Le Judaïsme avant Jésus-Christ/Conclusion générale

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CONCLUSION GÉNÉRALE


En intitulant cette enquête « Le Judaïsme avant Jésus-Christ », nous avons indiqué que le Judaïsme nous intéressait surtout par rapport aux origines du Christianisme. Notre religion a pour base la foi en Dieu, créateur du monde, qui rendra à chaque homme selon ses œuvres dans la vie qui suit la mort, et en Jésus-Christ, son Fils, né de la Vierge Marie, qui s’est fait homme pour sauver les hommes. Elle comprend ainsi la foi en un seul Dieu, unique en trois Personnes, en l’Incarnation du Fils, la seconde personne divine, en la Rédemption du péché par sa mort.

Notre religion est-elle sortie du Judaïsme, palestinien ou égyptien, ou de tous les deux, tels qu’ils nous ont apparu ?

Manifestement oui, pour ce qui regarde la foi en un seul Dieu, rémunéteur du bien et du mal, qui se trouve dans les deux formes du Judaïsme. Cette évidence est telle qu’il est inutile d’en donner des preuves. Aucune religion ancienne n’était arrivée à la notion ferme d’un seul Dieu, sauf le Judaïsme. Le Christianisme, né en Judée, professant qu’il se rattache la foi des Juifs en un Dieu créateur et rémunérateur, il n’y a aucune raison pour lui donner un démenti.

Mais le Judaïsme existe encore. Il se distingue du Christianisme par la négation du second article fondamental, la foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu, incarné pour le salut des hommes. Toute l’essence distincte de la nouvelle religion consiste donc en ce point. Est-il sorti du Judaïsme ? Manifestement non.

Il n’est pas sorti du Judaïsme égyptien, avec lequel il n’a eu d’ailleurs aucun rapport historique à sa première origine, parce que si Philon, son principal représentant, enseignait avec force l’existence d’un être intermédiaire entre Dieu et l’homme, cet intermédiaire, Verbe divin, n’était pas Dieu, et, par définition, demeure étranger à la chair.

La religion de Jésus-Christ n’est pas non plus sortie du Judaïsme palestinien. Il est vrai qu’elle est née en Judée. Mais cette circonstance ne fait qu’accentuer l’opposition entre les deux religions. Elle a été perçue, on peut dire, dès le premier jour, des deux côtés. Jésus a été suspect au parti des docteurs du Judaïsme pharisien dès l’origine parce qu’il s’est mis en opposition par sa prédication avec leur manière de concevoir la religion. Ses disciples ont fondé l’Église dans un contraste éclatant avec le Judaïsme. Celui-ci a toujours eu pour le Christianisme un éloignement à la fois instinctif et délibéré, presque une horreur sacrée. Et le Christianisme n’a jamais consenti à faire aux Juifs des concessions de doctrine, tempérant seulement le sentiment pénible que lui inspirait leur hostilité par des ménagements, dus à l’espérance de leur conversion, en partie aussi à l’utilité du témoignage que rend à l’Église leur attachement à l’Ancien Testament, regardé par les deux parties comme ayant Dieu pour auteur.

Et c’est précisément sur cette Parole de Dieu que s’est toujours engagée la lutte entre elles.

Le Christianisme prétend tenir ses titres de l’ancienne Révélation accordée aux fils d’Israël. Est-il vraisemblable que son interprétation soit la bonne, si elle contredit l’exégèse des docteurs palestiniens, penchés sur les textes, se refusant à toute étude profane pour réserver à l’Écriture toutes les ressources de leur esprit bandé vers ce seul objet, et si elle n’est pas moins contraire à une autre interprétation, celle d’un Philon, dont l’esprit, fécondé par la culture hellénique, appliquait à l’Écriture toutes les lumières de la philosophie ?

On peut toujours supposer l’intervention d’un génie extraordinaire. Mais où est-il ? Est-ce Jésus, qui n’a laissé aucune œuvre écrite, qui n’a que rarement allégué l’autorité de l’Écriture ? Est-ce Paul dont on connaît bien l’argumentation, parfois d’allure rabbinique, d’autres fois plus personnelle, mais alors risquant de paraître insérer dans ses explications des éléments nouveaux et étrangers ? Les Juifs refusent de voir en lui un interprète correct des Livres Saints qu’il leur a empruntés, et beaucoup de critiques leur donnent raison : ils voient dans cet élément paulinien l’invasion de la mystique grecque.

Ici s’ouvre pour nous une parenthèse. Nous aurions à faire sur la religion grecque avant J.-C. la même enquête que sur le Judaïsme. Mais nous pouvons fermer la parenthèse par l’autorité de saint Paul lui-même ; car il affirme avec la plus chaleureuse énergie que cet élément nouveau qui lui a donné la clef de l’Ancien Testament, c’est l’auteur de la nouvelle Alliance, le Christ Jésus auquel il a consacré tout son esprit et tout son cœur.

Et c’est ici le point capital des origines chrétiennes par rapport au Judaïsme.

La foi au Christ, Fils de Dieu, rédempteur du monde, ne saurait être extraite ni du Judaïsme Pharisien, ni même de l’Écriture ancienne par voie de pure interprétation littérale.

Quelques chrétiens semblent avoir essayé cette voie, lorsqu’ils se sont crus obligés de prouver par exemple la foi à la Trinité par l’apparition des Trois à Abraham, ou l’Incarnation et la Rédemption par quelques prophéties isolées. Le Juif sourit : ce n’est jamais assez clair. Et il faut que ce soit très clair pour que la raison soit obligée de se soumettre à des mystères qui la confondent un peu par certains côtés, s’ils la satisfont par d’autres, en la dépassant toujours.

En vain essaierait-on de faire un faisceau de toutes les prophéties messianiques, d’en dégager une image qui serait d’avance celle de Jésus-Christ. Outre que les purs rationalistes nous demanderaient de quel droit nous groupons les vues de tant de voyants, séparés par tant de siècles, les Juifs, qui ne nient pas l’unité des conceptions dans l’Esprit qui a inspiré l’Écriture, nous rappelleraient, le cœur plein d’amertume, que les prophéties les plus évidentes de leur prospérité et de leur gloire n’ont jamais été réalisées pour eux. Leur dirons-nous d’attendre un millénarisme à venir ? Ils nous répondront que nous renonçons donc à l’exégèse de l’Église qui a toujours entendu ces prophéties dans un sens spirituel. Bien à tort d’ailleurs, selon eux, puisque l’Écriture n’impose pas ce sens qui est pour eux une duperie.

Ce seul point suffit à marquer ce sur quoi il faut être d’accord. Le Christianisme n’est pas sorti et ne pouvait sortir de la Révélation ancienne par voie de pure interprétation, ajoutons pour plus de netteté : « rationnelle ». Tant que saint Paul a interprété l’Ancien Testament par lui-même et en Pharisien, il est demeuré Pharisien. Pour le bien comprendre, il lui a fallu une révélation nouvelle, celle de Jésus-Christ. Jésus-Christ n’est pas seulement la réalisation des prophéties, il leur donne plus de lumière. Il n’est pas seulement le point où la Révélation aboutit, il la complète, il lui donne son efficacité. Il rejoint l’Ancien Testament par dessus le Judaïsme et révèle son vrai sens qui était encore voilé.

N’y a-t-il pas là une pétition de principes, à laquelle le Juif se refuse avec raison ?

Non, car son Écriture lui avait dit de croire au Prophète qui serait envoyé par Dieu, à celui qu’il attendait avec passion comme le Messie. Il n’avait qu’à constater si Jésus était un prophète accrédité par Dieu, et à recevoir de lui ce supplément de lumière qui donnait tout son prix à l’ancienne lumière, comme l’aurore servirait de peu si elle n’aboutissait au jour.

Pourquoi donc le pharisaïsme était-il mal disposé à entendre Jésus, à le croire lorsqu’il se donnait comme le Messie, véritable Fils de Dieu ?

C’est qu’il y a une grande différence entre la Révélation ancienne et le Judaïsme palestinien. Nous laissons de côté Philon, hors de combat. Si l’Ancien Testament ne contenait pas toute la Révélation accordée par Jésus et par l’Esprit-Saint aux Apôtres, il la préparait, il la contenait, dirait un philosophe, virtuellement. Et ce sont ces virtualités, qui ne pouvaient apparaître clairement à un docteur, que le Judaïsme, déjà rabbinique, avait étouffées.

Dans son dessein arrêté de s’isoler, il s’était circonscrit et rétréci[1]. Lorsqu’une ville forte qui se croyait en sûreté est assiégée, le premier soin de la défense est de détruire tous les établissements situés hors des murs, où l’ennemi pourrait s’abriter et réussir une attaque plus directe[2]. Ce sont les plus beaux édifices qui s’étaient étalés en espace libre, en plein air, au grand soleil, qui vont succomber sous les coups des habitants, désormais tranquilles dans une enceinte plus étroite. Ainsi le pharisaïsme palestinien, inquiet de la pénétration de l’esprit grec, peu rassuré par la malencontreuse conciliation tentée en Egypte, fit la haie autour de la Loi. Il la dépouillait en même temps de toutes ses amorces vers l’avenir, il supprimait ses virtualités surnaturelles. Sans tenir compte de l’action presque personnelle de la Sagesse, fille de Dieu, et de celle de l’Esprit-Saint, ce Judaïsme réduit consciemment la nature de Dieu à l’idéal d’une monade inféconde, isolée dans sa Majesté. Il ferme la voie au dogme de la Trinité, pour cette raison qu’il n’avait pas encore le droit d’affirmer l’existence de trois personnes dans l’unité du seul vrai Dieu. Ayant décrété que le Messie ne serait rien qu’un pur homme, si hauts que soient ses dons, il interdit à Jésus de se dire Fils de Dieu, sous peine de blasphème, sans songer que ce verdict atteignait aussi Isaïe, dont le texte acquérait un nouvel éclat.

Pénétré de cette idée que chacun peut devenir juste, non pas sans l’aide de Dieu, mais surtout par ses propres efforts, et sans que le Messie ait rien à voir dans cet ordre, il ne songeait pas à lui demander le salut de l’âme, n’attendant guère de lui que des secours temporels.

Et parce qu’il croit qu’il sera le premier, et en quelque manière le seul bénéficiaire privilégié de l’intervention de Dieu par le Messie, il est bien décidé à exiger des Gentils qui feront amende honorable, après avoir été vaincus et foulés aux pieds, de se soumettre à la Loi qui est la sienne.

Il était hors d’état de comprendre que les biens du Messie étaient des biens spirituels. Les biens temporels, inaugurés par la victoire, ne peuvent être accordés à tous en même temps. Il n’est qu’une sorte de biens qui soient communicables à tous les hommes et à chaque homme, à moins de détruire tout l’équilibre du monde, ce sont les biens spirituels. Si c’étaient eux qu’avaient envisagés les Prophètes, Israël n’avait donc plus de privilèges ! Il s’en tint au sens littéral, malgré le cri de toute l’Écriture qui place le vrai bien dans la fidélité à Dieu. Trop pénétrés de leurs devoirs de serviteurs, les Pharisiens ne s’élevaient pas à la vue sublime de Philon, de l’amitié qui peut s’établir entre Dieu et les hommes.

En un mot, d’un sécateur impitoyable, ils coupaient tous les rejetons qui promettaient de si beaux fruits.

Et en même temps ils refusaient de concevoir que la Révélation ancienne, quand elle aurait donné sa fleur, laisserait tomber certains éléments devenus caducs. Pour eux l’observance de la Loi comportait l’amour de Dieu, mais ils ne s’arrêtaient pas à l’idée que l’union avec Dieu importait seule, et qu’elle pouvait être atteinte par tous les hommes sans qu’ils fussent obligés de pratiquer une loi faite à la mesure de leur nation, et à une époque donnée.

Tendance très nette à élaguer les éléments surnaturels, à les restreindre à des formalités accessibles à la raison ;

Résolution bien arrêtée de constituer une nation fidèle à sa religion, mais à une religion faite exprès pour un seul peuple ;

Attachement à la Loi par une observance ponctuelle et raffinée, multipliant les occasions d’un service assidu ;

Conviction que le Messie serait leur homme, leur docteur et leur capitaine, contraignant les Gentils à s’incliner devant eux et devant lui ;

Tels sont les traits principaux du Judaïsme nationaliste et formaliste qui a prévalu avant et surtout après Jésus-Christ, prenant mieux conscience de sa propre nature après qu’il l’eût opposée à la conception de Jésus et du Christianisme, qui était un perfectionnement de la Révélation ancienne, dans le sens de l’amour de Dieu et de la fraternité de tous les hommes dans cet amour.


  1. N’est-ce pas ce que M. Julien Weill, une des principales autorités du judaïsme français, concède presque, très discrètement, dans une brochure de propagande (Le Judaïsme, Paris 1931, p. 178) : « En réalité, la source de la mysticité juive (l’Ancien Testament !) est trop riche pour qu’elle ait jamais pu s’épuiser en Israël, même si le développement du rabbinisme de l’école, si l’étude exclusive de la Tora écrite et orale, seule patrie qui subsiste quand tout s’est écroulé, a pris, depuis l’asservissement sous le joug romain, une place prépondérante dans la vie juive ». Aujourd’hui que le rabbinisme est en recul presque partout, la mystique est en progrès. Mais une mystique qui pourrait souvent avoir sa source dans le nationalisme. Le même M. J. Weill nous dit (l. l., p. 185) : « C’est d’une mystique du sang et de la race que l’on peut parler à propos de M. Martin Buber et de son école… Conception qui, sans être à nos yeux prépondérante, a cependant sa place dans une définition des composantes du judaïsme ».
  2. En est-il de même aujourd’hui ? Je pensais à Nicosie assiégée par les Turcs.