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Le Judaïsme avant Jésus-Christ/Première partie/Chapitre Ier/3

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§ 3. — Le retour de la captivité.

Cyrus n’était pas seulement un grand capitaine. Il surgit dans l’histoire comme un pacificateur et l’organisateur d’un monde nouveau. Sa politique religieuse atteste surtout l’étendue de son génie. Chacun des conquérants anciens affectait de triompher des dieux comme des peuples : « Est-ce que les dieux des nations ont délivré chacun leur pays de la main du roi d’Assyrie ? Où sont les dieux d’Emath et d’Arphad ? Où sont les dieux de Sépharvaïm, d’Ana et d’Ava ? » disait l’envoyé du roi d’Assyrie, s’adressant à tout le peuple de Jérusalem[1]. Et pour constater sa victoire, le vainqueur emmenait en captivité les dieux aussi bien que leurs adorateurs.

Cyrus affecta au contraire d’avoir été appelé par Mardouk pour délivrer Babylone du joug de l’impie Nabonide[2]. « Mardouk considéra la totalité des pays, il les vit et chercha un roi juste, un roi selon son cœur, qu’il amènerait par la main. Il appela son nom Cyrus, roi d’Ansan ! et il désigna son nom pour la royauté sur toutes choses[3].

Quel avait donc été le crime de Nabonide ? Plutôt semble-t-il par excès de dévotion que par impiété, comme le lui reproche Cyrus, ou pour mieux asseoir la suprématie de Babylone comme l’unique centre religieux de son empire, Nabonide, son dernier roi indigène, avait dépouillé tous les temples du royaume de leurs statues pour en enrichir sa capitale. « Cyrus », écrit le P. Dhorme[4], « apparaît comme le restaurateur des cultes détruits. Son premier soin, à Babylone, est de faire retourner les divinités locales chacune dans sa ville[5] : « Depuis le mois de Kisleu (novembre-décembre) jusqu’au mois d’Adar (février-mars), les dieux d’Akkad (Babylonie) que Nabonide avait amenés à Babylone retournèrent dans leurs villes ». Non seulement il les rend à leurs cités, mais il prend soin qu’on y rebâtisse leurs temples afin qu’ils puissent habiter « une demeure éternelle »[6]. Et le pieux roi demande que tous ces dieux, irrités contre Nabonide, mais calmés par Cyrus, veuillent bien intercéder auprès de Mardouk pour lui-même et son fils Cambyse ».

On voit quelle éclatante lumière les documents contemporains jettent sur la conduite de Cyrus envers les Israélites. On n’avait pas transporté Iahvé à Babylone, puisqu’il n’avait pas d’image. Mais on avait détruit son temple ; Cyrus ordonna de le rebâtir. C’était pour lui une démarche plus naturelle que d’affecter de se ranger parmi les adorateurs de Mardouk. L’opposition était complète entre la religion des Perses qui n’adoraient guère qu’Ahura-Mazda, le dieu du ciel, sans temples, sans idoles, et la variété prodigieuse des dieux des Chaldéens, leurs temples immenses, le luxe magnifique et dévergondé de leurs statues et de leurs cultes. Aussi les conquérants ne songèrent-ils pas un instant à adopter la religion des vaincus. Mais ils laissèrent les dieux maîtres chacun chez soi, et, par conséquent, comme roi de Babylone, Cyrus est investi par Mardouk. En vertu du même principe, les Perses demeureront chez eux les serviteurs d’Ahura-Mazda, et Iahvé sera le Seigneur de Jérusalem. Cette sorte de charte religieuse frappe par sa simplicité ce fut celle du traité de Westphalie et de Napoléon en Égypte plutôt que celle des Croisés à Jérusalem.

Il y a plus. C’est avec la religion des Judéens que celle des Perses avait le plus d’affinité. Nabonide avait essayé de ramener les religions de son empire à une certaine unité, presque à la monarchie d’un Dieu suprême. Mais il restait encore trop de dieux.

Les Perses durent remarquer de bonne heure dans cette grouillante Babylone un groupement particulier qui avait conservé ses usages et sa religion. Sympathiques comme ennemis de la dynastie de Nabuchodonosor, les exilés du pays d’Israël le furent encore bien davantage par l’analogie de leurs coutumes religieuses. Les anciens percevaient parfaitement ces modalités, nous ne pouvons plus le méconnaître. La circoncision, le sabbat étaient assurément des coutumes étranges, mais après tout inoffensives. Le Dieu des Israélites était le Dieu du ciel qu’on adorait sans images : il ressemblait donc à Ahura-Mazda. A Babylone, il ne demeurait pas dans un temple, on ne lui offrait pas de sacrifices sanglants : usages assurément louables aux yeux des Perses. Et si ces sacrifices se pratiquaient à Jérusalem, un Perse pouvait le tolérer comme il tolérait les autres temples et leurs cultes. Rien ne s’opposait donc à ce que Cyrus permît aux captifs de Judée de rentrer chez eux et d’y rebâtir leur autel, et même leur rendît leurs vases sacrés[7].

Mais la permission demandée dans un premier élan d’enthousiasme, et aisément obtenue du sens politique de Cyrus, qui se chargerait de rebâtir le temple et la ville, de refaire la patrie ? Le royaume d’Israël était détruit sans retour. On ne pouvait songer qu’à Jérusalem et à ses environs immédiats, entourés d’ennemis héréditaires, de populations depuis longtemps asservies, jamais entièrement assimilées et qui avaient salué les Babyloniens comme des libérateurs.

La tentative était hasardeuse. Au temps de Moïse, les fils d’Israël avaient à grand peine consenti à quitter l’Égypte où une nourriture abondante payait les travaux de la corvée. A Babylone, on vivait sans trop de peine même on gagnait de l’argent dans cette ville opulente où les petits métiers s’exerçaient avec profit. L’intérêt temporel conseillait de rester tranquille. Les prophètes eux-mêmes l’avaient dit bien souvent. Maintenant d’autres voyants ordonnaient de partir. Pour cela il fallait vendre à vil prix les maisons, le mobilier, troquer des terres pour des chameaux, organiser des caravanes et se lancer dans le désert, jamais sûr, à moins de remonter les rives des fleuves où des pillards achevaient la dévastation causée par les armées. Ce précieux reste d’Israël exposé à mourir en route par l’épée ou de faim et de soif ! Comment en croire les prophètes qui promettaient une route toute droite sur des collines nivelées[8], avec des sources[9] surgissant à l’ombre des forêts ? Le mirage crée de ces illusions qui s’évanouissent, quand on les approche. Et quel Moïse opérerait ces miracles ?

Ces considérations avaient tant de poids qu’elles s’imposaient à la froide raison. Le départ ne fut résolu que par des motifs de foi surnaturelle par une ferme confiance dans l’aide de Dieu.

Le premier convoi était composé de quarant-deux mille trois cent soixante personnes, sans compter sept mille trois cent trente-sept serviteurs ou servantes[10]. Il avait à sa tête Zorobabel, fils de Salathiel, héritier légitime du trône de David, et le grand prêtre Josué, fils de Josédec.

Ce qui prouve que la foi religieuse animait toute l’entreprise, c’est qu’on songea tout d’abord à rebâtir le temple de Iahvé, et la pureté de cette foi se manifesta aussitôt par une attitude qui donna le ton à toute la restauration.

Les Judéens revenus avaient tout intérêt à ménager leurs voisins du nord, population mélangée d’anciens habitants et de clans transportés par Assarhaddon, après la chute de Samarie. Il leur était aisé de trouver un prétexte à fraterniser dans l’adoption par ces étrangers du culte de Iahvé, acclimaté depuis des siècles au pays de Canaan. Et de fait ces Samaritains s’empressèrent d’offrir leur concours pour relever le temple de Jérusalem. Eux-mêmes n’avaient pas songé à une pareille entreprise, faute de ressources et d’une ardente conviction. Le sanctuaire de Jérusalem serait commun à tout ce qui restait d’Israël et de Juda, et même aux colons étrangers.

— Ne serait-ce pas l’accomplissement des prophéties sur la réunion de tous les fils d’Israël exilés ?

Et cependant la proposition parut suspecte. Le péché des ancêtres, cause reconnue de la ruine, c’était précisément d’avoir associé au culte de Iahvé des divinités étrangères. Les collaborateurs bénévoles étaient infectés de ce mal. N’exigeraient-ils pas ensuite des chapelles dans le Temple pour leurs anciennes divinités d’Assyrie ? Ils avouaient ne pas descendre de Jacob. La réponse fut donc inexorable :

« Il ne convient pas que vous et nous, nous bâtissions ensemble la maison de notre Dieu ; mais nous la bâtirons nous seuls à Iahvé, le Dieu d’Israël, comme nous l’a ordonné le roi Cyrus, roi de Perse »[11].

Le roi Cyrus eût été sans doute fort indifférent à une plus large tolérance. Mais le principe était désormais posé en Judée de l’union intime et inviolable entre Iahvé seul et le seul Israël.

Les chefs de Juda avaient par ce refus affronté la guerre avec leurs voisins du nord. Elle se poursuivit sans trêve, par une série de tracasseries, de dénonciations, d’attaques à main armée, et l’évangile de saint Jean nous en a encore apporté l’écho[12].

L’autel devait précéder le Temple on ne pouvait s’en passer pour offrir des sacrifices. Aussi, après une première dispersion qui ramena les exilés aux lieux dont leurs parents avaient redit l’attachant souvenir, ils se réunirent autour de Zorobabel et de Josué, le septième mois depuis le retour, pour relever l’autel et reprendre le culte. Aussitôt après commença la construction du Temple, et en même temps les difficultés, car les Samaritains repoussés la représentèrent aux autorités persanes comme une tentative déguisée de fortifier Jérusalem : abrités par des murs, les fils des captifs se révolteraient comme leurs pères.

Aussitôt le grand roi fit arrêter les travaux.

A l’avènement de Darius qui fondait une nouvelle dynastie, les Juifs reprirent courage. Le satrape de Mésopotamie s’en émut, sûrement prévenu par les irréconciliables voisins, et s’assura que la dénonciation n’était pas mensongère. Il accueillit cependant la protestation fondée sur l’édit de Cyrus, dont on constata l’existence aux archives d’Ecbatane, et qui fut confirmé par le grand roi. Le troisième jour du mois d’adar, la sixième année du règne de Darius, le Temple était achevé et on en fit la dédicace solennelle.

Jour triomphal, non sans une ombre de tristesse.

Le prophète Aggée avait invité au travail au nom de Iahvé, et l’on avait entendu le cliquetis joyeux des marteaux sur la pierre.

Mais si les carrières royales fournissaient toujours leur beau calcaire blanc, on était trop pressé pour donner aux matériaux la perfection des blocs salomoniens[13]. On aurait voulu avoir des cèdres du Liban[14] pour les poutres et les lambris ; il eût été chimérique de les attendre. Aggée comprenait le désenchantement des vieillards[15] :

Quel est parmi vous le survivant
qui a vu cette maison dans sa gloire première,
et en quel état la voyez-vous maintenant ?
Ne paraît-elle pas à vos yeux comme rien ?

La foi, perçant l’avenir, contemplait cette demeure médiocre dans une auréole[16] :

J’ébranlerai les cieux et la terre…
Et je remplirai de gloire cette maison,
dit Iahvé des armées.

Si ferme était cette foi, qu’Aggée célébrait déjà le renversement de toutes les nations, au profit de l’élu de Dieu[17] :

En ce jour-là, — oracle de Iahvé des armées —,
je te prendrai, Zorobabel, fils de Salathiel,
mon serviteur, — oracle de Iahvé, —
et je ferai de toi comme un cachet ;
car je t’ai élu, — oracle de Iahvé des armées.

Ainsi la promesse faite à David était maintenue. Zorobabel, son descendant, en était le dépositaire ; il était le restaurateur. Le prophète n’ajoutait pas qu’il en était le dernier terme. Il saluait dans l’humiliation présente une gloire incomparable, sans dire clairement à quel temps elle serait manifestée et quel nouveau Zorobabel en recevrait l’éclat.

La suite des événements est obscure.

A suivre la disposition matérielle des documents dans les livres d’Esdras et de Néhémie, Esdras le scribe serait venu avant Néhémie le bâtisseur.

M. Van Hoonacker a montré que les textes eux-mêmes ne peuvent bien s’entendre qu’en renversant cet ordre[18]. Le grand effort de la reconstruction du Temple ne suffisait pas à assurer la persévérance dans la religion elle-même. Elle était intimement liée avec le sentiment national, et la nation ne pouvait subsister sans une capitale fermée qui pût défendre l’indépendance du peuple et de son Dieu. Entrait qui voulait dans l’enceinte de Jérusalem qui n’était guère qu’un champ de ruines. L’immigration avait refusé aux gens du pays la communion dans le culte, mais des relations de commerce s’imposaient ; les bons rapports amenaient à contracter des mariages, non sans un vrai péril pour la stricte unité nationale et pour la foi religieuse. Dès son origine le Judaïsme naissant sentait le besoin d’une barrière, moins contre des agressions hostiles que contre la contagion d’un esprit étranger.

Mais déjà, quand ils bâtissaient seulement le Temple, les anciens exilés avaient été arrêtés sur le soupçon qu’ils se mettaient à l’abri dans une citadelle si fortement assise sur sa colline isolée. Les voisins, inquiets d’un dessein qui devait les gêner, se chargeaient de remontrer au pouvoir central que les Judéens attendaient d’être assez forts pour se révolter.

Pour réussir, il fallait que le grand roi lui-même favorisât l’entreprise avant qu’aucune dénonciation ne parvînt de Judée.

Ce fut l’habileté de Néhémie, échanson d’Artaxerxès Ier, de se faire donner une mission par le roi, en l’apitoyant sur la triste situation où étaient les sépulcres de ses pères dans leur cité[19].

Muni d’une permission en règle de rebâtir les murailles et une maison pour lui-même, c’est-à-dire un palais de gouverneur, Néhémie partit avec une escorte de cavaliers. Prévenus trop tard Sanaballat et Tobie, les ennemis acharnés de l’indépendance des Judéens, furent réduits à ne compter que sur eux-mêmes. La situation était encore égale, car Néhémie n’avait que des pleins pouvoirs, aucun appui effectif, et il ne savait même pas s’il pouvait compter sur la bonne volonté des habitants de Jérusalem, misérables et découragés.

Aussi le noble patriote se garda-t-il, en arrivant, de leur faire part de son projet. Il voulut d’abord sonder la plaie, en ressentir toute la douleur, afin de communiquer à ses compatriotes la généreuse ardeur d’une âme émue. Cette émotion nous gagne encore quand nous lisons cette promenade nocturne « le long des murs démolis de Jérusalem et de ses portes consumées par le feu » [20]. Enflammé par ce spectacle, il réunit le peuple, lui narra le miracle de l’intervention royale, secoua la torpeur où il gisait, si bien qu’ils s’écrièrent : « Levons-nous, et bâtissons » [21].

Rapidement des groupes se formèrent ou plutôt les tâches furent réparties entre les clans et les villages. Chacun travaillait à la place marquée, si bien que l’ensemble du mur montait tout à la fois.

Sanaballat le Samaritain, et Tobie l’Ammonite ne comprirent pas d’abord quelle impulsion avaient reçue ces gens de métier et ces laboureurs jusqu’alors intimidés : « Qu’ils bâtissent tant qu’ils voudront ! Un renard dans son élan renverserait leur muraille » [22] !

Mais une ville détruite se relève aisément : les fondations étaient demeurées debout, les pierres étaient à portée toutes taillées. L’ennemi se présenta lorsque déjà « les forces manquaient aux porteurs de fardeaux », qui suffisaient à peine à l’appel des maçons. Un instant l’œuvre parut compromise. Sagement Néhémie arma une partie de ses gens, déjà à l’abri derrière la muraille. Ils combattaient pendant que leurs frères continuaient à mettre pierre sur pierre. Cette collaboration fraternelle fut entre les Judéens le ciment le plus solide : quand la muraille fut terminée, la nation avait pris conscience d’elle-même. Il était temps, car plusieurs des grands de Juda étaient liés avec Tobie, qui avait épousé une juive et marié son fils de la même façon. Ils avaient soudoyé un faux prophète pour engager Néhémie à des négociations qui étaient un guet-apens. Le patriote judéen pénétra leurs menées. Rien ne l’arrêta. La muraille fut bâtie en cinquante-deux jours.

La dédicace n’en importait pas moins que celle du Temple. L’excursion désolée de Néhémie parmi les blocs amoncelés se changea en une pompe triomphale sur les larges murs. Deux processions se mirent en route au même point en se tournant d’abord le dos pour se réunir dans la maison de Dieu. C’était Lui le véritable Roi de l’état restauré[23].

Une assemblée solennelle fut convoquée, qui marqua le point de départ d’une nouvelle alliance entre Dieu et son peuple.

On était arrivé au septième mois. Sans cesser d’occuper le premier rang, Néhémie, le gouverneur, mit en scène Esdras, prêtre et scribe, qu’il avait amené avec lui. Car il s’agissait de lire au peuple « le livre de la loi de Moïse que Iahvé a prescrite à Israël »[24].

Qu’Esdras, qui était scribe, ait écrit ce livre de sa main à Babylone, en transcrivant en caractères araméens du jour des exemplaires plus anciens, cela est assez probable, et appuyé par la tradition rabbinique. Et que la loi ait pris sous sa main un aspect nouveau par le groupement d’écrits conservés jusqu’alors séparément, est l’hypothèse préférée de bien des critiques. Mais personne ne peut songer à attribuer à Esdras la composition de tout le Pentateuque, spécialement la critique qui reconnaît le bien-fondé du témoignage du livre lui-même sur sa composition, échelonnée selon les circonstances qui suggéraient à Moïse le remaniement de la législation. Esdras ne peut pas davantage être l’auteur d’une addition considérable, car une semblable addition décèlerait nécessairement son origine au temps de la restauration, ce qui n’est pas le cas.

Il faut donc retenir l’affirmation très nette du livre de Néhémie, et cette grande image d’un peuple qui confesse sa faute devant son Dieu, qui fait sortir d’un injuste oubli une Loi à laquelle il n’a pas été assez fidèle, qui s’engage à la pratiquer désormais en toute rigueur.

On en fit un acte écrit, confirmé par serment, signé des principaux du peuple dont les noms sont indiqués, et qui promirent « avec imprécation et serment de marcher dans la loi de Dieu, qui avait été donnée par l’organe de Moïse, serviteur de Dieu, d’observer et de mettre en pratique tous les commandements de Iahvé, notre Seigneur, ses ordonnances et ses lois »[25].

Certes on avait conscience de quelque chose de nouveau. « Depuis les jours de Josué, fils de Nun, jusqu’à ce jour, les enfants d’Israël n’avaient rien fait de pareil »[26]. Mais la nouveauté était dans l’élan avec lequel on s’engageait à pratiquer une loi dont l’antiquité était certaine. Ainsi eût-on pu dire au temps de l’abbé de Rancé qu’on n’avait jamais pratiqué aussi exactement la règle de saint Benoît.

Si un document babylonien du temps d’Esdras parlait du code de Hammourabi, plus ancien que Moïse d’au moins cinq siècles, on admettrait sans peine qu’il le connaissait. Comment révoquer en doute l’existence d’une législation qui est le fondement nécessaire de la conversion de Juda, et qu’on savait avoir été celle de tout Israël ?

Les dérogations à la Loi ne prouvent rien contre son existence. Autant vaudrait dire que les prophètes n’avaient jamais prêché la charité et la justice envers des frères parce que Néhémie reprocha sévèrement aux grands et aux magistrats la dureté de leurs prêts à intérêts. S’ils n’étaient pas payés, ils réduisaient en servitude les fils et les filles de leurs débiteurs. Atroce injustice sociale, désormais plus évidente : « Nous avons racheté selon notre pouvoir nos frères les Juifs vendus aux nations, et vous vendriez vous-mêmes vos frères »[27] ! Et cependant au temps d’Amos on disait déjà :

Nous achèterons pour de l’argent les misérables,
et les pauvres en échange d’une paire de sandales[28].

Ainsi chaque époque avait selon l’entraînement du jour violé la justice sociale. Les invectives des réformateurs ne se référaient pas d’ordinaire au texte de la Loi, mais cette perpétuelle revendication de la justice ne s’expliquerait pas, surtout elle n’aurait pas triomphé dans une circonstance solennelle, sans l’évidence d’une prévarication contre une Loi, jadis violée, reconnue comme un antique contrat, sacré et désormais inviolable.

Une de ces prescriptions les plus caractérisées était l’observance du sabbat. Néhémie ne manqua pas de la rappeler. Sa vigilance s’étendit aussi sur les unions avec des femmes étrangères : on en avait souffert de son temps du fait de l’Ammonite Tobie, mais l’exemple du grand Salomon, entraîné au péché par ses femmes, lui parut encore plus décisif. Comme toujours la cohésion nationale souffrait de ces mariages mixtes. Les enfants habitués à la langue de leurs mères ne savaient même plus parler judéen ; on les entendait s’exprimer comme ceux d’Azot, la vieille cité philistine ! Néhémie maudit les coupables, les frappe, leur arrache les cheveux[29].

Même il chassa un des fils de Joïada, le grand prêtre, qui était gendre de Sanaballat, le chef des Samaritains. Le mal, extirpé d’Israël, produisit ses fruits sacrilèges au dehors. Les Samaritains n’avaient pas obtenu de participer à Jérusalem au culte de Iahvé. Ayant recruté de la sorte un prêtre, fils et petit-fils de grands prêtres, ils osèrent transporter chez eux, sur leur sainte montagne de Garizim, le culte de Iahvé. Ce fut l’origine du schisme des Samaritains. Sa naissance est une preuve de la cohésion désormais acquise en Judée. Toutefois les rigueurs de Néhémie n’eurent pas un succès complet. Après la mort du restaurateur, Esdras sentit que le peuple installé à Jérusalem, trop mélangé à des éléments peu sûrs, avait besoin d’un nouvel appoint de Judéens demeurés plus isolés en Babylonie, et par conséquent nationalistes plus intègres.

Il alla donc les chercher là-bas, plus faciles à entraîner que ceux de la première émigration, car il leur parlait du Temple et de l’autel relevés, de la nouvelle Jérusalem sortie glorieuse de ses ruines. Avec l’appui de ce nouveau convoi, peu considérable, mais choisi, avec une élite de lévites et de prêtres, il réussit à nommer une commission qui procéda avec moins de violence que Néhémie, mais avec plus de méthode et de persévérance. Les Judéens qui avaient contracté des mariages avec des étrangères durent comparaître devant ce tribunal, et furent sommés de les renvoyer.

Après trois mois la réforme était accomplie. C’était le dernier acte et le plus délicat de la restauration.


Le Judaïsme était fondé.

Par là il faut entendre d’abord que les fils d’Israël étaient réduits au seul royaume de Juda. On continuait à distinguer Juda et Benjamin, mais le nom de Juda prévalut seul ; les habitants étaient des Judéens, dont nous avons fait les Juifs. Le territoire s’étendait au nord jusqu’à Gabaon et à Maspha, au sud jusqu’à Bethsour ; quelques points étaient occupés à l’est du Jourdain, et du côté ouest jusqu’à l’ancienne plaine philistine, mais non pas au delà. Isolés sur leurs montagnes, les Juifs formaient un groupe assez compact, un véritable foyer. Leur influence rayonnait sur d’autres clans qui avaient gardé quelque souvenir de l’ancienne gloire et quelque attachement à l’ancienne religion.

Désormais l’idolâtrie est vaincue et en même temps l’attrait pour les dieux étrangers. C’est le trait principal de la conversion, le résultat escompté par les prophètes :

Ainsi donc sera expiée l’iniquité de Jacob,
et voici tout le fruit du pardon de son péché :
quand il aura mis les pierres des autels
en poudre, comme des pierres à chaux,
les achérahs et les images du Soleil ne se relèveront plus[30].

Sans doute il y aura encore à reprendre dans le culte. Malachie le prend de très haut. Il accuse les prêtres eux-mêmes de mépriser le nom de Iahvé ![31].

Et c’est sans doute une économie sordide qui les pousse à offrir à Dieu des victimes boiteuses ou malades ou aveugles. Allez donc offrir de semblables présents au gouverneur ! Mais ce manque de respect n’est pas une infidélité comme celle dont se plaignait Jérémie :

Une nation change-t-elle de dieux ?
— et encore ce ne sont pas des dieux !…
Et mon peuple a changé sa gloire
contre ce qui ne sert à rien ![32].

Après la restauration Iahvé régna seul, comme Dieu du ciel, et il semble que les Perses ne firent rien pour contraindre les Juifs à rendre hommage à Ahura-Mazda. Ils se contentèrent sans doute d’une sorte d’équivalence, ne se souciant pas de réduire à l’unité les cultes de leur immense empire.

Qu’il y ait eu des superstitions et des actes privés d’idolâtrie ou même de magie, il est difficile d’en douter[33]. Mais l’alliance demeurait étroite entre les Judéens et leur dieu, réglée officiellement par une loi mieux connue, plus exactement pratiquée. Le régime de la Loi est solidement établi. Elle domine tout l’homme : les actes religieux d’abord, puis les relations sociales, la justice civile et pénale, même les relations avec les puissances étrangères. Sa forme antique ne correspondra pas toujours aux exigences du temps, mais elle est désormais immuable dans ses termes, et ne s’adaptera à la loi du changement que par des explications avisées.

Il y a donc dans le judaïsme une pénétration plus profonde, plus étendue des principes qui étaient ceux des anciennes populations sémitiques et d’Israël lui-même. Mais il semble qu’il y manque la clef de voûte des états : la monarchie.

Nous avons vu Aggée saluer Zorobabel dans des termes que nous dirions messianiques. La royauté profane des rois de Juda avait été chassée par Ézéchiel de la sainte montagne de Dieu. Mais il avait parlé d’un prince. On ne pouvait non plus révoquer en doute les glorieuses destinées promises jadis par Isaïe à un descendant de David[34]. C’était une espérance qui remontait plus haut, jusqu’à Juda[35], jusqu’à Abraham[36]. La restauration ne pouvait paraître complète sans un chef, dont l’avènement mettrait le sceau de la réconciliation avec Dieu, étant la preuve suprême de sa fidélité à tenir sa promesse.

Pourtant cet espoir fut longtemps déçu. Après avoir toléré que Zorobabel fût à la tête des émigrants, probablement sous son nom babylonien de Shechbassar, la cour persane se ravisa. L’autorité fut confiée au gouverneur ou satrape des pays au delà du fleuve. Jérusalem eut son préfet particulier qui pouvait être judéen comme Néhémie. Ainsi la race de David tomba dans l’ombre, et aucune sympathie n’allait entourer le représentant du pouvoir étranger. Le grand prêtre était le véritable chef d’un peuple qui se distinguait surtout des autres par un culte spécial et exclusif.

On en a conclu que le judaïsme était déjà une église, une église dans l’État[37]. Mais à vrai dire, il ne pouvait pas y avoir une église dans l’état quand il n’y avait pas d’état en dehors de ce qu’on nomme une église. Cette expression se comprend aisément quand l’État et l’Église sont complètement constitués, avec leurs cadres, leurs lois, leurs buts distincts. Il n’en était pas ainsi en Judée, à moins qu’on n’entende par État le gouvernement des Perses, qui n’était pour les Juifs qu’un pouvoir étranger. Il serait plus juste de dire que le judaïsme était un état constitué par l’alliance étroite de la race et de la religion, de la législation civile et religieuse dans une même loi, par l’exercice d’une seule autorité dans les mains du grand prêtre. C’était un petit état religieux dans un grand état monarchique, ce qui est bien différent d’une église dans un état.

On dirait plus justement que le judaïsme fut une théocratie. Toutefois on ne pensait pas alors que Dieu exerçât son gouvernement directement par l’entremise d’un prophète comme Samuel, choisi par lui dans ce dessein. Le pouvoir de Dieu était assuré par un sacerdoce héréditaire. Le nom de hiérocratie serait donc le plus exact. Mais il ne servirait pas à classer l’organisation juive dans un cadre plus large, puisque le judaïsme est demeuré un cas unique dans l’histoire de l’humanité. L’évolution de son histoire nous fera mieux connaître ce phénomène, esquisse très imparfaite d’une église, parce que les éléments de l’Église et de l’État y étaient alors confondus[38].

  1. II Rois, xviii, 33 s.
  2. Pour toute cette politique, voir le P. Dhorme, Cyrus le Grand, dans RB., 1912, p. 22-49.
  3. Chronique Nabonide-Cyrus verso, l. 19 s., cité par Dhorme, l. l.
  4. L. l., p. 44.
  5. Chron. Nab.-Cyr., verso, I, 21 ss.
  6. Cylindre de Cyrus, 32.
  7. Esdr., i, 1 ss.
  8. Is., xl, 3.
  9. Is., xli, 18 s.
  10. Ces transplantations de nations qui ont longtemps paru invraisemblables se sont opérées sous nos yeux à la suite de la grande guerre, en particulier quand des groupes de Grecs installés en Asie Mineure ou en Thrace, dûment reconnus et enregistrés, ont été transportés en Grèce. Le texte d’Esdras a d’ailleurs soin de dire que de nombreux émigrants ne purent établir leurs titres d’origine israélite. — Esdr., ii, 64 s.
  11. Esdr., iv, 3.
  12. Jo., iv, 9 ss.
  13. I Rois, vii, 9 ss.
  14. Esd., iii, 7, sous Cyrus.
  15. Aggée, ii, 3.
  16. Ag., ii, 7.
  17. Ag., ii, 23.
  18. Néhémie et Esdras, Louvain, 1890.
  19. Néh., i.
  20. Néh., ii, 11 ss.
  21. Néh., ii, 18.
  22. Néh., iii, 35.
  23. Néh., xii, 27 ss.
  24. Néh., viii, 1.
  25. Neh., x, 30.
  26. Neh., viii, 17.
  27. Neh., v, 8.
  28. Am., viii, 6.
  29. Néh., xiii, 25 ss.
  30. Is., xxvii, 7 ss.
  31. Mal., i, 6.
  32. Jér., ii, 11.
  33. Encore nous paraît-il impossible d’attribuer à cette époque les abus décrits dans Is. lxv, 3 : « Sacrifiant dans les jardins, brûlant de l’encens sur des briques, se tenant dans les sépulcres, et passant la nuit dans des cachettes, mangeant de la chair de porc et des mets impurs dans leurs plats. »
  34. Is., xi, 1-9.
  35. Gen., xlix, 10.
  36. Is., xii, 3.
  37. D’après M. Touzard (RB.,1915, p. 133) : « la nouvelle société est en soi indépendante des cadres constitués par la race ; c’est une société essentiellement religieuse, c’est, pourrait-on dire, une Église dans l’État. Le judaïsme est fondé. » — Voir p. 339.
  38. Il n’entre pas dans notre plan d’insister sur la situation des Juifs sous l’empire des Perses. On a lu et on lira encore les beaux articles de M. Touzard : L’âme juive au temps des Perses, dans la Revue Biblique : 1916, p. 299-341 ; 1917, p. 54-137 ; 451-488 ; 1918, p. 336-402 ; 1919, p. 5-88 ; 1920, p. 5-42 ; 1923, p. 59-79 ; 1926, p. 174-205 ; 359-381 ; 1927, p. 5-24 ; 161-191, qui malheureusement n’ont pas reçu la conclusion annoncée.