Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie III/5

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Méline, Cans et compagnie (1-2p. 49-66).
Troisième partie : Les étrangleurs


V


Les ruines de Tchandi.


À l’orage du milieu de ce jour, orage dont les approches avaient si bien servi les desseins de l’étrangleur sur Djalma, a succédé une nuit calme et sereine.

Le disque de la lune s’élève lentement derrière une masse de ruines imposantes, situées sur une colline, au milieu d’un bois épais, à trois lieues environ de Batavia.

De larges assises de pierres, de hautes murailles de briques rongées par le temps, de vastes portiques chargés d’une végétation parasite, se dessinent vigoureusement sur la nappe de lumière argentée, qui se fond à l’horizon avec le bleu limpide du ciel.

Quelques rayons de la lune, glissant à travers l’ouverture de l’un des portiques, éclairent deux statues colossales placées au pied d’un immense escalier, dont les dalles disjointes disparaissent presque entièrement sous l’herbe, la mousse et les broussailles.

Les débris de l’une de ces statues, brisée par le milieu, jonchent le sol ; l’autre, restée entière et debout, est effrayante à voir…

Elle représente un homme de proportions gigantesques ; la tête a trois pieds de hauteur ; l’expression de cette figure est féroce. Deux prunelles de schiste noir et brillant sont incrustées dans sa face grise ; sa bouche large, profonde, démesurément ouverte ; des reptiles ont fait leur nid entre ses lèvres de pierre ; à la clarté de la lune on y distingue vaguement un fourmillement hideux…

Une large ceinture chargée d’ornements symboliques entoure le corps de cette statue, et soutient à son côté droit une longue épée ; ce géant a quatre bras étendus ; dans ses quatre mains, il porte une tête d’éléphant, un serpent roulé, un crâne humain et un oiseau semblable à un héron.

La lune, éclairant cette statue de côté, la profile d’une vive lumière, qui augmente encore l’étrangeté farouche de son aspect.

Çà et là, enchâssés au milieu des murailles de briques à demi écroulées, on voit quelques fragments de bas-reliefs, aussi de pierre, très-hardiment fouillés ; l’un des mieux conservés représente un homme à tête d’éléphant, ailé comme une chauve-souris, et dévorant un enfant.

Rien de plus sinistre que ces ruines encadrées de massifs d’arbres d’un vert sombre, couvertes d’emblèmes effrayants et vues à la clarté de la lune, au milieu du profond silence de la nuit.

À l’une des murailles de cet ancien temple, dédié à quelque mystérieuse et sanglante divinité javanaise, est adossée une hutte grossièrement construite de débris de pierre et de brique ; la porte, faite de treillis de jonc, est ouverte ; il s’en échappe une lueur rougeâtre qui jette ses reflets ardents sur les hautes herbes dont la terre est couverte.

Trois hommes sont réunis dans cette masure, éclairée par une lampe d’argile où brûle une mèche de fil de cocotier, imbibée d’huile de palmier.

Le premier de ces trois hommes, âgé de quarante ans environ, est pauvrement vêtu à l’européenne ; son teint pâle et presque blanc annonce qu’il appartient à la race métisse ; il est issu d’un blanc et d’une Indienne.

Le second est un robuste nègre africain, aux lèvres épaisses, aux épaules vigoureuses et aux jambes grêles ; ses cheveux crépus commencent à grisonner ; il est couvert de haillons, et se tient debout auprès de l’Indien.

Un troisième personnage est endormi et étendu sur une natte dans un coin de la masure.

Ces trois hommes étaient les chefs des étrangleurs qui, poursuivis dans l’Inde continentale, avaient cherché un refuge à Java, sous la conduite de Mahal le contrebandier.

— Le Malais ne revient pas, dit le métis, nommé Faringhea, le chef le plus redoutable de cette secte homicide ; peut-être a-t-il été tué par Djalma en exécutant nos ordres.

— L’orage de ce matin a fait sortir de la terre tous les reptiles, dit le nègre, peut-être le Malais a-t-il été mordu… et à cette heure son corps n’est-il qu’un nid de serpents.

— Pour servir la bonne œuvre, dit Faringhea d’un air sombre, il faut savoir braver la mort…

— Et la donner, ajouta le nègre.

Un cri étouffé, suivi de quelques mots inarticulés, attira l’attention de ces deux hommes qui tournèrent vivement la tête vers le personnage endormi.

Ce dernier a trente ans au plus ; sa figure imberbe et d’un jaune cuivré, sa robe de grossière étoffe, son petit turban rayé de jaune et de brun, annoncent qu’il appartient à la pure race hindoue ; son sommeil semble agité par un songe pénible, une sueur abondante couvre ses traits contractés par la terreur ; il parle en rêvant ; sa parole est brève, entrecoupée, il l’accompagne de quelques mouvements convulsifs.

— Toujours ce songe ! dit Faringhea au nègre ; toujours le souvenir de cet homme !

— Quel homme ?

— Ne te rappelles-tu pas qu’il y a cinq ans, le féroce colonel Kennedy… le bourreau des Indiens, était venu sur les bords du Gange chasser le tigre avec vingt chevaux, quatre éléphants et cinquante serviteurs ?

— Oui, oui, dit le nègre, et à nous trois, chasseurs d’hommes, nous avons fait une chasse meilleure que la sienne ; Kennedy, avec ses chevaux, ses éléphants et ses nombreux serviteurs, n’a pas eu son tigre… et nous avons eu le nôtre, ajouta-t-il avec une ironie sinistre. Oui, Kennedy, ce tigre à face humaine, est tombé dans notre embuscade, et les frères de la bonne œuvre ont offert cette belle proie à leur déesse Bhowanie.

— Si tu t’en souviens, c’est au moment où nous venions de serrer une dernière fois le lacet au cou de Kennedy que nous avons aperçu tout à coup ce voyageur… Il nous avait vus, il fallait s’en défaire… Depuis, ajouta Faringhea, le souvenir du meurtre de cet homme le poursuit en songe…

Et il désigna l’Indien endormi.

— Il le poursuit aussi lorsqu’il est éveillé, dit le nègre, regardant Faringhea d’un air significatif.

— Écoute, dit celui-ci en montrant l’Indien qui, dans l’agitation de son rêve, recommençait à parler d’une voix saccadée ; écoute, le voilà qui répète les réponses de ce voyageur, lorsque nous lui avons proposé de mourir ou de servir avec nous la bonne œuvre… Son esprit est frappé !… toujours frappé.

En effet, l’Indien prononçait tout haut dans son rêve une sorte d’interrogatoire mystérieux dont il faisait tour à tour les demandes et les réponses.

— Voyageur, disait-il d’une voix entrecoupée par de brusques silences, pourquoi cette raie noire sur ton front ? Elle s’étend d’une tempe à l’autre… c’est une marque fatale ; ton regard est triste comme la mort… As-tu été victime ? viens avec nous… Bhowanie venge les victimes. Tu as souffert ? — Oui, beaucoup souffert… — Depuis longtemps ? — Oui, depuis bien longtemps. – Tu souffres encore ? — Toujours. — À qui t’a frappé, que réserves-tu ? — La pitié. — Veux-tu rendre coup pour coup ? — Je veux rendre l’amour pour la haine. — Qui es-tu donc, toi qui rends le bien pour le mal ?

Je suis celui qui aime, qui souffre et qui pardonne.

— Frère… entends-tu ? dit le nègre à Faringhea ; il n’a pas oublié les paroles du voyageur avant sa mort.

— La vision le poursuit… Écoute… il parle encore… Comme il est pâle !

En effet, l’Indien, toujours sous l’obsession de son rêve, continua :

— Voyageur… nous sommes trois, nous sommes courageux, nous avons la mort dans la main, et tu nous as vus sacrifier à la bonne œuvre. Sois des nôtres… ou meurs… meurs… meurs… Oh ! quel regard… Pas ainsi… Ne me regarde pas ainsi…

En disant ces derniers mots, l’Indien fit un brusque mouvement, comme pour éloigner un objet qui s’approchait de lui, et il se réveilla en sursaut.

Alors, passant la main sur son front baigné de sueur… il regarda autour de lui d’un œil égaré :

— Frère… toujours ce rêve ? lui dit Faringhea. Pour un hardi chasseur d’hommes… ta tête est faible… Heureusement ton cœur et ton bras sont forts…

L’Indien resta un moment sans répondre, son front caché dans ses mains, puis il reprit :

— Depuis longtemps… je n’avais pas rêvé de ce voyageur.

— N’est-il pas mort ? dit Faringhea en haussant les épaules. N’est-ce pas toi qui lui as lancé le lacet autour du cou ?

— Oui, dit l’Indien en tressaillant…

— N’avons-nous pas creusé sa fosse auprès de celle du colonel Kennedy ? Ne l’y avons-nous pas enterré comme le bourreau anglais, sous le sable et sous les joncs ? dit le nègre.

— Oui, nous avons creusé la fosse, dit l’Indien en frémissant, et pourtant il y a un an, j’étais près de la porte de Bombay, le soir… j’attendais un de nos frères… Le soleil allait se coucher derrière la pagode qui est à l’est de la petite colline ; je vois encore tout cela, j’étais assis sous un figuier… j’entends un pas calme, lent et ferme, je détourne la tête… c’était lui… il sortait de la ville.

— Vision ! dit le nègre, toujours cette vision !

— Vision ! ajouta Faringhea, ou vague ressemblance.

— À cette marque noire qui lui barre le front, je l’ai reconnu ; c’était lui ; je restai immobile d’épouvante… les yeux hagards ; il s’est arrêté en attachant sur moi un regard calme et triste ;… malgré moi, j’ai crié : « C’est lui ! — C’est moi ! a-t-il répondu de sa voix douce, puisque tous ceux que tu as tués renaissent comme moi (et il montra le ciel), pourquoi tuer ? Écoute… je viens de Java ; je vais à l’autre bout du monde… dans un pays de neige éternelle… Là ou ici, sur une terre de feu ou sur une terre glacée, ce sera toujours moi ! Ainsi de l’âme de ceux qui tombent sous ton lacet, en ce monde ou là-haut… dans cette enveloppe ou dans une autre… l’âme sera toujours une âme… tu ne peux l’atteindre… Pourquoi tuer ?… » Et secouant tristement la tête… il a passé… marchant toujours lentement… lentement… le front incliné ;… Il a gravi ainsi la colline de la pagode ; je le suivais des yeux sans pouvoir bouger ; au moment où le soleil se couchait, il s’est arrêté au sommet, sa grande taille s’est dessinée sur le ciel, et il a disparu. Oh ! c’était lui !… ajouta l’Indien en frissonnant, après un long silence, c’était lui !…

Jamais le récit de l’Indien n’avait varié ; car bien souvent il avait entretenu ses compagnons de cette mystérieuse aventure. Cette persistance de sa part finit par ébranler leur incrédulité, ou plutôt par leur faire chercher une cause naturelle à cet événement surhumain en apparence.

— Il se peut, dit Faringhea après un moment de réflexion, que le nœud qui serrait le cou du voyageur ait été arrêté, qu’il lui soit resté un souffle de vie ; l’air aura pénétré à travers les joncs dont nous avons recouvert sa fosse, et il sera revenu à la vie.

— Non, non, dit l’Indien en secouant la tête, cet homme n’est pas de notre race…

— Explique-toi.

— Maintenant je sais…

— Tu sais ?

— Écoutez, dit l’Indien d’une voix solennelle, le nombre des victimes que les fils de Bhowanie ont sacrifiées depuis le commencement des siècles, n’est rien auprès de l’immensité de morts et de mourants que ce terrible voyageur laisse derrière lui dans sa marche homicide.

— Lui !… s’écrièrent le nègre et Faringhea.

— Lui, répéta l’Indien avec un accent de conviction dont ses compagnons furent frappés. Écoutez encore et tremblez : lorsque j’ai rencontré ce voyageur aux portes de Bombay… il venait de Java, et il allait vers le Nord… m’a-t-il dit. Le lendemain Bombay était ravagé par le choléra… et quelque temps après on apprenait que ce fléau avait d’abord éclaté ici… à Java.

— C’est vrai, dit le nègre.

— Écoutez encore, reprit l’Indien, « Je m’en vais vers le nord… vers un pays de neige éternelle, » m’avait dit le voyageur… Le choléra… s’en est allé lui aussi vers le nord ;… il a passé par Mascate, Ispahan, Tauris… Tiflis… et a gagné la Sibérie.

— C’est vrai…, dit Faringhea devenu pensif.

— Et le choléra, reprit l’Indien, ne faisait que cinq à six lieues par jour… la marche d’un homme… Il ne paraissait jamais… en deux endroits à la fois ;… mais il s’avançait lentement, également… toujours la marche d’un homme…

À cet étrange rapprochement, les deux compagnons de l’Indien se regardèrent avec stupeur…

Après un silence de quelques minutes, le nègre, effrayé, dit à l’Indien :

— Et tu crois que cet homme… ?

— Je crois que cet homme que nous avons tué, rendu à la vie par quelque divinité infernale… a été chargé par elle de porter sur la terre ce terrible fléau… et de répandre partout sur ses pas la mort… dont il est à l’abri… Souvenez-vous, ajouta l’Indien avec une sombre exaltation, souvenez-vous : … ce terrible voyageur a passé par Java… le choléra a dévasté Java ;… ce voyageur a passé par Bombay : le choléra a dévasté Bombay ;… ce voyageur est allé vers le nord… le choléra a dévasté le nord…

Ce disant, l’Indien retomba dans une rêverie profonde.

Le nègre et Faringhea étaient saisis d’un sombre étonnement.

L’Indien disait vrai, quant à la marche mystérieuse (jusqu’ici encore inexpliquée) de cet épouvantable fléau, qui n’a jamais fait, on le sait, que cinq ou six lieues par jour, n’apparaissant jamais simultanément en deux endroits.

Rien de plus étrange, en effet, que de suivre sur les cartes dressées à cette époque l’allure lente, progressive de ce fléau voyageur, qui offre à l’œil étonné tous les caprices, tous les incidents de la marche d’un homme.

Passant ici plutôt que par là… choisissant des provinces dans un pays… des villes dans les provinces… un quartier dans une ville… une rue dans un quartier… une maison dans une rue… ayant même ses lieux de séjour et de repos, puis continuant sa marche lente, mystérieuse, terrible.

Les paroles de l’Indien, en faisant ressortir ces effrayantes bizarreries, devaient donc vivement impressionner le nègre et Faringhea, natures farouches, amenées par d’effroyables doctrines à la monomanie du meurtre.

Oui… car (ceci est un fait avéré) il y a eu dans l’Inde des sectaires de cette abominable communauté, des gens qui, presque toujours, tuaient sans motif, sans passion… tuaient pour tuer… pour la volupté du meurtre… pour substituer la mort à la vie… pour faire d’un vivant un cadavre… ainsi qu’ils l’ont dit dans un de leurs interrogatoires…

La pensée s’abîme à pénétrer la cause de ces monstrueux phénomènes… Par quelle incroyable succession d’événements des hommes se sont-ils voués à ce sacerdoce de la mort ?

Sans nul doute, une telle religion ne peut florir que dans des contrées vouées comme l’Inde au plus atroce esclavage, à la plus impitoyable exploitation de l’homme par l’homme…

Une telle religion… n’est-ce pas la haine de l’humanité exaspérée jusqu’à sa dernière puissance par l’oppression ? Peut-être encore cette secte homicide, dont l’origine se perd dans la nuit des âges, s’est-elle perpétuée dans ces régions comme la seule protestation possible de l’esclavage contre le despotisme. Peut-être enfin Dieu, dans ses vues impénétrables, a-t-il créé là des Phansegars comme il y a créé des tigres et des serpents…

Ce qui est encore remarquable dans cette sinistre congrégation, c’est le lien mystérieux qui, unissant tous ses membres entre eux, les isole des autres hommes ; car ils ont des lois à eux, des coutumes à eux ; ils se dévouent, se soutiennent, s’aident entre eux ;… mais pour eux, il n’y a ni pays, ni famille… ils ne relèvent que d’un sombre et invisible pouvoir, aux arrêts duquel ils obéissent avec une soumission aveugle, et au nom duquel ils se répandent partout, afin de faire des cadavres, pour employer une de leurs sauvages expressions[1]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant quelques moments, les trois étrangleurs avaient gardé un profond silence.

Au dehors, la lune jetait toujours de grandes lumières blanches et de grandes ombres bleuâtres sur la masse imposante des ruines ; les étoiles scintillaient au ciel ; de temps à autre, une faible brise faisait bruire les feuilles épaisses et vernissées des bananiers et des palmiers.

Le piédestal de la statue gigantesque qui, entièrement conservée, s’élevait à gauche du portique, reposait sur de larges dalles, à moitié caché sous les broussailles.

Tout à coup, une de ces dalles parut s’abîmer.

De l’excavation qui se forma sans bruit, un homme, vêtu d’un uniforme, sortit à mi-corps, regarda attentivement autour de lui… et prêta l’oreille.

Voyant la lueur de la lampe, qui éclairait l’intérieur de la masure, trembler sur les grandes herbes… il se retourna, fit un signe, et bientôt lui et deux autres soldats gravirent, avec le plus grand silence et les plus grandes précautions, les dernières marches de cet escalier souterrain, et se glissèrent à travers les ruines.

Pendant quelques moments leurs ombres mouvantes se projetèrent sur les parties du sol éclairées par la lune, puis ils disparurent derrière des pans de murs dégradés.

Au moment où la dalle épaisse reprit sa place et son niveau, on aurait pu voir la tête de plusieurs autres soldats embusqués dans cette excavation.

Le métis, l’Indien et le nègre, toujours pensifs dans la masure ne s’étaient aperçus de rien.




  1. Voici quelques passages du très-curieux livre de M. le comte de Warren sur l’Inde anglaise.

    « Outre les voleurs qui tuent pour le butin qu’ils espèrent réaliser sur les voyageurs, il y a une classe d’assassins organisés en société, avec des chefs, une science, une franc-maçonnerie et même une religion qui a son fanatisme et son dévouement, ses agents, ses émissaires, ses collaborateurs, ses troupes militantes et ses affiliés passifs qui contribuent de leurs deniers à la bonne œuvre. C’est la communauté des thugs ou phansegars (trompeurs ou étrangleurs, de thugna, tromper, et phansna, étrangler), communauté religieuse et industrielle qui exploite la race humaine en l’exterminant, et dont l’origine se perd dans la nuit des âges.

    « Jusqu’en 1810, leur existence était inconnue non-seulement des conquérants européens, mais même des gouvernements indigènes. Entre les années 1816 et 1830, plusieurs de leurs bandes avaient été prises sur le fait et punies ; mais, jusqu’à cette dernière époque, toutes les révélations faites à leur sujet par des officiers d’une haute expérience avaient semblé trop monstrueuses pour obtenir l’attention et la croyance du public ; on les avait rejetées et dédaignées comme les rêves d’une imagination en délire. Et pourtant, depuis de nombreuses années, au moins depuis un demi-siècle, cette plaie sociale dévorait les populations avec un développement effrayant, du pied de l’Himalaya jusqu’au cap Comorin, du Cutch jusqu’à l’Assam.

    « Ce fut en l’année 1830 que les révélations d’un chef célèbre, auquel on accorda la vie sous la condition de dénoncer ses complices, dévoilèrent le système tout entier : la base de la société thugie est une croyance religieuse, le culte de Bhowanie, sombre divinité qui ne se plaît que dans le carnage, et déteste surtout la race humaine ; ses plus agréables sacrifices sont des victimes humaines ; et plus on en aura immolé dans ce monde, plus elle vous récompensera dans l’autre par toutes les joies de l’âme et des sens, par des femmes toujours belles et par des jouissances toujours nouvelles. Si l’assassin rencontre l’échafaud dans sa carrière, il meurt avec l’enthousiasme d’un martyr, parce qu’il en attend la palme. Pour obéir à sa divine maîtresse, il égorge sans colère et sans remords le vieillard, la femme et l’enfant ; il sera, envers ses coreligionnaires, charitable, humain, généreux, dévoué, mettra tout en commun, parce qu’ils sont comme lui ministres et enfants adoptifs de Bhowanie. La destruction de ses semblables, dès qu’ils n’appartiennent pas à sa communauté, la diminution de l’espèce humaine, voilà l’objet même qu’il poursuit ; ce n’est pas un moyen de fortune ; le butin n’est que l’accessoire, un corollaire fort agréable sans doute, mais secondaire dans son estimation. La destruction, voilà son but, sa mission céleste, sa vocation ; c’est aussi une passion délicieuse à assouvir ; c’est, selon lui, la plus enivrante de toutes les chasses, la chasse à l’homme ! « Vous trouvez un grand plaisir, ai-je entendu dire à un des condamnés, à poursuivre la bête féroce dans sa tanière, à attaquer le sanglier, le tigre, parce qu’il y a des dangers à braver, de l’énergie, du courage à déployer. Songez donc combien cet attrait doit redoubler, quand la lutte est avec l’homme, quand c’est l’homme qu’il faut détruire ! Au lieu de l’exercice d’une seule faculté, le courage, c’est tout à la fois courage, finesse, prévoyance, éloquence, diplomatie : que de ressorts à faire mouvoir ! que de moyens à développer ! Jouer avec toutes les passions, faire vibrer même les cordes de l’amour et de l’amitié pour amener la proie dans vos filets, c’est une chasse sublime, c’est enivrant, c’est un délire, vous dis-je. »

    « Quiconque s’est trouvé dans l’Inde dans les années 1831 et 1832 se rappellera la stupeur et l’effroi que la découverte de cette vaste machine infernale répandit dans toute la société. Un grand nombre de magistrats, d’administrateurs de province se refusèrent à y croire, et ne pouvaient comprendre qu’un système aussi vaste eût si longtemps dévoré le corps social sous leurs yeux, silencieusement, sans se trahir. »

    L’Inde anglaise en 1843, par M. le comte Édouard de Warren. 3 vol. in-18. Bruxelles, Meline, Cans et C°. 1844)