doué de grandes vertus à coup sûr et rempli de contrastes et d’inconséquence. Perfide sans méchanceté, pédante sans vanité, érudite sans vrai savoir, sérieuse sans profondeur et restant superficielle en voulant toujours aller au fond de tout. Elle a rempli ses devoirs de mère, comme bien peu de femmes eussent été capables de le faire et il ne semble pourtant pas qu’elle ait dans le cœur la plus légère tendresse pour quoi que ce soit. Sa vie est pleine de romans et elle ne vous parle que de ses amours et de ses passions. Elle vous conte ses douleurs du ton le plus tranquille et le plus résolu. Elle vous confie ses faiblesses de la façon la plus cynique. Elle pose en système et met en pratique un amour principal dans la vie et des infidélités à discrétion pour tuer le temps et soulager les nerfs. Vraiment elle n’est pas belle à entendre sur ce chapitre, quoiqu’elle y porte un esprit dégagé et une franchise très originale, mais avec tout cela elle me fait l’effet de n’avoir ni sens, ni enthousiasme, ni tendresse. Et puis elle parle d’histoire, philosophie, religion, politique, avec une abondance froide et une érudition frivole, et tout d’un coup elle vous quitte pour aller donner à téter à son enfant. Un enfant qui, dit-elle, est laid, gros, fort et méchant, comme la passion brutale qui l’a procréé.

Madame… écrivait d’Italie, l’an dernier, à M… en post-scriptum d’une longue lettre consacrée à demander des robes et des chapeaux : « À propos ! j’oubliais de vous dire que je suis accouchée à Rome le mois dernier d’un garçon que j’y ai laissé. Madame… en a fait autant de son côté. »

Il y a pourtant cette différence que Madame… emporte ses enfants, les nourrit, les élève et leur donne son nom, son temps et sa vie. Tandis que l’autre les abandonne, les oublie, les fait élever dans un taudis, tout en vivant dans le velours et l’hermine, ni plus ni moins qu’une femme entretenue, et ne s’occupe de sa progéniture, non plus que d’une portée de chats.


17 janvier 1840.

Que se passe-t-il donc dans l’esprit de ceux qui repoussent la vérité ? Enseigne-le moi, mon Dieu ! afin que j’apprenne à les connaître. Mais par quel endroit peut-on saisir le cœur que défend le mur d’airain, le bouclier de glace du préjugé ? Est-il donc des hommes pour qui sortir du sentier de l’erreur est un effort impossible ? Est-il un âge après lequel l’esprit ne se corrige et ne se modifie plus ? Que les natures lâches et viles, que les âmes basses et corrompues haïssent instinctivement le vrai et le juste, c’est dans l’ordre ; mais lorsqu’on voit des cœurs purs et nobles et des esprits qui semblent justes à beaucoup d’égards se fermer devant une démonstration claire et attachante fondée sur une science qu’ils ne peuvent point nier, inspirée par un sentiment dont ils reconnaissent la justice et la grandeur, que doit-on penser de la nature humaine ? Je ne puis croire semble le dernier mot de ce temps-ci. Faut-il qu’il en soit ainsi dans les desseins de la Providence ? Veut-elle donc détruire jusqu’à la racine de la religion et de la morale du passé qu’il ne puisse point se trouver de milieu entre ceux qui leur restent aveuglément attachés et ceux qui les veulent briser sans en rien garder ? ou bien les germes de la vérité sont-ils exclusivement jetés dans les âmes populaires, et faut-il que la race qu’on appelle éclairée, périsse avec ses erreurs et ses résistances ? Faut-il encore une fois envoyer les morts enterrer leurs morts ?


18 janvier 1840.

Pauline[17] part après-demain pour Londres. Je ne dirai pas que j’en ai regret. Elle va où l’emportent sa vocation, son dessein, son génie. Mais je ne voudrais pas qu’on me dise que je ne la reverrai plus. C’est la seule femme depuis dix ans que j’aie aimée aussi tendrement. C’est la seule femme depuis Alicia la religieuse que j’aie aimée avec un enthousiasme sans mélange et je crois bien que, dans toute ma vie, elle sera la seule que je puisse et doive chérir et admirer avec raison, avec certitude. Pourtant, c’est une enfant de dix-neuf ans, et je ne crois pas que l’abîme que l’âge met entre nous pourra être comblé un jour. Je ne le crois pas. Elle me paraît douée d’une raison forte qui l’empêchera, même dans l’âge des passions, de comprendre celles des autres. Et puis quoi ? L’art rien que l’art dans sa vie, du moins j’en augure ainsi. — Mais qu’en sait-on pourtant ? C’est un être si complet, si bien organisé, si expansif, si généreux, si tendre et si naïf ! Admirable nature, quel enfant tu fais sortir tout d’un coup du sein de la divine humanité ! Il me semble que j’aime Pauline du même amour sacré que j’ai pour mon fils et pour ma fille, et à cette tendresse indulgente, illimitée, presque aveugle, je joins l’enthousiasme qu’inspire le génie. Répond-elle à une affection aussi grande ? ce serait bien impossible et je n’en souffre nullement. Ma sainte passion pour cette noble créature ne ressemble en rien à l’étrange engouement que la fille de… aurait pris pour moi si j’avais voulu souffrir de telles maladives amours ! Celle-là est une belle intelligence, un beau caractère, mais elle est folle ; ma Pauline est sainte, et moi aussi je suis sainte, quoi qu’on dise ! Et ce qu’on dit, je ne m’en soucie pas. Et de rien d’injuste à mon endroit, je ne me soucie aujourd’hui en aucune façon. Et de tout ce qui est juste, naturel et dans l’ordre, je ne suis blessée, ni chagrinée, ni révoltée. Cette enfant ne peut pas m’aimer beaucoup, beaucoup, parce qu’elle ne peut pas me connaître. Elle ne peut aimer beaucoup, en ce moment, aucun autre être que son mari, et celui-là, elle ne peut l’aimer que d’une certaine façon tendre, chaste, généreuse, grande, sans orage, sans enivrement, sans souffrance, sans passion en un mot. Puisses-tu, grande artiste, ne connaître que cet amour qui est certainement le seul bon, mais qui n’est pas toujours le seul possible. Tant que tu n’en connaîtras pas d’autre, je ne te serai bonne à rien et tu ne sauras pas combien je t’aime et combien je te comprends et combien je t’estime. Mais je prie Dieu que ce jour n’arrive point et que jamais tu n’aies à te jeter dans mon sein. Ce jour-là, tu souffriras ce qu’une aussi excellente nature ne devrait pas souffrir. Mon Dieu, préservez-la de me nommer un jour sa meilleure amie, car ce jour-là l’orage sera dans son âme. Elle aura un ennemi à sa droite et un ennemi à sa gauche et une multitude d’ennemis autour d’elle, son mari, son amant, le monde ! Et il n’y aura peut-être que moi pour compatir à sa douleur et pour la vénérer autant dans son martyre que dans son repos. Et peut-être serai-je morte avant ce temps d’épreuves. Mon Dieu, envoyez-lui quelqu’un qui l’aime et qui la connaisse et qui la comprenne comme moi. L’homme et la femme, la nature et la loi, l’amour et le mariage !

Parmi les mille grandes et excellentes raisons qu’on peut alléguer contre la doctrine d’individualisme absolu si fort à la mode en ces tristes jours, il y a une toute petite raison fondée sur un fait d’observation que je veux consigner ici.

Avez-vous rencontré une personne qui vous parut entièrement nouvelle et inconnue ? Quant à moi cela ne m’est jamais arrivé. Tout au contraire au premier abord d’un individu que je n’ai jamais vu, je crois le reconnaître, je cherche où j’ai pu le rencontrer, et je me demande ce qu’il y a de changé en lui à ce point de m’empêcher de trouver son nom. Je ne puis me défendre de chercher dans quel lieu et dans quelle occasion je l’ai vu déjà. Et quand je me suis assuré autant que possible que cela n’a jamais eu lieu, je cherche à quel autre individu de ma connaissance il doit ressembler pour m’avoir causé cette impression. Je le trouve parfois très vite, car il n’est pas d’homme qui n’ait une sorte de ménechme et à coup sûr plusieurs dans le monde. Car ce ménechme a le sien qui a le sien aussi, mais la plupart du temps, ils ne se connaissent point entre eux. Voilà pourquoi il m’arrive aussi de ne pas trouver facilement à qui ressemble cet inconnu qu’un instinct puissant me force à vouloir reconnaître. Cette ressemblance vague, éloignée, mystérieuse, me tourmente quand même je ne me soucie, ni du ressemblant ni du ressemblé, il faut que je la trouve enfin. Mais elle est si imparfaite que je me demande encore comment j’ai pu la chercher et la pressentir. Alors, par la même liaison d’idées, je cherche et retrouve l’intermédiaire qui établit ce rapport, si positif, et pourtant si éloigné. Alors ma mémoire me présente un individu à moi connu, qui tient des deux autres, du ressemblé et du ressemblant, comme je me suis permis de dire tout à l’heure. Cet intermédiaire n’est pas toujours direct. Il est souvent rattaché à ses deux extrêmes par d’autres intermédiaires qui tiennent de lui et de l’un ou de l’autre de ces extérieurs, si bien qu’une chaîne de types plus ou moins divers, mais montrant bien un type principal, se rétablit dans mon souvenir et m’explique comment l’étranger ne m’a point paru étranger. Cette ressemblance porte tantôt sur les traits, tantôt sur l’attitude, tantôt sur la voix, tantôt sur les habitudes du corps et de l’expression, tantôt sur toutes ces choses réunies, tantôt sur quelques-unes, mais jamais sur moins de deux : autrement la ressemblance serait trop lointaine pour me frapper ; car je déclare que ceci n’est point chez moi une affaire d’imagination, mais affaire d’expérience et opération puérile peut-être de l’esprit, mais involontaire, impérieuse et faite en conscience, car je n’y résiste plus, car je souffre trop quand je veux m’y soustraire et accepter l’individu qui se présente à mes regards comme un individu détaché de la chaîne de ceux qui remplissent mon passé ; jusqu’à ce que je l’aie rattaché à cette chaîne, cet être-là m’est suspect, gênant, antipathique, c’est pour moi non le secret (car la chose reste mystérieuse et bizarre à mes propres yeux, tant elle est peu systématique !), mais c’est la pierre de touche de mes sympathies spontanées et durables ou de mes antipathies subites et invincibles. Ô Dieu ! quel effroi, quelle répugnance m’inspire l’individu dont je ne puis retrouver l’analogue qu’après de longs efforts de mémoire ! Ma mémoire est si heureusement organisée qu’elle ensevelit dans de lourdes ténèbres le nom et la figure des méchants dont les actes ont offensé mon cœur ou ma raison ; à la moindre occasion elle les plante là et se détache d’eux avec une admirable légèreté. Je vous remercie, chère mère Nature, de m’avoir fait ce présent d’une profonde apathie pour les ressentiments particuliers. Les impressions spontanées me molestent bien plus que les souvenirs. Voilà pourquoi je crains tant les personnes dont je ne puis dire bien vite : Oh ! toi ! je te sais, je te tiens, tu es de la famille. Combien de fois dans un salon, dans une boutique, dans la rue, j’ai rencontré de ces figures qui m’ont donné le frisson et la douleur au foie, sans s’en douter le moins du monde ! Ce sont pour moi des méchants esprits échappés d’un monde antérieur où peut-être j’ai été leur victime, et s’ils allaient me reconnaître et s’acharner encore après moi dans cette vie ! Mais quand j’ai retrouvé leur ressemblant, je ne suis plus en peine, je ne leur en veux plus. Presque toujours ce ressemblant est un mauvais garnement, puisqu’il est venu tard à mon appel, mais que m’importe ce nouveau venu qui porte sur ses traits l’empreinte de leurs malices ? Le voilà démasqué, je ne saurais le craindre, un mur est entre nous pour toujours, car je sais que ma confiance s’était là mal placée, mais je puis être bienveillant et bon pour lui. Je le plains, je connais la plaie de son âme, l’écueil de son avenir, l’abîme de son passé. Être infortuné, tu n’es point heureux parce que tu n’es pas bon !

Mais au contraire quelle vénération m’inspirent certaines figures ! Quel charme il y a pour moi dans certains sons de la voix humaine, quelle confiance entière et subite provoquent en moi certains regards, certains sourires qui me rappellent un ami mort ou absent !

Vous me direz peut-être que la ressemblance extérieure n’entraîne pas la ressemblance morale. Oh ! oh ! ceci est une autre affaire. Ce n’est pas parce qu’un trait dans le visage d’un honnête homme me rappellera le visage d’un fripon que je croirai à l’analogie complète de caractère, mais à coup sûr ce trait rappelle quelque chose du caractère du fripon, ce ne sera pas sans doute le vice principal, mais ce sera un des défauts accessoires, la vanité, l’amour des richesses, une tendance de nature vers le même vice plus ou moins vaincu par l’éducation et par le contre-poids de meilleurs instincts qui ont manqué au fripon. Tenez-en bien compte, mais ne vous fiez point trop pourtant à cet honnête homme et ne le tentez jamais.

C’est donc pour vous dire qu’il n’y a pas d’individu isolé dans l’humanité. Il y a des types qui sont tous frères les uns des autres, et enfants du souverain type. Ces types se relient les uns aux autres par mille chaînons, et la race humaine tout entière n’est qu’un vaste réseau, où chaque homme n’est qu’une maille. À quoi servirait cette maille séparée du filet où tous les fils se rompraient un à un ? Cette consanguinité des membres de la famille universelle est écrite en traits indélébiles sur nos faces et c’est en vain que nous chercherions à la répudier. Elle se rit de nos efforts depuis le berceau de la race humaine jusqu’à nos jours.


George Sand
  1. Note Wikisource : l’Avant-Propos d’Aurore Sand est omis car il n’est pas dans le domaine public
  2. Ami berrichon de George Sand.
  3. Madame d’Agoult.
  4. Liszt qui était venu faire un séjour à Nohant.
  5. Alphonse Fleury (ami berrichon de George Sand).
  6. La grande allée du milieu qui va de la maison à la haie de clôture du côté du champ de l’oncle (à Nohant).
  7. Maison de campagne de Charles Duvernet (ami berrichon de George Sand).
  8. Murs amis.
  9. Ce papier est encore dans la chambre de George Sand ou a été remplacé par elle par un autre papier blanc et bleu.
  10. Madame d’Agoult.
  11. L’escalier qui descend de la salle à manger de Nohant sur la terrasse.
  12. Sans doute madame d’Agoult à laquelle elle donne ce nom.
  13. Sa mère, madame Maurice Dupin, qui tombe malade et qu’elle va bientôt aller soigner à Paris.
  14. George Sand retourne précipitamment à Guillery où son mari Casimir Dudevant, a emmené Solange, leur fille, que le jugement du procès en séparation avait donnée à sa mère.
  15. Avec son fils Maurice.
  16. Professeur italien.
  17. Pauline Garcia, (madame Viardot).