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Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie I/Texte entier

La bibliothèque libre.
Méline, Cans et compagnie (1-2p. 13-228).


PREMIÈRE PARTIE.

L’AUBERGE DU FAUCON BLANC.






I


Morok.


Le mois d’octobre 1831 touche à sa fin.

Quoiqu’il soit encore jour, une lampe de cuivre à quatre becs éclaire les murailles lézardées d’un vaste grenier dont l’unique fenêtre est fermée à la lumière ; une échelle dont les montants dépassent la baie d’une trappe ouverte, sert d’escalier.

Çà et là, jetés sans ordre sur le plancher, sont des chaînes de fer, des carcans à pointes aiguës, des caveçons à dents de scie, des muselières hérissées de clous, de longues tiges d’acier emmanchées de poignées de bois. Dans un coin, est posé un petit réchaud portatif, semblable à ceux dont se servent les plombiers pour mettre l’étain en fusion ; le charbon y est empilé sur des copeaux secs ; une étincelle suffit pour allumer en une seconde cet ardent brasier.

Non loin de ce fouillis d’instruments sinistres, qui ressemblent à l’attirail d’un bourreau, sont quelques armes appartenant à un âge reculé. Une cotte de mailles, aux anneaux à la fois si flexibles, si fins, si serrés, qu’elle ressemble à un souple tissu d’acier, est étendue sur un coffre, à côté de jambards et de brassards de fer, en bon état, garnis de leurs courroies ; une masse d’armes, deux longues piques triangulaires à hampes de frêne, à la fois solides et légères, sur lesquelles on remarque de récentes taches de sang, complètent cette panoplie, un peu rajeunie par deux carabines tyroliennes armées et amorcées.

À cet arsenal d’armes meurtrières, d’instruments barbares, se trouve étrangement mêlée une collection d’objets très différents : ce sont de petites caisses vitrées, renfermant des rosaires, des chapelets, des médailles, des Agnus Dei, des bénitiers, des images de saints encadrées ; enfin bon nombre de ces livrets imprimés à Fribourg sur gros papier bleuâtre, livrets où l’on raconte divers miracles modernes, où l’on cite une lettre autographe de J. C. adressée à un fidèle, où l’on fait enfin pour les années 1831 et 1832 les prédictions les plus effrayantes contre la France impie et révolutionnaire.

Une de ces peintures sur toile, dont les bateleurs ornent la devanture de leurs théâtres forains, est suspendue à l’une des poutres transversales de la toiture, sans doute pour que ce tableau ne se gâte pas en restant trop longtemps roulé.

Cette toile porte cette inscription :

La véridique et mémorable conversion d’Ignace Morok, surnommé le Prophète, arrivée en l’année 1828 à Fribourg.

Ce tableau, de proportion plus grande que nature, d’une couleur violente, d’un caractère barbare, est divisé en trois compartiments, qui offrent en action trois phases importantes de la vie de ce converti surnommé le Prophète.

Dans le premier, on voit un homme à longue barbe, d’un blond presque blanc, à figure farouche, et vêtu de peau de rennes, comme le sont les sauvages peuplades du nord de la Sibérie ; il porte un bonnet de renard noir, terminé par une tête de corbeau ; ses traits expriment la terreur ; courbé sur son traîneau qui, attelé de deux grands chiens fauves, glisse sur la neige, il fuit la poursuite d’une bande de renards, de loups, d’ours monstrueux qui tous, la gueule béante et armée de dents formidables, semblent capables de dévorer cent fois l’homme, les chiens et le traîneau.

Au-dessous de ce premier tableau on lit :


En 1810, Morok est idolâtre, il fuit devant les bêtes féroces.


Dans le second compartiment, Morok, candidement revêtu de la robe blanche de catéchumène, est agenouillé, les mains jointes, devant un homme portant une longue robe noire et un rabat blanc ; dans un coin du tableau, un grand ange à mine rébarbative tient d’une main une trompette et de l’autre une épée flamboyante ; les paroles suivantes lui sortent de la bouche en caractères rouges sur un fond noir :


Morok l’idolâtre fuyait les bêtes féroces ; les bêtes féroces fuiront devant Ignace Morok, converti et baptisé à Fribourg.


En effet, dans le troisième compartiment, le nouveau converti se cambre, fier, superbe, triomphant, sous sa longue robe bleue à plis flottants ; la tête altière, le poing gauche sur la hanche, la main droite étendue, il semble terrifier une foule de tigres, d’hyènes, d’ours, de lions, qui, rentrant leurs griffes, cachant leurs dents, rampent à ses pieds, soumis et craintifs.

Au-dessous de ce dernier compartiment, on lit, en forme de conclusion morale :


Ignace Morok est converti ; les bêtes féroces rampent à ses pieds.


Non loin de ces tableaux se trouvent plusieurs ballots de petits livres, aussi imprimés à Fribourg, dans lesquels on raconte par quel étonnant miracle l’idolâtre Morok, une fois converti, avait tout à coup acquis un pouvoir surnaturel, presque divin, auquel les animaux les plus féroces ne pouvaient échapper, ainsi que le témoignaient chaque jour les exercices auxquels se livrait le dompteur de bêtes, moins pour faire montre de son courage et de son audace, que pour glorifier le Seigneur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À travers la trappe ouverte dans le grenier, s’exhale, comme par bouffées, une odeur sauvage, âcre, forte, pénétrante.

De temps à autre, on entend quelques râlements sonores et puissants, quelques aspirations profondes, suivies d’un bruit sourd, comme celui de grands corps qui s’étalent et s’allongent pesamment sur un plancher.

Un homme est seul dans ce grenier.

Cet homme est Morok, le dompteur de bêtes féroces, surnommé le Prophète.

Il a quarante ans, sa taille est moyenne, ses membres grêles, sa maigreur extrême ; une longue pelisse d’un rouge de sang, fourrée de noir, l’enveloppe entièrement ; son teint, naturellement blanc, est bronzé par l’existence voyageuse qu’il mène depuis son enfance ; ses cheveux, de ce blond jaune et mat particulier à certaines peuplades des contrées polaires, tombent droits et roides sur ses épaules ; son nez est mince, tranchant, recourbé ; autour de ses pommettes saillantes se dessine une longue barbe presque blanche à force d’être blonde.

Ce qui rend étrange la physionomie de cet homme, ce sont ses paupières très-ouvertes et très-relevées qui laissent voir sa prunelle fauve, toujours entourée d’un cercle blanc… Ce regard fixe, extraordinaire, exerçait une véritable fascination sur les animaux, ce qui d’ailleurs n’empêchait pas le Prophète d’employer aussi pour les dompter le terrible arsenal épars autour de lui.

Assis devant une table, il vient d’ouvrir le double fond d’une petite caisse remplie de chapelets et autres bimbeloteries semblables, à l’usage des dévotieux ; dans ce double fond, fermé par une serrure à secret, se trouvent plusieurs enveloppes cachetées, ayant seulement pour adresse un numéro combiné avec une lettre de l’alphabet. Le Prophète prend un de ces paquets, le met dans la poche de sa pelisse ; puis fermant le secret du double fond, il replace la caisse sur une tablette.

Cette scène se passe sur les quatre heures de l’après-dîner, à l’auberge du Faucon blanc, unique hôtellerie du petit village de Mockern, situé près de Leipzig, en venant du Nord vers la France.

Au bout de quelques moments, un rugissement rauque et souterrain fait trembler le grenier.

Judas ! tais-toi ! dit le Prophète d’un ton menaçant, en tournant la tête vers la trappe.

Un autre grondement sourd, mais aussi formidable qu’un tonnerre lointain, se fait alors entendre.

Caïn ! tais-toi ! crie Morok en se levant.

Un troisième rugissement d’une férocité inexprimable éclate tout à coup.

La Mort ! te tairas-tu ! s’écrie le Prophète.

Et il se précipite vers la trappe, s’adressant à un troisième animal invisible qui porte ce nom lugubre de la Mort.

Malgré l’habituelle autorité de sa voix, malgré les menaces réitérées, le dompteur de bêtes ne peut obtenir de silence ; bientôt, au contraire, les aboiements de plusieurs dogues se joignent aux rugissements des bêtes féroces.

Morok saisit une pique, s’approche de l’échelle, il va descendre, lorsqu’il voit quelqu’un sortir de la trappe.

Ce nouveau venu a une figure brune et hâlée ; il porte un chapeau gris à forme ronde et à larges bords, une veste courte et un large pantalon de drap vert ; ses guêtres de cuir poudreuses annoncent qu’il vient de parcourir une longue route ; une gibecière est attachée sur son dos par une courroie.

— Au diable les animaux ! s’écria-t-il en mettant le pied sur le plancher, depuis trois jours on dirait qu’ils m’ont oublié… Judas a passé sa patte à travers les barreaux de sa cage… et la Mort a bondi comme une furie ;… ils ne me reconnaissent donc plus ?

Ceci fut dit en allemand.

Morok répondit en s’exprimant dans la même langue avec un léger accent étranger.

— Bonnes ou mauvaises nouvelles, Karl ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Bonnes nouvelles…

— Tu les as rencontrés ?

— Hier, à deux lieues de Wittemberg…

— Dieu soit loué ! s’écria Morok en joignant les mains avec une expression de satisfaction profonde.

— C’est tout simple… de Russie en France, c’est la route obligée ; il y avait mille à parier contre un qu’on les rencontrerait entre Wittemberg et Leipzig.

— Et le signalement ?

— Très-fidèle ; les deux jeunes filles sont en deuil, le cheval est blanc, le vieillard a une longue moustache, un bonnet de police bleu, une houppelande grise… et un chien de Sibérie sur les talons.

— Et tu les as quittés… ?

— À une lieue… avant une demi-heure ils arriveront ici.

— Et dans cette auberge… puisqu’elle est la seule de ce village, dit Morok d’un air pensif.

— Et que la nuit vient…, ajouta Karl.

— As-tu fait causer le vieillard ?

— Lui… Vous n’y pensez pas !

— Comment ?

— Allez donc vous y frotter.

— Et quelle raison… ?

— Impossible.

— Impossible ? pourquoi ?

— Vous allez le savoir… Je les ai d’abord suivis jusqu’à la couchée d’hier, ayant l’air de les rencontrer par hasard ; j’ai parlé au grand vieillard, en lui disant ce qu’on se dit entre piétons voyageurs : Bonjour et bonne route, camarade ! Pour toute réponse il m’a regardé de travers, et du bout de son bâton m’a montré l’autre côté de la route.

— Il est Français, il ne comprend peut-être pas l’allemand ?

— Il le parle au moins aussi bien que vous, puisqu’à la couchée je l’ai entendu demander à l’hôte ce qu’il lui fallait pour lui et pour les jeunes filles.

— Et à la couchée… tu n’as pas essayé encore d’engager la conversation… ?

— Une seule fois… mais il m’a si brutalement reçu que, pour ne rien compromettre, je n’ai pas recommencé. Aussi, entre nous, je dois vous en prévenir, cet homme a l’air méchant en diable ; croyez-moi, malgré sa moustache grise, il paraît encore si vigoureux et si résolu, quoique décharné comme une carcasse, que je ne sais qui de lui ou de mon camarade le géant Goliath aurait l’avantage dans une lutte… Je ne sais pas vos projets… mais prenez garde, maître… prenez garde…

— Ma panthère noire de Java était aussi bien vigoureuse et bien méchante…, dit Morok avec un sourire dédaigneux et sinistre.

— La Mort ?… Certes, et elle est encore aussi vigoureuse et aussi méchante que jamais… Seulement, pour vous, elle est presque douce.

— C’est ainsi que j’assouplirai ce grand vieillard, malgré sa force et sa brutalité.

— Hum ! hum ! défiez-vous, maître, vous êtes habile, vous êtes aussi brave que personne ; mais, croyez-moi, vous ne ferez jamais un agneau du vieux loup qui va arriver ici tout à l’heure.

— Est-ce que mon lion Caïn, est-ce que mon tigre Judas ne rampent pas devant moi avec épouvante ?

— Je le crois bien, parce que vous avez de ces moyens qui…

— Parce que j’ai la foi… Voilà tout… Et c’est tout…, dit impérieusement Morok en interrompant Karl, et en accompagnant ces mots d’un tel regard, que l’autre baissa la tête et resta muet.

— Pourquoi celui que le Seigneur soutient dans sa lutte contre les bêtes ne serait-il pas aussi soutenu par lui dans ses luttes contre les hommes… quand ces hommes sont pervers et impies ? ajouta le Prophète d’un air triomphant et inspiré.

Soit par créance à la conviction de son maître, soit qu’il ne fût pas capable d’engager avec lui une controverse sur ce sujet si délicat, Karl répondit humblement au Prophète :

— Vous êtes plus savant que moi, maître ; ce que vous faites doit être bien fait.

— As-tu suivi ce vieillard et ces deux jeunes filles toute la journée ? reprit le Prophète après un moment de silence.

— Oui, mais de loin ; comme je connais bien le pays, j’ai tantôt coupé au court à travers la vallée, tantôt dans la montagne, en suivant la route où je les apercevais toujours ; la dernière fois que je les ai vus, je m’étais tapi derrière le moulin à eau de la tuilerie… Comme ils étaient en plein grand chemin, et que la nuit approchait, j’ai hâté le pas pour prendre les devants et vous annoncer ce que vous appelez une bonne nouvelle.

— Très-bonne… oui… très-bonne… et tu seras récompensé… car si ces gens m’avaient échappé…

Le Prophète tressaillit, et n’acheva pas.

À l’expression de sa figure, à l’accent de sa voix, on devinait de quelle importance était pour lui la nouvelle qu’on lui apportait.

— Au fait, reprit Karl, il faut que ça mérite attention, car ce courrier russe tout galonné qui est venu de Saint-Pétersbourg à Leipzig pour vous trouver… c’était peut-être pour…

Morok interrompit brutalement Karl et reprit :

— Qui t’a dit que l’arrivée de ce courrier ait eu rapport à ces voyageurs ? Tu te trompes, tu ne dois savoir que ce que je te dis…

— À la bonne heure, maître, excusez-moi, et n’en parlons plus… Ah çà, maintenant, je vais quitter mon carnier et aller aider Goliath à donner à manger aux bêtes, car l’heure du souper approche, si elle n’est passée. Est-ce qu’il se négligerait, maître, mon gros géant ?

— Goliath est sorti, il ne doit pas savoir que tu es rentré ; il ne faut pas surtout que le grand vieillard et les jeunes filles te voient ici, cela leur donnerait des soupçons.

— Où voulez-vous donc que j’aille ?

— Tu vas te retirer dans la petite soupente au fond de l’écurie ; là tu attendras mes ordres, car il est possible que tu partes cette nuit pour Leipzig.

— Comme vous voudrez ; j’ai dans mon carnier quelques provisions de reste, je souperai dans la soupente en me reposant.

— Va…

— Maître, rappelez-vous ce que je vous ai dit, défiez-vous du vieux à moustache grise, je le crois diablement résolu ; je m’y connais, c’est un rude compagnon, défiez-vous…

— Sois tranquille… je me défie toujours, dit Morok.

— Alors donc, bonne chance, maître !

Et Karl, regagnant l’échelle, disparut peu à peu.

Après avoir fait à son serviteur un signe d’adieu amical, le Prophète se promena quelque temps d’un air profondément méditatif ; puis s’approchant de la cassette à double fond qui contenait quelques papiers, il y prit une assez longue lettre qu’il relut plusieurs fois avec une extrême attention.

De temps à autre il se levait pour aller jusqu’au volet fermé qui donnait sur la cour intérieure de l’auberge, et prêtait l’oreille avec anxiété ; car il attendait impatiemment la venue des trois personnes dont on venait de lui annoncer l’approche.




II


Les voyageurs.


Pendant que la scène précédente se passait à l’auberge du Faucon Blanc à Mockern, les trois personnes dont Morok, le dompteur de bêtes, attendait si ardemment l’arrivée, s’avançaient paisiblement au milieu des riantes prairies, bornées d’un côté par une rivière dont le courant faisait tourner un moulin, et, de l’autre, par la grande route conduisant au village de Mockern, situé à une lieue environ, au sommet d’une colline assez élevée.

Le ciel était d’une sérénité superbe ; le bouillonnement de la rivière, battue par la roue du moulin et ruisselante d’écume, interrompait seul le silence de cette soirée d’un calme profond ; des saules touffus, penchés sur les eaux, y jetaient leurs ombres vertes et transparentes, tandis que plus loin la rivière réfléchissait si splendidement le bleu du zénith et les teintes enflammées du couchant, que, sans les collines qui la séparaient du ciel, l’or et l’azur de l’onde se fussent confondus dans une nappe éblouissante avec l’or et l’azur du firmament. Les grands roseaux du rivage courbaient leurs aigrettes de velours noir sous le léger souffle de la brise qui s’élève souvent à la fin du jour ; car le soleil disparaissait lentement derrière une large bande de nuages pourpres, frangés de feu… L’air vif et sonore apportait le tintement lointain des clochettes d’un troupeau.

À travers un sentier frayé dans l’herbe de la prairie, deux jeunes filles, presque deux enfants, car elles venaient d’avoir quinze ans, chevauchaient sur un cheval blanc de taille moyenne, assises dans une large selle à dossier où elles tenaient aisément toutes deux, car elles étaient de taille mignonne et délicate.

Un homme de grande taille, à figure basanée, à longues moustaches grises, conduisait le cheval par la bride, et se retournait de temps à autre vers les jeunes filles, avec un air de sollicitude à la fois respectueuse et paternelle ; il s’appuyait sur un long bâton ; ses épaules encore robustes portaient un sac de soldat ; sa chaussure poudreuse, ses pas un peu traînants, annonçaient qu’il marchait depuis longtemps.

Un de ces chiens que les peuplades du nord de la Sibérie attellent aux traîneaux, vigoureux animal, à peu près de la taille, de la forme et du pelage d’un loup, suivait scrupuleusement le pas du conducteur de la petite caravane, ne quittant pas, comme on dit vulgairement, les talons de son maître.

Rien de plus charmant que le groupe des deux jeunes filles.

L’une d’elles tenait de sa main gauche les rênes flottantes, et de son bras droit entourait la taille de sa sœur endormie, dont la tête reposait sur son épaule. Chaque pas du cheval imprimait à ces deux corps souples une ondulation pleine de grâce, et balançait leurs petits pieds appuyés sur une palette de bois servant d’étrier.

Ces deux sœurs jumelles s’appelaient Rose et Blanche, par un doux caprice maternel ; alors elles étaient orphelines, ainsi que le témoignaient leurs tristes vêtements de deuil à demi usés.

D’une ressemblance extrême, d’une taille égale, il fallait une constante habitude de les voir pour distinguer l’une de l’autre. Le portrait de celle qui ne dormait pas pourrait donc servir pour toutes deux ; la seule différence qu’il y eût entre elles en ce moment, c’était que Rose veillait, et remplissait ce jour-là les fonctions d’aînée, fonctions ainsi partagées, grâce à une imagination de leur guide ; vieux soldat de l’empire, fanatique de la discipline, il avait jugé à propos d’alterner ainsi entre les deux orphelines la subordination et le commandement.

Greuze se fût inspiré à la vue de ces deux jolis visages, coiffés de béguins de velours noir, d’où s’échappait une profusion de grosses boucles de cheveux châtain clair, ondoyant sur leur cou, sur leurs épaules, et encadrant leurs joues rondes, fermes, vermeilles et satinées ; un œillet rouge, humide de rosée, n’était pas d’un incarnat plus velouté que leurs lèvres fleuries ; le tendre bleu de la pervenche eût semblé sombre, auprès du limpide azur de leurs grands yeux où se peignaient la douceur de leur caractère et l’innocence de leur âge ; un front pur et blanc, un petit nez rose, une fossette au menton, achevaient de donner à ces gracieuses figures un adorable ensemble de candeur et de bonté charmante.

Il fallait encore les voir, lorsqu’à l’approche de la pluie ou de l’orage, le vieux soldat les enveloppait soigneusement toutes les deux dans une grande pelisse de peau de renne, et rabattait sur leurs têtes le vaste capuchon de ce vêtement imperméable ; alors… rien de plus ravissant que ces deux petites figures fraîches et souriantes, abritées sous ce camail de couleur sombre.

Mais la soirée était belle et calme ; le lourd manteau se drapait autour des genoux des deux sœurs, et son capuchon retombait sur le dossier de leur selle.

Rose, entourant toujours de son bras droit la taille de sa sœur endormie, la contemplait avec une expression de tendresse ineffable, presque maternelle… car ce jour-là, Rose était l’aînée, et une sœur aînée est déjà presque une mère…

Non-seulement les deux jeunes filles s’idolâtraient, mais par un phénomène psychologique fréquent chez les êtres jumeaux, elles étaient presque toujours simultanément affectées ; l’émotion de l’une se réfléchissait à l’instant sur la physionomie de l’autre ; une même cause les faisait tressaillir et rougir, tant leurs jeunes cœurs battaient à l’unisson ; enfin, joies ingénues, chagrins amers, tout entre elles était mutuellement ressenti et aussitôt partagé.

Dans leur enfance, atteintes à la fois d’une maladie cruelle, comme deux fleurs sur une même tige, elles avaient plié, pâli, langui ensemble, mais ensemble aussi elles avaient retrouvé leurs fraîches et pures couleurs.

Est-il besoin de dire que ces liens mystérieux, indissolubles, qui unissaient les deux jumelles, n’eussent pas été brisés sans porter une mortelle atteinte à l’existence de ces pauvres enfants ?

Ainsi, ces charmants couples d’oiseaux, nommés inséparables, ne pouvant vivre que d’une vie commune, s’attristent, souffrent, se désespèrent et meurent, lorsqu’une main barbare les éloigne l’un de l’autre.

Le conducteur des orphelines, homme de cinquante-cinq ans environ, d’une tournure militaire, offrait le type immortel des soldats de la république et de l’empire, héroïques enfants du peuple, devenus en une campagne les premiers soldats du monde, pour prouver au monde ce que peut, ce que vaut, ce que fait le peuple, lorsque ses vrais élus mettent en lui leur confiance, leur force et leur espoir.

Ce soldat, guide des deux sœurs, ancien grenadier à cheval de la garde impériale, avait été surnommé Dagobert ; sa physionomie grave et sérieuse était durement accentuée ; sa moustache grise, longue et fournie, cachait complètement sa lèvre inférieure, et se confondait avec une large impériale lui couvrant presque le menton ; ses joues maigres, couleur de brique, et tannées comme du parchemin, étaient soigneusement rasées ; d’épais sourcils, encore noirs, couvraient presque ses yeux d’un bleu clair ; ses boucles d’oreilles d’or descendaient jusque sur son col militaire à liseré blanc ; une ceinture de cuir serrait autour de ses reins sa houppelande de gros drap gris, et un bonnet de police bleu à flamme rouge, tombant sur l’épaule gauche, couvrait sa tête chauve.

Autrefois doué d’une force d’Hercule, mais ayant toujours un cœur de lion, bon et patient, parce qu’il était courageux et fort, Dagobert, malgré la rudesse de sa physionomie, se montrait, pour les orphelines, d’une sollicitude exquise, d’une prévenance inouïe, d’une tendresse adorable, presque maternelle… Oui, maternelle ! car pour l’héroïsme de l’affection : cœur de mère, cœur de soldat.

D’un calme stoïque, comprimant toute émotion, l’inaltérable sang-froid de Dagobert ne se démentait jamais ; aussi quoique rien ne fût moins plaisant que lui, il devenait quelquefois d’un comique achevé, en raison même de l’imperturbable sérieux qu’il apportait à toute chose.

De temps à autre, et tout en cheminant, Dagobert se retournait pour donner une caresse ou dire un mot amical au bon cheval blanc qui servait de monture aux orphelines, et dont les salières, les longues dents trahissaient l’âge respectable ; deux profondes cicatrices, l’une au flanc, l’autre au poitrail, prouvaient que ce cheval avait assisté à de chaudes batailles ; aussi n’était-ce pas sans une apparence de fierté qu’il secouait parfois sa vieille bride militaire, dont la bossette de cuivre offrait encore une aigle en relief ; son allure était régulière, prudente et ferme ; son poil vif, son embonpoint médiocre ; l’abondante écume qui couvrait son mors témoignaient de cette santé que les chevaux acquièrent par le travail continu, mais modéré, d’un long voyage à petites journées ; quoiqu’il fût en route depuis plus de six mois, ce pauvre animal portait aussi allègrement qu’au départ les deux orphelines et une assez lourde valise attachée derrière leur selle.

Si nous avons parlé de la longueur démesurée des dents de ce cheval (signe irrécusable de grande vieillesse), c’est qu’il les montrait souvent dans l’unique but de rester fidèle à son nom (il se nommait Jovial) et de faire une assez mauvaise plaisanterie, dont le chien était victime.

Ce dernier, sans doute par contraste, nommé Rabat-Joie, ne quittant pas les talons de son maître, se trouvait à la portée de Jovial, qui de temps à autre le prenait délicatement par la peau du dos, l’enlevait, et le portait ainsi quelques instants ; le chien, protégé par son épaisse toison, et sans doute habitué depuis longtemps aux facéties de son compagnon, s’y soumettait avec une complaisance stoïque ; seulement, quand la plaisanterie lui avait paru d’une suffisante durée, Rabat-Joie tournait la tête en grondant. Jovial l’entendait à demi-mot, et s’empressait de le remettre à terre ; d’autres fois, sans doute pour éviter la monotonie, Jovial mordillait légèrement le havre-sac du soldat, qui semblait, ainsi que son chien, parfaitement habitué à ces joyeusetés.

Ces détails feront juger de l’excellent accord qui régnait entre les deux sœurs jumelles, le vieux soldat, le cheval et le chien.

La petite caravane s’avançait, assez impatiente d’atteindre avant la nuit le village de Mockern que l’on voyait au sommet de la côte.

Dagobert regardait de temps à autre autour de lui, et semblait rassembler ses souvenirs ; peu à peu ses traits s’assombrirent ; lorsqu’il fut à peu de distance du moulin dont le bruit avait attiré son attention, il s’arrêta et passa à plusieurs reprises ses longues moustaches entre son pouce et son index, seul signe qui révélât chez lui une émotion forte et concentrée.

Jovial ayant fait un brusque temps d’arrêt derrière son maître, Blanche, éveillée en sursaut par ce mouvement, redressa la tête ; son premier regard chercha sa sœur, à qui elle sourit doucement, puis toutes deux échangèrent un signe de surprise à la vue de Dagobert immobile, les mains jointes sur son long bâton, et paraissant en proie à une émotion pénible et recueillie…

Les orphelines se trouvaient alors au pied d’un tertre peu élevé, dont le faîte disparaissait sous le feuillage épais d’un chêne immense planté à mi-côte de ce petit escarpement.

Rose, voyant Dagobert toujours immobile et pensif, se pencha sur sa selle, et appuyant sa petite main blanche sur l’épaule du soldat qui lui tournait le dos, elle lui dit doucement :

— Qu’as-tu donc, Dagobert ?

Le vétéran se retourna ; au grand étonnement des deux sœurs, elles virent une grosse larme qui, après avoir tracé son humide sillon sur sa joue tannée, se perdait dans son épaisse moustache.

— Tu pleures… toi ! s’écrièrent Rose et Blanche profondément émues. Nous t’en supplions… dis-nous ce que tu as…

Après un moment d’hésitation, le soldat passa sur ses yeux sa main calleuse, et dit aux orphelines d’une voix émue, en leur montrant le chêne centenaire auprès duquel elles se trouvaient :

— Je vais vous attrister, mes pauvres enfants… mais pourtant c’est comme sacré… ce que je vais vous dire… Eh bien ! il y a dix-huit ans… la veille de la grande bataille de Leipzig, j’ai porté votre père au pied de cet arbre… il avait deux coups de sabre sur la tête… un coup de feu à l’épaule… c’est ici que lui et moi, qui avais deux coups de lance pour ma part, nous avons été faits prisonniers… et par qui encore ? par un renégat… oui, par un Français, un marquis émigré, colonel au service des Russes… et qui plus tard… Enfin un jour… vous saurez tout cela…

Puis après un silence, le vétéran, montrant du bout de son bâton le village de Mockern, ajouta :

— Oui… oui, je m’y reconnais, voilà les hauteurs où votre brave père, qui nous commandait, nous et les Polonais de la garde, a culbuté les cuirassiers russes après avoir enlevé une batterie… Ah ! mes enfants, ajouta naïvement le soldat, j’aurais voulu que vous le voyiez, votre brave père, à la tête de notre brigade de grenadiers à cheval, lancer une charge à fond au milieu d’une grêle d’obus ! il n’y avait rien de beau comme lui.

Pendant que Dagobert exprimait à sa manière ses regrets et ses souvenirs, les deux orphelines, par un mouvement spontané, se laissèrent légèrement glisser de cheval, et, se tenant par la main, allèrent s’agenouiller au pied du vieux chêne.

Puis là, pressées l’une contre l’autre, elles se mirent à pleurer, pendant que, debout derrière elles, le soldat, croisant ses mains sur son long bâton, y appuyait son front chauve.

— Allons… allons, il ne faut pas vous chagriner, dit-il doucement, au bout de quelques minutes, en voyant des larmes couler sur les joues vermeilles de Rose et de Blanche toujours à genoux, peut-être retrouverons-nous le général Simon à Paris, ajouta-t-il ; je vous expliquerai cela ce soir à la couchée… J’ai voulu exprès attendre à aujourd’hui pour vous apprendre bien des choses sur votre père ; c’était une idée à moi… parce que ce jour est comme un anniversaire.

— Nous pleurons, parce que nous pensons aussi à notre mère, dit Rose.

— À notre mère que nous ne reverrons plus que dans le ciel, ajouta Blanche.

Le soldat releva les orphelines, les prit par la main, et les regardant tour à tour avec une expression d’ineffable attachement, rendue plus touchante encore par le contraste de sa rude figure :

— Il ne faut pas vous chagriner ainsi, mes enfants. Votre mère était la meilleure des femmes, c’est vrai… Quand elle habitait la Pologne, on l’appelait la Perle de Varsovie ; c’est la perle du monde entier qu’on aurait dû dire… car dans le monde entier on n’aurait pas trouvé sa pareille… Non… non…

La voix de Dagobert s’altérait, il se tut et passa ses longues moustaches grises entre son pouce et son index, selon son habitude.

— Écoutez, mes enfants, reprit-il après avoir surmonté son attendrissement, votre mère ne pouvait vous donner que les meilleurs conseils, n’est-ce pas ?

— Oui, Dagobert.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’elle vous a recommandé avant de mourir ? De penser souvent à elle, mais sans vous attrister.

— C’est vrai ; elle nous a dit que Dieu, toujours bon pour les pauvres mères dont les enfants restent sur terre, lui permettrait de nous entendre du haut du ciel, dit Blanche.

— Et qu’elle aurait toujours les yeux ouverts sur nous, ajouta Rose.

Puis les deux sœurs, par un mouvement spontané, rempli d’une grâce touchante, se prirent par la main, tournèrent vers le ciel leurs regards ingénus, et dirent avec l’adorable foi de leur âge :

— N’est-ce pas, mère… tu nous vois ?… tu nous entends ?…

— Puisque votre mère vous voit et vous entend, dit Dagobert ému, ne lui faites donc plus de chagrin en vous montrant tristes… Elle vous l’a défendu…

— Tu as raison, Dagobert.

— Nous n’aurons plus de chagrin.

Et les orphelines essuyèrent leurs yeux.

Dagobert, au point de vue dévot, était un vrai païen : en Espagne il avait sabré avec une extrême sensualité ces moines de toutes robes et de toutes couleurs, qui, portant le crucifix d’une main et le poignard de l’autre défendaient, non la liberté (l’inquisition la bâillonnait depuis des siècles), mais leurs monstrueux privilèges. Pourtant, Dagobert avait depuis quarante ans assisté à des spectacles d’une si terrible grandeur, il avait tant de fois vu la mort de près, que l’instinct de religion naturelle, commun à tous les cœurs simples et honnêtes, avait toujours surnagé dans son âme. Aussi quoiqu’il ne partageât point la consolante illusion des deux sœurs, il eût regardé comme un crime d’y porter la moindre atteinte.

Les voyant moins tristes, il reprit :

— À la bonne heure, mes enfants, j’aime mieux vous entendre babiller comme vous faisiez ce matin et hier… en riant sous cape, de temps à autre, et en ne me répondant pas à ce que je vous disais… tant vous étiez occupées de votre entretien… Oui, oui, mesdemoiselles… voilà deux jours que vous paraissez avoir de fameuses affaires ensemble… Tant mieux, surtout si cela vous amuse.

Les deux sœurs rougirent, échangèrent un demi-sourire qui contrasta avec les larmes qui remplissaient encore leurs yeux, et Rose dit au soldat avec un peu d’embarras :

— Mais non, je t’assure, Dagobert, nous parlions de choses et d’autres.

— Bien, bien, je ne veux rien savoir… Ah çà ! reposez-vous quelques moments encore, et puis en route, car il se fait tard, et il faut que nous soyons à Mockern avant la nuit… pour nous remettre en route demain matin de bonne heure.

— Nous avons encore bien, bien du chemin ? demanda Rose.

— Pour aller jusqu’à Paris ? Oui, mes enfants, une centaine d’étapes… nous n’allons pas vite, mais nous avançons… et nous voyageons à bon marché, car notre bourse est petite ; un cabinet pour vous, une paillasse et une couverture pour moi à votre porte, avec Rabat-Joie sur mes pieds, une litière de paille fraîche pour le vieux Jovial, voilà nos frais de route ; je ne parle pas de la nourriture, parce que vous mangez à vous deux comme une souris, et que j’ai appris en Égypte et en Espagne à n’avoir faim que quand ça se pouvait…

— Et tu ne dis pas que, pour économiser davantage encore, tu veux faire toi-même notre petit ménage en route et que tu ne nous laisses jamais t’aider.

— Enfin, bon Dagobert, quand on pense que tu savonnes presque chaque soir à la couchée… comme si ce n’était pas nous… qui…

— Vous ?… dit le soldat en interrompant Blanche, je vais vous laisser gercer vos jolies petites mains dans l’eau de savon, n’est-ce pas ? D’ailleurs, est-ce qu’en campagne un soldat ne savonne pas son linge ?… Tel que vous me voyez, j’étais la meilleure blanchisseuse de mon escadron… et comme je repasse, hein ? sans me vanter !

— Le fait est que tu repasses très-bien, très-bien…

— Seulement… tu roussis quelquefois…, dit Rose en souriant.

— Quand le fer est trop chaud, c’est vrai… Dame… j’ai beau l’approcher de ma joue… ma peau est si dure que je ne sens pas le trop de chaleur…, dit Dagobert avec un sérieux imperturbable.

— Tu ne vois pas que nous plaisantons, bon Dagobert ?

— Alors, mes enfants, si vous trouvez que je fais bien mon métier de blanchisseuse, continuez-moi votre pratique, c’est moins cher, et en route, il n’y a pas de petite économie, surtout pour de pauvres gens comme nous, car il faut au moins que nous ayons de quoi arriver à Paris… Nos papiers et la médaille que vous portez feront le reste, il faut l’espérer du moins…

— Cette médaille est sacrée pour nous… notre mère nous l’a donnée en mourant…

— Aussi prenez bien garde de la perdre, assurez-vous de temps en temps que vous l’avez.

— La voilà, dit Blanche.

Et elle tira de son corsage une petite médaille de bronze qu’elle portait au cou, suspendue par une chaînette de même métal.

Cette médaille offrait sur ses deux faces les inscriptions ci-dessous :


VICTIME
de
L. C. D. J.
Priez pour moi.
PARIS,
Le 13 février 1682.
À PARIS
Rue Saint-François no 3.
Dans un siècle et demi
vous serez
le 13 février 1832.
PRIEZ POUR MOI.


— Qu’est-ce que cela signifie, Dagobert ? reprit Blanche en considérant ces lugubres inscriptions. Notre mère n’a pu nous le dire.

— Nous parlerons de tout cela ce soir à la couchée, répondit Dagobert, il se fait tard, partons ; serrez bien cette médaille… et en route ; nous avons près d’une heure de marche avant d’arriver à l’étape… Allons, mes pauvres enfants, encore un coup d’œil à ce tertre où votre brave père est tombé… et à cheval ! à cheval !

Les deux orphelines jetèrent un dernier et pieux regard sur la place qui avait rappelé de si pénibles souvenirs à leur guide, et, avec son aide remontèrent sur Jovial.

Ce vénérable animal n’avait pas songé un moment à s’éloigner ; mais en vétéran d’une prévoyance consommée, il avait provisoirement mis les moments à profit, en prélevant sur le sol étranger une large dîme d’herbe verte et tendre, le tout aux regards quelque peu envieux de Rabat-Joie, commodément établi sur le pré, son museau allongé entre ses deux pattes de devant ; au signal du départ, le chien reprit son poste derrière son maître ; Dagobert, sondant le terrain du bout de son long bâton, conduisait le cheval par la bride avec précaution, car la prairie devenait de plus en plus marécageuse ; au bout de quelques pas, il fut obligé d’obliquer vers la gauche, afin de rejoindre la grande route.

Dagobert ayant demandé, en arrivant à Mockern, la plus modeste auberge du village, on lui répondit qu’il n’y en avait qu’une : l’auberge du Faucon blanc.

— Allons donc à l’auberge du Faucon blanc, avait répondu le soldat.




III


L’arrivée.


Déjà plusieurs fois, Morok, le dompteur de bêtes, avait impatiemment ouvert le volet de la lucarne du grenier donnant sur la cour de l’auberge du Faucon blanc, afin de guetter l’arrivée des deux orphelines et du soldat ; ne les voyant pas venir, il se remit à marcher lentement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, cherchant le moyen d’exécuter le plan qu’il avait conçu ; ses idées le préoccupaient sans doute d’une manière pénible, car ses traits semblaient plus sinistres encore que d’habitude.

Malgré son apparence farouche, cet homme ne manquait pas d’intelligence ; l’intrépidité dont il faisait preuve dans ses exercices, et que, par un adroit charlatanisme, il attribuait à son récent état de grâce, un langage quelquefois mystique et solennel, une hypocrisie austère lui avaient donné une sorte d’influence sur les populations qu’il visitait souvent dans ses pérégrinations.

On se doute bien que, dès longtemps avant sa conversion, Morok s’était familiarisé avec les mœurs des bêtes sauvages… En effet, né dans le nord de la Sibérie, il avait été, jeune encore, l’un des plus hardis chasseurs d’ours et de rennes ; plus tard, en 1810, abandonnant cette profession, pour servir de guide à un ingénieur russe chargé d’explorations dans les régions polaires, il l’avait ensuite suivi à Saint-Pétersbourg ; là Morok, après quelques vicissitudes de fortune, fut employé parmi les courriers impériaux, automates de fer, que le moindre caprice du despote lance sur un frêle traîneau, dans l’immensité de l’empire, depuis la Perse jusqu’à la mer Glaciale. Pour ces gens, qui voyagent jour et nuit avec la rapidité de la foudre, il n’y a ni saisons, ni obstacles, ni fatigues, ni dangers ; projectiles humains, il faut qu’ils soient brisés ou qu’ils arrivent au but ; on conçoit dès lors l’audace, la vigueur et la résignation d’hommes habitués à une vie pareille.

Il est inutile de dire maintenant par suite de quelles singulières circonstances Morok avait abandonné ce rude métier pour une autre profession, et était enfin entré, comme catéchumène, dans une maison religieuse de Fribourg ; après quoi, bien et dûment converti, il avait commencé ses excursions nomades avec une ménagerie dont on ignorait l’origine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Morok se promenait toujours dans son grenier.

La nuit était venue.

Les trois personnes dont il attendait si impatiemment l’arrivée ne paraissaient pas.

Sa marche devenait de plus en plus nerveuse et saccadée.

Tout à coup il s’arrêta brusquement, pencha la tête du côté de la fenêtre et écouta. Cet homme avait l’oreille fine comme un sauvage.

— Les voilà !… s’écria-t-il.

Et sa prunelle fauve brilla d’une joie diabolique. Il venait de reconnaître le pas d’un homme et d’un cheval.

Allant au volet de son grenier, il l’entr’ouvrit prudemment, et vit entrer dans la cour de l’auberge les deux jeunes filles à cheval, et le vieux soldat qui leur servait de guide.

La nuit était venue, sombre, nuageuse ; un grand vent faisait vaciller la lumière des lanternes à la clarté desquelles on recevait ces nouveaux hôtes ; le signalement donné à Morok était si exact, qu’il ne pouvait s’y tromper.

Sûr de sa proie, il ferma la fenêtre.

Après avoir encore réfléchi un quart d’heure, sans doute pour bien coordonner ses projets, il se pencha au-dessus de la trappe où était placée l’échelle qui servait d’escalier, et appela :

— Goliath !

— Maître ? répondit une voix rauque.

— Viens ici…

— Me voilà… Je viens de la boucherie, j’apporte la viande.

Les montants de l’échelle tremblèrent, et bientôt une tête énorme apparut au niveau du plancher.

Goliath, le bien nommé (il avait plus de six pieds et une carrure d’Hercule), était hideux ; ses yeux louches se renfonçaient sous un front bas et saillant ; sa chevelure et sa barbe fauve, épaisse et drue comme du crin, donnaient à ses traits un caractère bestialement sauvage ; entre ses larges mâchoires, armées de dents ressemblant à des crocs, il tenait par un coin un morceau de bœuf cru pesant dix ou douze livres, trouvant sans doute plus commode de porter ainsi cette viande, afin de se servir de ses mains pour grimper à l’échelle, qui vacillait sous son poids.

Enfin ce gros et grand corps sortit tout entier de la trappe : à son cou de taureau, à l’étonnante largeur de sa poitrine et de ses épaules, à la grosseur de ses bras et de ses jambes, on devinait que ce géant pouvait sans crainte lutter corps à corps avec un ours.

Il portait un vieux pantalon à bandes rouges, garni de basane, et une sorte de casaque ou plutôt de cuirasse de cuir très-épais, çà et là éraillé par les ongles tranchants des animaux.

Lorsqu’il fut debout, Goliath desserra ses crocs, ouvrit la bouche, laissa tomber à terre le quartier de bœuf, en léchant ses moustaches sanglantes avec gourmandise.

Cette espèce de monstre avait, comme tant d’autres saltimbanques, commencé par manger de la viande crue dans les foires, moyennant rétribution du public. Puis ayant pris l’habitude de cette nourriture de sauvage et alliant son goût à son intérêt, il préludait aux exercices de Morok en dévorant devant la foule quelques livres de chair crue.

— La part de la Mort et la mienne sont en bas, voilà celle de Caïn et de Judas, dit Goliath en montrant le morceau de bœuf. Où est le couperet ?… que je la sépare en deux… pas de préférence… bête ou homme, à chaque gueule… sa viande…

Retroussant alors une des manches de sa casaque, il fit voir un avant-bras velu comme la peau d’un loup, et sillonné de veines grosses comme le pouce.

— Ah çà, voyons, maître ! où est le couperet ? reprit-il en cherchant des yeux cet instrument.

Au lieu de répondre à cette demande, le Prophète fit plusieurs questions à son acolyte.

— Étais-tu en bas quand tout à l’heure de nouveaux voyageurs sont arrivés dans l’auberge ?

— Oui, maître, je revenais de la boucherie.

— Quels sont ces voyageurs ?

— Il y a deux petites filles montées sur un cheval blanc ; un vieux bonhomme à grandes moustaches les accompagne… Mais le couperet… les bêtes ont grand-faim… moi aussi… le couperet !…

— Sais-tu… où l’on a logé ces voyageurs ?

— L’hôte a conduit les petites filles et le vieux au fond de la cour.

— Dans le bâtiment qui donne sur les champs ?

— Oui, maître… mais le…

Un concert d’horribles rugissements ébranla le grenier et interrompit Goliath.

— Entendez-vous ? s’écria-t-il, la faim rend ces bêtes furieuses. Si je pouvais rugir… je ferais comme elles. Je n’ai jamais vu Judas et Caïn comme ce soir ; ils font des bonds dans leur cage, à tout briser… Quant à la Mort, ses yeux brillent encore plus qu’à l’ordinaire… on dirait deux chandelles… Pauvre Mort !

Morok, sans avoir égard aux observations de Goliath :

— Ainsi les jeunes filles sont logées dans le bâtiment du fond de la cour ?

— Oui, oui, mais pour l’amour du diable, le couperet. Depuis le départ de Karl, il faut que je fasse tout l’ouvrage, et ça met du retard à notre manger.

— Le vieux bonhomme est-il resté avec les jeunes filles ? demanda Morok.

Goliath, stupéfait de ce que, malgré ses instances, son maître ne songeait pas au souper des animaux, contemplait le Prophète avec une surprise croissante.

— Réponds donc, brute…

— Si je suis brute, j’ai la force des brutes, dit Goliath d’un ton bourru, et brute contre brute, je n’ai pas toujours le dessous.

— Je te demande si le vieux est resté avec les jeunes filles ? répéta Morok.

— Eh bien ! non, répondit le géant ; le vieux, après avoir conduit son cheval à l’écurie, a demandé un baquet, de l’eau ; il s’est établi sous le porche, et, à la clarté de la lanterne… il savonne… Un homme à moustaches grises… savonner comme une lavandière, c’est comme si je donnais du millet à des serins, ajouta Goliath en haussant les épaules avec mépris. Maintenant que j’ai répondu, maître, laissez-moi m’occuper du souper des bêtes.

Puis cherchant quelque chose des yeux, il ajouta :

— Mais où est donc ce couperet ?

Après un moment de silence méditatif, le Prophète dit à Goliath :

— Tu ne donneras pas à manger aux bêtes ce soir.

D’abord Goliath ne comprit pas, tant cette idée était en effet incompréhensible pour lui.

— Plaît-il, maître ? dit-il.

— Je te défends de donner à manger aux bêtes ce soir.

Goliath ne répondit rien, ouvrit ses yeux louches d’une grandeur démesurée, joignit les mains, et recula de deux pas.

— Ah çà ! m’entends-tu ? dit Morok avec impatience. Est-ce clair ?

— Ne pas manger ? quand notre viande est là, quand notre souper est déjà en retard de trois heures !… s’écria Goliath avec une stupeur croissante.

— Obéis… et tais-toi !

— Mais vous voulez donc qu’il arrive un malheur ce soir ?… La faim va rendre les bêtes furieuses ! et moi aussi…

— Tant mieux !

— Enragées !…

— Tant mieux !

— Comment, tant mieux ?… Mais…

— Assez.

— Mais, par la peau du diable, j’ai aussi faim qu’elles, moi…

— Mange… qui t’empêche ? ton souper est prêt, puisque tu le manges cru.

— Je ne mange jamais sans mes bêtes… ni elles sans moi…

— Je te répète que si tu as le malheur de donner à manger aux bêtes… je te chasse…

Goliath fit entendre un grognement sourd, aussi rauque que celui d’un ours, en regardant le Prophète d’un air à la fois stupéfait et courroucé.

Morok, ces ordres donnés, marchait en long et en large dans le grenier, paraissant réfléchir. Puis, s’adressant à Goliath, toujours plongé dans un ébahissement profond :

— Tu te rappelles où est la maison du bourgmestre, où j’ai été ce soir faire viser mon permis, et dont la femme a acheté de petits livres et un chapelet ?

— Oui, répondit brutalement le géant.

— Tu vas aller demander à sa servante si tu peux être sûr de trouver demain le bourgmestre de bon matin.

— Pourquoi faire ?

— J’aurai peut-être quelque chose d’important à lui apprendre ; en tout cas, dis-lui que je le prie de ne pas sortir avant de m’avoir vu.

— Bon… mais les bêtes… je ne peux pas leur donner à manger avant d’aller chez le bourgmestre ?… Seulement à la panthère de Java… c’est la plus affamée… Voyons, maître, seulement à la Mort. Je ne prendrai qu’une bouchée pour lui faire manger. Caïn, moi et Judas, nous attendrons.

— C’est surtout à la panthère que je te défends de donner à manger. Oui, à elle… encore moins qu’à toute autre.

— Par les cornes du diable ! s’écria Goliath, qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui ? je ne comprends rien à rien ; c’est dommage que Karl ne soit pas ici ; lui qui est malin, il m’aiderait à comprendre pourquoi vous empêchez des bêtes qui ont faim… de manger.

— Tu n’as pas besoin de comprendre.

— Est-ce qu’il ne reviendra pas bientôt, Karl ?

— Il est revenu…

— Où est-il donc ?…

— Il est reparti…

— Qu’est-ce qui se passe donc ici ? Il y a quelque chose ; Karl part, revient, repart, et…

— Il ne s’agit pas de Karl, mais de toi ; quoique affamé comme un loup, tu es malin comme un renard, et quand tu veux… aussi malin que Karl…

Et Morok frappa cordialement sur l’épaule du géant, changeant tout à coup de physionomie et de langage.

— Moi, malin ?

— La preuve, c’est qu’il y aura dix florins à gagner cette nuit… et que tu seras assez malin pour les gagner… j’en suis sûr.

— À ce compte-là, oui, je suis malin, dit le géant en souriant d’un air stupide et satisfait. Qu’est-ce qu’il faudra faire pour gagner ces dix florins ?

— Tu le verras…

— Est-ce difficile ?

— Tu le verras… Tu vas commencer par aller chez le bourgmestre, mais avant de partir tu allumeras ce réchaud.

Il le montra du geste à Goliath.

— Oui, maître…, dit le géant un peu consolé du retard de son souper par l’espérance de gagner dix florins.

— Dans ce réchaud tu mettras rougir cette tige d’acier, ajouta le Prophète.

— Oui, maître.

— Tu l’y laisseras, tu iras chez le bourgmestre, et tu reviendras m’attendre ici.

— Oui, maître.

— Tu entretiendras toujours le feu du fourneau.

— Oui, maître.

Morok fit un pas pour sortir ; puis, se ravisant :

— Tu dis que le vieux bonhomme est occupé à savonner sous le porche ?

— Oui, maître.

— N’oublie rien, la tige d’acier au feu, le bourgmestre, et reviens ici attendre mes ordres.

Ce disant, le Prophète descendit du grenier par la trappe et disparut.




IV


Morok et Dagobert


Goliath ne s’était pas trompé… Dagobert savonnait, avec le sérieux imperturbable qu’il mettait à toutes choses.

Si l’on songe aux habitudes du soldat en campagne, on ne s’étonnerait pas de cette apparente excentricité ; d’ailleurs Dagobert ne pensait qu’à économiser la petite bourse des orphelines et à leur épargner tout soin, toute peine ; aussi le soir, après chaque étape, se livrait-il à une foule d’occupations féminines. Du reste, il n’en était pas à son apprentissage : bien des fois, durant ses campagnes, il avait très-industrieusement réparé le dommage et le désordre qu’une journée de bataille apporte toujours dans les vêtements d’un soldat, car ce n’est pas tout que de recevoir des coups de sabre, il faut encore raccommoder son uniforme, puisque, en entamant la peau, la lame fait aussi à l’habit une entaille incongrue.

Aussi, le soir ou le lendemain d’un rude combat, voit-on les meilleurs soldats (toujours distingués par leur belle tenue militaire) tirer de leur sac ou de leur porte-manteau une petite trousse garnie d’aiguilles, de fil, de ciseaux, de boutons et autres merceries, afin de se livrer à toutes sortes de raccommodages et de reprises perdues, dont la plus soigneuse ménagère serait jalouse.

On ne saurait trouver une transition meilleure, pour expliquer le surnom de Dagobert donné à François Baudoin (conducteur des deux orphelines), lorsqu’il était cité comme l’un des plus beaux et des plus braves grenadiers de la garde impériale.

On s’était rudement battu tout le jour, sans avantage décisif… Le soir, la compagnie dont notre homme faisait partie avait été envoyée en grand’garde pour occuper les ruines d’un village abandonné ; les vedettes posées, une moitié des cavaliers resta à cheval, et l’autre put prendre quelque repos en mettant ses chevaux au piquet. Notre homme avait vaillamment chargé sans être blessé cette fois, car il ne comptait que pour mémoire une profonde égratignure qu’un kaiserlitz lui avait faite à la cuisse, d’un coup de baïonnette maladroitement porté de bas en haut.

— Brigand ! ma culotte neuve !… s’était écrié le grenadier, en voyant bâiller sur sa cuisse une énorme déchirure, qu’il vengea en ripostant d’un coup de latte savamment porté de haut en bas, et qui transperça l’Autrichien.

Si notre homme se montrait d’une stoïque indifférence au sujet de ce léger accroc fait à sa peau, il n’en était pas de même pour l’accroc fait à sa culotte de grande tenue.

Il entreprit donc le soir même, au bivouac, de remédier à cet accident : tirant de sa poche sa trousse, y choisissant son meilleur fil, sa meilleure aiguille, armant son doigt de son dé, il se met en devoir de faire le tailleur à la lueur du feu du bivouac, après avoir préalablement ôté ses grandes bottes à l’écuyère, puis, il faut bien l’avouer, sa culotte, et l’avoir retournée, afin de travailler sur l’envers pour que la reprise fût mieux dissimulée.

Ce déshabillement partiel péchait quelque peu contre la discipline ; mais le capitaine qui faisait sa ronde ne put s’empêcher de rire à la vue du vieux soldat qui, gravement assis sur ses talons, son bonnet à poil sur la tête, son grand uniforme sur le dos, ses bottes à côté de lui, sa culotte sur ses genoux, cousait et recousait avec le sang-froid d’un tailleur installé sur son établi.

Tout à coup une mousquetade retentit, et les vedettes se replièrent sur le détachement, en criant : Aux armes !

— À cheval ! s’écrie le capitaine d’une voix de tonnerre.

En un instant les cavaliers sont en selle, le malencontreux faiseur de reprises était guide du premier rang ; n’ayant pas le temps de retourner sa culotte à l’endroit, hélas ! il la passe, tant bien que mal, à l’envers, et sans prendre le temps de mettre ses bottes il saute à cheval.

Un parti de Cosaques, profitant du voisinage d’un bois, avait tenté de surprendre le détachement ; la mêlée fut sanglante, notre homme écumait de colère, il tenait beaucoup à ses effets, et la journée lui était fatale : sa culotte déchirée, ses bottes perdues ! aussi ne sabra-t-il jamais avec plus d’acharnement ; un clair de lune superbe éclairait l’action ; la compagnie put admirer la brillante valeur du grenadier qui tua deux Cosaques et fit de sa main un officier prisonnier.

Après cette escarmouche, dans laquelle le détachement conserva sa position, le capitaine mit ses hommes en bataille pour les complimenter, et ordonna au faiseur de reprises de sortir des rangs, voulant le féliciter publiquement de sa belle conduite. Notre homme se fût passé de cette ovation, mais il fallut obéir.

Que l’on juge de la surprise du capitaine et de ses cavaliers, lorsqu’ils virent cette grande et sévère figure s’avancer au pas de son cheval, en appuyant ses pieds nus sur ses étriers et pressant sa monture entre ses jambes également nues.

Le capitaine stupéfait s’approcha, et se rappelant l’occupation de son soldat au moment où l’on avait crié : Aux armes ! il comprit tout.

— Ah ! ah ! vieux lapin ! lui dit-il, tu fais comme le roi Dagobert, toi ? tu mets ta culotte à l’envers !…

Malgré la discipline, des éclats de rire mal contenus accueillirent ce lazzi du capitaine. Mais notre homme, droit sur sa selle, le pouce gauche sur le bouton de ses rênes parfaitement ajustées, la poignée de son sabre appuyée à sa cuisse droite, garda son imperturbable sang-froid, fit demi-tour, et regagna son rang sans sourciller, après avoir reçu les félicitations de son capitaine. De ce jour, François Baudoin reçut et garda le surnom de Dagobert.

Dagobert était donc sous le porche de l’auberge, occupé à savonner, au grand ébahissement de quelques buveurs de bière, qui, de la grande salle commune où ils s’assemblaient, le contemplaient d’un œil curieux.

De fait, c’était un spectacle assez bizarre.

Dagobert avait mis bas sa houppelande grise et relevé les manches de sa chemise ; d’une main vigoureuse il frottait, à grand renfort de savon, un petit mouchoir mouillé, étendu sur une planche, dont l’extrémité inférieure plongeait inclinée dans un baquet rempli d’eau ; sur son bras droit, tatoué d’emblèmes guerriers rouges et bleus, on voyait des cicatrices profondes à y mettre le doigt.

Tout en fumant leur pipe et en vidant leur pot de bière, les Allemands pouvaient donc à bon droit s’étonner de la singulière occupation de ce grand vieillard à longues moustaches, au crâne chauve et à la figure rébarbative, car les traits de Dagobert reprenaient une expression dure et renfrognée lorsqu’il n’était plus en présence des petites filles.

L’attention soutenue dont il se voyait l’objet commençait à l’impatienter, car il trouvait fort simple de faire ce qu’il faisait.

À ce moment, le Prophète entra sous le porche ; avisant le soldat, il le regarda très-attentivement pendant quelques secondes ; puis s’approchant, il lui dit en français d’un ton assez narquois :

— Il paraît, camarade, que vous n’avez pas confiance dans les blanchisseuses de Mockern ?

Dagobert, sans discontinuer son savonnage, fronça les sourcils, tourna la tête à demi, jeta sur le Prophète un regard de travers et ne répondit rien.

Étonné de ce silence, Morok reprit :

— Je ne me trompe pas… vous êtes Français, mon brave ; ces mots que je vois tatoués sur vos bras le prouvent de reste ; et puis, à votre figure militaire, on devine que vous êtes un vieux soldat de l’empire. Aussi, je trouve que pour un héros… vous finissez un peu en quenouille.

Dagobert resta muet, mais il mordilla sa moustache du bout des dents, et imprima au morceau de savon dont il frottait le linge un mouvement de va-et-vient des plus précipités, pour ne pas dire des plus irrités ; car la figure et les paroles du dompteur de bêtes lui déplaisaient plus qu’il ne voulait le laisser paraître. Loin de se rebuter, le Prophète continua :

— Je suis sûr, mon brave, que nous n’êtes ni sourd ni muet ; pourquoi donc ne voulez-vous pas me répondre ?

Dagobert, perdant patience, retourna brusquement la tête, regarda Morok entre les deux yeux et lui dit d’une voix brutale :

— Je ne vous connais pas ; je ne veux pas vous connaître : donnez-moi la paix…

Et il se remit à sa besogne.

— Mais on fait connaissance… en buvant un verre de vin du Rhin, nous parlerons de nos campagnes… car j’ai aussi vu la guerre, moi… je vous en avertis : cela vous rendra peut-être plus poli…

Les veines du front chauve de Dagobert se gonflaient fortement ; il trouvait dans le regard et dans l’accent de son interlocuteur obstiné quelque chose de sournoisement provocant ; pourtant il se contint.

— Je vous demande pourquoi vous ne voudriez pas boire un verre de vin avec moi ;… nous causerions de la France… J’y suis longtemps resté ; c’est un beau pays. Aussi, quand je rencontre des Français quelque part, je suis flatté… surtout lorsqu’ils manient le savon aussi bien que vous ; si j’avais une ménagère… je l’enverrais à votre école.

Le sarcasme ne se dissimulait plus ; l’audace et la bravade se lisaient dans l’insolent regard du Prophète. Pensant qu’avec un pareil adversaire, la querelle pouvait devenir sérieuse, Dagobert, voulant à tout prix l’éviter, emporta son baquet dans ses bras et alla s’établir à l’autre bout du porche, espérant ainsi mettre un terme à une scène qui éprouvait sa patience.

Un éclair de joie brilla dans les yeux fauves du dompteur de bêtes. Le cercle blanc qui entourait sa prunelle sembla se dilater ; il plongea deux ou trois fois ses doigts crochus dans sa barbe jaunâtre, en signe de satisfaction ; puis il se rapprocha lentement du soldat, accompagné de quelques curieux sortis de la grande salle.

Malgré son flegme, Dagobert, stupéfait et outré de l’impudente obsession du Prophète, eut d’abord la pensée de lui casser sur la tête sa planche à savonner ; mais, songeant aux orphelines, il se résigna.

Croisant ses bras sur sa poitrine, Morok lui dit d’une voix sèche et insolente :

— Décidément, vous n’êtes pas poli… l’homme au savon !

Puis, se tournant vers les spectateurs, il continua en allemand :

— Je dis à ce Français à longues moustaches qu’il n’est pas poli… Nous allons voir ce qu’il va répondre ; il faudra peut-être lui donner une leçon ; me préserve le ciel d’être querelleur ! ajouta-t-il avec componction, mais le Seigneur m’a éclairé, je suis son œuvre, et, par respect pour lui, je dois faire respecter son œuvre…

Cette péroraison mystique et effrontée fut fort goûtée des curieux : la réputation du Prophète était venue jusqu’à Mockern ; ils comptaient sur une représentation le lendemain, et ce prélude les amusait beaucoup.

En entendant la provocation de son adversaire, Dagobert ne put s’empêcher de lui dire en allemand :

— Je comprends l’allemand… parlez en allemand, on entendra…

De nouveaux spectateurs arrivèrent et se joignirent aux premiers ; l’aventure devenait piquante, on fit cercle autour des deux interlocuteurs.

Le Prophète reprit en allemand :

— Je disais que vous n’étiez pas poli, et je dirai maintenant que vous êtes impudemment grossier ; que répondrez-vous à cela ?

— Rien…, dit froidement Dagobert en passant au savonnage d’une autre pièce de linge.

— Rien, reprit Morok, c’est peu de chose ; je serai moins bref, moi, et je vous dirai que lorsqu’un honnête homme offre poliment un verre de vin à un étranger, cet étranger n’a pas le droit de répondre insolemment… et il mérite qu’on lui apprenne à vivre.

De grosses gouttes de sueur tombaient du front et des joues de Dagobert ; sa large impériale était incessamment agitée par un tressaillement nerveux, mais il se contenait ; prenant par les deux coins le mouchoir qu’il venait de tremper dans l’eau, il le secoua, le tordit pour en exprimer l’eau et se mit à fredonner entre ses dents ce vieux refrain de caserne :


 
De Tirlemont, taudion du diable,
Nous partirons demain matin,
Le sabre en main,
Disant adieu à… etc, etc.


(Nous supprimons la fin du couplet un peu trop librement accentuée.) Le silence auquel se condamnait Dagobert l’étouffait ; cette chanson le soulagea.

Morok, se tournant du côté des spectateurs, leur dit d’un air de contrainte hypocrite :

— Nous savions bien que les soldats de Napoléon étaient des païens qui mettaient leurs chevaux coucher dans les églises, qui offensaient le Seigneur cent fois par jour, et qui pour récompense ont été justement noyés et foudroyés à la Bérésina comme des Pharaons ; mais nous ignorions que le Seigneur, pour punir ces mécréants, leur avait ôté le courage, leur seule qualité !… Voilà un homme qui a insulté en moi une créature touchée de la grâce de Dieu, et il a l’air de ne pas comprendre que je veux qu’il me fasse des excuses… ou sinon…

— Ou sinon ? reprit Dagobert sans regarder le Prophète.

— Sinon, vous me ferez réparation… Je vous l’ai dit, j’ai vu aussi la guerre ; nous trouverons bien ici, quelque part, deux sabres, et demain matin, au point du jour, derrière un pan de mur, nous pourrons voir de quelle couleur nous avons le sang… si vous avez du sang dans les veines !…

Cette provocation commença d’effrayer un peu les spectateurs, qui ne s’attendaient pas à un dénouement si tragique.

— Vous battre ? voilà une belle idée ! s’écria l’un, pour vous faire coffrer tous deux… les lois sur le duel sont sévères.

— Surtout quand il s’agit de petites gens ou d’étrangers, reprit un autre. S’il vous surprenait les armes à la main, le bourgmestre vous mettrait provisoirement en cage, et vous en auriez pour deux ou trois mois de prison avant d’être jugés.

— Seriez-vous donc capables de nous aller dénoncer ? demanda Morok.

— Non, certes ! dirent les bourgeois. Arrangez-vous… c’est un conseil d’amis que nous vous donnons… Faites-en votre profit, si vous voulez…

— Que m’importe la prison, à moi ! s’écria le Prophète. Que je trouve seulement deux sabres… et on verra si demain matin je songe à ce que peut dire ou faire le bourgmestre !

— Qu’est-ce que vous feriez de deux sabres ? demanda flegmatiquement Dagobert au Prophète.

— Quand vous en aurez un à la main, et moi un autre, vous verrez… Le Seigneur ordonne de soigner son honneur !…

Dagobert haussa les épaules, fit un paquet de son linge dans son mouchoir, essuya le savon, l’enveloppa soigneusement dans un petit sac de toile cirée, puis, sifflant entre ses dents son air favori de Tirlemont, il fit un pas en avant.

Le Prophète fronça les sourcils ; il commençait à craindre que sa provocation ne fût vaine. Il fit deux pas à l’encontre de Dagobert, se plaça debout devant lui, comme pour lui barrer le passage ; puis, croisant ses bras sur sa poitrine, et le toisant avec la plus amère insolence, il lui dit :

— Ainsi, un ancien soldat de ce brigand de Napoléon n’est bon qu’à faire le métier d’une lavandière, et il refuse de se battre…

— Oui, il refuse de se battre…, répondit Dagobert d’une voix ferme, mais en devenant d’une pâleur effrayante.

Jamais, peut-être, le soldat n’avait donné aux orphelines confiées à ses soins une marque plus éclatante de tendresse et de dévouement. Pour un homme de sa trempe, se laisser ainsi impunément insulter, et refuser de se battre, le sacrifice était immense.

— Ainsi, vous êtes un lâche… vous avez peur… vous l’avouez…

À ces mots, Dagobert fit, si cela peut se dire, un soubresaut sur lui-même, comme si, au moment de s’élancer sur le Prophète, une pensée soudaine l’avait retenu…

En effet, il venait de penser aux deux jeunes filles et aux funestes entraves qu’un duel, heureux ou malheureux, pouvait mettre à leur voyage.

Mais ce mouvement de colère du soldat, quoique rapide, fut tellement significatif, l’expression de sa rude figure pâle et baignée de sueur fut si terrible, que le Prophète et les curieux reculèrent d’un pas.

Un profond silence régna pendant quelques secondes, et, par un revirement soudain, l’intérêt général fut acquis à Dagobert. L’un des spectateurs dit à ceux qui l’entouraient :

— Au fait, cet homme n’est pas un lâche…

— Non, certes.

— Il faut quelquefois plus de courage pour refuser de se battre que pour accepter…

— Après tout, le Prophète a eu tort de lui chercher une mauvaise querelle ; c’est un étranger…

— Et comme étranger, s’il se battait et qu’il fût pris, il en aurait pour un bon temps de prison…

— Et puis enfin…, ajouta un autre, il voyage avec deux jeunes filles. Est-ce que dans cette position-là il peut se battre pour une misère ? S’il était tué ou prisonnier, qu’est-ce qu’elles deviendraient, ces pauvres enfants ?…

Dagobert se tourna vers celui des spectateurs qui venait de prononcer ces mots. Il vit un gros homme à figure franche et naïve ; le soldat lui tendit la main et lui dit d’une voix émue :

— Merci, monsieur !

L’Allemand serra cordialement la main que Dagobert lui offrait.

— Monsieur, ajouta-t-il en tenant toujours dans ses mains les mains du soldat, faites une chose… acceptez un bol de punch avec nous ; nous forcerons bien ce diable de Prophète à convenir qu’il a été trop susceptible et à trinquer avec vous…

Jusqu’alors le dompteur de bêtes, désespéré de l’issue de cette scène, car il espérait que le soldat accepterait sa provocation, avait regardé avec un dédain farouche ceux qui abandonnaient son parti ; peu à peu ses traits s’adoucirent ; croyant utile à ses projets de cacher sa déconvenue, il fit un pas vers le soldat et lui dit d’assez bonne grâce :

— Allons, j’obéis à ces messieurs, j’avoue que j’ai eu tort, votre mauvais accueil m’avait blessé, je n’ai pas été maître de moi… je répète que j’ai eu tort…, ajouta-t-il avec un dépit concentré, le Seigneur commande de l’humilité… Je vous demande excuse…

Cette preuve de modération et de repentir fut vivement applaudie et appréciée par les spectateurs.

— Il vous demande pardon, vous n’avez rien à dire à cela, mon brave, reprit l’un d’eux en s’adressant à Dagobert ; allons trinquer ensemble, nous vous faisons cette offre de tout cœur, acceptez-la de même.

— Oui, acceptez, nous vous en prions, au nom de vos jolies petites filles, dit le gros homme afin de décider Dagobert.

Celui-ci, touché des avances cordiales des Allemands, leur répondit :

— Merci, messieurs… vous êtes de dignes gens. Mais quand on a accepté à boire, il faut offrir à boire à son tour…

— Eh bien ! nous acceptons… c’est entendu… chacun son tour… c’est trop juste… Nous payerons le premier bol et vous le second.

— Pauvreté n’est pas vice, reprit Dagobert. Aussi je vous dirai franchement que je n’ai pas le moyen de vous offrir à boire à mon tour : nous avons encore une longue route à faire, et je ne dois pas faire d’inutile dépense.

Le soldat dit ces mots avec une dignité si simple, mais si ferme, que les Allemands n’osèrent pas renouveler leur offre, comprenant qu’un homme du caractère de Dagobert ne pouvait l’accepter sans humiliation.

— Allons, tant pis, dit le gros homme. J’aurais bien aimé à trinquer avec vous. Bonsoir, mon brave soldat !… bonsoir… Il se fait tard, l’hôtelier du Faucon blanc va nous mettre à la porte.

— Bonsoir, messieurs, dit Dagobert en se dirigeant vers l’écurie pour donner à son cheval la seconde moitié de sa provende.

Morok s’approcha et lui dit d’une voix de plus en plus humble :

— J’ai avoué mes torts, je vous ai demandé excuse et pardon… Vous ne m’avez rien répondu… m’en voudriez-vous encore ?

— Si je te retrouve jamais… lorsque mes enfants n’auront plus besoin de moi, dit le vétéran d’une voix sourde et contenue, je te dirai deux mots, et ils ne seront pas longs.

Puis il tourna brusquement le dos au Prophète, qui sortit lentement de la cour.

L’auberge du Faucon blanc formait un parallélogramme. À l’une de ses extrémités s’élevait le bâtiment principal ; à l’autre, des communs où se trouvaient quelques chambres louées à bas prix aux voyageurs pauvres ; un passage voûté, pratiqué dans l’épaisseur de ce corps de logis, donnait sur la campagne ; enfin, de chaque côté de la cour s’étendaient des remises et des hangars surmontés de greniers et de mansardes.

Dagobert, entrant dans une des écuries, alla prendre sur un coffre une ration d’avoine préparée pour son cheval ; il la versa dans une vannette et l’agita en s’approchant de Jovial.

À son grand étonnement, son vieux compagnon ne répondit pas par un hennissement joyeux au bruissement de l’avoine sur l’osier ; inquiet, il appela Jovial d’une voix amie ; mais celui-ci, au lieu de tourner aussitôt vers son maître son œil intelligent et de frapper des pieds de devant avec impatience, resta immobile.

De plus en plus surpris, le soldat s’approcha.

À la lueur douteuse d’une lanterne d’écurie, il vit le pauvre animal dans une attitude qui annonçait l’épouvante, les jarrets à demi fléchis, la tête au vent, les oreilles couchées, les naseaux frissonnants ; il roidissait sa longe comme s’il eût voulu la rompre, afin de s’éloigner de la cloison où s’appuyaient sa mangeoire et le râtelier ; une sueur abondante et froide marbrait sa robe de tons bleuâtres, et au lieu de se détacher lisse et argenté sur le fond sombre de l’écurie, son poil était partout piqué, c’est-à-dire terne et hérissé ; enfin, de temps à autre, des tressaillements convulsifs agitaient son corps.

— Eh bien !… eh bien ! vieux Jovial…, dit le soldat en posant la vannette par terre afin de pouvoir caresser son cheval, tu es donc comme ton maître… tu as peur ? ajouta-t-il avec amertume, en songeant à l’offense qu’il avait dû supporter. Tu as peur… toi qui n’es pourtant pas poltron d’habitude…

Malgré les caresses et la voix de son maître, le cheval continua de donner des signes de terreur ; pourtant il roidit moins sa longe, approcha ses naseaux de la main de Dagobert avec hésitation et en flairant bruyamment comme s’il eût douté que ce fût lui.

— Tu ne me reconnais plus ! s’écria Dagobert, il se passe donc ici quelque chose d’extraordinaire ?

Et le soldat regarda autour de lui avec inquiétude.

L’écurie était spacieuse, sombre et à peine éclairée par la lanterne suspendue au plafond que tapissaient d’innombrables toiles d’araignées ; à l’autre extrémité, et séparés de Jovial de quelques places marquées par des barres, on voyait les trois vigoureux chevaux noirs du dompteur de bêtes… aussi tranquilles que Jovial était tremblant et effarouché.

Dagobert, frappé de ce singulier contraste, dont il devait bientôt avoir l’explication, caressa de nouveau son cheval, qui, peu à peu rassuré par la présence de son maître, lui lécha les mains, frotta sa tête contre lui, hennit doucement et lui donna enfin comme d’habitude mille témoignages d’affection.

— À la bonne heure… Voilà comme j’aime à te voir, mon vieux Jovial, dit Dagobert en ramassant la vannette et en versant son contenu dans la mangeoire. Allons, mange… bon appétit, nous avons une longue étape à faire demain. Et surtout n’aie plus de ces folles peurs à propos de rien… Si ton camarade Rabat-Joie était ici… cela te rassurerait… mais il est avec les enfants ; c’est leur gardien en mon absence… Voyons, mange donc… au lieu de me regarder.

Mais le cheval, après avoir remué son avoine du bout des lèvres comme pour obéir à son maître, n’y toucha plus et se mit à mordiller la manche de la houppelande de Dagobert.

— Ah ! mon pauvre Jovial… Tu as quelque chose ; toi qui manges ordinairement de si bon cœur… tu laisses ton avoine… C’est la première fois que cela lui arrive depuis notre départ, dit le soldat, sérieusement inquiet, car l’issue de son voyage dépendait en grande partie de la vigueur et de la santé de son cheval.

Un rugissement effroyable et tellement proche qu’il semblait sortir de l’écurie même, surprit si violemment Jovial, que, d’un coup il brisa sa longe, franchit la barre qui marquait sa place, courut à la porte ouverte et s’échappa dans la cour.

Dagobert ne put s’empêcher de tressaillir à ce grondement soudain, puissant, sauvage, qui lui expliqua la terreur de son cheval.

L’écurie voisine, occupée par la ménagerie ambulante du dompteur de bêtes, n’était séparée que par la cloison où s’appuyaient les mangeoires ; les trois chevaux du Prophète, habitués à ces hurlements, étaient restés parfaitement tranquilles.

— Bon, bon, dit le soldat rassuré, je comprends maintenant ;… sans doute, Jovial avait déjà entendu un rugissement pareil ; il sentait là les animaux de cet insolent coquin ; il n’en fallait pas plus pour l’effrayer, ajouta le soldat en ramassant soigneusement l’avoine dans la mangeoire ; une fois dans une autre écurie, et il doit y en avoir ici, il ne laissera pas son picotin, et nous pourrons nous mettre en route demain matin de bonne heure.

Le cheval effaré, après avoir couru et bondi dans la cour, revint à la voix du soldat, qui le prit facilement par son licou ; un palefrenier, à qui Dagobert demanda s’il n’y avait pas une autre écurie vacante, lui en indiqua une qui ne pouvait contenir qu’un seul cheval ; Jovial y fut convenablement établi.

Une fois délivré de son farouche voisinage, le cheval redevint tranquille, s’égaya même beaucoup aux dépens de la houppelande de Dagobert qui, grâce à cette belle humeur, aurait pu, le soir même, exercer son talent de tailleur ; mais il ne songea qu’à admirer la prestesse avec laquelle Jovial dévorait sa provende.

Complètement rassuré, le soldat ferma la porte de l’écurie, se dépêcha d’aller souper, afin de rejoindre ensuite les orphelines, qu’il se reprochait de laisser seules depuis si longtemps.




V


Rose et Blanche.


Les orphelines occupaient, dans l’un des bâtiments les plus reculés de l’auberge, une petite chambre délabrée, dont l’unique fenêtre s’ouvrait sur la campagne ; un lit sans rideaux, une table et deux chaises, composaient l’ameublement plus que modeste de ce réduit, éclairé par une lampe ; sur la table, placée près de la croisée, était déposé le sac de Dagobert.

Rabat-Joie, le grand chien fauve de Sibérie, couché auprès de la porte, avait déjà deux fois sourdement grondé en tournant la tête vers la fenêtre, sans pourtant donner suite à cette manifestation hostile.

Les deux sœurs, à demi couchées dans leur lit, étaient enveloppées de longs peignoirs blancs, boutonnés au cou et aux manches. Elles ne portaient pas de bonnet ; un large ruban de fil ceignait à la hauteur des tempes leurs beaux cheveux châtains, afin qu’ils ne s’emmêlassent pas pendant la nuit. Ces vêtements blancs, cette espèce de blanche auréole qui entourait leur front, donnaient un caractère plus candide encore à leurs fraîches et charmantes figures.

Les orphelines riaient et causaient, car malgré bien des chagrins précoces, elles conservaient la gaieté ingénue de leur âge ; le souvenir de leur mère les attristait parfois, mais cette tristesse n’avait rien d’amer, c’était plutôt une douce mélancolie, qu’elles recherchaient au lieu de la fuir ; pour elles, cette mère toujours adorée n’était pas morte… elle était absente.

Presque aussi ignorantes que Dagobert en fait de pratiques dévotieuses, car dans le désert où elles avaient vécu il ne se trouvait ni église ni prêtre, elles croyaient seulement, on l’a dit, que Dieu, juste et bon, avait tant de pitié pour les pauvres mères dont les enfants restaient sur la terre, que, grâce à lui, du haut du ciel, elles pouvaient les voir toujours, les entendre toujours, et qu’elles leur envoyaient quelquefois de beaux anges gardiens pour les protéger.

Grâce à cette illusion naïve, les orphelines, persuadées que leur mère veillait incessamment sur elles, sentaient que mal faire serait l’affliger et cesser de mériter la protection des bons anges.

À cela se bornait la théologie de Rose et de Blanche, théologie suffisante pour ces âmes aimantes et pures.

Ce soir-là les deux sœurs causaient en attendant Dagobert.

Leur entretien les intéressait beaucoup, car, depuis quelques jours elles avaient un secret, un grand secret, qui souvent faisait battre leur cœur virginal, agitait leur sein naissant, changeait en incarnat le rose de leurs joues, et voilait quelquefois en langueur inquiète et rêveuse leurs grands yeux d’un bleu si doux.

Rose, ce soir-là, occupait le bord du lit, ses deux bras arrondis se croisaient derrière sa tête, qu’elle tournait à demi vers sa sœur ; celle-ci, accoudée sur le traversin, la regardait en souriant, et lui disait :

— Crois-tu qu’il vienne encore cette nuit ?

— Oui, car hier… il nous l’a promis.

— Il est si bon… il ne manquera pas à sa promesse.

— Et puis si joli, avec ses longs cheveux blonds bouclés.

— Et son nom… quel nom charmant !… comme il va bien à sa figure !

— Et quel doux sourire, et quelle douce voix quand il nous dit, en nous prenant la main : « Mes enfants, bénissez Dieu de ce qu’il vous a donné la même âme… Ce que l’on cherche ailleurs, vous le trouverez en vous-mêmes… »

— « Puisque vos deux cœurs n’en font qu’un… » a-t-il ajouté.

— Quel bonheur pour nous de nous souvenir de toutes ses paroles, ma sœur !

— Nous sommes si attentives… tiens… te voir l’écouter, c’est comme si je me voyais l’écouter moi-même, mon cher petit miroir, dit Rose en riant et baisant sa sœur au front. Eh bien ! quand il parle, tes yeux… ou plutôt nos yeux… sont grands, grands ouverts, nos lèvres s’agitent comme si nous répétions en nous-mêmes chaque mot après lui… Il n’est pas étonnant que nous n’oubliions rien de ce qu’il dit.

— Et ce qu’il dit est si beau, si noble, si généreux !

— Puis, n’est-ce pas, ma sœur, à mesure qu’il parle, que de bonnes pensées on sent naître en soi ! Pourvu que nous nous les rappelions toujours…

— Sois tranquille, elles resteront dans notre cœur, comme de petits oiseaux dans le nid de leur mère.

— Sais-tu, Rose, que c’est un grand bonheur qu’il nous aime toutes deux à la fois ?

— Il ne pouvait faire autrement, puisque nous n’avons qu’un cœur à nous deux.

— Comment aimer Rose sans aimer Blanche ?

— Que serait devenue la pauvre délaissée ?

— Et puis il aurait été si embarrassé de choisir !

— Nous nous ressemblons tant.

— Aussi, pour s’épargner cet embarras, dit Rose en riant, il nous a choisies toutes deux…

— Cela ne vaut-il pas mieux ? Il est seul à nous aimer… nous sommes deux à le chérir…

— Pourvu qu’il ne nous quitte pas jusqu’à Paris.

— Et qu’à Paris… nous le voyions aussi…

— C’est surtout à Paris… qu’il sera bon de l’avoir avec nous… et avec Dagobert… dans cette grande ville… Mon Dieu, Blanche, que cela doit être beau ! …

— Paris ?… ça doit être comme une ville d’or…

— Une ville où tout le monde doit être heureux… puisque c’est si beau…

— Mais nous, pauvres orphelines, oserons-nous y entrer seulement ?… Comme on nous regardera !

— Oui… mais puisque tout le monde y est heureux, tout le monde doit y être bon.

— Et l’on nous aimera…

— Et puis nous serons avec notre ami… aux cheveux blonds et aux yeux bleus.

— Il ne nous a encore rien dit de Paris…

— Il n’y aura pas songé… Il faudra lui en parler cette nuit.

— S’il est en train de causer… car souvent, tu sais, il a l’air d’aimer à nous contempler en silence, ses yeux sur nos yeux…

— Oui, et dans ces moments-là son regard me rappelle quelquefois le regard de notre mère chérie.

— Et elle… combien elle doit être heureuse de ce qui nous arrive… puisqu’elle nous voit !

— Car si l’on nous aime autant, c’est que sans doute nous le méritons…

— Voyez-vous, la vaniteuse !… dit Blanche, en se plaisant à lisser, du bout de ses doigts déliés, les cheveux de sa sœur séparés sur son front.

Après un moment de réflexion, Rose lui dit :

— Ne trouves-tu pas que nous devrions tout raconter à Dagobert ?

— Si tu le crois… faisons-le…

— Nous lui dirons tout, comme nous disions tout à notre mère ; pourquoi lui cacher quelque chose ?…

— Et surtout quelque chose qui pour nous est un si grand bonheur.

— Ne trouves-tu pas que, depuis que nous connaissons notre ami, notre cœur bat plus vite et plus fort ?

— Oui, on dirait qu’il est plus plein.

— C’est tout simple, notre ami y tient une si bonne petite place.

— Aussi nous ferons bien de dire à Dagobert quelle a été notre bonne étoile.

— Tu as raison.

À ce moment, le chien grogna de nouveau sourdement.

— Ma sœur, dit Rose en se pressant contre Blanche, voilà encore le chien qui gronde, qu’est-ce qu’il a donc ?

— Rabat-Joie… ne gronde pas, viens ici, reprit Blanche en frappant de sa petite main sur le bord de son lit.

Le chien se leva, fit encore entendre un grognement sourd, et vint poser sur la couverture sa grosse tête intelligente, en jetant obstinément un regard de côté vers la croisée ; les deux sœurs se penchèrent vers lui pour caresser son large front, bossué vers le milieu par une protubérance remarquable, signe évident d’une grande pureté de race.

— Qu’est-ce que vous avez à gronder ainsi, Rabat-Joie, dit Blanche en lui tirant légèrement les oreilles, hein ?… mon bon chien ?

— Pauvre bête, il est toujours si inquiet quand Dagobert n’est pas là !

— C’est vrai, on dirait qu’il sait alors qu’il faut qu’il veille encore plus sur nous.

— Ma sœur, il me semble que Dagobert tarde bien à nous dire bonsoir.

— Sans doute il panse Jovial.

— Cela me fait songer que nous ne lui avons pas dit bonsoir, à notre vieux Jovial.

— J’en suis fâchée.

— Pauvre bête… il a l’air si content de nous lécher les mains… On croirait qu’il nous remercie de notre visite.

— Heureusement Dagobert lui aura dit bonsoir pour nous.

— Bon Dagobert ! il s’occupe toujours de nous ; comme il nous gâte !… Nous faisons les paresseuses, et il se donne tout le mal…

— Pour l’en empêcher… comment faire ?

— Quel malheur de n’être pas riches pour lui assurer un peu de repos.

— Riches… nous… hélas ! ma sœur, nous ne serons jamais que de pauvres orphelines.

— Mais cette médaille, enfin ?

— Sans doute quelque espérance s’y rattache ; sans cela nous n’aurions pas fait ce grand voyage.

— Dagobert nous a promis de nous tout dire ce soir.

La jeune fille ne put continuer.

Deux carreaux de la croisée volèrent en éclats avec un grand bruit.

Les orphelines, poussant un cri d’effroi, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, pendant que le chien se précipitait vers la croisée en aboyant avec furie…

Pâles, tremblantes, immobiles de frayeur, étroitement enlacées, les deux sœurs suspendaient leur respiration ; dans leur épouvante, elles n’osaient pas jeter les yeux du côté de la fenêtre.

Rabat-Joie, les pattes de devant appuyées sur la plinthe, ne cessait pas ses aboiements irrités.

— Hélas !… qu’est-ce donc ? murmurèrent les orphelines, et Dagobert qui n’est pas là…

Puis tout à coup Rose s’écria en saisissant le bras de Blanche :

— Écoute… écoute… on monte l’escalier.

— Mon Dieu !… il me semble que ce n’est pas la marche de Dagobert ; entends-tu comme ces pas sont lourds ?

— Rabat-Joie ! ici tout de suite… viens nous défendre ! s’écrièrent les deux sœurs au comble de l’épouvante.

En effet, des pas d’une pesanteur extraordinaire retentissaient sur les marches sonores de l’escalier de bois, et une espèce de frôlement singulier s’entendait le long de la mince cloison qui séparait la chambre du palier.

Enfin un corps lourd, tombant derrière la porte, l’ébranla violemment.

Les jeunes filles, au comble de la terreur, se regardèrent sans prononcer une parole.

La porte s’ouvrit, c’était Dagobert.

À sa vue, Rose et Blanche s’embrassèrent avec joie, comme si elles venaient d’échapper à un grand danger.

— Qu’avez-vous ? pourquoi cette peur ? leur demanda le soldat surpris.

— Oh ! si tu savais ! dit Rose d’une voix palpitante, car son cœur et celui de sa sœur battaient avec violence. Si tu savais ce qui vient d’arriver… Ensuite, nous n’avions pas reconnu ton pas… il nous avait semblé si lourd… et puis ce bruit… derrière la cloison.

— Mais, petites peureuses, je ne pouvais pas monter l’escalier avec des jambes de quinze ans, vu que j’apportais mon lit sur mon dos, c’est-à-dire une paillasse que je viens de jeter derrière votre porte pour m’y coucher comme d’habitude.

— Mon Dieu ! que nous sommes folles, ma sœur, de n’avoir pas songé à cela ! dit Rose en regardant Blanche.

Et ces deux jolis visages, pâlis ensemble, reprirent ensemble leurs fraîches couleurs.

Pendant cette scène, le chien, toujours dressé contre la fenêtre, ne cessait d’aboyer.

— Qu’est-ce que Rabat-Joie a donc à aboyer de ce côté-là, mes enfants ? dit le soldat.

— Nous ne savons pas… on vient de casser des carreaux à la croisée, c’est ce qui avait commencé à nous effrayer si fort.

Sans répondre un mot, Dagobert courut à la fenêtre, l’ouvrit vivement, poussa la persienne et se pencha au dehors…

Et ne vit rien… que la nuit noire…

Il écouta… il n’entendit rien, que les mugissements du vent.

— Rabat-Joie, dit-il à son chien en lui montrant la fenêtre ouverte… saute là, mon vieux, et cherche.

Le brave animal fit un bond énorme et disparut par la croisée, élevée seulement de huit pieds environ au-dessus du sol.

Dagobert, penché, excitait son chien de la voix et du geste.

— Cherche, mon vieux, cherche… S’il y a quelqu’un, saute dessus, tes crocs sont bons… et ne lâche pas avant que je sois descendu.

Rabat-Joie ne trouva personne.

On l’entendait aller, revenir, en cherchant une trace de côté et d’autre, jetant parfois un cri étouffé, comme un chien courant qui quête.

— Il n’y a donc personne, mon brave chien ! car s’il y avait quelqu’un tu le tiendrais déjà à la gorge.

Puis, se tournant vers les jeunes filles, qui écoutaient ses paroles et suivaient ses mouvements avec inquiétude :

— Comment ces carreaux ont-ils été cassés ? Mes enfants, l’avez-vous remarqué ?

— Non, Dagobert, nous causions ensemble, nous avons entendu un grand bruit, et puis les carreaux sont tombés dans la chambre.

— Il m’a semblé, ajouta Rose, avoir entendu comme un volet qui aurait tout à coup battu contre la fenêtre.

Dagobert examina la persienne, et remarqua un assez long crochet mobile destiné à la fermer en dedans.

— Il vente beaucoup, dit-il, le vent aura poussé cette persienne… et ce crochet aura brisé les carreaux… Oui, oui, c’est cela… Quel intérêt d’ailleurs pouvait-on avoir à faire ce mauvais coup ?

Puis s’adressant à Rabat-Joie :

— Eh bien… mon vieux, il n’y a donc personne ?

Le chien répondit par un aboiement dont le soldat comprit sans doute le sens négatif, car il lui dit :

— Eh bien ! alors, reviens… fais le grand tour… tu trouveras toujours une porte ouverte… tu n’es pas embarrassé.

Rabat-Joie suivit ce conseil : après avoir grogné quelques instants au pied de la fenêtre, il partit au galop pour faire le tour des bâtiments et rentrer dans la cour.

— Allons, rassurez-vous, mes enfants…, dit le soldat en revenant auprès des orphelines. Ce n’est rien que le vent…

— Nous avons eu bien peur, dit Rose.

— Je le crois… mais j’y songe, il peut venir par là un courant d’air, et vous aurez froid, dit le soldat en retournant vers la fenêtre dégarnie de rideaux.

Après avoir cherché le moyen de remédier à cet inconvénient, il prit sur une chaise la pelisse de peau de renne, la suspendit à l’espagnolette, et, avec les pans boucha aussi hermétiquement que possible les deux ouvertures faites par le brisement des carreaux.

— Merci, Dagobert… Comme tu es bon ! nous étions inquiètes de ne pas te voir…

— C’est vrai… tu es resté plus longtemps que d’habitude.

Puis s’apercevant alors seulement de la pâleur et de l’altération des traits du soldat, qui était encore sous la pénible impression de sa scène avec Morok, Rose ajouta :

— Mais qu’est-ce que tu as ?… Comme tu es pâle !

— Moi, non, mes enfants… Je n’ai rien…

— Mais si, je t’assure… Tu as la figure toute changée… Rose a raison.

— Je vous assure… que je n’ai rien, répondit le soldat avec assez d’embarras, car il savait peu mentir.

Puis, trouvant une excellente excuse à son émotion, il ajouta :

— Si j’ai l’air d’avoir quelque chose, c’est votre frayeur qui m’aura inquiété, car, après tout c’est ma faute…

— Ta faute ?

— Oui, si j’avais perdu moins de temps à souper, j’aurais été là quand les carreaux ont été cassés… et je vous aurais épargné un vilain moment de peur.

— Te voilà… nous n’y pensons plus…

— Eh bien ! tu ne t’assieds pas ?

— Si, mes enfants, car nous avons à causer, dit Dagobert en approchant une chaise et se plaçant au chevet des deux sœurs. Ah çà ! êtes-vous bien éveillées ? ajouta-t-il en tâchant de sourire pour les rassurer. Voyons, ces grands yeux sont-ils bien ouverts ?

— Regarde, Dagobert, dirent les petites filles en souriant à leur tour, et ouvrant leurs yeux bleus de toute leur force.

— Allons, allons, dit le soldat, ils ont de la marge pour se fermer ; d’ailleurs il n’est que neuf heures.

— Nous avons aussi quelque chose à te dire, Dagobert, reprit Rose après avoir consulté sa sœur du regard.

— Vraiment ?

— Une confidence à te faire.

— Une confidence ?

— Mon Dieu, oui.

— Mais, vois-tu, une confidence très… très importante…, ajouta Rose avec un grand sérieux.

— Une confidence qui nous regarde toutes les deux, reprit Blanche.

— Pardieu… je le crois bien… ce qui regarde l’une regarde toujours l’autre. Est-ce que vous n’êtes pas toujours, comme on dit, deux têtes dans un bonnet ?

— Dame ! il le faut bien, quand tu mets nos deux têtes sous le capuchon de ta pelisse…, dit Rose en riant.

— Voyez-vous, les moqueuses, on n’a jamais le dernier mot avec elles ; allons, mesdemoiselles, cette confidence, puisque confidence il y a.

— Parle, ma sœur, dit Blanche.

— Non, mademoiselle, c’est à vous de parler, vous êtes aujourd’hui de planton comme aînée, et une chose aussi importante qu’une confidence, comme vous dites, revient de droit à l’aînée… Voyons, je vous écoute… dit le soldat qui s’efforçait de sourire pour mieux cacher aux enfants ce qu’il ressentait encore des outrages impunis du dompteur de bêtes.

Ce fut donc Rose, l’aînée de planton, comme disait Dagobert, qui parla pour elle et pour sa sœur.




VI


Les confidences.


— D’abord, mon bon Dagobert, dit Rose avec une câlinerie gracieuse, puisque nous allons te faire nos confidences, il faut nous promettre de ne pas nous gronder.

— N’est-ce pas… tu ne gronderas pas tes enfants ? ajouta Blanche d’une voix non moins caressante.

— Accordé, répondit gravement Dagobert, vu que je ne saurais trop comment m’y prendre ;… mais pourquoi vous gronder ?

— Parce que nous aurions peut-être dû te dire plus tôt ce que nous allons t’apprendre…

— Écoutez, mes enfants, répondit sentencieusement Dagobert, après avoir un instant réfléchi sur ce cas de conscience, de deux choses l’une : ou vous avez eu raison, ou vous avez eu tort de me cacher quelque chose… Si vous avez eu raison, c’est très-bien ; si vous avez eu tort, c’est fait ; ainsi maintenant n’en parlons plus. Allez, je suis tout oreilles.

Complètement rassurée par cette lumineuse décision, Rose reprit en échangeant un sourire avec sa sœur :

— Figure-toi, Dagobert, que voilà deux nuits de suite que nous avons une visite…

— Une visite !

Et le soldat se redressa brusquement sur sa chaise.

— Oui, une visite charmante… car il est blond.

— Comment diable, il est blond ! s’écria Dagobert avec un soubresaut.

— Blond… avec des yeux bleus, ajouta Blanche.

— Comment, diable, des yeux bleus !

Et Dagobert fit un nouveau bond sur son siège.

— Oui, des yeux bleus… longs comme ça…, reprit Rose en posant le bout de son index droit vers le milieu de son index gauche.

— Mais, morbleu ! ils seraient longs comme ça… (et, faisant grandement les choses, le vétéran indiqua toute la longueur de son avant-bras) ils seraient longs comme ça, que ça ne ferait rien… Un blond et des yeux bleus !… Ah çà ! mesdemoiselles, qu’est-ce que cela signifie ?

Dagobert se leva, cette fois, l’air sévère et péniblement inquiet.

— Ah ! vois-tu, Dagobert, tu grondes tout de suite.

— Rien qu’au commencement encore ? ajouta Blanche.

— Au commencement ?… Il y a donc une suite ? une fin ?

— Une fin ? Nous espérons bien que non…

Et Rose se prit à rire comme une folle.

— Tout ce que nous demandons, c’est que cela dure toujours, ajouta Blanche en partageant l’hilarité de sa sœur.

Dagobert regardait tour à tour très-sérieusement les deux jeunes filles, afin de tâcher de deviner cette énigme ; mais lorsqu’il vit leurs ravissantes figures animées par un sourire franc et ingénu, il réfléchit qu’elles n’auraient pas tant de gaieté si elles avaient de graves reproches à se faire, et il ne pensa plus qu’à se réjouir de voir des orphelines si gaies au milieu de leur position précaire, et dit :

— Riez… riez, mes enfants… j’aime tant à vous voir rire.

Puis, songeant que pourtant ce n’était pas précisément de la sorte qu’il devait répondre au singulier aveu des petites filles, il ajouta d’une grosse voix :

— J’aime à vous voir rire, oui, mais non quand vous recevez des visites blondes avec des yeux bleus, mesdemoiselles ; allons, avouez-moi que je suis fou d’écouter ce que vous me contez là… Vous voulez vous moquer de moi… n’est-ce pas ?

— Non, ce que nous disons est vrai… bien vrai…

— Tu le sais… nous n’avons jamais menti, ajouta Rose.

— Elles ont raison, cependant… elles ne mentent jamais, dit le soldat dont les perplexités recommencèrent. Mais comment diable cette visite est-elle possible ? Je couche dehors en travers de votre porte, Rabat-Joie couche au pied de votre fenêtre ; or, tous les yeux bleus et tous les cheveux blonds du monde ne peuvent entrer que par la porte ou par la fenêtre, et s’ils avaient essayé, nous deux Rabat-Joie, qui avons l’oreille fine, nous aurions reçu les visites… à notre manière… Mais voyons, enfants, je vous en prie, parlons sans plaisanter… expliquez-vous.

Les deux sœurs, voyant à l’expression des traits de Dagobert qu’il ressentait une inquiétude réelle, ne voulurent pas abuser plus longtemps de sa bonté. Elles échangèrent un regard, et Rose dit en prenant dans ses petites mains la rude et large main du vétéran :

— Allons… ne te tourmente pas ; nous allons te raconter les visites de notre ami… Gabriel.

— Vous recommencez ?… Il a un nom ?

— Certainement il a un nom, nous te le disons… Gabriel

— Quel joli nom ! n’est-ce pas, Dagobert ? Oh ! tu verras, tu l’aimeras comme nous, notre beau Gabriel.

— J’aimerai votre beau Gabriel ! dit le vétéran en hochant la tête, j’aimerai votre beau Gabriel !… c’est selon, car avant il faut que je sache…

Puis, s’interrompant :

— C’est singulier… ça me rappelle une chose…

— Quoi donc, Dagobert ?

— Il y a quinze ans, dans la dernière lettre que votre père, en revenant de France, m’a apportée de ma femme, elle me disait que, toute pauvre qu’elle était, et quoiqu’elle eût déjà sur les bras notre petit Agricol qui grandissait, elle venait de recueillir un pauvre enfant abandonné qui avait une figure de chérubin, et qui s’appelait Gabriel… Et il n’y a pas longtemps, j’en ai eu encore des nouvelles.

— Et par qui donc ?

— Vous saurez cela tout à l’heure.

— Alors, tu vois bien, puisque tu as aussi ton Gabriel, raison de plus pour aimer le nôtre.

— Le vôtre… le vôtre !… voyons le vôtre… je suis sur des charbons ardents…

— Tu sais, Dagobert, reprit Rose, que moi et Blanche nous avons l’habitude de nous endormir en nous tenant par la main.

— Oui, oui, je vous ai vues bien des fois toutes deux dans votre berceau… Je ne pouvais me lasser de vous regarder, tant vous étiez gentilles.

— Eh bien ! il y a deux nuits, nous venions de nous endormir, lorsque nous avons vu…

— C’était donc en rêve ? s’écria Dagobert, puisque vous étiez endormies ! en rêve !

— Mais oui, en rêve… Comment veux-tu que ce soit ?…

— Laisse donc parler ma sœur.

— À la bonne heure ! dit le soldat avec un soupir de satisfaction, à la bonne heure… Certainement, de toutes façons, j’étais bien tranquille… parce que… mais enfin, c’est égal… Un rêve ! j’aime mieux cela… Continuez, petite Rose.

— Une fois endormies, nous avons eu un songe pareil.

— Toutes deux ? le même ?

— Oui, Dagobert, car le lendemain matin, en nous éveillant, nous nous sommes raconté ce que nous venions de rêver.

— Et c’était tout semblable…

— C’est extraordinaire, mes enfants, et ce songe, qu’est-ce qu’il disait ?

— Dans ce rêve, Blanche et moi nous étions assises à côté l’une de l’autre ; nous avons vu entrer un bel ange, il avait une longue robe blanche, des cheveux blonds, des yeux bleus et une figure si belle, si bonne, que nous avons joint nos mains comme pour le prier… Alors il nous a dit d’une voix douce qu’il se nommait Gabriel, que notre mère l’envoyait vers nous pour être notre ange gardien, et qu’il ne nous abandonnerait jamais.

— Et puis, ajouta Blanche, nous prenant une main à chacune et inclinant son beau visage vers nous, il nous a ainsi longtemps regardées en silence avec tant de bonté… tant de bonté, que nous ne pouvions détacher nos yeux des siens.

— Oui, reprit Rose, et il nous semblait que, tour à tour, son regard nous attirait et nous allait au cœur… À notre grand chagrin, Gabriel nous a quittées en nous disant que la nuit d’ensuite, nous le verrions encore.

— Et il a reparu ?

— Sans doute, mais tu juges avec quelle impatience nous attendions le moment d’être endormies, pour voir si notre ami reviendrait nous trouver pendant notre sommeil.

— Hum !… ceci me rappelle, mesdemoiselles, que vous vous frottiez joliment les yeux avant-hier soir, dit Dagobert en se grattant le front, vous prétendiez tomber de sommeil… je parie que c’était pour me renvoyer plus tôt, et courir plus vite à votre rêve ?

— Oui, Dagobert.

— Le fait est que vous ne pouviez pas me dire comme à Rabat-Joie : « Va te coucher, Dagobert. » Et l’ami Gabriel est revenu ?

— Certainement, mais cette fois, il nous a beaucoup parlé, et au nom de notre mère il nous a donné des conseils si touchants, si généreux, que, le lendemain, Rose et moi, nous avons passé tout notre temps à nous rappeler les moindres paroles de notre ange gardien… ainsi que sa figure et son regard…

— Ceci me fait souvenir, mesdemoiselles, qu’hier vous avez chuchoté tout le long de l’étape… et que quand je vous disais blanc, vous me répondiez noir.

— Oui, Dagobert, nous pensions à Gabriel.

— Et depuis nous l’aimons toutes deux autant qu’il nous aime…

— Mais il est seul pour vous deux ?

— Et notre mère, n’est-elle pas seule pour nous deux ?

— Et toi, Dagobert, n’es-tu pas aussi seul pour nous deux ?

— C’est juste !… Ah çà, mais savez-vous que je finirai par en être jaloux, de ce gaillard-là, moi ?…

— Tu es notre ami du jour, il est notre ami de nuit.

— Entendons-nous : si vous en parlez le jour et si vous en rêvez la nuit, qu’est-ce qui me restera donc à moi ?

— Il te restera… tes deux orphelines que tu aimes tant ! dit Rose.

— Et qui n’ont plus que toi au monde, ajouta Blanche d’une voix caressante.

— Hum ! hum ! c’est ça, câlinez-moi… Allez, mes enfants, ajouta tendrement le soldat, je suis content de mon lot, je vous passe votre Gabriel, j’étais bien sûr que moi et Rabat-Joie nous pouvions dormir tranquillement sur nos oreilles… Du reste il n’y a rien d’étonnant à ceci : votre premier songe vous a frappées, et à force d’en jaser, vous l’avez eu de nouveau ; aussi je ne m’étonnerais pas que vous le voyiez une troisième fois, ce bel oiseau de nuit…

— Oh ! Dagobert, ne plaisante pas, ce sont seulement des rêves… mais il nous semble que notre mère nous les envoie. Ne nous disait-elle pas que les jeunes filles orphelines avaient des anges gardiens ?… Eh bien ! Gabriel est notre ange gardien ; il nous protégera et te protégera aussi.

— C’est sans doute bien honnête de sa part de penser à moi ; mais voyez, mes chères enfants, pour m’aider à vous défendre, j’aime mieux Rabat-Joie ; il est moins blond que l’ange, mais il a de meilleures dents, et c’est plus sûr.

— Que tu es impatientant, Dagobert, avec tes plaisanteries !

— C’est vrai, tu ris de tout.

— Oui, c’est étonnant, comme je suis gai… je ris à la manière du vieux Jovial, sans desserrer les dents. Voyons, enfants, ne me grondez pas ; au fait, j’ai tort, la pensée de votre digne mère est mêlée à ce rêve ; vous faites bien d’en parler sérieusement. Et puis, ajouta-t-il d’un air grave, il y a quelquefois du vrai dans les rêves… En Espagne, deux dragons de l’impératrice, des camarades à moi, avaient rêvé, la veille de leur mort, qu’ils seraient empoisonnés par les moines… ils l’ont été… Si vous rêvez obstinément de ce bel ange Gabriel… c’est… que… c’est que… enfin, c’est que ça vous amuse… vous n’avez pas déjà tant d’agrément le jour… ayez au moins un sommeil… divertissant ; maintenant, mes enfants, j’ai aussi bien des choses à vous dire, il s’agira de votre mère, promettez-moi de ne pas être tristes.

— Sois tranquille, en pensant à elle, nous ne sommes pas tristes, mais sérieuses.

— À la bonne heure ! par peur de vous chagriner je reculais toujours le moment de vous dire ce que votre pauvre mère vous aurait confié quand vous n’auriez plus été des enfants ; mais elle est morte si vite qu’elle n’a pas eu le temps ; et puis, ce qu’elle avait à vous apprendre lui brisait le cœur, et à moi aussi ; je retardais ces confidences tant que je pouvais, et j’avais pris le prétexte de ne vous parler de rien avant le jour où nous traverserions le champ de bataille où votre père avait été fait prisonnier… ça me donnait du temps… mais le moment est venu… il n’y a plus à tergiverser.

— Nous t’écoutons, Dagobert, répondirent les jeunes filles d’un air attentif et mélancolique.

Après un moment de silence, pendant lequel il s’était recueilli, le vétéran dit aux jeunes filles :

— Votre père, le général Simon, fils d’un ouvrier qui est resté ouvrier ; car, malgré tout ce que le général avait pu faire et dire, le bonhomme s’est entêté à ne pas quitter son état, — tête de fer et cœur d’or, tout comme son fils ; vous pensez, mes enfants, que si votre père, après s’être engagé simple soldat, est devenu général… et comte de l’empire… ça n’a pas été sans peine et sans gloire.

— Comte de l’empire ? qu’est-ce que c’est, Dagobert ?

— Une bêtise… un titre que l’empereur donnait par-dessus le marché, avec le grade ; l’histoire de dire au peuple, qu’il aimait, parce qu’il en était : « Enfants ! vous voulez jouer à la noblesse, comme les vieux nobles ? vous v’là nobles ; vous voulez jouer aux rois, vous v’là rois… Goûtez de tout… enfants, rien de trop bon pour vous… Régalez-vous. »

— Roi ! dirent les petites filles en joignant les mains avec admiration.

— Tout ce qu’il y a de plus roi… Oh ! il n’en était pas chiche, de couronnes, l’empereur. J’ai eu un camarade de lit, brave soldat du reste, qui a passé roi ; ça nous flattait, parce qu’enfin, quand c’était pas l’un, c’était l’autre ; tant il y a qu’à ce jeu-là votre père a été comte ; mais comte ou non, c’était le plus beau, le plus brave général de l’armée.

— Il était beau, n’est-ce pas, Dagobert ? notre mère le disait toujours.

— Oh ! oui, allez ; mais par exemple, il était tout le contraire de votre blondin d’ange gardien. Figurez-vous un brun superbe ; en grand uniforme, c’était à vous éblouir et à vous mettre le feu au cœur… Avec lui on aurait chargé jusque sur le bon Dieu !… si le bon Dieu l’avait demandé, bien entendu, se hâta d’ajouter Dagobert, en manière de correctif, ne voulant blesser en rien la foi naïve des orphelines.

— Et notre père était aussi bon que brave, n’est-ce pas, Dagobert ?

— Bon ! mes enfants ! lui ? je crois bien ! il aurait ployé un fer à cheval entre ses mains, comme vous plieriez une carte, et le jour où il a été fait prisonnier, il avait sabré des canonniers prussiens jusque sur leurs canons. Avec ce courage et cette force-là, comment voulez-vous qu’on ne soit pas bon ?… Il y a donc environ dix-neuf ans, qu’ici près… à l’endroit que je vous ai montré, avant d’arriver dans ce village, le général, dangereusement blessé, est tombé de cheval… je le suivais comme son ordonnance, j’ai couru à son secours. Cinq minutes après, nous étions faits prisonniers, par qui ?… par un Français !

— Un Français ?

— Oui, un marquis émigré, colonel au service de la Russie, répondit Dagobert avec amertume. Aussi, quand ce marquis a dit au général, en s’avançant vers lui : « Rendez-vous, monsieur, à un compatriote… — Un Français qui se bat contre la France n’est plus mon compatriote, c’est un traître, et je ne me rends pas à un traître, » a répondu le général, et, tout blessé qu’il était, il s’est traîné auprès d’un grenadier russe, lui a remis son sabre en disant : « Je me rends à vous, mon brave. » Le marquis en est devenu pâle de rage…

Les orphelines se regardèrent avec orgueil, un vif incarnat colora leurs joues, et elles s’écrièrent :

— Oh ! brave père, brave père !…

— Hum ! ces enfants, dit Dagobert en caressant sa moustache avec fierté, comme on voit qu’elles ont du sang de soldat dans les veines !

Puis il reprit :

— Nous voilà donc prisonniers. Le dernier cheval du général avait été tué sous lui ; pour faire la route, il monta Jovial, qui n’avait pas été blessé ce jour-là ; nous arrivons à Varsovie, c’est là que le général a connu votre mère ; elle était surnommée la Perle de Varsovie, c’est tout dire. Aussi, lui qui aimait ce qui était bon et beau, en devient amoureux tout de suite ; elle l’aime à son tour ; mais ses parents l’avaient promise à un autre… et cet autre… c’était encore…

Dagobert ne put continuer.

Rose jeta un cri perçant en montrant la fenêtre avec effroi.




VII


Le voyageur


Au cri de la jeune fille, Dagobert se leva brusquement.

— Qu’avez-vous, Rose ?

— Là… là…, dit-elle en montrant la croisée. Il me semble avoir vu une main déranger la pelisse.

Rose n’avait pas achevé ces paroles, que Dagobert courait à la fenêtre.

Il l’ouvrit violemment après avoir ôté le manteau suspendu à l’espagnolette.

Il faisait nuit noire et grand vent…

Le soldat prêta l’oreille, il n’entendit rien…

Revenant prendre la lumière sur la table, il tâcha d’éclairer au dehors en abritant la flamme avec sa main.

Il ne vit rien…

Fermant de nouveau la fenêtre, il se persuada qu’une bouffée de vent ayant dérangé et agité la pelisse, Rose avait été dupe d’une fausse peur.

— Rassurez-vous, mes enfants… Il vente très fort, c’est ce qui aura fait remuer le coin du manteau.

— Il me semblait bien avoir vu des doigts qui l’écartaient, dit Rose encore tremblante.

— Moi je regardais Dagobert, je n’ai rien vu, reprit Blanche.

— Et il n’y avait rien à voir, mes enfants ; c’est tout simple, la fenêtre est au moins à huit pieds au-dessus du sol, il faudrait être un géant pour y atteindre, ou avoir une échelle pour y monter. Cette échelle, on n’aurait pas eu le temps de l’ôter, puisque dès que Rose a crié j’ai couru à la fenêtre, et qu’en avançant la lumière au dehors je n’ai rien vu.

— Je me serai trompée, dit Rose.

— Vois-tu, ma sœur… c’est le vent, ajouta Blanche.

— Alors pardon de t’avoir dérangé, mon bon Dagobert.

— C’est égal, reprit le soldat en réfléchissant, je suis fâché que Rabat-Joie ne soit pas revenu, il aurait veillé à la fenêtre, cela vous aurait rassurées ; mais il aura flairé l’écurie de son camarade Jovial, et il aura été lui dire bonsoir en passant ;… j’ai envie d’aller le chercher.

— Oh ! non, Dagobert, ne nous laisse pas seules ! s’écrièrent les petites filles, nous aurions trop peur.

— Au fait, Rabat-Joie ne peut maintenant tarder à revenir, et tout à l’heure nous l’entendrons gratter à la porte, j’en suis sûr… Ah çà ! continuons notre récit, dit Dagobert.

Et il s’assit au chevet des deux sœurs, cette fois bien en face de la fenêtre.

— Voilà donc le général prisonnier à Varsovie, et amoureux de votre mère, que l’on voulait marier à un autre, reprit-il. En 1814, nous apprenons la fin de la guerre, l’exil de l’empereur à l’île d’Elbe et le retour des Bourbons ; d’accord avec les Prussiens et les Russes, qui les avaient ramenés, ils avaient exilé l’empereur à l’île d’Elbe ; apprenant cela, votre mère dit au général : La guerre est terminée, vous êtes libre, l’empereur est malheureux, vous lui devez tout, allez le retrouver… je ne sais quand nous nous reverrons, mais je n’épouserai que vous, vous me trouverez jusqu’à la mort… Avant de partir, le général m’appelle : « Dagobert, reste ici, mademoiselle Éva aura peut-être besoin de toi pour fuir sa famille, si on la tourmente trop ; notre correspondance passera par tes mains ; à Paris, je verrai ta femme, ton fils, je les rassurerai… je leur dirai que tu es pour moi… un ami. »

— Toujours le même, dit Rose attendrie, en regardant Dagobert.

— Bon pour le père et la mère comme pour les enfants…, ajouta Blanche.

— Aimer les uns, c’est aimer les autres, répondit le soldat. Voilà donc le général à l’île d’Elbe avec l’empereur ; moi, à Varsovie, caché dans les environs de la maison de votre mère, je recevais les lettres et les lui portais en cachette ;… dans une de ces lettres, je vous le dis fièrement, mes enfants, le général m’apprenait que l’empereur s’était souvenu de moi.

— De toi !… il te connaissait ?

— Un peu, je m’en flatte. « Ah ! Dagobert, » a-t-il dit à votre père qui lui parlait de moi, « un grenadier à cheval de ma vieille garde… soldat d’Égypte et d’Italie, criblé de blessures, un vieux pince-sans-rire… que j’ai décoré de ma main à Wagram, je ne l’ai pas oublié… » Dame ! mes enfants, quand votre mère m’a lu cela… j’en ai pleuré comme une bête…

— L’empereur… quel beau visage d’or il avait sur ta croix d’argent à ruban rouge que tu nous montrais, quand nous étions sages !

— C’est qu’aussi cette croix-là, donnée par lui, c’est ma relique, à moi, et elle est là dans mon sac avec ce que j’ai de plus précieux, notre boursicot et nos papiers… Mais pour en revenir à votre mère, de lui porter les lettres du général, d’en parler avec elle, ça la consolait, car elle souffrait ; oh ! oui, et beaucoup ; ses parents avaient beau la tourmenter, s’acharner après elle, elle répondait toujours : Je n’épouserai jamais que le général Simon. Fière femme, allez… Résignée, mais courageuse ; il fallait voir ! Un jour elle reçoit une lettre du général ; il avait quitté l’île d’Elbe avec l’empereur ; voilà la guerre qui recommence ; dans cette campagne de France, surtout à Montmirail, mes enfants, votre père se bat comme un lion, et son corps d’armée fait comme lui ; ce n’était plus de la bravoure… c’était de la rage ; il m’a dit qu’en Champagne les paysans en avaient tant tué, tant tué de ces Prussiens, que leurs champs en ont eu de l’engrais pour des années ! hommes, femmes, enfants, tout courait dessus ! Fourches, pierres, pioches, tout était bon pour la tuerie… vraie battue de loups !…

Et les veines du front du soldat se gonflaient, ses joues s’enflammaient, cet héroïsme populaire lui rappelait le sublime état des guerres de la république, ces levées en masse dont il avait fait partie, premier pas de sa vie militaire.

Les orphelines, filles d’un soldat et d’une mère courageuse, se sentaient émues à ses paroles énergiques, au lieu d’être effrayées de leur rudesse ; leur cœur battait plus fort, leurs joues s’animaient aussi.

— Quel bonheur pour nous d’être filles d’un père si brave !… s’écria Blanche.

— Quel bonheur… et quel honneur, mes enfants, car le soir du combat de Montmirail, l’empereur, à la joie de toute l’armée, nomma votre père sur le champ de bataille, duc de Ligny et maréchal de France

— Maréchal de France ! dit Rose étonnée, sans trop comprendre la valeur de ces mots.

— Duc de Ligny ! reprit Blanche aussi surprise.

— Oui, Pierre Simon, fils d’un ouvrier, duc et maréchal ; il faut être roi pour être davantage, reprit Dagobert avec orgueil. Voilà comment l’empereur traitait les enfants du peuple, aussi le peuple était à lui. On avait beau lui dire : « Mais ton empereur fait de toi de la chair à canon. — Bah ! un autre ferait de moi de la chair à misère, répondait le peuple qui n’est pas bête ; j’aime mieux le canon, et risquer de devenir capitaine, colonel, maréchal, roi… ou invalide ; ça vaut mieux encore que de crever de faim, de froid et de vieillesse sur la paille d’un grenier, après avoir travaillé quarante ans pour les autres. »

— Même en France… même à Paris, dans cette belle ville… il y a des malheureux qui meurent de faim et de misère… Dagobert ?

— Même à Paris… Oui, mes enfants ; aussi j’en reviens là… le canon vaut mieux, car on risque, comme votre père, d’être duc et maréchal ; quand je dis duc et maréchal, j’ai raison et j’ai tort, car plus tard on ne lui a pas reconnu ce titre et ce grade, parce que, après Montmirail… il y a eu un jour de deuil… de grand deuil, où de vieux soldats comme moi, m’a dit le général, ont pleuré, oui, pleuré… le soir de la bataille ; ce jour-là, mes enfants… s’appelle Waterloo.

Il y eut dans ces simples mots de Dagobert un accent de tristesse si profonde, que les orphelines tressaillirent.

— Enfin, reprit le soldat en soupirant, il y a comme ça des jours maudits… Ce jour-là, à Waterloo, le général est tombé couvert de blessures, à la tête d’une division de la garde. À peu près guéri, ce qui a été long, il demande à aller à Sainte-Hélène… une autre île au bout du monde où les Anglais avaient emmené l’empereur pour le torturer tranquillement ; car s’il a été heureux d’abord, il a eu bien de la misère, voyez-vous, mes pauvres enfants…

— Comme tu dis cela… Dagobert… tu nous donnes envie de pleurer !

— C’est qu’il y a de quoi… l’empereur a enduré tant de choses, tant de choses… il a cruellement saigné au cœur, allez… Malheureusement le général n’était pas avec lui à Sainte-Hélène, il aurait été un de plus pour le consoler ; mais on n’a pas voulu. Alors, exaspéré comme tant d’autres contre les Bourbons, le général organise une conspiration pour rappeler le fils de l’empereur. Il voulait enlever un régiment presque tout composé d’anciens soldats à lui. Il se rend dans une ville de Picardie où était cette garnison ; mais déjà la conspiration était éventée. Au moment où le général arrive, on l’arrête, on le conduit devant le colonel du régiment… Et ce colonel…, dit le soldat après un nouveau silence, savez-vous qui c’était encore ?… Mais, bah !… ce serait trop long à vous expliquer, et ça vous attristerait davantage… Enfin c’était un homme que votre père avait depuis longtemps bien des raisons de haïr. Aussi se trouvant face à face avec lui, il lui dit : « Si vous n’êtes pas un lâche, vous me ferez mettre en liberté pour une heure, et nous nous battrons à mort ; car je vous hais pour ci, je vous méprise pour ça, et encore pour ça. » Le colonel accepte, met votre père en liberté jusqu’au lendemain. Le lendemain, duel acharné, dans lequel le colonel reste pour mort sur la place.

— Ah ! mon Dieu !

— Le général essuyait son épée, lorsqu’un ami dévoué vint lui dire qu’il n’avait que le temps de se sauver ; en effet, il parvint heureusement à quitter la France… oui… heureusement, car quinze jours après il était condamné à mort comme conspirateur.

— Que de malheur ! mon Dieu !

— Il y a eu un bonheur dans ce malheur-là, votre mère tenait bravement sa promesse et l’attendait toujours ; elle lui avait écrit : L’empereur d’abord, moi ensuite. Ne pouvant plus rien ni pour l’empereur ni pour son fils, le général, exilé de France, arrive à Varsovie. Votre mère venait de perdre ses parents ; elle était libre, ils s’épousent, et je suis un des témoins du mariage.

— Tu as raison, Dagobert… que de bonheur, au milieu de si grands malheurs !

— Les voilà donc bien heureux ; mais, comme tous les bons cœurs, plus ils étaient heureux, plus le malheur des autres les chagrinait, et il y avait de quoi être chagriné à Varsovie ; les Russes recommençaient à traiter les Polonais en esclaves ; votre brave mère, quoique d’origine française, était Polonaise de cœur et d’âme : elle disait hardiment tout haut ce que d’autres n’osaient seulement pas dire tout bas ; avec cela, les malheureux l’appelaient leur bon ange, en voilà assez pour mettre le gouverneur russe sur l’œil. Un jour un des amis du général, ancien colonel des lanciers, brave et digne homme, est condamné à l’exil en Sibérie pour une conspiration militaire contre les Russes ; il échappe, votre père le cache chez lui, cela se découvre ; pendant la nuit du lendemain, un peloton de Cosaques, commandé par un officier et suivi d’une voiture de poste, arrive à notre porte ; on surprend le général pendant son sommeil, et on l’enlève.

— Mon Dieu ! que voulait-on lui faire ?

— Le conduire hors de Russie, avec défense d’y jamais rentrer, et menacé d’une prison éternelle s’il y revenait ; voilà son dernier mot : « Dagobert, je te confie ma femme et mon enfant ; » car votre mère devait dans quelques mois vous mettre au monde ; eh bien ! malgré cela, on l’exila en Sibérie ; c’était une occasion de s’en défaire : elle faisait trop de bien à Varsovie ; on la craignait. Non content de l’exiler, on confisque tous ses biens ; pour seule grâce, elle avait obtenu que je l’accompagnerais, et sans Jovial, que le général m’avait fait garder, elle aurait été forcée de faire la route à pied. C’est ainsi, elle à cheval, et moi la conduisant comme je vous conduis, mes enfants, que nous sommes arrivés dans un misérable village, où trois mois après vous êtes nées, pauvres petites !

— Et notre père ?

— Impossible à lui de rentrer en Russie… impossible à votre mère de songer à fuir avec deux enfants… impossible au général de lui écrire, puisqu’il ignorait où elle était.

— Ainsi, depuis, aucune nouvelle de lui ?

— Si, mes enfants… une seule fois nous en avons eu…

— Et par qui ?

Après un moment de silence, Dagobert reprit avec une expression de physionomie singulière :

— Par qui ? par quelqu’un qui ne ressemble guère aux autres hommes… oui… et pour que vous compreniez ces paroles, il faut que je vous raconte en deux mots une aventure extraordinaire arrivée à votre père pendant la campagne de France. Il avait reçu de l’empereur l’ordre d’emporter une batterie qui écrasait notre armée ; après plusieurs tentatives malheureuses, le général se met à la tête d’un régiment de cuirassiers, charge sur la batterie, et va, selon son habitude, sabrer jusque sur les canons ; il se trouvait à cheval juste devant la bouche d’une pièce, dont tous les servants venaient d’être tués ou blessés ; pourtant, l’un d’eux a encore la force de se soulever, de se mettre sur un genou, d’approcher de la lumière la mèche qu’il tenait toujours à la main… et cela… juste au moment où le général était à dix pas et en face du canon chargé…

— Grand Dieu ! quel danger pour notre père !

— Jamais, m’a-t-il dit, il n’en avait couru un plus grand… car lorsqu’il vit l’artilleur mettre le feu à la pièce, le coup partait… mais au même instant, un homme de haute taille, vêtu en paysan, et que votre père jusqu’alors n’avait pas remarqué, se jette au-devant du canon…

— Ah ! le malheureux… quelle mort horrible !

— Oui, reprit Dagobert d’un air pensif. Cela devait arriver… Il devait être broyé en mille morceaux… Et pourtant il n’en a rien été.

— Que dis-tu !

— Ce que m’a dit le général. « Au moment où le coup partit, m’a-t-il répété souvent, par un mouvement d’horreur involontaire, je fermai les yeux pour ne pas voir le cadavre mutilé de ce malheureux qui s’était sacrifié à ma place… Quand je les rouvre, qu’est-ce que j’aperçois au milieu de la fumée ? toujours cet homme de grande taille, debout et calme au même endroit, jetant un regard triste et doux sur l’artilleur qui, un genou en terre, le corps renversé en arrière, le regardait aussi épouvanté que s’il eût vu le démon en personne ; puis le mouvement de la bataille ayant continué, il m’a été impossible de retrouver cet homme… » a ajouté votre père.

— Mon Dieu, Dagobert, comment cela est-il possible ?

— C’est ce que j’ai dit au général. Il m’a répondu que jamais il n’avait pu s’expliquer cet événement, aussi incroyable que réel… Il fallait d’ailleurs que votre père eût été bien vivement frappé de la figure de cet homme, qui paraissait, disait-il, âgé d’environ trente ans, car il avait remarqué que ses sourcils, très-noirs et joints entre eux, n’en faisaient pour ainsi dire qu’un seul d’une tempe à l’autre, de sorte qu’il paraissait avoir le front rayé d’une marque noire… Retenez bien ceci, mes enfants, vous saurez tout à l’heure pourquoi.

— Oui, Dagobert, nous ne l’oublions pas…, dirent les orphelines de plus en plus étonnées.

— Comme c’est étrange, cet homme au front rayé de noir !

— Écoutez encore… le général avait été, je vous ai dit, laissé pour mort à Waterloo… Pendant la nuit qu’il a passée sur le champ de bataille dans une espèce de délire causé par la fièvre de ses blessures, il lui a paru voir, à la clarté de la lune, ce même homme penché sur lui, le regardant avec une grande douceur et une grande tristesse, étanchant le sang de ses plaies en tâchant de le ranimer… Mais comme votre père, qui avait à peine la tête à lui, repoussait ses soins, disant qu’après une telle défaite il n’avait plus qu’à mourir… il lui a semblé entendre cet homme lui dire : Il faut vivre pour Éva !… C’était le nom de votre mère, que le général avait laissée à Varsovie pour aller rejoindre l’empereur et faire avec lui la campagne de France.

— Comme cela est singulier, Dagobert… Et depuis, notre père a-t-il revu cet homme ?

— Il l’a revu… puisque c’est lui qui a apporté des nouvelles du général à votre pauvre mère !

— Et quand donc cela ?… Nous ne l’avons jamais su ?

— Vous vous rappelez que le matin de la mort de votre mère, vous étiez allées avec la vieille Fedora dans la forêt de pins ?

— Oui, répondit Rose tristement, pour y chercher de la bruyère, que notre mère aimait tant.

— Pauvre mère ! Elle se portait si bien, que nous ne pouvions pas, hélas ! nous douter du malheur qui nous arriverait le soir, reprit Blanche.

— Sans doute, mes enfants ; moi-même, ce matin-là, je chantais, en travaillant au jardin, car, pas plus que vous, je n’avais de raison d’être triste ; je travaillais donc, tout en chantant, quand tout à coup j’entends une voix me demander en français : « Est-ce ici le village de Milosk ?… » Je me retourne, et je vois devant moi un étranger… Au lieu de lui répondre, je le regarde fixement, je recule de deux pas, tout stupéfait.

— Pourquoi donc ?

— Il était de haute taille, très-pâle, et avait le front haut, découvert… Ses deux sourcils, noirs, n’en faisaient qu’un… et semblaient lui rayer le front d’une marque noire.

— C’était donc l’homme qui, deux fois, s’était trouvé auprès de notre père pendant des batailles ?

— Oui… c’était lui.

— Mais, Dagobert, dit Rose pensive, il y a longtemps de ces batailles ?

— Environ seize ans.

— Et l’étranger que tu croyais reconnaître, quel âge avait-il ?

— Guère plus de trente ans.

— Alors comment veux-tu que ce soit le même homme qui se soit trouvé à la guerre, il y a seize ans, avec notre père ?

— Vous avez raison, dit Dagobert après un moment de silence et en haussant les épaules, j’aurai sans doute été trompé par le hasard d’une ressemblance… Et pourtant…

— Ou alors, si c’était le même, il faudrait qu’il n’ait pas vieilli…

— Mais ne lui as-tu pas demandé s’il n’avait pas autrefois secouru notre père ?

— D’abord j’étais si saisi que je n’y ai pas songé, et puis il est resté si peu de temps que je n’ai pu m’en informer ensuite ; il me demande donc le village de Milosk. « Vous y êtes, monsieur ; mais comment savez-vous que je suis Français ?

« — Tout à l’heure je vous ai entendu chanter quand j’ai passé, me répondit-il ; pourriez-vous me dire où demeure madame Simon, la femme du général ?

« — Elle demeure ici, monsieur. »

Il me regarda quelques instants en silence, voyant bien que cette visite me surprenait, puis il me tendit la main et me dit :

« — Vous êtes l’ami du général Simon, son meilleur ami ? »

Jugez de mon étonnement, mes enfants.

« — Mais, monsieur, comment savez-vous ?

« — Souvent il m’a parlé de vous avec reconnaissance.

« — Vous avez vu le général ?

« — Oui… il y a quelque temps, dans l’Inde ; je suis aussi son ami ; j’apporte de ses nouvelles à sa femme, je la savais exilée en Sibérie ; à Tobolsk, d’où je viens, j’ai appris qu’elle habitait ce village. Conduisez-moi près d’elle. »

— Bon voyageur… je l’aime déjà, dit Rose.

— Il était l’ami de notre père.

— Je le prie d’attendre, je voulais prévenir votre mère pour que le saisissement ne lui fasse pas de mal ; cinq minutes après il entrait chez elle…

— Et comment était-il ce voyageur, Dagobert ?

— Il était très-grand, il portait une pelisse foncée et un bonnet de fourrure avec de longs cheveux noirs.

— Et sa figure était belle ?

— Oui, mes enfants, très-belle, mais il avait l’air si triste et si doux que j’en ai eu le cœur serré.

— Pauvre homme ! un grand chagrin, sans doute ?

— Votre mère était enfermée avec lui depuis quelques instants, lorsqu’elle m’a appelé pour me dire qu’elle venait de recevoir de bonnes nouvelles du général ; elle fondait en larmes et avait devant elle un gros paquet de papiers ; c’était une espèce de journal que votre père lui écrivait chaque soir, pour se consoler ; ne pouvant lui parler, il disait au papier ce qu’il lui aurait dit à elle…

— Et ces papiers, où sont-ils, Dagobert ?

— Là, dans mon sac, avec ma croix et notre bourse ; un jour je vous les donnerai : seulement j’en ai pris quelques feuillets que j’ai là, et que vous lirez tout à l’heure ; vous verrez pourquoi.

— Est-ce qu’il y avait longtemps que notre père était dans l’Inde ?

— D’après le peu de mots que m’a dit votre mère, le général était allé dans ce pays-là après s’être battu avec les Grecs contre les Turcs ; car il aime surtout à se mettre du parti des faibles contre les forts ; arrivé dans l’Inde, il s’est acharné après les Anglais… ils avaient assassiné nos prisonniers dans les pontons et torturé l’empereur à Sainte-Hélène, c’était bonne guerre et doublement bonne guerre, car en leur faisant du mal il servait une brave cause.

— Et quelle cause servait-il ?

— Celle d’un de ces pauvres princes indiens dont les Anglais ravagent le territoire jusqu’au jour où ils s’en emparent sans foi ni droit. Vous voyez, mes enfants, c’est encore se battre pour un faible contre des forts ; votre père n’y a pas manqué. En quelques mois il a si bien discipliné et aguerri les douze ou quinze mille hommes de troupes de ce prince, que, dans deux rencontres, elles ont exterminé les Anglais qui avaient compté sans votre brave père, mes enfants… mais tenez… quelques pages de son journal vous en diront plus et mieux que moi ; de plus, vous y lirez un nom dont vous devez toujours vous souvenir, c’est pour cela que j’ai choisi ce passage.

— Oh ! quel bonheur !… lire ces pages écrites par notre père, c’est presque l’entendre, dit Rose.

— C’est comme s’il était là auprès de nous, ajouta Blanche.

Et les deux jeunes filles étendirent vivement les mains pour prendre les feuillets que Dagobert venait de tirer de sa poche.

Puis, par un mouvement simultané, rempli d’une grâce touchante, elles baisèrent, tour à tour et en silence, l’écriture de leur père.

— Vous verrez aussi, mes enfants, à la fin de cette lettre, pourquoi je m’étonnais de ce que votre ange gardien, comme vous le dites, s’appelait Gabriel… Lisez… lisez…, ajouta le soldat en voyant l’air surpris des orphelines. Seulement, je dois vous dire que lorsqu’il écrivait cela, le général n’avait pas encore rencontré le voyageur qui a apporté ces papiers.

Rose, assise dans son lit, prit les feuillets et commença de lire d’une voix douce et émue.

Blanche, la tête appuyée sur l’épaule de sa sœur, suivait avec attention. On voyait même, au léger mouvement de ses lèvres, qu’elle lisait aussi, mais mentalement.




VIII


Fragments du journal du général Simon.


« Bivac des montagnes d’Ava, 20 février 1830.

« … Chaque fois que j’ajoute quelques feuilles à ce journal, écrit maintenant au fond de l’Inde où m’a jeté ma vie errante et proscrite, journal que, hélas ! tu ne liras peut-être jamais, mon Éva bien-aimée, j’éprouve une sensation, à la fois douce et cruelle, car cela me console de causer ainsi avec toi, et pourtant mes regrets ne sont jamais plus amers que lorsque je te parle ainsi sans te voir.

« Enfin, si ces pages tombent sous tes yeux, ton généreux cœur battra au nom de l’être intrépide à qui aujourd’hui j’ai dû la vie, à qui je devrai peut-être ainsi le bonheur de te revoir un jour… toi et mon enfant, car il vit, n’est-ce pas, notre enfant ? Il faut que je le croie ; sans cela, pauvre femme, quelle serait ton existence, au fond de ton affreux exil ?… Cher ange, il doit avoir maintenant quatorze ans… Comment est-il ? Il te ressemble, n’est-ce pas ? il a tes grands et beaux yeux bleus… Insensé que je suis !… Combien de fois, dans ce long journal, je t’ai déjà fait involontairement cette folle question à laquelle tu ne dois pas répondre !… Combien de fois… je dois te la faire encore !… Tu apprendras donc à notre enfant à prononcer et à aimer le nom un peu barbare de Djalma. »

— Djalma, dit Rose, les yeux humides, en interrompant sa lecture.

— Djalma, reprit Blanche, partageant l’émotion de sa sœur. Oh ! nous ne l’oublierons jamais, ce nom.

— Et vous aurez raison, mes enfants, car il paraît que c’est celui d’un fameux soldat, quoique bien jeune. Continuez, ma petite Rose.

« Je t’ai raconté dans les feuilles précédentes, ma chère Éva, reprit Rose, les deux bonnes journées que nous avions eues ce mois-ci ; les troupes de mon vieil ami le prince indien, de mieux en mieux disciplinées à l’européenne, ont fait merveille. Nous avons culbuté les Anglais, et ils ont été forcés d’abandonner une partie de ce malheureux pays envahi par eux au mépris de tout droit, de toute justice, et qu’ils continuent de ravager sans pitié ; car ici, guerre anglaise, c’est dire trahison, pillage et massacre. Ce matin, après une marche pénible, au milieu des rochers et des montagnes, nous apprenons par nos éclaireurs que des renforts arrivent à l’ennemi, et qu’il s’apprête à reprendre l’offensive ; il n’était plus qu’à quelques lieues, un engagement devenait inévitable ; mon vieil ami, le prince indien, père de mon sauveur, ne demandait qu’à marcher au feu. L’affaire a commencé sur les trois heures ; elle a été sanglante, acharnée. Voyant chez les nôtres un moment d’indécision, car ils étaient bien inférieurs en nombre, et les renforts des Anglais se composaient de troupes fraîches, j’ai chargé à la tête de notre petite réserve de cavalerie.

« Le vieux prince était au centre, se battant comme il se bat, intrépidement ; son fils Djalma, âgé de dix-huit ans à peine, brave comme son père, ne me quittait pas ; au moment le plus chaud de l’engagement, mon cheval est tué, roule avec moi dans une ravine que je côtoyais, et je me trouve si sottement engagé sous lui qu’un moment je me suis cru la cuisse cassée… »

— Pauvre père, dit Blanche.

— Heureusement, cette fois, il ne lui sera rien arrivé de dangereux, grâce à Djalma… Vois-tu, Dagobert, reprit Rose, que je retiens bien le nom !

Et elle continua.

« Les Anglais croyaient qu’après m’avoir tué (opinion très-flatteuse pour moi), ils auraient facilement raison de l’armée du prince ; aussi un officier de cipayes et cinq ou six soldats irréguliers, lâches et féroces brigands, me voyant rouler dans le ravin, s’y précipitent pour m’achever… Au milieu du feu et de la fumée, nos montagnards, emportés par l’ardeur, n’avaient pas vu ma chute ; mais Djalma ne me quittait pas, il sauta dans le ravin pour me secourir, et sa froide intrépidité m’a sauvé la vie ; il avait gardé les deux coups de sa carabine : de l’un, il étend l’officier raide mort, de l’autre, il casse le bras à un irrégulier qui m’avait déjà percé la main d’un coup de baïonnette ; mais rassure-toi, ma bonne Éva, ce n’est rien… une égratignure… »

— Blessé… encore blessé, mon Dieu ! s’écria Blanche en joignant les mains et en interrompant sa sœur.

— Rassurez-vous, dit Dagobert, ça n’aura été, comme dit le général, qu’une égratignure ; car autrefois les blessures qui n’empêchaient pas de se battre, il les appelait des blessures blanches… Il n’y a que lui pour trouver des mots pareils.

« Djalma, me voyant blessé, reprit Rose en essuyant ses yeux, se sert de sa lourde carabine comme d’une massue, et fait reculer les soldats ; mais à ce moment je vois un nouvel assaillant, abrité derrière un massif de bambous dominant le ravin, abaisser lentement son long fusil, poser le canon entre deux branches, souffler sur la mèche, ajuster Djalma, et le courageux enfant reçoit une balle dans la poitrine, sans que mes cris aient pu l’avertir… Se sentant frappé, il recule malgré lui de deux pas, tombe sur un genou, mais tenant toujours ferme et tâchant de me faire un rempart de son corps… Tu conçois ma rage, mon désespoir ; malheureusement mes efforts pour me dégager étaient paralysés par une douleur atroce que je ressentais à la cuisse. Impuissant et désarmé, j’assistai donc pendant quelques secondes à cette lutte inégale.

« Djalma perdait beaucoup de sang, son bras faiblissait ; déjà un des irréguliers, excitant les autres de la voix, décrochait de sa ceinture une sorte d’énorme et lourde serpe qui tranche la tête d’un seul coup, lorsque arrivent une douzaine de nos montagnards ramenés par le mouvement du combat. Djalma est délivré à son tour ; on me dégage : au bout d’un quart d’heure, j’ai pu remonter à cheval. L’avantage nous est encore resté aujourd’hui, malgré bien des pertes. Demain, l’affaire sera décisive, car les feux du bivouac anglais se voient d’ici… Voilà, ma tendre Éva, comment j’ai dû la vie à cet enfant. Heureusement sa blessure ne donne aucune inquiétude ; la balle a dévié et glissé le long des côtes. »

— Ce brave garçon aura dit, comme le général : Blessure blanche, dit Dagobert.

« Maintenant, ma chère Éva, reprit Rose, il faut que tu connaisses, au moins par ce récit, cet intrépide Djalma ; il a dix-huit ans à peine. D’un mot je te peindrai cette noble et vaillante nature ; dans son pays, on donne quelquefois des surnoms ; dès quinze ans, on l’appelait le Généreux, généreux de cœur et d’âme, s’entend ; par une coutume du pays, coutume bizarre et touchante, ce surnom a remonté à son père, que l’on appelle le Père du Généreux, et qui pourrait à bon droit s’appeler le Juste, car ce vieil Indien est un type rare de loyauté chevaleresque, de fière indépendance ; il aurait pu, comme tant d’autres pauvres princes de ce pays, se courber humblement sous l’exécrable despotisme anglais, marchander l’abandon de sa souveraineté et se résigner devant la force. Lui, non. Mon droit tout entier, ou une fosse dans les montagnes où je suis né ; telle est sa devise. Ce n’est pas forfanterie ; c’est conscience de ce qui est droit et juste. « Mais vous serez brisé dans la lutte, lui ai-je dit ! — Mon ami, si pour vous forcer à une action honteuse, on vous disait : Cède ou meurs ? », me demanda-t-il. De ce jour, je l’ai compris, et je me suis voué corps et âme à cette cause toujours sacrée du faible contre le fort. Tu vois, mon Éva, que Djalma se montre digne d’un tel père. Ce jeune Indien est d’une bravoure si héroïque, si superbe, qu’il combat comme un jeune Grec du temps de Léonidas, la poitrine nue, tandis que les autres soldats de son pays, qui en effet restent habituellement les épaules, les bras et la poitrine découverts, endossent pour la guerre une casaque assez épaisse ; la folle intrépidité de cet enfant m’a rappelé le roi de Naples dont je t’ai si souvent parlé et que j’ai vu cent fois à notre tête dans les charges les plus périlleuses, ayant pour toute armure une cravache à la main. »

— Celui-là est encore un de ceux dont je vous parlais, et que l’empereur s’amusait à faire jouer au monarque, dit Dagobert. J’ai vu un officier prussien prisonnier, à qui cet enragé roi de Naples avait cinglé la figure d’un coup de cravache ; la marque y était bleue et rouge. Le Prussien disait en jurant qu’il était déshonoré ; qu’il aurait mieux aimé un coup de sabre… Je le crois bien… Diable de monarque ! il ne connaissait qu’une chose : marcher droit au canon ; dès qu’on canonnait quelque part, on aurait dit que ça l’appelait par tous ses noms, et il accourait en disant : « Présent… » Si je vous parle de lui, mes enfants, c’est qu’il répétait à qui voulait l’entendre : « Personne n’entamera un carré que le général Simon ou moi nous n’entamerions pas. »

Rose continua :

« J’ai remarqué avec peine que, malgré son jeune âge, Djalma avait souvent des accès de mélancolie profonde. Parfois, j’ai surpris entre son père et lui des regards singuliers… malgré notre attachement mutuel, je crois que tous deux me cachent quelque triste secret de famille, autant que j’en ai pu juger par plusieurs mots échappés à l’un et à l’autre ; il s’agit d’un événement bizarre, auquel leur imagination naturellement rêveuse et exaltée aura donné un caractère surnaturel.

« Du reste, tu sais, mon amie, que nous avons perdu le droit de sourire de la crédulité d’autrui… Moi, depuis la campagne de France, où il m’est arrivé cette aventure si étrange, que je ne puis encore m’expliquer… »

— C’est celle de cet homme qui s’est jeté devant la bouche d’un canon…, dit Dagobert.

« Toi, reprit la jeune fille en reprenant la lecture, toi ma chère Éva, depuis les visites de cette femme jeune et belle, que ta mère… prétendait avoir aussi vue chez sa mère… quarante ans auparavant. »

Les orphelines regardèrent le soldat avec étonnement.

— Votre mère… ne m’avait jamais parlé de cela… ni le général non plus… mes enfants ; ça me semble aussi singulier qu’à vous.

Rose reprit avec une émotion et une curiosité croissantes :

« Après tout, ma chère Éva, souvent les choses en apparence très-extraordinaires s’expliquent par un hasard, une ressemblance ou un jeu de la nature. Le merveilleux n’étant toujours qu’une illusion d’optique, ou le résultat d’une imagination déjà frappée, il arrive un moment où ce qui semblait surhumain ou surnaturel se trouve l’événement le plus humain et le plus naturel du monde ; aussi je ne doute pas que ce que nous appelions nos prodiges n’ait tôt ou tard ce dénoûment terre à terre. »

— Vous voyez, mes enfants, cela paraît d’abord merveilleux… et au fond… c’est tout simple… ce qui n’empêche pas que pendant longtemps on n’y comprend rien…

— Puisque notre père le dit, il faut le croire, et ne pas nous étonner ; n’est-ce pas, ma sœur ?

— Non, puisqu’un jour cela s’explique.

— Au fait, dit Dagobert après un moment de réflexion, une supposition ? Vous vous ressemblez tellement, n’est-ce pas, mes enfants, que quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude de vous voir chaque jour vous prendrait facilement l’une pour l’autre… Eh bien ! s’il ne savait pas que vous êtes, pour ainsi dire, doubles, voyez dans quels étonnements il pourrait se trouver… Bien sûr, il croirait au diable, à propos de bons petits anges comme vous.

— Tu as raison, Dagobert ; comme cela bien des choses s’expliquent, ainsi que le dit notre père.

Et Rose continua de lire.

« Du reste, ma tendre Éva, c’est avec quelque fierté que je songe que Djalma a du sang français dans les veines ; son père a épousé, il y a plusieurs années, une jeune fille dont la famille, d’origine française, était depuis très-longtemps établie à Batavia, dans l’île de Java. Cette parité de position entre mon vieil ami et moi a augmenté ma sympathie pour lui, car ta famille aussi, mon Éva, est d’origine française, et depuis bien longtemps établie à l’étranger ; malheureusement, le pauvre prince a perdu depuis plusieurs années cette femme qu’il adorait.

« Tiens, mon Éva bien-aimée, ma main tremble en écrivant ces mots, je suis faible, je suis fou… mais, hélas ! mon cœur se serre, se brise… si un pareil malheur m’arrivait !… Oh mon Dieu ! et notre enfant… que deviendrait-il sans toi… sans moi… dans ce pays barbare ?… Non ! non ! cette crainte est insensée… Mais quelle horrible torture que l’incertitude !… Car enfin, où es-tu ? que fais-tu ? que deviens-tu ?… Pardon… de ces noires pensées… souvent elles me dominent malgré moi… Moments funestes… affreux… car, lorsqu’ils ne m’obsèdent pas, je me dis : Je suis proscrit, malheureux ; mais au moins, à l’autre bout du monde, deux cœurs battent pour moi, le tien, mon Éva, et celui de notre enfant… »

Rose put à peine achever ces derniers mots ; depuis quelques instants, sa voix était entrecoupée de sanglots.

Il y avait en effet un douloureux accord entre les craintes du général Simon et la triste réalité ; et puis, quoi de plus touchant que ces confidences écrites le soir d’une bataille, au feu du bivac, par le soldat qui tâchait de tromper ainsi le chagrin d’une séparation si pénible, mais qu’il ne savait pas alors devoir être éternelle !

— Pauvre général… il ignore notre malheur, dit Dagobert, après un moment de silence ; mais il ignore aussi qu’au lieu d’un enfant, il y en a deux… Ce sera du moins une consolation… Mais tenez, Blanche, continuez de lire, je crains que cela ne fatigue votre sœur… Elle est trop émue… Et puis, après tout, il est juste que vous partagiez le plaisir et le chagrin de cette lecture.

Blanche prit la lettre, et Rose, essuyant ses yeux pleins de larmes, appuya à son tour sa jolie tête sur l’épaule de sa sœur, qui continua de la sorte :

« Je suis plus calme maintenant, ma tendre Éva ; un moment j’ai cessé d’écrire, et j’ai chassé ces noires idées ; reprenons notre entretien.

« Après avoir ainsi longuement causé de l’Inde avec toi, je te parlerai un peu de l’Europe ; hier au soir, un de nos gens, homme très-sûr, a rejoint nos avant-postes ; il m’apportait une lettre arrivée de France à Calcutta ; enfin, j’ai des nouvelles de mon père, mon inquiétude a cessé. Cette lettre est datée du mois d’août de l’an passé. J’ai vu, par son contenu, que plusieurs autres lettres auxquelles il fait allusion ont été retardées ou égarées, car depuis près de deux ans, je n’en avais pas reçu ; aussi étais-je dans une inquiétude mortelle à son sujet. Excellent père ! toujours le même ; l’âge ne l’a pas affaibli, son caractère est aussi énergique, sa santé aussi robuste que par le passé, me dit-il ; toujours fidèle à ses austères idées républicaines, et espérant beaucoup…

« Car, dit-il, les temps sont proches, et il souligne ces mots… Il me donne aussi, comme tu vas le voir, de bonnes nouvelles de la famille de notre vieux Dagobert… de notre ami… Vrai, ma chère Éva, mon chagrin est moins amer… quand je pense que cet excellent homme est auprès de toi, car, je le connais, il t’aura accompagnée dans ton exil… Quel cœur d’or… sous sa rude écorce de soldat !… Comme il doit aimer notre enfant !… »

Ici, Dagobert toussa deux ou trois fois, se baissa et eut l’air de chercher par terre son petit mouchoir à carreaux rouges et bleus qui était sur son genou.

Il resta ainsi quelques instants courbé.

Quand il se releva il essuyait sa moustache.

— Comme notre père te connaît bien !…

— Comme il a deviné que tu nous aimes !…

— Bien, bien, mes enfants, passons cela… Arrivez tout de suite à ce que dit le général, de mon petit Agricol et de Gabriel, le fils adoptif de ma femme… Pauvre femme, quand je pense que, dans trois mois peut-être… Allons, enfants, lisez, lisez, ajouta le soldat, voulant contenir son émotion.

« J’espère toujours malgré moi, ma chère Éva, que peut-être un jour ces feuilles te parviendront, et dans ce cas je veux y écrire ce qui peut aussi intéresser Dagobert. Ce sera pour lui une consolation d’avoir quelques nouvelles de sa famille. Mon père, toujours chef d’atelier chez l’excellent M. Hardy, m’apprend que celui-ci aurait pris dans sa maison le fils de notre vieux Dagobert ; Agricol travaille dans l’atelier de mon père, qui en est enchanté ; c’est, me dit-il, un grand et vigoureux garçon, qui manie comme une plume son lourd marteau de forgeron ; aussi gai qu’intelligent et laborieux, c’est le meilleur ouvrier de l’établissement, ce qui ne l’empêche pas le soir, après sa rude journée de travail, lorsqu’il revient auprès de sa mère qu’il adore, de faire des chansons et des vers patriotiques des plus remarquables. Sa poésie est remplie d’énergie et d’élévation ; on ne chante pas autre chose à l’atelier, et ces refrains échauffent les cœurs les plus froids et les plus timides. »

— Comme tu dois être fier de ton fils, Dagobert ! lui dit Rose avec admiration, il fait des chansons.

— Certainement, c’est superbe… mais ce qui me flatte surtout, c’est qu’il est bon pour sa mère, et qu’il manie vigoureusement le marteau… Quant aux chansons, avant qu’il ait fait le Réveil du peuple et la Marseillaise… il aura joliment battu du fer ; mais c’est égal, où ce diable d’Agricol aura-t-il appris cela ?… sans doute à l’école, où, comme vous allez le voir, il allait avec Gabriel, son frère adoptif…

Au nom de Gabriel, qui leur rappelait l’être idéal qu’elles nommaient leur ange gardien, la curiosité des jeunes filles fut vivement excitée ; Blanche redoubla d’attention en continuant ainsi :

« Le frère adoptif d’Agricol, ce pauvre enfant abandonné que la femme de notre bon Dagobert a si généreusement recueilli, offre, me dit mon père, un grand contraste avec Agricol, non pour le cœur, car ils ont tous deux le cœur excellent ; mais autant Agricol est vif, joyeux, actif, autant Gabriel est mélancolique et rêveur ; du reste, ajoute mon père, chacun d’eux a, pour ainsi dire, la figure de son caractère ; Agricol est brun, grand et fort… il a l’air joyeux et hardi ; Gabriel, au contraire, est frêle, blond, timide comme une jeune fille, et sa figure a une expression de douceur angélique… »

Les orphelines se regardèrent toutes surprises, puis, tournant vers Dagobert leurs figures ingénues, Rose lui dit :

— As-tu entendu, Dagobert ? Notre père dit que ton Gabriel est blond et qu’il a une figure d’ange ?… Mais c’est tout comme le nôtre…

— Oui, oui, j’ai bien entendu, c’est pour cela que votre rêve me surprenait.

— Je voudrais bien savoir s’il a aussi des yeux bleus, dit Rose.

— Pour ça, mes enfants, quoique le général n’en dise rien, j’en répondrais ; ces blondins, ça a toujours les yeux bleus ; mais, bleus ou noirs, il ne s’en servira guère pour regarder les jeunes filles en face ; continuez, vous allez voir pourquoi…

Blanche reprit :

« La figure de Gabriel a une expression d’une douceur angélique ; un des frères des écoles chrétiennes, où il allait, ainsi qu’Agricol et d’autres enfants du quartier, frappé de son intelligence et de sa bonté, a parlé de lui à un protecteur haut placé, qui s’est intéressé à lui, l’a placé dans un séminaire, et depuis deux ans Gabriel est prêtre ; il se destine aux missions étrangères, et il doit bientôt partir pour l’Amérique… »

— Ton Gabriel est prêtre !… dit Rose en regardant Dagobert.

— Et le nôtre est un ange, ajouta Blanche.

— Ce qui prouve que le vôtre a un grade de plus que le mien ; c’est égal, chacun son goût ; il y a de braves gens partout ; mais j’aime mieux que ce soit Gabriel qui ait choisi la robe noire. Je préfère voir mon garçon, à moi, les bras nus, un marteau à la main et un tablier de cuir autour du corps, ni plus ni moins que votre vieux grand-père, mes enfants, autrement dit le père du maréchal Simon, duc de Ligny ; car, après tout, le général est duc et maréchal par la grâce de l’empereur ; maintenant, terminez votre lecture.

— Hélas ! oui, dit Blanche, il n’y a plus que quelques lignes, et elle reprit :

« Ainsi donc, ma chère et tendre Éva, si ce journal te parvient, tu pourras rassurer Dagobert sur le sort de sa femme et de son fils, qu’il a quittés pour nous. Comment jamais reconnaître un pareil sacrifice ? Mais je suis tranquille, ton bon et généreux cœur aura su le dédommager…

« Adieu… et encore adieu pour aujourd’hui, mon Éva bien-aimée ; pendant un instant je viens d’interrompre ce journal pour aller jusqu’à la tente de Djalma ; il dormait paisiblement ; son père le veillait ; d’un signe il m’a rassuré. L’intrépide jeune homme ne court plus aucun danger. Puisse le combat de demain l’épargner encore !… Adieu, ma tendre Éva ; la nuit est silencieuse et calme, les feux du bivac s’éteignent peu à peu, nos pauvres montagnards reposent, après cette sanglante journée ; je n’entends d’heure en heure que le cri lointain de nos sentinelles… Ces mots étrangers m’attristent encore, ils me rappellent ce que j’oublie parfois en t’écrivant… que je suis au bout du monde et séparé de toi… de mon enfant ! Pauvres êtres chéris ! quel est… quel sera votre sort ?… Ah ! si du moins je pouvais vous envoyer à temps cette médaille qu’un hasard funeste m’a fait emporter de Varsovie, peut-être obtiendrais-tu d’aller en France, ou du moins d’y envoyer ton enfant avec Dagobert ; car tu sais de quelle importance… Mais à quoi bon ajouter ce chagrin à tous les autres ?… Malheureusement les années se passent… le jour fatal arrivera, et ce dernier espoir, dans lequel je vis pour vous, me sera enlevé ; mais je ne veux pas finir ce journal par une pensée triste. Adieu ! mon Éva bien-aimée, presse notre enfant sur ton cœur, couvre-le de tous les baisers que je vous envoie à tous deux du fond de l’exil.

« À demain, après le combat. »

À cette touchante lecture succéda un assez long silence.

Les larmes de Rose et de Blanche coulèrent lentement.

Dagobert, le front appuyé sur sa main, était aussi douloureusement absorbé.

Au dehors, le vent augmentait de violence ; une pluie épaisse commençait à fouetter les vitres sonores ; le plus profond silence régnait dans l’auberge.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que les filles du général Simon lisaient avec une si touchante émotion quelques fragments du journal de leur père, une scène mystérieuse, étrange, se passait dans l’intérieur de la ménagerie du dompteur de bêtes.




IX


Les cages.


Morok venait de s’armer : par-dessus sa veste de peau de daim, il avait revêtu sa cotte de mailles, tissu d’acier, souple comme la toile, dure comme le diamant ; recouvrant ensuite ses bras de brassards, ses jambes de jambards, ses pieds de bottines ferrées, et, dissimulant cet attirail défensif sous un large pantalon et sous une ample pelisse soigneusement boutonnée, il avait pris à la main une longue tige de fer chauffée à blanc, emmanchée dans une poignée de bois.

Quoique depuis longtemps domptés par l’adresse et par l’énergie du Prophète, son tigre Caïn, son lion Judas et sa panthère noire la Mort, avaient voulu, dans quelques accès de révolte, essayer sur lui leurs dents et leurs ongles ; mais, grâce à l’armure cachée par sa pelisse, ils avaient émoussé leurs ongles sur un épiderme d’acier, ébréché leurs dents sur des bras et des jambes de fer, tandis qu’un léger coup de la badine métallique de leur maître faisait fumer et grésiller leur peau, en la sillonnant d’une brûlure profonde.

Reconnaissant l’inutilité de leurs morsures, ces animaux, doués d’une grande mémoire, comprirent que désormais ils essayeraient en vain leurs griffes et leurs mâchoires sur un être invulnérable. Leur soumission craintive s’augmenta tellement que, dans ses exercices publics, leur maître, au moindre mouvement d’une petite baguette recouverte de papier de couleur de feu, les faisait ramper et se coucher épouvantés.

Le Prophète, armé avec soin, tenant à la main le fer chauffé à blanc par Goliath, était donc descendu par la trappe du grenier qui s’étendait au-dessus du vaste hangar où l’on avait déposé les cages de ses animaux ; une simple cloison de planches séparait ce hangar de l’écurie des chevaux du dompteur de bêtes.

Un fanal à réflecteur jetait sur les cages une vive lumière.

Elles étaient au nombre de quatre.

Un grillage de fer, largement espacé, garnissait leurs faces latérales. D’un côté, ce grillage tournait sur des gonds comme une porte, afin de donner passage aux animaux que l’on y renfermait ; le parquet des loges reposait sur deux essieux et quatre petites roulettes de fer ; on les traînait ainsi facilement jusqu’au grand chariot couvert où on les plaçait pendant les voyages. L’une d’elles était vide ; les trois autres renfermaient, comme on sait, une panthère, un tigre et un lion.

La panthère, originaire de Java, semblait mériter ce nom lugubre, la mort, par son aspect sinistre et féroce.

Complètement noire, elle se tenait tapie et ramassée sur elle-même au fond de sa cage ; la couleur de sa robe se confondant avec l’obscurité qui l’entourait, on ne distinguait pas son corps, on voyait seulement dans l’ombre deux lueurs ardentes et fixes… deux larges prunelles d’un jaune phosphorescent, qui ne s’allumaient pour ainsi dire qu’à la nuit, car tous ces animaux de la race féline n’ont l’entière lucidité de leur vue qu’au milieu des ténèbres.

Le Prophète était entré silencieusement dans l’écurie ; le rouge sombre de sa longue pelisse contrastait avec le blond mat et jaunâtre de sa chevelure raide et de sa longue barbe ; le fanal, placé assez haut, éclairait complètement cet homme, et la crudité de la lumière, opposée à la dureté des ombres, accentuait davantage encore les plans heurtés de sa figure osseuse et farouche.

Il s’approcha lentement de la cage.

Le cercle blanc qui entourait sa fauve prunelle semblait s’agrandir ; son œil luttait d’éclat et d’immobilité avec l’œil étincelant et fixe de la panthère…

Toujours accroupie dans l’ombre, elle subissait déjà l’influence du regard fascinateur de son maître ; deux ou trois fois elle ferma brusquement ses paupières, en faisant entendre un sourd râlement de colère ; puis bientôt, ses yeux rouverts comme malgré elle s’attachèrent invinciblement sur ceux du Prophète.

Alors les oreilles rondes de la Mort se collèrent à son crâne, aplati comme celui d’une vipère ; la peau de son front se rida convulsivement ; elle contracta son mufle hérissé de longues soies, et par deux fois ouvrit silencieusement sa gueule, armée de crocs formidables.

De ce moment, une sorte de rapport magnétique sembla s’établir entre les regards de l’homme et ceux de la bête.

Le Prophète étendit vers la cage sa tige d’acier chauffée à blanc, et dit d’une voix brève et impérieuse :

— La Mort… ici !

La panthère se leva, mais s’écrasa tellement que son ventre et ses coudes rasaient le plancher. Elle avait trois pieds de haut et près de cinq pieds de longueur ; son échine élastique et charnue, ses jarrets aussi descendus, aussi larges que ceux d’un cheval de course, sa poitrine profonde, ses épaules énormes et saillantes, ses pattes nerveuses et trapues, tout annonçait que ce terrible animal joignait la vigueur à la souplesse, la force à l’agilité.

Morok, sa baguette de fer toujours étendue vers la cage, fit un pas vers la panthère…

La panthère fit un pas vers le Prophète…

Il s’arrêta…

La Mort s’arrêta.

À ce moment, le tigre Judas, auquel Morok tournait le dos, fit un bond violent dans sa cage, comme s’il eût été jaloux de l’attention que son maître portait à la panthère ; il poussa un grognement rauque, et, levant sa tête, montra le dessous de sa redoutable mâchoire triangulaire et son puissant poitrail d’un blanc sale, où venaient se fondre les tons cuivrés de sa robe fauve rayée de noir ; sa queue, pareille à un gros serpent rougeâtre annelé d’ébène, tantôt se collait à ses flancs, tantôt les battait par un mouvement lent et continu ; ses yeux, d’un vert transparent et lumineux, s’arrêtèrent sur le Prophète.

Telle était l’influence de cet homme sur ses animaux, que Judas cessa presque aussitôt son grondement, comme s’il eût été effrayé de sa témérité ; cependant sa respiration resta haute et bruyante.

Morok se tourna vers lui pendant quelques secondes ; il l’examina très-attentivement.

La panthère, n’étant plus soumise à l’influence du regard de son maître, retourna se tapir dans l’ombre.

Un craquement à la fois strident et saccadé, pareil à celui que font les grands animaux en rongeant un corps dur, s’étant fait entendre dans la cage du lion, Caïn, attira l’attention du Prophète ; laissant le tigre, il fit un pas vers l’autre loge.

De ce lion on ne voyait que la croupe monstrueuse d’un roux jaunâtre ; ses cuisses étaient repliées sous lui, son épaisse crinière cachait entièrement sa tête ; à la tension et aux tressaillements des muscles de ses reins, à la saillie de ses vertèbres, on devinait facilement qu’il faisait de violents efforts avec sa gueule et ses pattes de devant.

Le Prophète, inquiet, s’approcha de la cage, craignant que malgré ses ordres Goliath n’eût donné au lion quelques os à ronger… Pour s’en assurer, il dit d’une voix brève et ferme :

— Caïn !

Caïn ne changea pas de position.

— Caïn… ici ! reprit Morok d’une voix plus haute.

Inutile appel, le lion ne bougea pas et le craquement continua.

— Caïn, ici ! dit une troisième fois le Prophète ; mais, en prononçant ces mots, il appuya le bout de sa tige d’acier brûlante sur la hanche du lion.

À peine un léger sillon de fumée courut-il sur le pelage roux de Caïn, que, par une volte de prestesse incroyable, il se retourna et se précipita sur le grillage, non pas en rampant, mais d’un bond, et pour ainsi dire debout, superbe… effrayant à voir.

Le Prophète se trouvant à l’angle de la cage, Caïn, dans sa fureur, s’était dressé en profil afin de faire face à son maître, appuyant ainsi son large flanc aux barreaux, à travers lesquels il passa jusqu’au coude son bras énorme, aux muscles renflés, et au moins aussi gros que la cuisse de Goliath.

— Caïn ! à bas ! dit le Prophète en se rapprochant vivement.

Le lion n’obéissait pas encore… ses lèvres, retroussées par la colère, laissaient voir des crocs aussi larges, aussi longs, aussi aigus que des défenses de sanglier.

Du bout de son fer brûlant, Morok effleura les lèvres de Caïn… À cette cuisante brûlure, suivie d’un appel imprévu de son maître, le lion, n’osant rugir, gronda sourdement, et ce grand corps retomba, affaissé sur lui-même, dans une attitude pleine de soumission et de crainte.

Le Prophète décrocha le fanal afin de regarder ce que Caïn rongeait ; c’était une des planches du parquet de sa cage, qu’il était parvenu à soulever, et qu’il broyait entre ses dents pour tromper sa faim.

Pendant quelques instants le plus profond silence régna dans la ménagerie.

Le Prophète, les mains derrière le dos, passait d’une cage à l’autre, observant ses animaux d’un air inquiet et sagace, comme s’il eût hésité à faire parmi eux un choix important et difficile.

De temps à autre il prêtait l’oreille en s’arrêtant devant la grande porte du hangar qui donnait sur la cour de l’auberge.

Cette porte s’ouvrit. Goliath parut ; ses habits ruisselaient d’eau.

— Eh bien !… lui dit le Prophète.

— Ça n’a pas été sans peine… Heureusement la nuit est noire, il fait grand vent et il pleut à verse.

— Aucun soupçon ?

— Aucun, maître, vos renseignements étaient bons ; la porte du cellier s’ouvre sur les champs, juste au-dessous de la fenêtre des fillettes. Quand vous avez sifflé pour me dire qu’il était temps, je suis sorti avec un tréteau que j’avais apporté ; je l’ai appuyé au mur, j’ai monté dessus ; avec mes six pieds, ça m’en faisait neuf, je pouvais m’accouder sur la fenêtre ; j’ai pris la persienne d’une main, le manche de mon couteau de l’autre, et, en même temps que je cassais deux carreaux, j’ai poussé la persienne de toutes mes forces…

— Et l’on a cru que c’était le vent ?

— On a cru que c’était le vent. Vous voyez que la brute n’est pas si brute… Le coup fait, je suis vite rentré dans le cellier en emportant mon tréteau… Au bout d’un peu de temps, j’ai entendu la voix du vieux… j’avais bien fait de me dépêcher…

— Oui, quand je t’ai sifflé, il venait d’entrer dans la salle où l’on soupe ; je l’y croyais pour plus de temps.

— Cet homme-là n’est pas fait pour rester longtemps à souper, dit le géant avec mépris. Quelques moments après que les carreaux ont été cassés… le vieux a ouvert la fenêtre et a appelé son chien en lui disant : « Saute ! » j’ai tout de suite couru à l’autre bout du cellier ; sans cela le maudit chien m’aurait éventé derrière la porte.

— Le chien est maintenant renfermé dans l’écurie où est le cheval du vieillard… Continue.

— Quand j’ai entendu refermer la persienne et la fenêtre, je suis de nouveau sorti du cellier, j’ai replacé mon tréteau et je suis remonté ; tirant doucement le loquet de la persienne, je l’ai ouverte, mais les deux carreaux étaient bouchés avec les pans d’une pelisse, j’entendais parler et je ne voyais rien ; j’ai écarté un peu le manteau et j’ai vu… les fillettes dans leur lit me faisaient face… le vieux assis à leur chevet me tournait le dos.

— Et son sac… son sac ? ceci est l’important.

— Son sac était près de la fenêtre, sur une table à côté de la lampe ; j’aurais pu y toucher en allongeant le bras.

— Qu’as-tu entendu ?

— Comme vous m’aviez dit de ne penser qu’au sac, je ne me souviens que de ce qui regardait le sac ; le vieux a dit que dedans il y avait ses papiers, des lettres d’un général, son argent et sa croix.

— Bon… Ensuite.

— Comme ça m’était difficile de tenir la pelisse écartée du trou du carreau, elle m’a échappé… j’ai voulu la reprendre, j’ai trop avancé la main et une des fillettes… l’aura vue… car elle a crié en montrant la fenêtre.

— Misérable !… tout est manqué…, s’écria le Prophète en devenant pâle de colère.

— Attendez donc… non, tout n’est pas manqué. En entendant crier, j’ai sauté à bas de mon tréteau, j’ai regagné le cellier ; comme le chien n’était plus là, j’ai laissé la porte entr’ouverte, j’ai entendu ouvrir la fenêtre, et j’ai vu à la lueur que le vieux avançait la lampe en dehors ; il a regardé, il n’y avait pas d’échelle ; la fenêtre est trop haute pour qu’un homme de taille ordinaire y puisse atteindre…

— Il aura cru que c’était le vent… comme la première fois… Tu es moins maladroit que je ne le croyais.

— Le loup s’est fait renard, vous l’avez dit… Quand j’ai su où était le sac, l’argent et les papiers, ne pouvant mieux faire pour le moment, je suis revenu… et me voilà.

— Monte me chercher la pique de frêne, la plus longue…

— Oui, maître.

— Et la couverture de drap rouge…

— Oui, maître.

— Va.

Goliath monta l’échelle ; arrivé au milieu, il s’arrêta.

— Maître, vous ne voulez pas que je descende… un morceau de viande pour la Mort ?… Vous verrez qu’elle me gardera rancune… Elle mettra tout sur mon compte… Elle n’oublie rien… et à la première occasion…

— La pique et la couverture ! répéta le Prophète d’une voix impérieuse.

Pendant que Goliath, jurant entre ses dents, exécutait ses ordres, Morok alla entr’ouvrir la grande porte du hangar, regarda dans la cour et écouta de nouveau.

— Voici la pique de frêne et la couverture, dit le géant en redescendant de l’échelle avec ces objets. Maintenant, que faut-il faire ?

— Retourne au cellier, remonte près de la fenêtre, et quand le vieillard sortira précipitamment de la chambre…

— Qui le fera sortir ?

— Il sortira… que t’importe ?

— Après ?

— Tu m’as dit que la lampe était près de la croisée ?

— Tout près… sur la table, à côté du sac.

— Dès que le vieux quittera la chambre, pousse la fenêtre, fais tomber la lampe, et si tu accomplis prestement et adroitement ce qui te restera à exécuter… les dix florins sont à toi… Tu te rappelles bien tout ?…

— Oui, oui.

— Les petites filles seront si épouvantées du bruit et de l’obscurité, qu’elles resteront muettes de terreur.

— Soyez tranquille, le loup s’est fait renard, il se fera serpent.

— Ce n’est pas tout.

— Quoi encore ?

— Le toit de ce hangar n’est pas élevé, la lucarne du grenier est d’un abord facile… la nuit est noire… au lieu de rentrer par la porte…

— Je rentrerai par la lucarne.

— Et sans bruit.

— En vrai serpent.

Et le géant sortit.

— Oui ! se dit le Prophète après un assez long silence, ces moyens sont sûrs… Je n’ai pas dû hésiter… Aveugle et obscur instrument… j’ignore le motif des ordres que j’ai reçus ; mais d’après les recommandations qui les accompagnent… mais d’après la position de celui qui me les a transmis, il s’agit, je n’en doute pas, d’intérêts immenses… d’intérêts, reprit-il après un nouveau silence, qui touchent à ce qu’il y a de plus grand… de plus élevé dans le monde ! Mais comment ces deux jeunes filles, presque mendiantes, comment ce misérable soldat, peuvent-ils représenter de tels intérêts ?… Il n’importe, ajouta-t-il avec humilité, je suis le bras qui agit… c’est à la tête qui pense et qui ordonne… de répondre de ses œuvres…

Bientôt le Prophète sortit du hangar en emportant la couverture rouge, et se dirigea vers la petite écurie de Jovial ; la porte disjointe était à peine fermée par un loquet.

À la vue d’un étranger, Rabat-Joie se jeta sur lui ; mais ses dents rencontrèrent les jambards de fer, et le Prophète, malgré les morsures du chien, prit Jovial par son licou, lui enveloppa la tête de la couverture afin de l’empêcher de voir et de sentir, l’emmena hors de l’écurie, et le fit entrer dans l’intérieur de sa ménagerie, dont il ferma la porte.




X


La surprise.


Les orphelines, après avoir lu le journal de leur père, étaient restées pendant quelque temps muettes, tristes et pensives, contemplant ces feuillets jaunis par le temps.

Dagobert, également préoccupé, songeait à son fils, à sa femme, dont il était séparé depuis si longtemps, et qu’il espérait bientôt revoir.

Le soldat, rompant le silence qui durait depuis quelques minutes, prit les feuillets des mains de Blanche, les plia soigneusement, les mit dans sa poche et dit aux orphelines :

— Allons, courage, mes enfants… vous voyez quel brave père vous avez ; ne pensez qu’au plaisir de l’embrasser, et rappelez-vous toujours le nom du digne garçon à qui vous devez ce plaisir ; car sans lui votre père était tué dans l’Inde.

— Il s’appelle Djalma… Nous ne l’oublierons jamais, dit Rose.

— Et si notre ange gardien Gabriel revient encore, ajouta Blanche, nous lui demanderons de veiller sur Djalma comme sur nous…

— Bien, mes enfants, pour ce qui est du cœur, je suis sûr de vous, vous n’oublierez rien… Mais pour revenir au voyageur qui était venu trouver votre pauvre mère en Sibérie, il avait vu le général un mois après les faits que vous venez de lire, et au moment où il allait de nouveau entrer en campagne contre les Anglais ; c’est alors que votre père lui a confié ses papiers et la médaille.

— Mais cette médaille, à quoi nous servira-t-elle, Dagobert ?

— Et ces mots gravés dessus, que signifient-ils ? reprit Rose en la tirant de son sein.


VICTIME
de
L. C. D. J.
Priez pour moi.
PARIS,
Le 13 février 1682.
À PARIS
Rue Saint-François no 3.
Dans un siècle et demi
vous serez
le 13 février 1832.
PRIEZ POUR MOI.



— Dame ! mes enfants… cela signifie qu’il faut que le 13 février 1832 nous soyons à Paris, rue Saint-François, no  3.

— Mais pourquoi faire ?

— Votre pauvre mère a été si vite saisie par la maladie, qu’elle n’a pu me le dire ; tout ce que je sais, c’est que cette médaille lui venait de ses parents ; c’était une relique gardée dans sa famille depuis cent ans et plus.

— Et comment notre père la possédait-il ?

— Parmi les objets que l’on avait mis à la hâte dans sa voiture lorsqu’il avait été violemment emmené de Varsovie, se trouvait un nécessaire appartenant à votre mère, où était cette médaille ; depuis, le général n’avait pu la renvoyer, n’ayant aucun moyen de communication et ignorant où nous étions.

— Cette médaille est donc bien importante pour nous ?

— Sans doute, car depuis quinze ans, jamais je n’avais vu votre mère plus heureuse que le jour où le voyageur la lui a rapportée… « Maintenant le sort de mes enfants sera peut-être aussi beau qu’il a été jusqu’ici misérable, me disait-elle devant l’étranger, avec des larmes de joie dans les yeux : je vais demander au gouverneur de Sibérie la permission d’aller en France avec mes filles… On trouvera peut-être que j’ai été assez punie par quinze années d’exil et par la confiscation de mes biens… Si l’on me refuse… je resterai ; mais on m’accordera au moins d’envoyer mes enfants en France, où vous les conduirez, Dagobert ; vous partirez tout de suite, car il y a déjà malheureusement bien du temps perdu… et si vous n’arriviez pas avant le 13 février prochain, cette cruelle séparation, ce voyage si pénible, auraient été inutiles. »

— Comment un seul jour de retard ?…

— Si nous arrivons le 14 au lieu du 13, il ne serait plus temps, disait votre mère ; elle m’a aussi donné une grosse lettre que je devais mettre à la poste, pour la France, dans la première ville que nous traverserions, c’est ce que j’ai fait.

— Et crois-tu que nous serons à Paris à temps ?

— Je l’espère ; cependant, si vous en aviez la force, il faudrait doubler quelques étapes, car en ne faisant que nos cinq lieues par jour, et encore sans accident, nous n’arriverions à Paris au plus tôt que vers le commencement de février, et il vaudrait mieux avoir plus d’avance.

— Mais, puisque notre père est dans l’Inde, et que condamné à mort il ne peut pas rentrer en France, quand le reverrons-nous donc ?

— Et où cela, le reverrons-nous ?

— Pauvres enfants, c’est vrai… il y a tant de choses que vous ne savez pas ; quand le voyageur l’a quitté, le général ne pouvait pas revenir en France, c’est vrai, mais maintenant il le peut.

— Et pourquoi le peut-il ?

— Parce que, l’an passé, les Bourbons, qui l’avaient exilé, ont été chassés à leur tour… la nouvelle en sera arrivée dans l’Inde, et votre père viendra certainement vous attendre à Paris, puisqu’il espère que vous et votre mère y serez le 13 février de l’an prochain.

— Ah ! maintenant je comprends, nous pouvons espérer de le revoir, dit Rose en soupirant.

— Sais-tu comment il s’appelle, ce voyageur, Dagobert ?

— Non, mes enfants… mais qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, c’est un vaillant homme. Quand il a quitté votre mère, elle l’a remercié en pleurant d’avoir été si dévoué, si bon pour le général, pour elle, pour ses enfants. Alors il a serré ses mains dans les siennes, et il lui a dit avec une voix douce qui m’a remué malgré moi : Pourquoi me remercier ? n’a-t-il pas dit : Aimez-vous les uns les autres ! »

— Qui ça, Dagobert ?

— Oui, de qui voulait parler le voyageur ?

— Je n’en sais rien ; seulement la manière dont il a prononcé ces mots m’a frappé, et ce sont les derniers qu’il ait dits.

Aimez-vous les uns les autres…, répéta Rose toute pensive.

— Comme elle est belle, cette parole ! ajouta Blanche.

— Et où allait-il, ce voyageur ?

— Bien loin… bien loin dans le Nord, a-t-il répondu à votre mère ; en le voyant s’en aller, elle me disait, en parlant de lui : « Son langage doux et triste m’a attendrie jusqu’aux larmes ; pendant le temps qu’il m’a parlé, je me sentais meilleure, j’aimais davantage encore mon mari, mes enfants ; et pourtant, à voir l’expression de la figure de cet étranger, on dirait qu’il n’a jamais souri ni pleuré, » ajoutait votre mère. Quand il s’en est allé, elle et moi, debout à la porte, nous l’avons suivi des yeux tant que nous avons pu, il marchait la tête baissée. Sa marche était lente… calme… ferme… on aurait dit qu’il comptait ses pas… et à propos de son pas, j’ai encore remarqué une chose.

— Quoi donc, Dagobert ?

— Vous savez que le chemin qui menait à la maison était toujours humide à cause de la petite source qui débordait…

— Oui.

— Eh bien ! la marque de ses pas était restée sur la glaise, et j’ai vu que sous sa semelle il y avait des clous arrangés en croix…

— Comment donc, en croix ?

— Tenez, dit Dagobert en posant sept fois son doigt sur la couverture du lit, tenez, ils étaient arrangés ainsi sous son talon.


◈ ◈ ◈


Vous voyez, ça forme une croix.

— Qu’est-ce que cela peut signifier, Dagobert ?

— Le hasard, peut-être… oui… le hasard… et pourtant, malgré moi, cette diable de croix qu’il laissait après lui m’a fait l’effet d’un mauvais présage, car à peine a-t-il été parti, que nous avons été accablés coup sur coup.

— Hélas ! la mort de notre mère ?

— Oui, mais avant… autre chagrin !… Vous n’étiez pas encore venues, elle écrivait sa supplique pour demander la permission d’aller en France ou de vous y envoyer, lorsque j’entends le galop d’un cheval ; c’était un courrier du gouverneur général de la Sibérie. Il nous apportait l’ordre de changer de résidence ; sous trois jours, nous devions nous joindre à d’autres condamnés pour être conduits avec eux à quatre cents lieues plus au nord. Ainsi, après quinze ans d’exil, on redoublait de cruauté, de persécution envers votre mère…

— Et pourquoi la tourmenter ainsi ?

— On aurait dit qu’un mauvais génie s’acharnait contre elle, car quelques jours plus tard, le voyageur ne nous trouvait plus à Milosk, ou s’il nous eût retrouvés plus tard, c’était si loin, que cette médaille et les papiers qu’il apportait ne servaient plus à rien… puisque, ayant pu partir tout de suite, c’est à peine si nous arriverons à temps à Paris. « On aurait intérêt à empêcher moi ou mes enfants d’aller en France, qu’on n’agirait pas autrement, disait votre mère, car nous exiler maintenant à quatre cents lieues plus loin, c’est rendre impossible ce voyage en France dont le terme est fixé. » Et elle se désespérait à cette idée.

— Peut-être ce chagrin imprévu a-t-il causé sa maladie subite ?

— Hélas ! non, mes enfants ; c’est cet infernal choléra, qui arrive sans qu’on sache d’où il vient, car il voyage aussi, lui… et il vous frappe comme le tonnerre ; trois heures après le départ du voyageur, quand vous êtes revenues de la forêt toutes gaies, toutes contentes, avec vos gros bouquets de fleurs pour votre mère… elle était déjà presque à l’agonie… et méconnaissable ; le choléra s’était déclaré dans le village… Le soir, cinq personnes étaient mortes… Votre mère n’a eu que le temps de vous passer la médaille au cou, ma chère petite Rose… de vous recommander toutes deux à moi… de me supplier de nous mettre tout de suite en route ; elle morte, le nouvel ordre d’exil qui la frappait ne pouvait plus vous atteindre ; le gouverneur m’a permis de partir avec vous pour la France, selon les dernières volontés de votre…

Le soldat ne put achever ; il mit sa main sur ses yeux pendant que les orphelines s’embrassaient en sanglotant.

— Oh ! mais…, reprit Dagobert avec orgueil, après un moment de douloureux silence, c’est là que vous vous êtes montrées les braves filles du général… Malgré le danger, on n’a pu vous arracher du lit de votre mère ; vous êtes restées auprès d’elle jusqu’à la fin… Vous lui avez fermé les yeux, vous l’avez veillée toute la nuit… et vous n’avez voulu partir qu’après m’avoir vu planter la petite croix de bois sur la fosse que j’avais creusée.

Dagobert s’interrompit brusquement.

Un hennissement étrange, désespéré, auquel se mêlaient des rugissements féroces, firent bondir le soldat sur sa chaise ; il pâlit et s’écria :

— C’est Jovial ! mon cheval ! Que fait-on à mon cheval ?

Puis, ouvrant la porte, il descendit précipitamment l’escalier.

Les deux sœurs se serrèrent l’une contre l’autre si épouvantées du brusque départ du soldat, qu’elles ne virent pas une main énorme passer à travers les carreaux cassés, ouvrir l’espagnolette de la fenêtre, en pousser violemment les vantaux et renverser la lampe placée sur une petite table où était le sac du soldat.

Les orphelines se trouvèrent ainsi plongées dans une obscurité profonde.




XI


Jovial et la Mort.


Morok, ayant conduit Jovial au milieu de sa ménagerie, l’avait ensuite débarrassé de la couverture qui l’empêchait de voir et de sentir.

À peine le tigre, le lion et la panthère l’eurent-ils aperçu, que ces animaux affamés se précipitèrent aux barreaux de leurs loges.

Le cheval, frappé de stupeur, le cou tendu, l’œil fixe, tremblait de tous ses membres, et semblait cloué sur le sol ; une sueur abondante et glacée ruissela tout à coup de ses flancs.

Le lion et le tigre poussaient des rugissements effroyables, en s’agitant violemment dans leurs loges.

La panthère ne rugissait pas… mais sa cage muette était effrayante.

D’un bond furieux, au risque de se briser le crâne, elle s’élança du fond de sa cage jusqu’aux barreaux ; puis, toujours muette, toujours acharnée, elle retournait en rampant à l’extrémité de sa loge, et d’un nouvel élan, aussi impétueux qu’aveugle, elle tentait encore d’ébranler le grillage.

Trois fois elle avait ainsi bondi… terrible, silencieuse… lorsque le cheval, passant de l’immobilité de la stupeur à l’égarement de l’épouvante, poussa de longs hennissements, et courut, effaré, vers la porte par laquelle on l’avait amené.

La trouvant fermée, il baissa la tête, fléchit un peu les jambes, frôla de ses naseaux l’ouverture laissée entre le sol et les ais, comme s’il eût voulu respirer l’air extérieur, puis, de plus en plus éperdu, il redoubla de hennissements en frappant avec force de ses pieds de devant.

Le Prophète s’approcha de la cage de la Mort au moment où elle allait reprendre son élan. Le lourd verrou qui retenait la grille, poussé par la pique du dompteur des bêtes, glissa, sortit de sa gâche… et en une seconde le Prophète eut gravi la moitié de l’échelle qui conduisait à son grenier…

Les rugissements du tigre et du lion, joints aux hennissements de Jovial, retentirent alors dans toutes les parties de l’auberge.

La panthère s’était de nouveau précipitée sur le grillage avec un acharnement si furieux que, le grillage cédant, elle tomba d’un saut au milieu du hangar.

La lumière du fanal miroitait sur l’ébène lustré de sa robe, semée de mouchetures d’un noir mat… Un instant elle resta sans mouvement, ramassée sur ses membres trapus… la tête allongée sur le sol, comme pour calculer la portée du bond qu’elle allait faire pour atteindre le cheval, puis elle s’élança brusquement sur lui.

En la voyant sortir de sa cage, Jovial, d’un violent écart, se jeta sur la porte, qui s’ouvrait de dehors en dedans… y pesa de toutes ses forces, comme s’il eût voulu l’enfoncer, et au moment où la Mort bondit, il se cabra presque droit ; mais celle-ci, rapide comme l’éclair, se suspendit à sa gorge en lui enfonçant en même temps les ongles aigus de ses pattes de devant dans le poitrail.

La veine jugulaire du cheval s’ouvrit ; des jets de sang vermeil jaillirent sous la dent de la panthère de Java, qui, s’arc-boutant alors sur ses pattes de derrière, serra puissamment sa victime contre la porte, et de ses griffes tranchantes lui laboura et lui ouvrit le flanc…

La chair du cheval était vive et pantelante, ses hennissements strangulés devenaient épouvantables…

Tout à coup ces mots retentirent :

— Jovial… courage !… me voilà… courage !…

C’était la voix de Dagobert, qui s’épuisait en tentatives désespérées pour forcer la porte derrière laquelle se passait cette lutte sanglante.

— Jovial, reprit le soldat, me voilà… au secours !…

À cet accent ami et bien connu, le pauvre animal, déjà presque à ses fins, essaya de tourner la tête vers l’endroit d’où venait la voix de son maître, lui répondit par un hennissement plaintif, et, s’abattant sous les efforts de la panthère, tomba… d’abord sur les genoux, puis sur le flanc… de sorte que son échine et son garrot, longeant la porte, l’empêchaient de s’ouvrir.

Alors tout fut fini.

La panthère s’accroupit sur le cheval, l’étreignit de ses pattes de devant et de derrière, malgré quelques ruades défaillantes, et lui fouilla le flanc de son mufle ensanglanté.

— Au secours… du secours à mon cheval ! criait Dagobert, en ébranlant vainement la serrure.

Puis il ajoutait avec rage :

— Et pas d’armes… pas d’armes…

— Prenez garde ! cria le dompteur de bêtes.

Et il parut à la mansarde du grenier, qui s’ouvrait sur la cour.

— N’essayez pas d’entrer, il y va de la vie… ma panthère est furieuse…

— Mais mon cheval… mon cheval ! s’écria Dagobert d’une voix déchirante.

— Il est sorti de son écurie pendant la nuit, il est entré dans le hangar en poussant la porte ; à sa vue, la panthère a brisé sa cage et s’est jetée sur lui… Vous répondrez des malheurs qui peuvent arriver, ajouta le dompteur de bêtes d’un air menaçant, car je vais courir les plus grands dangers pour faire rentrer la Mort dans sa loge.

— Mais mon cheval… Sauvez mon cheval ! s’écria Dagobert, suppliant, désespéré.

Le Prophète disparut de sa lucarne.

Les rugissements des animaux, les cris de Dagobert, réveillèrent tous les gens de l’hôtellerie du Faucon blanc. Çà et là les fenêtres s’éclairaient et s’ouvraient précipitamment. Bientôt les garçons d’auberge accoururent dans la cour avec des lanternes, entourèrent Dagobert et s’informèrent de ce qui venait d’arriver.

— Mon cheval est là… et un des animaux de ce misérable s’est échappé de sa cage ! s’écria le soldat en continuant d’ébranler la porte.

À ces mots, les gens de l’auberge, déjà effrayés de ces épouvantables rugissements, se sauvèrent et coururent prévenir l’hôte.

On conçoit les angoisses du soldat en attendant que la porte du hangar s’ouvrît.

Pâle, haletant, l’oreille collée à la serrure, il écoutait…

Peu à peu les rugissements avaient cessé, il n’entendait plus qu’un grondement sourd et ces appels sinistres répétés par la voix dure et brève du Prophète :

— La Mort !… ici… la Mort !

La nuit était profondément obscure, Dagobert n’aperçut pas Goliath qui, rampant avec précaution le long du toit recouvert en tuiles, rentrait dans le grenier par la fenêtre de la mansarde.

Bientôt la porte de la cour s’ouvrit de nouveau ; le maître de l’auberge parut, suivi de plusieurs hommes ; armé d’une carabine, il s’avançait avec précaution, ses gens portaient des fourches et des bâtons.

— Que se passe-t-il donc ? dit-il en s’approchant de Dagobert, quel trouble dans mon auberge !… Au diable les montreurs de bêtes et les négligents qui ne savent pas attacher le licou d’un cheval à la mangeoire… Si votre bête est blessée… tant pis pour vous, il fallait être plus soigneux.

Au lieu de répondre à ces reproches, le soldat, écoutant toujours ce qui se passait en dedans du hangar, fit un geste de la main pour réclamer le silence.

Tout à coup on entendit un éclat de rugissement féroce, suivi d’un grand cri du Prophète, et presque aussitôt la panthère hurla d’une façon lamentable.

— Vous êtes sans doute la cause d’un malheur, dit au soldat l’hôte effrayé ; avez-vous entendu ? quel cri !… Morok est peut-être dangereusement blessé.

Dagobert allait répondre à l’hôte lorsque la porte s’ouvrit ; Goliath parut sur le seuil et dit :

— On peut entrer, il n’y a plus de danger.

L’intérieur de la ménagerie offrait un spectacle sinistre.

Le Prophète, pâle, pouvant à peine dissimuler son émotion sous son calme apparent, était agenouillé à quelques pas de la cage de la panthère, dans une attitude recueillie : au mouvement de ses lèvres on devinait qu’il priait.

À la vue de l’hôte et des gens de l’auberge, Morok se releva en disant d’une voix solennelle :

— Merci, mon Dieu… d’avoir pu vaincre encore une fois par la force que vous m’avez donnée.

Alors, croisant ses bras sur sa poitrine, le front altier, le regard impérieux, il sembla jouir du triomphe qu’il venait de remporter sur la Mort, qui, étendue au fond de sa loge, poussait encore des hurlements plaintifs.

Les spectateurs de cette scène, ignorant que la pelisse du dompteur de bêtes cachât une armure complète, attribuant les cris de la panthère à la crainte, restèrent frappés d’étonnement et d’admiration devant l’intrépidité et le pouvoir presque surnaturel de cet homme.

À quelques pas derrière lui, Goliath se tenait debout, appuyé sur la pique de frêne…

Enfin, non loin de la cage, au milieu d’une mare de sang, était étendu le cadavre de Jovial.

À la vue de ces restes sanglants… déchirés, Dagobert resta immobile, et sa rude figure prit une expression de douleur profonde… Puis, se jetant à genoux, il souleva la tête de Jovial. Et retrouvant ternes, vitreux et à demi fermés ces yeux naguère encore si intelligents et si gais, lorsqu’ils se tournaient vers un maître aimé, le soldat ne put retenir une exclamation déchirante…

Dagobert oubliait sa colère, les suites déplorables de cet accident si fatal aux intérêts des deux jeunes filles, qui ne pouvaient ainsi continuer leur route ; il ne songeait qu’à la mort horrible de ce pauvre vieux cheval, son ancien compagnon de fatigue et de guerre, fidèle animal deux fois blessé comme lui… et que depuis tant d’années il n’avait pas quitté…

Cette émotion poignante se lisait d’une manière si cruelle, si touchante, sur le visage du soldat, que le maître de l’hôtellerie et ses gens se sentirent un instant apitoyés à la vue de ce grand vieillard agenouillé devant ce cheval mort.

Mais lorsque, suivant le cours de ses regrets, Dagobert songea que Jovial avait aussi été son compagnon d’exil, que la mère des orphelines avait autrefois, comme ses filles, entrepris un pénible voyage avec ce malheureux animal, les funestes conséquences de la perte qu’il venait de faire se présentèrent tout à coup à l’esprit du soldat ; la fureur succédant à l’attendrissement, il se releva les yeux étincelants, courroucés, se précipita sur le Prophète, d’une main le saisit à la gorge, et de l’autre lui administra militairement dans la poitrine cinq à six coups de poings qui s’amortirent sur la cotte de mailles de Morok.

— Brigand… tu me répondras de la mort de mon cheval ! disait le soldat en continuant la correction.

Morok, svelte et nerveux, ne pouvait lutter avantageusement contre Dagobert, qui, servi par sa grande taille, montrait encore une vigueur peu commune. Il fallut l’intervention de Goliath et du maître de l’auberge pour arracher le Prophète des mains de l’ancien grenadier.

Au bout de quelques instants on sépara les deux champions. Morok était blême de rage. Il fallut de nouveaux efforts pour l’empêcher de se saisir de la pique, dont il voulait frapper Dagobert.

— Mais c’est abominable ! s’écria l’hôte en s’adressant au soldat, qui appuyait avec désespoir ses poings crispés sur son front chauve. Vous exposez ce digne homme à être dévoré par ses bêtes, et vous voulez encore l’assommer… Est-ce ainsi qu’une barbe grise se conduit ? Faut-il aller chercher main-forte ? Vous vous étiez montré plus raisonnable dans la soirée.

Ces mots rappelèrent le soldat à lui-même ; il regretta d’autant plus sa vivacité, que sa qualité d’étranger pouvait augmenter les embarras de sa position ; il fallait à tout prix se faire indemniser de son cheval, afin d’être en état de continuer son voyage, dont le succès pouvait être compromis par un seul jour de retard. Faisant un violent effort sur lui-même, il parvint à se contraindre.

— Vous avez raison… j’ai été trop vif, dit-il à l’hôte d’une voix altérée, qu’il tâchait de rendre calme. Je n’ai pas eu la patience de tantôt. Mais enfin cet homme ne doit-il pas être responsable de la perte de mon cheval ? Je vous en fais juge.

— Eh bien ! comme juge, je ne suis pas de votre avis. Tout cela est de votre faute. Vous aurez mal attaché votre cheval, et il sera entré sous ce hangar dont la porte était sans doute entr’ouverte, dit l’hôte, prenant évidemment le parti du dompteur de bêtes.

— C’est vrai, reprit Goliath, je m’en souviens ; j’avais laissé la porte entrebâillée la nuit, afin de donner de l’air aux animaux ; les cages étaient bien fermées, il n’y avait pas de danger…

— C’est juste ! dit un des assistants.

— Il aura fallu la vue du cheval pour rendre la panthère furieuse et lui faire briser sa cage, reprit un autre.

— C’est plutôt le Prophète qui doit se plaindre, dit un troisième.

— Peu importe l’avis des uns et des autres, reprit Dagobert, dont la patience commençait à se lasser, je dis, moi, qu’il me faut à l’instant de l’argent ou un cheval, oui, à l’instant, car je veux quitter cette auberge de malheur.

— Et je dis, moi, que c’est vous qui allez m’indemniser ! s’écria Morok, qui sans doute ménageait ce coup de théâtre pour la fin, car il montra sa main gauche ensanglantée, jusqu’alors cachée dans la manche de sa pelisse. Je serai peut-être estropié pour ma vie, ajouta-t-il. Voyez quelle blessure la panthère m’a faite !

Sans avoir la gravité que lui attribuait le Prophète, cette blessure était assez profonde. Ce dernier argument lui concilia la sympathie générale. Comptant sans doute sur cet incident pour décider du gain d’une cause qu’il regardait comme sienne, l’hôtelier dit au garçon d’écurie :

— Il n’y a qu’un moyen d’en finir… c’est d’aller tout de suite éveiller M. le bourgmestre, et de le prier de venir ici ; il décidera qui a tort ou raison.

— J’allais vous le proposer, dit le soldat, car après tout, je ne peux pas me faire justice moi-même.

— Fritz, cours chez M. le bourgmestre, dit l’hôte.

Le garçon partit précipitamment. Son maître, craignant d’être compromis par l’interrogatoire du soldat, auquel il avait, la surveille, négligé de demander ses papiers, lui dit :

— Le bourgmestre sera de très-mauvaise humeur… d’être dérangé si tard. Je n’ai pas envie d’en souffrir, aussi je vous engage à aller me chercher vos papiers, s’ils sont en règle… car j’ai eu tort de ne pas me les faire présenter hier au soir à votre arrivée.

— Ils sont en haut dans mon sac, vous allez les avoir, répondit le soldat.

Puis, détournant la vue et mettant la main sur ses yeux lorsqu’il passa devant le corps de Jovial, il sortit pour aller retrouver les deux sœurs.

Le Prophète le suivit d’un regard triomphant, et se dit :

— Le voilà sans cheval, sans argent, sans papiers… Je ne pouvais faire plus… puisqu’il m’était interdit de faire plus… et que je devais autant que possible agir de ruse, et ménager les apparences… Tout le monde donnera tort à ce soldat. Je puis du moins répondre que, d’ici à quelques jours, il ne continuera pas sa route, puisque de si grands intérêts semblent se rattacher à son arrestation et à celle de ces deux jeunes filles.

Un quart d’heure après cette réflexion du dompteur de bêtes, Karl, le camarade de Goliath, sortait de la cachette où son maître l’avait confiné pendant la soirée, et partait pour Leipzig porteur d’une lettre que Morok venait d’écrire à la hâte et que Karl devait, aussitôt son arrivée, mettre à la poste. L’adresse de cette lettre était ainsi conçue :

À Monsieur,
Monsieur Rodin,
Rue du Milieu-des-Ursins, no 11,
À Paris,
France.




XII


Le bourgmestre.


L’inquiétude de Dagobert augmentait de plus en plus ; certain que son cheval n’était pas venu dans le hangar tout seul, il attribuait ce malheureux événement à la méchanceté du dompteur de bêtes ; mais il se demandait en vain la cause de l’acharnement de ce misérable contre lui, et il songeait avec effroi que sa cause, si juste qu’elle fût, allait dépendre de la bonne ou mauvaise humeur d’un juge arraché au sommeil et qui pouvait le condamner sur des apparences trompeuses.

Bien décidé à cacher aussi longtemps que possible aux orphelines le nouveau coup qui les frappait, il ouvrit la porte de leur chambre, lorsqu’il se heurta contre Rabat-Joie, car le chien était accouru à son poste après avoir en vain essayé d’empêcher le Prophète d’emmener Jovial.

— Heureusement le chien est revenu là, les pauvres petites étaient gardées, dit le soldat en ouvrant la porte.

À sa grande surprise, une profonde obscurité régnait dans la chambre.

— Mes enfants…, s’écria-t-il, pourquoi êtes-vous donc sans lumière ?

On ne lui répondit pas.

Effrayé, il courut au lit à tâtons, prit la main d’une des deux sœurs : cette main était glacée.

— Rose !… mes enfants ! s’écria-t-il, Blanche !… mais répondez-moi donc… Vous me faites peur…

Même silence, la main qu’il tenait se laissait mouvoir machinalement, froide et inerte.

La lune, alors dégagée des nuages noirs qui l’entouraient, jeta dans cette petite chambre et sur le lit placé en face la fenêtre une assez vive clarté pour que le soldat vît les deux sœurs évanouies.

La lueur bleuâtre de la lune augmentait encore la pâleur des orphelines ; elles se tenaient à demi embrassées, Rose avait caché sa tête dans le sein de Blanche.

— Elles se seront trouvées mal de frayeur, s’écria Dagobert en courant à sa gourde. Pauvres petites ! après une journée où elles ont eu tant d’émotions, ce n’est pas étonnant !

Et le soldat, imbibant le coin d’un mouchoir de quelques gouttes d’eau-de-vie, se mit à genoux devant le lit, frotta légèrement les tempes des deux sœurs, et passa sous leurs petites narines roses le linge imprégné de spiritueux…

Toujours agenouillé, penchant vers les orphelines sa brune figure inquiète, émue, il attendit quelques secondes avant de renouveler l’emploi du seul moyen de secours qu’il eût en son pouvoir.

Un léger mouvement de Rose donna quelque espoir au soldat ; la jeune fille tourna sa tête sur l’oreiller en soupirant ; puis bientôt elle tressaillit, ouvrit des yeux à la fois étonnés et effrayés ; mais, ne reconnaissant pas d’abord Dagobert, elle s’écria : Ma sœur ! et se jeta entre les bras de Blanche.

Celle-ci commençait à ressentir aussi les effets des soins du soldat. Le cri de Rose la tira complètement de sa léthargie ; partageant de nouveau sa frayeur sans en savoir la cause, elle se pressa contre elle.

— Les voilà revenues… c’est l’important, dit Dagobert. Maintenant la folle peur passera bien vite.

Puis il ajouta en adoucissant sa voix :

— Eh bien ! mes enfants… courage… vous allez mieux… c’est moi… qui suis là… moi… Dagobert.

Les orphelines firent un brusque mouvement, tournèrent vers le soldat leurs charmants visages encore pleins de trouble, d’émotion, et, par un élan plein de grâce, toutes deux lui tendirent les bras en s’écriant :

— C’est toi… Dagobert… nous sommes sauvées…

— Oui, mes enfants… c’est moi, dit le vétéran en prenant leurs mains dans les siennes, et les serrant avec bonheur. Vous avez donc eu grand’peur pendant mon absence ?

— Oh ! peur… à mourir…

— Si tu savais… mon Dieu… si tu savais !

— Mais la lampe est éteinte ? Pourquoi ?

— Ce n’est pas nous…

— Voyons, remettez-vous, pauvres petites, et racontez-moi cela… Cette auberge ne me paraît pas sûre… Heureusement, nous la quitterons bientôt… Maudit sort qui m’y a conduit… Après cela, il n’y avait pas d’autre hôtellerie dans le village… Que s’est-il donc passé ?

— À peine as-tu été parti… que la fenêtre s’est ouverte bien fort, la lampe est tombée avec la table avec un bruit terrible.

— Alors le cœur nous a manqué, nous nous sommes embrassées en poussant un cri, car nous avions cru aussi entendre marcher dans la chambre.

— Et nous nous sommes trouvées mal, tant nous avions peur…

Malheureusement, persuadé que la violence du vent avait déjà cassé les carreaux et ébranlé la fenêtre, Dagobert crut avoir mal fermé l’espagnolette, attribua ce second accident à la même cause que le premier, et crut que l’effroi des orphelines les abusait.

— Enfin, c’est passé, n’y pensons plus, calmez-vous, leur dit-il.

— Mais, toi, pourquoi nous as-tu quittées si vite… Dagobert ?

— Oui, maintenant je m’en souviens ; n’est-ce pas, ma sœur, nous avons entendu un grand bruit, et Dagobert a couru vers l’escalier en disant : Mon cheval… que fait-on à mon cheval ?

— C’était donc Jovial qui hennissait ?

Ces questions renouvelaient les angoisses du soldat ; il craignait d’y répondre, et dit d’un air embarrassé :

— Oui… Jovial hennissait… mais ce n’était rien !… Ah çà, il nous faut de la lumière. Savez-vous où j’ai mis mon briquet hier soir ? Allons, je perds la tête, il est dans ma poche. Il y a là heureusement une chandelle ; je vais l’allumer pour chercher dans mon sac des papiers dont j’ai besoin.

Dagobert fit jaillir quelques étincelles, se procura de la lumière, et vit en effet la croisée encore entr’ouverte, la table renversée, et auprès de la lampe son havre-sac ; il ferma la fenêtre, releva la petite table, y plaça son sac, et le déboucla afin d’y prendre son portefeuille, placé, ainsi que sa croix et sa bourse, dans une espèce de poche pratiquée entre la doublure et la peau du sac, qui ne paraissait pas avoir été fouillé, grâce au soin avec lequel les courroies étaient rajustées.

Le soldat plongea sa main dans la poche qui s’offrait à l’entrée du havresac, et ne trouva rien.

Foudroyé de surprise, il pâlit et s’écria, en reculant d’un pas :

— Comment ! rien !

— Dagobert, qu’as-tu donc ? dit Blanche.

Il ne répondit pas.

Immobile, penché sur la table, il restait la main toujours plongée dans la poche du sac… Puis bientôt, cédant à un vague espoir… car une si cruelle réalité ne lui paraissait pas possible, il vida précipitamment le contenu du sac sur la table : c’étaient de pauvres hardes à moitié usées, son vieil habit d’uniforme des grenadiers à cheval de la garde impériale, sainte relique pour le soldat. Mais Dagobert eut beau développer chaque objet d’habillement, il n’y trouva ni sa bourse ni son portefeuille, où étaient ses papiers, les lettres du général Simon et sa croix.

En vain, avec cette puérilité terrible qui accompagne toujours les recherches désespérées, le soldat prit le havre-sac par les deux coins et le secoua vigoureusement ; rien n’en sortit.

Les orphelines se regardaient avec inquiétude, ne comprenaient rien au silence et à l’action de Dagobert qui leur tournait le dos.

Blanche se hasarda de lui dire d’une voix timide :

— Qu’as-tu donc ?… Tu ne nous réponds pas… Qu’est-ce que tu cherches dans ton sac ?

Toujours muet, Dagobert se fouilla précipitamment, retourna toutes ses poches ; rien…

Peut-être pour la première fois de sa vie, ses deux enfants, comme il les appelait, lui avaient adressé la parole sans qu’il leur répondît.

Blanche et Rose sentirent de grosses larmes mouiller leurs yeux ; croyant le soldat fâché, elles n’osèrent plus lui parler.

— Non… non… ça ne se peut pas… non ! disait le vétéran en appuyant sa main sur son front et en cherchant encore dans sa mémoire où il aurait pu placer des objets si précieux pour lui, ne voulant pas encore se résoudre à leur perte.

Un éclair de joie brilla dans ses yeux… il courut prendre sur une chaise la valise des orphelines, elle contenait un peu de linge, deux robes noires et une petite boîte de bois renfermant un mouchoir de soie qui avait appartenu à leur mère, deux boucles de cheveux, et un ruban noir qu’elle portait au cou. Le peu qu’elle possédait avait été saisi par le gouverneur russe par suite de la confiscation. Dagobert fouilla et refouilla tout… visita jusqu’aux derniers recoins de la valise… rien… rien…

Cette fois, complètement anéanti, il s’appuya sur la table. Cet homme si robuste, si énergique, se sentait faiblir… Son visage était à la fois brûlant et baigné d’une sueur froide… ses genoux tremblaient sous lui.

On dit vulgairement qu’un noyé s’accrocherait à une paille ; il en est ainsi du désespoir qui ne veut pas absolument désespérer ; Dagobert se laissa entraîner à une dernière espérance absurde, folle, impossible… il se retourna brusquement vers les deux orphelines et leur dit… sans songer à l’altération de ses traits et de sa voix :

— Je ne vous les ai pas donnés… à garder… dites ?

Au lieu de répondre, Rose et Blanche, épouvantées de sa pâleur, de l’expression de son visage, jetèrent un cri.

— Mon Dieu… mon Dieu… qu’as-tu donc ? murmura Rose.

— Les avez-vous… oui ou non ? s’écria d’une voix tonnante le malheureux égaré par la douleur. Si c’est non… je prends le premier couteau venu et je me le… plante à travers le corps !

— Hélas ! toi si bon… pardonne-nous si nous t’avons causé quelque peine…

— Tu nous aimes tant… tu ne voudrais pas nous faire de mal…

Et les orphelines se prirent à pleurer en tendant leurs mains suppliantes vers le soldat.

Celui-ci, sans les voir, les regardait d’un œil hagard ; puis, cette espèce de vertige dissipé, la réalité se présenta bientôt à sa pensée avec toutes ses terribles conséquences ; il joignit les mains, tomba à genoux devant le lit des orphelines, y appuya son front, et à travers ses sanglots déchirants, car cet homme de fer sanglotait, on n’entendait que ces mots entrecoupés :

— Pardon… pardon… je ne sais pas… Ah ! quel malheur !… quel malheur ! pardon…

À cette explosion de douleur dont elles ne comprenaient pas la cause, mais qui chez un tel homme était navrante, les deux sœurs interdites entourèrent de leurs bras cette vieille tête grise et s’écrièrent en pleurant :

— Mais regarde-nous donc ! dis-nous ce qui t’afflige… Ce n’est pas nous ?…

Un bruit de pas résonna dans l’escalier.

Au même instant retentirent les aboiements de Rabat-Joie resté en dehors de la porte.

Les grondements du chien devenaient plus furieux ; ils étaient sans doute accompagnés de démonstrations hostiles, car on entendit l’aubergiste s’écrier d’un ton courroucé :

— Dites donc, eh !… appelez donc votre chien… ou parlez-lui, c’est M. le bourgmestre qui monte.

— Dagobert… entends-tu ?… c’est le bourgmestre, dit Rose.

— On monte… voilà du monde…, reprit Blanche.

Ces mots, le bourgmestre, rappelèrent tout à Dagobert, et complétèrent pour ainsi dire le tableau de sa triste position. Son cheval était mort, il se trouvait sans papiers, sans argent, et un jour, un seul jour de retard ruinait la dernière espérance des deux sœurs et rendait inutile ce long et pénible voyage.

Les gens fortement trempés, et le vétéran était de ce nombre, préfèrent les grands périls, les positions menaçantes, mais nettement tranchées, à ces angoisses vagues qui précèdent un malheur définitif.

Dagobert, servi par son bon sens, par son admirable dévouement, comprit qu’il n’avait de ressource que dans la justice du bourgmestre, et que tous ses efforts devaient tendre à se rendre ce magistrat favorable ; il essuya donc ses yeux aux draps du lit, se releva, droit, calme, résolu, et dit aux orphelines.

— Ne craignez rien… mes enfants ; il faudra bien que ce soit notre sauveur qui arrive.

— Allez-vous appeler votre chien ?… cria l’hôtelier, toujours retenu sur l’escalier par Rabat-Joie, sentinelle vigilante, qui continuait de lui disputer le passage. Il est donc enragé, cet animal-là ? Attachez-le donc ! N’avez-vous pas déjà assez causé de malheurs dans ma maison ?… Je vous dis que M. le bourgmestre veut vous interroger à votre tour, puisqu’il vient d’entendre Morok.

Dagobert passa la main dans ses cheveux gris et sur sa moustache, agrafa le col de sa houppelande, brossa ses manches avec ses mains, afin de se donner le meilleur air possible, sentant que le sort des orphelines allait dépendre de son entretien avec le magistrat.

Ce ne fut pas sans un violent battement de cœur qu’il mit la main sur la serrure, après avoir dit aux petites filles, de plus en plus effrayées de tant d’événements :

— Enfoncez-vous bien dans votre lit, mes enfants… S’il faut absolument que quelqu’un entre ici, le bourgmestre y entrera seul…

Puis ouvrant la porte, le soldat s’avança sur le palier et dit :

— À bas !… Rabat-Joie… ici.

Le chien obéit avec une répugnance marquée. Il fallut que son maître lui ordonnât deux fois de s’abstenir de toute manifestation malfaisante à l’encontre de l’hôtelier ; ce dernier, une lanterne d’une main et son bonnet de l’autre, précédait respectueusement le bourgmestre, dont la figure magistrale se perdait dans la pénombre de l’escalier.

Derrière le juge et quelques marches plus bas que lui, on voyait vaguement, éclairés par une autre lanterne, les visages curieux des gens de l’hôtellerie.

Dagobert, après avoir fait rentrer Rabat-Joie dans sa chambre, ferma la porte et s’avança de deux pas sur le palier assez spacieux pour contenir plusieurs personnes, et à l’angle duquel se trouvait un banc de bois à dossier.

Le bourgmestre, arrivant à la dernière marche de l’escalier, parut surpris de voir Dagobert fermer la porte dont il semblait vouloir lui interdire l’entrée.

— Pourquoi fermez-vous cette porte ? demanda-t-il d’un ton brusque.

— D’abord, parce que deux jeunes filles qui m’ont été confiées, sont couchées dans cette pièce, et ensuite, parce que votre interrogatoire inquiéterait ces enfants, répondit Dagobert… Asseyez-vous sur ce banc et interrogez-moi ici, M. le bourgmestre, cela vous est égal, je pense ?

— Et de quel droit prétendez-vous m’imposer le lieu de votre interrogatoire ? demanda le juge d’un air mécontent.

— Oh ! je ne prétends rien, M. le bourgmestre, se hâta de dire le soldat, craignant avant tout d’indisposer son juge. Seulement, comme ces jeunes filles sont couchées et déjà toutes tremblantes, vous feriez preuve de bon cœur si vous vouliez bien m’interroger ici.

— Hum !… ici, dit le magistrat avec humeur. Belle corvée ! c’était bien la peine de me déranger au milieu de la nuit… Allons, soit, je vous interrogerai ici.

Puis, se tournant vers l’aubergiste :

— Posez votre lanterne sur ce banc, et laissez-nous…

L’aubergiste obéit, et descendit, suivi des gens de sa maison, aussi contrarié que ceux-ci de ne pouvoir assister à l’interrogatoire.

Le vétéran resta seul avec le magistrat.




XIII


Le jugement.


Le digne bourgmestre de Mockern était coiffé d’un bonnet de drap, et enveloppé d’un manteau ; il s’assit pesamment sur le banc : c’était un gros homme de soixante ans environ, d’une figure rogue et renfrognée ; de son poing rouge et gras, il frottait fréquemment ses yeux, gonflés et rougis par un brusque réveil.

Dagobert, debout, tête nue, l’air soumis et respectueux, tenait son vieux bonnet de police entre ses deux mains, et tâchait de lire sur la maussade physionomie de son juge quelles chances il pouvait avoir de l’intéresser à son sort, c’est-à-dire à celui des orphelines.

Dans ce moment critique, le pauvre soldat appelait à son aide tout son sang-froid, toute sa raison, toute son éloquence, toute sa résolution ; lui qui vingt fois avait bravé la mort avec un froid dédain, lui qui, calme et assuré, n’avait jamais baissé les yeux devant le regard d’aigle de l’empereur, son héros, son dieu… se sentait interdit, tremblant, devant ce bourgmestre de village à figure malveillante.

De même aussi, quelques heures auparavant, il avait dû subir, impassible et résigné, les provocations du Prophète, pour ne pas compromettre la mission sacrée dont une mère mourante l’avait chargé, montrant ainsi à quel héroïsme d’abnégation peut atteindre une âme honnête et simple.

— Qu’avez-vous à dire… pour votre justification ? voyons, dépêchons… demanda brutalement le juge avec un bâillement d’impatience.

— Je n’ai pas à me justifier… j’ai à me plaindre, M. le bourgmestre, dit Dagobert d’une voix ferme.

— Croyez-vous m’apprendre dans quels termes je dois vous poser mes questions ? s’écria le magistrat d’un ton si aigre, que le soldat se reprocha d’avoir déjà si mal engagé l’entretien ; voulant apaiser son juge, il s’empressa de répondre avec soumission :

— Pardon, M. le bourgmestre, je me serai mal expliqué ; je voulais seulement dire que dans cette affaire je n’avais aucun tort.

— Le Prophète dit le contraire.

— Le Prophète…, répondit le soldat d’un air de doute.

— Le Prophète est un pieux et honnête homme incapable de mensonge, reprit le juge.

— Je ne peux rien dire à ce sujet, mais vous avez trop de cœur, M. le bourgmestre, pour me donner tort sans m’écouter… Ce n’est pas un homme comme vous qui ferait une injustice… oh ! cela se voit tout de suite.

En se résignant ainsi, malgré lui, au rôle de courtisan, Dagobert adoucissait le plus possible sa grosse voix, et tâchait de donner à son austère figure une expression souriante, avenante et flatteuse.

— Un homme comme vous, ajouta-t-il en redoublant d’aménité, un juge si respectable… n’entend pas que d’une oreille.

— Il ne s’agit pas d’oreilles… mais d’yeux, et quoique les miens me cuisent comme si je les avais frottés avec des orties… j’ai vu la main du dompteur de bêtes horriblement blessée.

— Oui, M. le bourgmestre, c’est bien vrai ; mais songez que s’il avait fermé ses cages et sa porte… tout cela ne serait pas arrivé…

— Pas du tout, c’est votre faute, il fallait solidement attacher votre cheval à sa mangeoire.

— Vous avez raison, M. le bourgmestre ; certainement, vous avez raison, dit le soldat d’une voix de plus en plus affable et conciliante. Ce n’est pas un pauvre diable comme moi qui vous contredira ; cependant, si l’on avait, par méchanceté, détaché mon cheval… pour le faire aller à la ménagerie… vous avouerez, n’est-ce pas ? que ce n’est plus ma faute ; ou du moins, vous l’avouerez si cela vous fait plaisir, se hâta de dire le soldat, je n’ai pas le droit de vous rien commander.

— Et pourquoi, diable ! voulez-vous qu’on vous ait joué ce mauvais tour ?

— Je ne le sais pas, M. le bourgmestre, mais…

— Vous ne le savez pas… Eh bien ! ni moi non plus, dit impatiemment le bourgmestre. Ah ! mon Dieu ! que de sottes paroles pour une carcasse de cheval mort !

Le visage du soldat, perdant tout à coup son expression d’aménité forcée, redevint sévère ; il répondit d’une voix grave et émue :

— Mon cheval est mort…, ce n’est plus qu’une carcasse, c’est vrai, et il y a une heure, quoique bien vieux, il était plein de courage et d’intelligence… Il hennissait joyeusement à ma voix… et chaque soir il léchait les mains des deux pauvres enfants qu’il avait portées tout le jour… comme autrefois il avait porté leur mère… Maintenant il ne portera plus personne, on le jettera à la voirie, les chiens le mangeront, et tout sera dit… Ce n’était pas la peine de me rappeler cela durement, M. le bourgmestre, car je l’aimais, moi, mon cheval !

À ces mots, prononcés avec une simplicité digne et touchante, le bourgmestre, ému malgré lui, se reprocha ses paroles.

— Je comprends que vous regrettiez votre cheval, dit-il d’une voix moins impatientée. Mais enfin, que voulez-vous ? c’est un malheur.

— Un malheur… oui, M. le bourgmestre, un bien grand malheur ; les jeunes filles que j’accompagne étaient trop faibles pour entreprendre une longue route à pied, trop pauvres pour voyager en voiture… Pourtant il fallait que nous arrivassions à Paris avant le mois de février… Quand leur mère est morte, je lui ai promis de les conduire en France, car ces enfants n’ont plus que moi.

— Vous êtes donc leur…

— Je suis leur fidèle serviteur, M. le bourgmestre, et maintenant que mon cheval a été tué, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Voyons, vous êtes bon, vous avez peut-être des enfants ? Si un jour ils se trouvaient dans la position de mes deux petites orphelines, ayant pour tout bien, pour toutes ressources au monde… un vieux soldat qui les aime et un vieux cheval qui les porte… si après avoir été bien malheureuses depuis leur naissance, oui, allez ! bien malheureuses, car mes orphelines sont filles d’exilés… leur bonheur se trouvait au bout de ce voyage, et que par la mort d’un cheval, ce voyage devînt impossible ? dites, M. le bourgmestre, est-ce que ça ne vous remuerait pas le fond du cœur ? est-ce que vous ne trouveriez pas comme moi que la perte de mon cheval est irréparable ?

— Certainement, répondit le bourgmestre, assez bon homme au fond, et partageant involontairement l’émotion de Dagobert. Je comprends maintenant toute la gravité de la perte que vous avez faite, et puis ces orphelines m’intéressent ; quel âge ont-elles ?

— Quinze ans et deux mois… elles sont jumelles…

— Quinze ans et deux mois… à peu près l’âge de ma Frédérique.

— Vous avez une jeune demoiselle de cet âge, reprit Dagobert, renaissant à l’espoir, eh bien ! M. le bourgmestre, franchement, le sort de mes pauvres petites ne m’inquiète plus… Vous nous ferez justice…

— Faire justice… c’est mon devoir ; après tout, dans cette affaire-là, les torts sont à peu près égaux : d’un côté, vous avez mal attaché votre cheval ; de l’autre, le dompteur de bêtes a laissé sa porte ouverte. Il m’a dit cela : J’ai été blessé à la main ; mais vous répondez : Mon cheval a été tué… et pour mille raisons la mort de mon cheval est un dommage irréparable.

— Vous me faites parler mieux que je ne parlerai jamais, M. le bourgmestre, dit le soldat avec un sourire humblement câlin, mais c’est le sens de ce que j’aurais dit, car, ainsi que vous le prétendez vous-même, M. le bourgmestre, ce cheval, c’était toute ma fortune, et il est bien juste que…

— Sans doute, reprit le bourgmestre en interrompant le soldat, vos raisons sont excellentes… le Prophète… honnête et saint homme, d’ailleurs, avait à sa manière très-habilement présenté les faits ; et puis, c’est une ancienne connaissance ; ici, voyez-vous, nous sommes presque tous fervents catholiques ; il donne à nos femmes à très-bon marché de petits livres très-édifiants et il leur vend vraiment à perte des chapelets et des agnus Dei très-bien confectionnés… Cela ne fait rien à l’affaire, me direz-vous, et vous aurez raison ; pourtant, ma foi, je vous l’avoue, j’étais venu ici dans l’intention…

— De me donner tort… n’est-ce pas, M. le bourgmestre ? dit Dagobert de plus en plus rassuré. C’est que vous n’étiez pas tout à fait réveillé… votre justice n’avait encore qu’un œil d’ouvert.

— Vraiment, M. le soldat, répondit le juge avec bonhomie, ça se pourrait bien, car je n’ai pas caché d’abord à Morok que je lui donnais raison ; alors il m’a dit, très-généreusement du reste : Puisque vous condamnez mon adversaire je ne veux pas aggraver sa position, et vous dire certaines choses…

— Contre moi ?…

— Apparemment ; mais en généreux ennemi, il s’est tu lorsque je lui ai dit que selon toute apparence je vous condamnerais provisoirement à une forte amende envers lui ; car, je ne vous le cache pas, avant d’avoir entendu vos raisons, j’étais décidé à exiger de vous une indemnité pour la blessure du Prophète…

— Voyez pourtant, M. le bourgmestre, comme les gens les plus justes et les plus capables peuvent être trompés, dit Dagobert redevenant courtisan ; bien plus, il ajouta en tâchant de prendre un air prodigieusement malicieux : Mais ils reconnaissent la vérité, et ce n’est pas eux que l’on met dedans, tout Prophète que l’on soit !

Par ce pitoyable jeu de mots, le premier, le seul que Dagobert eût jamais commis, l’on juge de la gravité de la situation et des efforts, des tentatives de toute sorte que faisait le malheureux pour captiver la bienveillance de son juge.

Le bourgmestre ne comprit pas tout d’abord la plaisanterie ; il ne fut mis sur la voie que par l’air satisfait de Dagobert et par son coup d’œil interrogatif, qui semblait dire : Hein ! c’est charmant, j’en suis étonné moi-même.

Le magistrat se prit donc à sourire d’un air paterne, en hochant la tête ; puis il répondit en aggravant encore le jeu de mots :

— Eh… eh… eh ! vous avez raison, le Prophète aura mal prophétisé… Vous ne lui payerez aucune indemnité ; je regarde les torts comme égaux, et les dommages comme compensés… Il a été blessé, votre cheval a été tué, partant vous êtes quittes.

— Et alors, combien croyez-vous qu’il me redoive ? demanda le soldat avec une étrange naïveté.

— Comment ?

— Oui, M. le bourgmestre… quelle somme est-ce qu’il me payera ?

— Quelle somme ?

— Oui ; mais avant de la fixer, je dois vous avertir d’une chose, M. le bourgmestre : je crois être dans mon droit en n’employant pas tout l’argent à l’acquisition d’un cheval… Je suis sûr qu’aux environs de Leipzig je trouverai une bête à bon marché chez les paysans… Je vous avouerai même, entre nous, qu’à la rigueur, si je trouvais un bon petit âne… je n’y mettrais pas d’amour-propre… J’aimerais mieux cela ; car, voyez-vous, après ce pauvre Jovial, la compagnie d’un autre cheval me serait pénible… Aussi je dois vous…

— Ah çà ! s’écria le bourgmestre en interrompant Dagobert, de quelle somme, de quel âne et de quel autre cheval venez-vous me parler ?… Je vous dis que vous ne deviez rien au Prophète et qu’il ne vous doit rien.

— Il ne me doit rien ?

— Vous avez la tête joliment dure, mon brave homme ; je vous répète que si les animaux du Prophète ont tué votre cheval, le Prophète a été blessé grièvement… Ainsi donc, vous êtes quittes… ou si vous l’aimez mieux, vous ne lui devez aucune indemnité et il ne vous en doit aucune… Comprenez-vous, enfin ?

Dagobert, stupéfait, resta quelques moments sans répondre, en regardant le bourgmestre avec une angoisse profonde ; il voyait de nouveau ses espérances détruites par ce jugement.

— Pourtant, M. le bourgmestre, reprit-il d’une voix altérée, vous être trop juste pour ne pas faire attention à une chose : la blessure du dompteur ne l’empêche pas de continuer son état… et la mort de mon cheval m’empêche de continuer mon voyage ; il faut donc qu’il m’indemnise…

Le juge croyait avoir déjà beaucoup fait pour Dagobert en ne le rendant pas responsable de la blessure du Prophète, car Morok, nous l’avons dit, exerçait une certaine influence sur les catholiques du pays et surtout sur leurs femmes, par son débit de bimbeloterie dévote ; l’on savait, de plus, qu’il était appuyé par quelques personnes éminentes. L’insistance du soldat blessa donc le magistrat, qui, reprenant sa physionomie rogue, répondit sèchement :

— Vous me feriez repentir de mon impartialité. Comment ! au lieu de me remercier, vous demandez encore ?

— Mais, M. le bourgmestre… je demande une chose juste… je voudrais être blessé à la main comme le Prophète, et pouvoir continuer ma route.

— Il ne s’agit pas de ce que vous voudriez ou non… j’ai prononcé… c’est fini.

— Mais…

— Assez… assez… Passons à autre chose… Vos papiers.

— Oui, nous allons parler de mes papiers… mais je vous en supplie, M. le bourgmestre, ayez pitié de ces deux enfants qui sont là… Faites que nous puissions continuer notre voyage… et…

— J’ai fait tout ce que je peux faire… plus même peut-être que je n’aurais dû… Encore une fois, vos papiers.

— D’abord, il faut que je vous explique…

— Pas d’explication… Vos papiers… Préférez-vous que je vous fasse arrêter comme vagabond ?

— Moi !… m’arrêter !…

— Je veux dire que si vous refusez de me donner vos papiers, ce serait comme si vous n’en aviez pas… Or, les gens qui n’en ont pas, on les arrête jusqu’à ce que l’autorité ait décidé sur eux… Voyons vos papiers… Finissons, j’ai hâte de retourner chez moi.

La position de Dagobert devenait d’autant plus accablante, qu’un moment il s’était laissé entraîner à un vif espoir. Ce fut un dernier coup à ajouter à ce que le vétéran souffrait depuis le commencement de cette scène ; épreuve aussi cruelle que dangereuse, pour un homme de cette trempe, d’un caractère droit, mais entier ; loyal, mais rude et absolu ; pour un homme, enfin, qui, longtemps soldat, et soldat victorieux, s’était malgré lui habitué envers le bourgeois à de certaines formules singulièrement despotiques.

À ces mots : Vos papiers, Dagobert devint très pâle ; mais il tâcha de cacher ses angoisses sous un air d’assurance qu’il croyait propre à donner au magistrat une bonne opinion de lui.

— En deux mots, M. le bourgmestre, je vais vous dire la chose… Rien n’est plus simple… Ça peut arriver à tout le monde… je n’ai pas l’air d’un mendiant ou d’un vagabond, n’est-ce pas ? Et puis enfin… vous comprenez qu’un honnête homme qui voyage avec deux jeunes filles…

— Que de paroles ! Vos papiers ?

Deux puissants auxiliaires vinrent, par un bonheur inespéré, au secours du soldat.

Les orphelines, de plus en plus inquiètes, et entendant toujours Dagobert parler sur le palier, s’étaient levées et habillées ; de sorte qu’au moment où le magistrat disait d’une voix brusque : Que de paroles !… Vos papiers ? Rose et Blanche, se tenant par la main, sortirent de la chambre.

À la vue de ces deux ravissantes figures, que leurs pauvres vêtements de deuil rendaient encore plus intéressantes, le bourgmestre se leva, frappé de surprise et d’admiration.

Par un mouvement spontané, chaque sœur prit une main de Dagobert et se serra contre lui en regardant le magistrat d’un air à la fois inquiet et candide.

C’était un tableau si touchant, que ce vieux soldat présentant pour ainsi dire à son juge ces deux gracieux enfants aux traits remplis d’innocence et de charme, que le bourgmestre, par un nouveau retour à des sentiments pitoyables, se sentit vivement ému ; Dagobert s’en aperçut ; aussi avançant, en tenant toujours les orphelines par la main, il lui dit d’une voix pénétrée :

— Les voilà, ces pauvres petites, M. le bourgmestre, les voilà. Est-ce que je peux vous montrer un meilleur passeport ?

Et, vaincu par tant de sensations pénibles, continues, précipitées, Dagobert sentit malgré lui ses yeux devenir humides.

Quoique naturellement brusque et rendu plus maussade encore par l’interruption de son sommeil, le bourgmestre ne manquait ni de bon sens ni de sensibilité. Il comprit donc qu’un homme ainsi accompagné devait difficilement inspirer de la défiance.

— Pauvres chères enfants !… dit-il en les examinant avec un intérêt croissant, orphelines si jeunes… et elles viennent de bien loin ?…

— Du fond de la Sibérie, M. le bourgmestre, où leur mère était exilée avant leur naissance… Voilà plus de cinq mois que nous voyageons à petites journées… N’est-ce pas déjà assez dur pour des enfants de cet âge ?… C’est pour elles que je vous demande grâce et appui… pour elles que tout accable aujourd’hui, car tout à l’heure, en venant chercher mes papiers… dans mon sac, je n’ai plus retrouvé mon portefeuille, où ils étaient avec ma bourse et ma croix… car enfin, monsieur le bourgmestre, pardon… si je vous dis cela… ce n’est pas par gloriole… mais j’ai été décoré de la main de l’empereur, et un homme qu’il a décoré de sa main, voyez-vous, ne peut pas être un mauvais homme, quoiqu’il ait malheureusement perdu ses papiers… et sa bourse… Car voilà où nous en sommes, et c’est ce qui me rendait si exigeant pour l’indemnité…

— Et comment… et où… avez-vous fait cette perte ?

— Je n’en sais rien, M. le bourgmestre ; je suis sûr, avant-hier à la couchée, d’avoir pris un peu d’argent dans la bourse et d’avoir vu le portefeuille ; hier la monnaie de la pièce changée m’a suffi et je n’ai pas défait mon sac…

— Et hier et aujourd’hui, où votre sac est-il resté ?

— Dans la chambre occupée par les enfants ; mais cette nuit…

Dagobert fut interrompu par les pas de quelqu’un qui montait.

C’était le Prophète.

Caché dans l’ombre au pied de l’escalier, il avait entendu cette conversation, et il redoutait que la faiblesse du bourgmestre ne nuisît à la complète réussite de ses projets, déjà presque entièrement réalisés.




XIV


La décision.


Morok portait son bras gauche en écharpe ; après avoir lentement gravi l’escalier, il salua respectueusement le bourgmestre.

À l’aspect de la sinistre figure du dompteur de bêtes, Rose et Blanche, effrayées, reculèrent d’un pas et se rapprochèrent du soldat.

Le front de celui-ci se rembrunit ; il sentit de nouveau sourdement bouillonner sa colère contre Morok, cause de ses cruels embarras (il ignorait pourtant que Goliath eût, à l’instigation du Prophète, volé le portefeuille et les papiers).

— Que voulez-vous, Morok ? lui dit le bourgmestre d’un air moitié bienveillant, moitié fâché. Je voulais être seul, je l’avais dit à l’aubergiste.

— Je viens vous rendre un service, M. le bourgmestre.

— Un service ?

— Un grand service ; sans cela je ne me serais pas permis de vous déranger ; il m’est venu un scrupule.

— Un scrupule ?

— Oui, M. le bourgmestre, je me suis reproché de ne pas vous avoir dit ce que j’avais à vous dire sur cet homme ; déjà une fausse pitié m’avait égaré.

— Mais enfin, qu’avez-vous à dire ?

Morok s’approcha du juge et lui parla tout bas pendant assez longtemps.

D’abord très-étonnée, peu à peu la physionomie du bourgmestre devint profondément attentive et soucieuse ; de temps en temps, il laissait échapper une exclamation de surprise et de doute, en jetant des regards de côté sur le groupe formé par Dagobert et les deux jeunes filles.

À l’expression de ces regards, de plus en plus inquiets, scrutateurs et sévères, on voyait facilement que les paroles secrètes du Prophète changeaient progressivement l’intérêt que le magistrat avait ressenti pour les orphelines et pour le soldat, en un sentiment rempli de défiance et d’hostilité.

Dagobert s’aperçut de ce revirement soudain ; ses craintes, un instant calmées, revinrent plus vives que jamais. Rose et Blanche, interdites, et ne comprenant rien à cette scène muette, regardaient le soldat avec une anxiété croissante.

— Diable !… dit le bourgmestre en se levant brusquement, je n’avais pas songé à tout cela ; où donc avais-je la tête ? Mais que voulez-vous, Morok, lorsqu’on vient, au milieu de la nuit, vous éveiller, on n’a pas toute sa liberté d’esprit ; c’est un grand service que vous me rendez là, vous me le disiez bien.

— Je n’affirme rien, cependant…

— C’est égal ; il y a mille à parier contre un que vous avez raison.

— Ce n’est qu’un soupçon fondé sur quelques circonstances ; mais enfin un soupçon…

— Peut mettre sur la voie de la vérité… Et moi qui allais, comme un oison, donner dans le piège… Encore une fois, où avais-je donc la tête ?…

— Il est si difficile de se défendre de certaines apparences…

— À qui le dites-vous, mon cher Morok, à qui le dites-vous ?

Pendant cette conversation mystérieuse, Dagobert était au supplice ; il pressentait vaguement qu’un violent orage allait éclater ; il ne songeait qu’à une chose, à maîtriser encore sa colère.

Morok s’approcha du juge en lui désignant du regard les orphelines ; il recommença de lui parler bas.

— Ah !… s’écria le bourgmestre avec indignation. Vous allez trop loin.

— Je n’affirme rien…, se hâta de dire Morok. C’est une simple présomption fondée sur…

Et de nouveau il approcha ses lèvres de l’oreille du juge.

— Après tout, pourquoi non ? reprit le juge en levant les mains au ciel, ces gens-là sont capables de tout ; il dit aussi qu’il vient de la Sibérie avec elles ; qui prouve que ce n’est pas un amas d’impudents mensonges ? Mais on ne me prend pas deux fois pour dupe, s’écria le bourgmestre d’un ton courroucé ; car, ainsi que tous les gens d’un caractère versatile et faible, il était sans pitié pour ceux qu’il croyait capables d’avoir surpris son intérêt.

— Ne vous hâtez pourtant pas de juger… ne donnez pas surtout à mes paroles plus de poids qu’elles n’en ont, reprit Morok avec une componction et une humilité hypocrites ; ma position envers cet homme (et il désigna Dagobert) est malheureusement si fausse, que l’on pourrait croire que j’agis par ressentiment du mal qu’il m’a fait ; peut-être même est-ce que j’agis ainsi à mon insu… tandis que je crois au contraire n’être guidé que par l’amour de la justice, l’horreur du mensonge et le respect de notre sainte religion. Enfin… qui vivra… verra… que le Seigneur me pardonne si je me suis trompé ; en tout cas la justice prononcera ; au bout d’un mois ou deux, ils seront libres, s’ils sont innocents.

— C’est pour cela qu’il n’y a pas à hésiter ; c’est une simple mesure de prudence, et ils n’en mourront pas. D’ailleurs, plus j’y songe, plus cela me paraît vraisemblable ; oui, cet homme doit être un espion ou un agitateur français, surtout en rapprochant ces soupçons de cette manifestation des étudiants de Francfort.

— Et dans cette hypothèse, pour monter, pour exalter la tête de ces jeunes fous, il n’est rien de tel que…

Et d’un regard rapide Morok désigna les deux sœurs ; puis, après un instant de silence significatif, il ajouta avec un soupir :

— Pour le démon tout moyen est bon…

— Certainement, ce serait odieux, mais parfaitement imaginé.

— Et puis enfin, M. le bourgmestre, examinez-le attentivement, et vous verrez que cet homme a une figure dangereuse… Voyez…

En parlant ainsi, toujours à voix basse, Morok venait de désigner évidemment Dagobert.

Malgré l’empire que celui-ci exerçait sur lui-même, la contrainte où il se tenait depuis son arrivée dans cette auberge maudite, et surtout depuis le commencement de la conversation de Morok et du bourgmestre, finissait par être au-dessus de ses forces ; d’ailleurs, il voyait clairement que ses efforts pour se concilier l’intérêt du juge venaient d’être complètement ruinés par la fatale influence du dompteur de bêtes ; aussi, perdant patience, il s’approcha de celui-ci, les bras croisés sur la poitrine, et lui dit d’une voix encore contenue :

— C’est de moi que vous venez de parler tout bas à M. le bourgmestre ?

— Oui, dit Morok en le regardant fixement.

— Pourquoi n’avez-vous pas parlé tout haut ?

L’agitation presque convulsive de l’épaisse moustache de Dagobert qui, après avoir dit ces paroles, regarda à son tour Morok entre les deux yeux, annonçait qu’un violent combat se livrait en lui. Voyant son adversaire garder un silence moqueur, il lui dit d’une voix plus haute :

— Je vous demande pourquoi vous parlez bas à M. le bourgmestre quand il s’agit de moi ?

— Parce qu’il y a des choses honteuses que l’on rougirait de dire tout haut, répondit Morok avec insolence.

Dagobert avait tenu jusqu’alors ses bras croisés. Tout à coup il les tendit violemment en serrant les poings… Ce brusque mouvement fut si expressif, que les deux sœurs jetèrent un cri d’effroi en se rapprochant de lui.

— Tenez, M. le bourgmestre, dit le soldat, les dents serrées par la colère, que cet homme s’en aille… ou je ne réponds plus de moi…

— Comment ! dit le bourgmestre avec hauteur, des ordres à moi… vous osez… ?

— Je vous dis de faire descendre cet homme, reprit Dagobert hors de lui, ou il arrivera quelque malheur !

— Dagobert… mon Dieu… calme-toi ! s’écrièrent les enfants en lui prenant les mains.

— Il vous sied bien, misérable vagabond, pour ne pas dire plus, de commander ici, reprit enfin le bourgmestre furieux. Ah ! vous croyez que pour m’abuser il suffit de dire que vous avez perdu vos papiers ! Vous avez beau traîner avec vous ces deux jeunes filles qui, malgré leur air innocent… pourraient bien n’être que…

— Malheureux ! s’écria Dagobert en interrompant le bourgmestre d’un regard si terrible, que le juge n’osa pas achever.

Le soldat prit les enfants par le bras, et, sans qu’elles eussent pu dire un mot, il les fit, en une seconde, entrer dans la chambre ; puis fermant la porte et mettant la clef dans sa poche, il revint précipitamment vers le bourgmestre qui, effrayé de l’attitude et de la physionomie du vétéran, recula de deux pas en arrière et se tint d’une main à la rampe de l’escalier.

— Écoutez-moi bien, vous ! dit le soldat en saisissant le juge par le bras. Tantôt, ce misérable m’a insulté… (Et il montra Morok.) J’ai tout supporté… il s’agissait de moi… Tout à l’heure j’ai écouté patiemment vos sornettes, parce que vous avez eu l’air un moment de vous intéresser à ces malheureux enfants ; mais puisque vous n’avez ni cœur, ni pitié, ni justice… je vous préviens, moi, que tout bourgmestre que vous êtes… je vous crosserai comme j’ai crossé ce chien (et il montra de nouveau le Prophète), si vous avez le malheur de ne pas parler de ces deux jeunes filles comme vous parleriez de votre propre enfant… entendez-vous ?

— Comment !… vous osez dire…, s’écria le bourgmestre balbutiant de colère, que si… je parle de ces deux aventurières…

— Chapeau bas… quand on parle des filles du maréchal duc de Ligny ! s’écria le soldat en arrachant le bonnet du bourgmestre et le jetant à ses pieds.

À cette agression, Morok tressaillit de joie.

En effet, Dagobert, exaspéré, renonçant à tout espoir, se laissait malheureusement aller à la violence de sa colère si péniblement contenue depuis quelques heures.

Lorsque le bourgmestre vit son bonnet à ses pieds, il regarda le dompteur de bêtes avec stupeur, comme s’il hésitait à croire à une pareille énormité.

Dagobert, regrettant son emportement, sachant qu’il ne lui restait aucun moyen de conciliation, jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et, reculant de quelques pas, gagna ainsi les premières marches de l’escalier.

Le bourgmestre se tenait debout, à côté du banc, dans un angle du palier ; Morok, le bras en écharpe, afin de donner une plus sérieuse apparence à sa blessure, était auprès du magistrat. Celui-ci, trompé par le mouvement de retraite de Dagobert, s’écria :

— Ah ! tu crois échapper après avoir osé porter la main sur moi… vieux misérable !

— M. le bourgmestre… pardonnez-moi… C’est un mouvement de vivacité que je n’ai pu maîtriser ; je me reproche cette violence, dit Dagobert d’une voix repentante, en baissant humblement la tête.

— Pas de pitié pour toi… malheureux ! Tu veux recommencer à m’attendrir avec ton air câlin ! mais j’ai pénétré tes secrets desseins… Tu n’es pas ce que tu parais être, et il pourrait bien y avoir une affaire d’État au fond de tout ceci, ajouta le magistrat d’un ton extrêmement diplomatique. Tous moyens sont bons pour les gens qui voudraient mettre l’Europe en feu.

— Je ne suis qu’un pauvre diable… M. le bourgmestre… Vous qui avez si bon cœur, ne soyez pas impitoyable !…

— Ah ! tu m’arraches mon bonnet !

— Mais vous, ajouta le soldat en se tournant vers Morok, vous qui êtes cause de tout… ayez pitié de moi… ne montrez pas de rancune… Vous qui êtes un saint homme, dites au moins un mot en ma faveur à M. le bourgmestre.

— Je lui ai dit… ce que je devais lui dire, répondit ironiquement Morok.

— Ah ! ah ! te voilà bien penaud à cette heure, vieux vagabond… Tu croyais m’abuser par tes jérémiades, reprit le bourgmestre en s’avançant vers Dagobert ; Dieu merci ! je ne suis plus ta dupe… Tu verras qu’il y a à Leipzig de bons cachots pour les agitateurs français et pour les coureuses d’aventures, car tes donzelles ne valent pas mieux que toi… Allons, ajouta-t-il d’un ton important en gonflant ses joues, allons, descends devant moi… Quant à toi, Morok, tu vas…

Le bourgmestre ne put achever.

Depuis quelques minutes, Dagobert ne cherchait qu’à gagner du temps ; il étudiait du coin de l’œil une porte entr’ouverte, faisant face, sur le palier, à la chambre occupée par les orphelines ; trouvant le moment favorable, il s’élança, rapide comme la foudre, sur le bourgmestre, le prit à la gorge et le jeta si rudement contre la porte entre-bâillée, que le magistrat, stupéfait de cette brusque attaque, ne pouvant dire une parole ni pousser un cri, alla rouler au fond de la chambre complètement obscure.

Puis se retournant vers Morok, qui, le bras en écharpe, et voyant l’escalier libre, s’y précipitait, le soldat le rattrapa par sa longue chevelure flottante, l’attira à lui, l’enlaça dans ses bras de fer, lui mit la main sur la bouche pour étouffer ses cris, et, malgré sa résistance désespérée, le poussa, le traîna dans la chambre au fond de laquelle le bourgmestre gisait déjà confus et étourdi.

Après avoir fermé la porte à double tour, et mis la clef dans sa poche, Dagobert, en deux bonds, descendit l’escalier qui aboutissait à un couloir donnant sur la cour. La porte de l’auberge était fermée, impossible de sortir de ce côté.

La pluie tombait à torrents ; il vit, à travers les carreaux d’une salle basse, éclairée par la lueur du feu, l’hôte et ses gens, attendant la décision du bourgmestre.

Verrouiller la porte du couloir, et intercepter ainsi toute communication avec la cour, ce fut pour le soldat l’affaire d’une seconde, et il remonta rapidement rejoindre les orphelines.

Morok, revenu à lui, appelait à l’aide de toutes ses forces ; mais lors même que ses cris auraient pu être entendus malgré la distance, le bruit du vent et de la pluie les eût étouffés. Dagobert avait donc environ une heure à lui, car il fallait assez de temps pour que l’on s’étonnât de la longueur de son entretien avec le magistrat, et une fois les soupçons ou les craintes éveillés, il fallait encore briser les deux portes, celle qui fermait le couloir de l’escalier et celle de la chambre où étaient renfermés le bourgmestre et le Prophète.

— Mes enfants, il s’agit de prouver que vous avez du sang de soldat dans les veines, dit Dagobert en entrant brusquement chez les jeunes filles, épouvantées du bruit qu’elles entendaient depuis quelques moments.

— Mon Dieu ! Dagobert, qu’arrive-t-il ? s’écria Blanche.

— Que veux-tu que nous fassions ? reprit Rose.

Sans répondre, le soldat courut au lit, en retira les draps, les noua rapidement ensemble, fit un gros nœud à l’un des bouts, qu’il plaça sur la partie supérieure du vantail gauche de la fenêtre, préalablement entr’ouvert, et ensuite refermé. Intérieurement retenu par la grosseur du nœud, qui ne pouvait passer entre le vantail et l’encadrement de la croisée, le drap se trouvait ainsi solidement fixé ; son autre extrémité flottant en dehors atteignait le sol ; le second battant de la fenêtre, restant ouvert, laissait aux fugitifs un passage suffisant.

Le vétéran prit alors son sac, la valise des enfants, la pelisse de peau de renne, jeta le tout par la croisée, fit un signe à Rabat-Joie, et l’envoya, pour ainsi dire, garder ces objets.

Le chien n’hésita pas ; d’un bond il disparut.

Rose et Blanche, stupéfaites, regardaient Dagobert sans prononcer une parole.

— Maintenant, mes enfants, leur dit-il, les portes de l’auberge sont fermées… du courage !… Et leur montrant la fenêtre : Il faut passer par là, ou nous sommes arrêtés, mis en prison… vous d’un côté… moi de l’autre, et notre voyage est flambé.

— Arrêtés !… mis en prison ! s’écria Rose.

— Séparées de toi ! s’écria Blanche.

— Oui, mes pauvres petites ! On a tué Jovial… Il faut nous sauver à pied, et tâcher de gagner Leipzig… Lorsque vous serez fatiguées, je vous porterai tour à tour, et quand je devrais mendier sur la route, nous arriverons… Mais un quart d’heure plus tard, et tout est perdu… Allons, enfants, ayez confiance en moi… Montrez que les filles du général Simon ne sont pas poltronnes… et il nous reste encore de l’espoir…

Par un mouvement sympathique, les deux sœurs se prirent par la main comme si elles eussent voulu s’unir contre le danger ; leurs charmantes figures, pâlies par tant d’émotions pénibles, exprimèrent alors une résolution naïve qui prenait sa source dans leur foi aveugle au dévouement du soldat.

— Sois tranquille, Dagobert… nous n’aurons pas peur, dit Rose d’une voix ferme.

— Ce qu’il faut faire… nous le ferons, ajouta Blanche d’une voix non moins assurée.

— J’en étais sûr…, s’écria Dagobert, bon sang ne peut mentir… En route ! vous ne pesez pas plus que des plumes, le drap est solide, il y a huit pieds à peine de la fenêtre en bas… et Rabat-Joie vous y attend…

— C’est à moi de passer la première, je suis l’aînée aujourd’hui, s’écria Rose après avoir tendrement embrassé Blanche.

Et elle courut vers la fenêtre, voulant, s’il y avait quelque péril à descendre d’abord, s’y exposer à la place de sa sœur.

Dagobert devina facilement la cause de cet empressement.

— Chers enfants, leur dit-il, je vous comprends, mais ne craignez rien l’une pour l’autre, il n’y a aucun danger… j’ai attaché moi-même le drap… allons, vite, ma petite Rose.

Légère comme un oiseau, la jeune fille monta sur l’appui de la fenêtre, puis, bien soutenue par Dagobert, elle saisit le drap, et se laissa glisser doucement d’après les recommandations du soldat, qui, le corps penché en dehors, l’encourageait de la voix.

— Ma sœur… n’aie pas peur…, dit la jeune fille à voix basse, dès qu’elle eut touché le sol, c’est très-facile de descendre comme cela ; Rabat-Joie est là qui me lèche les mains…

Blanche ne se fit pas attendre ; aussi courageuse que sa sœur, elle descendit avec le même bonheur.

— Chères petites créatures, qu’ont-elles fait pour être si malheureuses ?… Mille tonnerres ! il y a donc un sort maudit sur cette famille-là ! s’écria Dagobert le cœur brisé, en voyant disparaître la pâle et douce figure de la jeune fille au milieu des ténèbres de cette nuit profonde, que de violentes rafales de vent et des torrents de pluie rendaient plus sinistre encore.

— Dagobert, nous t’attendons ; viens vite…, dirent à voix basse les orphelines, réunies au pied de la fenêtre.

Grâce à sa grande taille, le soldat sauta, plutôt qu’il se laissa glisser à terre.

Dagobert et les deux jeunes filles avaient, depuis un quart d’heure à peine, quitté en fugitifs l’auberge du Faucon blanc, lorsqu’un violent craquement retentit dans la maison.

La porte avait cédé aux efforts du bourgmestre et de Morok, qui s’étaient servis d’une lourde table pour bélier.

Guidés par la lumière, ils accoururent dans la chambre des orphelines, alors déserte.

Morok vit les draps flotter au dehors, et s’écria :

— M. le bourgmestre… c’est par la fenêtre qu’ils se sont sauvés ; ils sont à pied… par cette nuit orageuse et noire, ils ne peuvent être loin.

— Sans doute… nous les rattraperons… Misérables vagabonds !… Oh !… je me vengerai… Vite, Morok… il y va de ton honneur et du mien…

— De mon honneur ?… Il y va de plus que cela pour moi, M. le bourgmestre, répondit le Prophète d’un ton courroucé.

Puis descendant rapidement l’escalier, il ouvrit la porte de la cour et s’écria d’une voix retentissante :

— Goliath… déchaîne les chiens !… et vous, l’hôte, des lanternes, des torches… armez vos gens… Faites ouvrir les portes. Courons après les fugitifs ; ils ne peuvent nous échapper… il nous les faut… morts ou vifs.