Le Juge Arbitre, l’Hospitalier, et le Solitaire

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Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 224-230).

FABLE XXIX.

Le Juge Arbitre, l’Hoſpitalier, & le Solitaire.

Trois Saints également jaloux de leur ſalut,
Portez d’un même eſprit, tendoient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverſes.

Tous chemins vont à Rome : ainſi nos Concurrens
Crurent pouvoir choiſir des ſentiers differens.
L’un touché des ſoucis, des longueurs, des traverſes
Qu’en appanage on voit aux Procés attachez,
S’offrit de les juger ſans recompenſe aucune,
Peu ſoigneux d’établir icy-bas ſa fortune.
Depuis qu’il eſt des Loix, l’Homme pour ſes pechez
Se condamne à plaider la moitié de ſa vie.
La moitié ? les trois quarts, & bien ſouvent le tout.
Le Conciliateur crut qu’il viendroit à bout
De guérir cette folle & deteſtable envie.

Le ſecond de nos Saints choiſit les Hôpitaux.
Je le louë ; & le ſoin de ſoulager ces maux
Eſt une charité que je préfere aux autres.
Les Malades d’alors étant tels que les nôtres,
Donnoient de l’exercice au pauvre Hoſpitalier ;
Chagrins, impatiens, & ſe plaignant ſans ceſſe :
Il a pour tels & tels un ſoin particulier ;
Ce ſont ſes amis ; il nous laiſſe.
Ces plaintes n’étoient rien au prix de l’embarras
Où ſe trouva reduit l’Appointeur de débats.
Aucun n’étoit content ; la Sentence arbitrale
À nul des deux ne convenoit :
Jamais le Juge ne tenoit

À leur gré la balance égale,
De ſemblables diſcours rebutoient l’Appointeur.
Il court aux Hôpitaux, va voir leur Directeur.
Tous deux ne recueillant que plainte & que murmure,
Affligez, & contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au ſilence des bois.
Là ſous d’âpres rochers, prés d’une ſource pure,
Lieu reſpecté des vents, ignoré du Soleil,
Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conſeil.
Il faut, dit leur ami, le prendre de ſoi-même.
Qui mieux que vous ſçait vos beſoins ?
Aprendre à ſe connoître eſt le premier des ſoins

Qu’impoſe à tous mortels la Majeſté Suprême.
Vous étes-vous connus dans le monde habité ?
L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien, eſt une erreur extrême.
Troublez l’eau ; vous y voyez-vous ?
Agitez celle-ci. Comment nous verrions-nous ?
La vaſe eſt un épais nuage
Qu’aux effets du criſtal nous venons d’oppoſer.
Mes Freres, dit le Saint, laiſſez la repoſer ;
Vous verrez alors vôtre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au deſert.
Ainſi parla le Solitaire.

Il fut crû, l’on ſuivit ce conſeil ſalutaire.
Ce n’eſt pas qu’un emploi ne doive être ſouffert.
Puiſqu’on plaide, & qu’on meurt, & qu’on devient malade,
Il faut des Medecins, il faut des Avocats.
Ces ſecours, grace à Dieu, ne nous manqueront pas ;
Les honneurs & le gain, tout me le perſuade.
Cependant on s’oublie en ces communs beſoins.
Ô vous dont le Public emporte tous les ſoins,
Magiſtrats, Princes, & Miniſtres,
Vous que doivent troubler mille accidens ſiniſtres,
Que le malheur abbat, que le bonheur corrompt,

Vous ne vous voïez point, vous ne voïez perſonne.
Si quelque bon moment à ces penſers vous donne,
Quelque flateur vous interrompt.
Cette leçon ſera la fin de ces Ouvrages :
Puiſſe-t-elle être utile aux ſiecles à venir !
Je la preſente aux Rois, je la propoſe aux Sages ;
Par où ſçaurois-je mieux finir ?