Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VII/Texte entier

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Méline, Cans et compagnie (3-4p. 1-74).


SEPTIÈME PARTIE.

LA REINE BACCHANAL.






I


La mascarade.


Le lendemain du jour où la femme de Dagobert avait été conduite par le commissaire de police auprès du juge d’instruction, une scène bruyante et animée se passait sur la place du Châtelet, en face d’une maison dont le premier étage et le rez-de-chaussée étaient alors occupés par les vastes salons d’un traiteur à l’enseigne du Veau qui Tette.

La nuit du jeudi gras venait de finir.

Une assez grande quantité de masques grotesquement et pauvrement accoutrés sortaient des bals de cabarets situés dans le quartier de l’Hôtel de Ville, et traversaient en chantant la place du Châtelet ; mais en voyant accourir sur le quai une seconde troupe de gens déguisés, les premiers masques s’arrêtèrent pour attendre les nouveaux en poussant des cris de joie dans l’espoir d’une de ces luttes de paroles graveleuses et de lazzi poissards qui ont illustré Vadé.

Cette foule, plus ou moins avinée, bientôt augmentée de beaucoup de gens que leur état obligeait à circuler dans Paris de très-grand matin, cette foule s’était tout à coup concentrée dans l’un des angles de la place, de sorte qu’une jeune fille pâle et contrefaite qui la traversait en ce moment fut enveloppée de toutes parts.

Cette jeune fille était la Mayeux ; levée avec le jour, elle allait chercher plusieurs pièces de lingerie chez la personne qui l’employait. On conçoit les craintes de la pauvre ouvrière, lorsque, involontairement engagée au milieu de cette foule joyeuse, elle se rappela la cruelle scène de la veille ; mais malgré tous ses efforts, hélas ! bien chétifs, elle ne put faire un pas, car la troupe de masques qui arrivait s’étant ruée sur les premiers venus, une partie de ceux-ci s’écarta, d’autres refluèrent en avant, et la Mayeux, se trouvant parmi ces derniers, fut pour ainsi dire portée par ce flot de peuple et jetée parmi les groupes les plus rapprochés de la maison du traiteur.

Les nouveaux masques étaient beaucoup mieux costumés que les autres : ils appartenaient à cette classe turbulente et gaie qui fréquente habituellement la Chaumière, le Prado, le Colisée et autres réunions dansantes plus ou moins échevelées, composées généralement d’étudiants, de demoiselles de boutique, de commis marchands, de grisettes, etc.

Cette troupe, tout en ripostant aux plaisanteries des autres masques, semblait attendre avec une grande impatience l’arrivée d’une personne singulièrement désirée.

Les paroles suivantes, échangées entre pierrots et pierrettes, débardeurs et débardeuses, turcs et sultanes ou autres couples assortis, donneront une idée de l’importance des personnages si ardemment désirés.

— Leur repas est commandé pour sept heures du matin. Leurs voitures devraient déjà être arrivées.

— Oui… mais la reine Bacchanal aura voulu conduire la dernière course du Prado.

— Si j’avais su cela… je serais resté pour la voir, ma reine adorée.

— Gobinet, si vous l’appelez encore votre reine adorée, je vous égratigne ; en attendant, je vous pince !…

— Céleste, finis donc !… tu me fais des noirs sur le satin naturel dont maman m’a orné en naissant.

— Pourquoi appelez-vous cette Bacchanal votre reine adorée ?… qu’est-ce que je vous suis donc, moi ?

— Tu es mon adorée, mais pas ma reine… car comme il n’y a qu’une lune dans les nuits de la nature, il n’y a qu’une reine Bacchanal dans les nuits du Prado.

— Oh ! que c’est joli… gros rien du tout, allez !

— Gobinet a raison, elle était superbe, cette nuit, la reine !

— Et en train !

— Jamais je ne l’ai vue plus gaie.

— Et quel costume… étourdissant !

— Renversant !

— Ébouriffant !

— Pulvérisant !

— Fulminant !

— Il n’y a qu’elle pour en inventer de pareils.

— Et quelle danse !

— Oh oui ! Voilà qui est à la fois déchaîné, onduleux et serpenté. Il n’y a pas une bayadère pareille sous la calotte des cieux !

— Gobinet, rendez-moi tout de suite mon châle… vous me l’avez déjà assez abîmé en vous en faisant une ceinture autour de votre gros corps ; je n’ai pas besoin de périr mes effets pour de gros êtres qui appellent les autres femmes des bayadères.

— Voyons, Céleste, calme ta fureur… je suis déguisé en Turc ; en parlant de bayadères, je reste dans mon rôle ou à peu près.

— Ta Céleste est comme les autres, va, Gobinet, elle est jalouse de la reine Bacchanal.

— Jalouse ! moi ? Ah ! par exemple… Si je voulais être aussi effrontée qu’elle, on parlerait de moi tout autant… Après tout, qu’est-ce qui fait sa réputation ? C’est qu’elle a un sobriquet.

— Quant à cela, tu n’as rien à lui envier… puisqu’on t’appelle Céleste !

— Vous savez bien, Gobinet, que Céleste est mon nom…

— Oui, mais il a l’air d’un sobriquet quand on te regarde.

— Gobinet, je mettrai encore ça sur votre mémoire…

— Et Oscar t’aidera à faire l’addition… n’est-ce pas ?

— Certainement, et vous verrez le total… Je poserai l’un… et je retiendrai l’autre… et l’autre, ça ne sera pas vous.

— Céleste, vous me faites de la peine… je voulais vous dire que votre nom angélique est en bisbille avec votre ravissante petite mine bien autrement lutine que celle de la reine Bacchanal.

— C’est çà ; maintenant, câlinez-moi, scélérat.

— Je te jure sur la tête abhorrée de mon propriétaire que si tu voulais tu aurais autant d’aplomb que la reine Bacchanal, ce qui n’est pas peu dire !

— Le fait est que, pour avoir de l’aplomb, la Bacchanal en a… et un fier.

— Sans compter qu’elle fascine les municipaux.

— Et qu’elle magnétise les sergents de ville.

— Ils ont beau vouloir se fâcher… elle finit toujours par les faire rire…

— Et ils l’appellent tous : Ma reine.

— Cette nuit encore… elle a charmé un municipal, une vraie rosière, ou plutôt un rosier, dont la pudeur s’était gendarmée (gendarmée ! avant les glorieuses, ça aurait été un joli mot). Je disais donc que la pudeur d’un municipal s’était gendarmée pendant que la reine dansait son fameux pas de la tulipe orageuse.

— Quelle contredanse !… Couche-tout-Nu et la reine Bacchanal ayant pour vis-à-vis Rose-Pompon et Nini-Moulin !

— Et tous quatre frétillant des tulipes de plus en plus orageuses.

— À propos, est-ce que c’est vrai ce qu’on dit de Nini-Moulin ?

— Quoi donc ?

— Que c’est un homme de lettres qui fait des brochures sur la religion ?

— Oui, c’est vrai ; je l’ai vu souvent chez mon patron, où il se fournit. Mauvais payeur… mais farceur…

— Et il fait le dévot ?

— Je crois bien, quand il le faut ; alors c’est M. Dumoulin gros comme le bras ; il roule des yeux, marche le cou de travers et les pieds en dedans… mais une fois qu’il a fait sa parade, il s’évapore dans les bals cancans qu’il idolâtre, et où les femmes l’ont surnommé Nini-Moulin… joignez à ce signalement qu’il boit comme un poisson, et vous connaîtrez le gaillard. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire dans les journaux religieux ; aussi les cagots, qu’il met encore plus souvent dedans qu’il ne s’y met lui-même, ne jurent que par lui. Faut voir ses articles ou ses brochures (seulement les voir… pas les lire), on y parle à chaque page du diable et de ses cornes… des fritures désolantes qui attendent les impies et les révolutionnaires… de l’autorité des évêques, du pouvoir du pape… Est-ce que je sais, moi ?… Soiffard de Nini-Moulin… va !… Il leur en donne pour leur argent…

— Le fait est qu’il est soiffard et crânement chicard… Quels avant-deux il bombardait avec la petite Rose-Pompon dans la contredanse de la tulipe orageuse !

— Et quelle bonne tête il avait avec son casque romain et ses bottes à revers !…

— Rose-Pompon danse joliment bien aussi ; c’est poétiquement tortillé.

— Et idéalement cancané !

— Oui, mais la reine Bacchanal est à six mille pieds au-dessus du niveau du cancan ordinaire… J’en reviens toujours à son pas de cette nuit, la tulipe orageuse.

— C’était à l’adorer.

— À la vénérer…

— C’est-à-dire que si j’étais père de famille, je lui confierais l’éducation de mes fils !

— C’est à propos de ce pas-là que le municipal s’est fâché, d’un ton de rosière gendarmée.

— Le fait est que le pas était un peu roide.

— Roide et roidissime, aussi le municipal s’approche d’elle et lui dit :

« — Ah ! çà, voyons, ma reine, est-ce que c’est pour tout de bon, ce pas-là ?

« — Mais non ! guerrier pudique, répond la reine, je l’essaye seulement une fois tous les soirs afin de le bien danser dans ma vieillesse… c’est un vœu que j’ai fait pour que vous deveniez brigadier… »

— Quelle drôle de fille !

— Moi, je ne comprends pas que ça dure toujours avec Couche-tout-Nu.

— Parce qu’il a été ouvrier ?

— Quelle bêtise !… Ça nous irait bien, à nous autres étudiants ou garçons de magasin, de faire les fiers !… Non, je m’étonne de la fidélité de la reine…

— Le fait est que voilà trois ou quatre bons mois.

— Elle en est folle et il en est bête.

— Ça doit leur faire une drôle de conversation.

— Quelquefois je me demande où diable Couche-tout-Nu prend-il l’argent qu’il dépense… Il paraît que c’est lui qui a payé les frais de cette nuit, trois voitures à quatre chevaux et le réveille-matin pour vingt personnes à dix francs par tête.

— On dit qu’il a hérité… Aussi Nini-Moulin qui flaire les festins et les bamboches, a fait connaissance avec lui cette nuit… sans compter qu’il doit avoir des vues malhonnêtes sur la reine Bacchanal.

— Lui ! ah bien oui ! il est trop laid ; les femmes aiment à l’avoir pour danseur… parce qu’il fait pouffer de rire la galerie ; mais voilà tout. La petite Rose-Pompon, qui est si gentille, l’a pris comme chaperon peu compromettant en l’absence de son étudiant.

— Ah !… les voitures ! voilà les voitures ! cria la foule tout d’une voix.

La Mayeux, forcée de rester auprès des masques, n’avait pas perdu un mot de cet entretien pénible pour elle, car il s’agissait de sa sœur, qu’elle ne voyait plus depuis longtemps ; non que la reine Bacchanal eût mauvais cœur ; mais le tableau de la profonde misère de la Mayeux, misère qu’elle avait partagée, mais qu’elle n’avait pas eu la force de supporter bien longtemps, causait à cette joyeuse fille des accès de tristesse amère ; elle ne s’y exposait plus, ayant en vain voulu faire accepter à sa sœur des secours que celle-ci avait toujours refusés, sachant que leur source ne pouvait être honorable.

— Les voitures !… les voitures ! cria de nouveau la foule en se portant en avant avec enthousiasme, de sorte que la Mayeux, sans le vouloir, se trouva portée, au premier rang, parmi les gens empressés de voir défiler cette mascarade.

C’était en effet un curieux spectacle.

Un homme à cheval, déguisé en postillon, veste bleue brodée d’argent, queue énorme d’où s’échappaient des flots de poudre, chapeau orné de rubans immenses, précédait la première voiture, en faisant claquer son fouet, et criant à tue-tête :

— Place ! place à la reine Bacchanal et à sa cour !…

Dans ce landau découvert, traîné par quatre chevaux étiques, montés par deux vieux postillons vêtus en diables, s’élevait une véritable pyramide d’hommes et de femmes, assis, debout, perchés, tous dans les costumes les plus fous, les plus grotesques, les plus excentriques : c’était un incroyable fouillis de couleurs éclatantes, de fleurs, de rubans, d’oripeaux et de paillettes. De ce monceau de formes et d’accoutrements bizarres sortaient des têtes grotesques ou gracieuses, laides ou jolies, mais toutes animées par l’excitation fébrile d’une folle ivresse, mais toutes tournées par une expression d’admiration fanatique vers la seconde voiture où la reine Bacchanal trônait en souveraine, pendant qu’on la saluait de ces cris répétés par la foule : Vive la reine Bacchanal !

Cette seconde voiture, landau découvert comme la première, ne contenait que les quatre coryphées du pas de la tulipe orageuse, Nini-Moulin, Rose-Pompon, Couche-tout-Nu et la reine Bacchanal.

Dumoulin, cet écrivain religieux qui voulait disputer madame de la Sainte-Colombe à l’influence des amis de M. Rodin, son patron, Dumoulin, surnommé Nini-Moulin, debout sur les coussins de devant, eût offert un magnifique sujet d’étude à Callot ou à Gavarni, cet éminent artiste qui joint à la verve mordante et à la merveilleuse fantaisie de l’illustre caricaturiste, la grâce, la poésie et la profondeur d’Hogarth.

Nini-Moulin, âgé de trente-cinq ans environ, portait très en arrière de la tête un casque romain en papier d’argent ; un plumeau à manche de bois rouge, surmonté d’une volumineuse touffe de plumes noires, était planté sur le côté de cette coiffure dont il rompait agréablement les lignes peut-être trop classiques.

Sous ce casque s’épanouissait la face la plus rubiconde, la plus réjouissante, qui ait jamais été empourprée par les esprits subtils d’un vin généreux. Un nez très-saillant, dont la forme primitive se dissimulait modestement sous une luxuriante efflorescence de bourgeons irisés de rouge et de violet, accentuait très-drôlatiquement cette figure absolument imberbe, à laquelle une large bouche à lèvres épaisses et évasées en rebord donnait une expression de jovialité surprenante, qui rayonnait dans ses gros yeux gris à fleur de tête.

En voyant ce joyeux bonhomme à panse de Silène, on se demandait comment il n’avait pas cent fois noyé dans le vin ce fiel, cette bile, ce venin dont dégouttaient ses pamphlets contre les ennemis de l’ultramontanisme, et comment ses croyances catholiques pouvaient surnager au milieu de ses débordements bachiques et chorégraphiques.

Cette question eût paru insoluble si l’on n’eût réfléchi que les comédiens chargés des rôles les plus noirs, les plus odieux, sont souvent, au demeurant, les meilleurs fils du monde.

Le froid étant assez vif, Nini-Moulin portait un carrick entr’ouvert qui laissait voir sa cuirasse à écailles de poisson et son maillot couleur de chair, tranché brusquement au-dessous du mollet par le revers jaune de ses bottes.

Penché en avant de la voiture, il poussait des cris de sauvage entrecoupés de ces mots : Vive la reine Bacchanal ! Après quoi il faisait grincer et évoluer rapidement une énorme crécelle qu’il tenait à la main.

Couche-tout-Nu, debout à côté de Nini-Moulin, faisait flotter un étendard de soie blanche, où étaient écrits ces mots : Amour et joie à la reine Bacchanal !

Couche-tout-Nu avait vingt-cinq ans environ. Sa figure, intelligente et gaie, encadrée d’un collier de favoris châtains, amaigrie par les veilles et par les excès, exprimait un singulier mélange d’insouciance, de hardiesse, de nonchaloir et de moquerie ; mais aucune passion basse ou méchante n’y avait encore laissé sa fatale empreinte. C’était le type parfait du Parisien, dans le sens qu’on donne à cette appellation, soit à l’armée, soit en province, soit à bord des bâtiments de guerre ou de commerce. Ce n’est pas un compliment, et pourtant c’est bien loin d’être une injure ; c’est une épithète qui tient à la fois du blâme, de l’admiration et de la crainte ; car si, dans cette acception, le Parisien est souvent paresseux et insoumis, il est habile à l’œuvre, résolu dans le danger, et toujours terriblement railleur et goguenard.

Couche-tout-Nu était costumé, comme on le dit vulgairement, en fort : veste de velours noir à boutons d’argent, gilet écarlate, pantalon à larges raies bleues, châle façon cachemire pour ceinture, à longs bouts flottants, chapeau couvert de fleurs et de rubans. Ce déguisement seyait à merveille à sa tournure dégagée.

Au fond de la voiture, debout sur les coussins, se tenaient Rose-Pompon et la reine Bacchanal.

Rose-Pompon, ex-frangeuse de dix-sept ans, avait la plus gentille et la plus drôle de petite mine que l’on pût voir ; elle était coquettement vêtue d’un costume de débardeur ; sa perruque poudrée à blanc, sur laquelle était crânement posé de côté un bonnet de police orange et vert galonné d’argent, rendait encore plus vif l’éclat de ses grands yeux noirs et l’incarnat de ses joues potelées ; elle portait au cou une cravate orange comme sa ceinture flottante ; sa veste juste, ainsi que son étroit gilet en velours vert clair, garni de tresses d’argent, mettaient dans toute sa valeur une taille charmante dont la souplesse devait se prêter merveilleusement aux évolutions du pas de la tulipe orageuse. Enfin son large pantalon, de même étoffe et de même couleur que la veste, était suffisamment indiscret.

La reine Bacchanal s’appuyait d’une main sur l’épaule de Rose-Pompon qu’elle dominait de toute la tête.

La sœur de la Mayeux présidait véritablement en souveraine à cette folle ivresse, que sa seule présence semblait inspirer, tant son entrain, sa bruyante animation avaient d’influence sur son entourage.

C’était une grande fille de vingt ans environ, leste et bien tournée, aux traits réguliers, à l’air joyeux et tapageur ; ainsi que sa sœur, elle avait de magnifiques cheveux châtains et de grands yeux bleus ; mais, au lieu d’être doux et timides comme ceux de la jeune ouvrière, ils brillaient d’une infatigable ardeur pour le plaisir. Telle était l’énergie de cette organisation vivace, que malgré plusieurs nuits et plusieurs jours passés en fêtes continuelles, son teint était aussi pur, sa joue aussi rose, son épaule aussi fraîche, que si elle fût sortie le matin même de quelque paisible retraite.

Son déguisement, quoique bizarre et d’un caractère singulièrement saltimbanque, lui seyait pourtant à merveille. Il se composait d’une sorte de corsage juste en drap d’or et à longue taille, garni de grosses bouffettes de rubans incarnats qui flottaient sur ses bras nus, et d’une courte jupe aussi en velours incarnat, ornée de passequilles et de paillettes d’or, laquelle jupe ne descendait qu’à moitié d’une jambe à la fois fine et robuste, chaussée de bas de soie blancs et de brodequins rouges à talons de cuivre.

Jamais danseuse espagnole n’a eu de taille plus hardiment cambrée, plus élastique et, pour ainsi dire, plus frétillante que cette singulière fille, qui semblait possédée du démon de la danse et du mouvement, car presque à chaque instant un gracieux petit balancement de la tête, accompagné d’une légère ondulation des épaules et des hanches, semblait suivre la cadence d’un orchestre invisible, dont elle marquait la mesure du bout de son pied droit, posé sur le rebord de la portière de la façon la plus provocante, car la reine Bacchanal se tenait debout et fièrement campée sur les coussins de la voiture.

Une sorte de diadème doré, emblème de sa bruyante royauté, orné de grelots retentissants, ceignait son front ; ses cheveux, nattés en deux grosses tresses, s’arrondissaient autour de ses joues vermeilles et allaient se tordre derrière sa tête ; sa main gauche reposait sur l’épaule de Rose-Pompon, et de la main droite elle tenait un énorme bouquet dont elle saluait la foule en riant aux éclats.

Il serait difficile de rendre ce tableau si bruyant, si animé, si fou, complété par une troisième voiture, remplie, comme la première, d’une pyramide de masques grotesques et extravagants.

Parmi cette foule réjouie, une seule personne contemplait cette scène avec une tristesse profonde : c’était la Mayeux, toujours maintenue au premier rang des spectateurs, malgré ses efforts pour sortir de la foule.

Séparée de sa sœur depuis bien longtemps, elle la revoyait pour la première fois dans toute la pompe de son singulier triomphe, au milieu des cris de joie, des bravos de ses compagnons de plaisir. Pourtant les yeux de la jeune ouvrière se voilèrent de larmes : quoique la reine Bacchanal parût partager l’étourdissante gaieté de ceux qui l’entouraient, quoique sa figure fût radieuse, quoiqu’elle parût jouir de tout l’éclat d’un luxe passager, elle la plaignait sincèrement… elle… pauvre malheureuse, presque vêtue de haillons, qui venait au point du jour chercher du travail pour la journée et pour la nuit…

La Mayeux avait oublié la foule pour contempler sa sœur qu’elle aimait tendrement… d’autant plus tendrement, qu’elle la croyait à plaindre… Les yeux fixés sur cette joyeuse et belle fille, sa pâle et douce figure exprimait une pitié touchante, un intérêt profond et douloureux.

Tout à coup, le brillant et gai coup d’œil que la reine Bacchanal promenait sur la foule rencontra le triste et humide regard de la Mayeux…

— Ma sœur ! s’écria Céphyse. (Nous l’avons dit, c’était le nom de la reine Bacchanal.) Ma sœur !…

Et leste comme une danseuse, d’un saut la reine Bacchanal abandonna son trône ambulant, heureusement alors immobile, et se trouva devant la Mayeux, qu’elle embrassa avec effusion.

Tout ceci s’était passé si rapidement, que les compagnons de la reine Bacchanal, encore stupéfaits de la hardiesse de son saut périlleux, ne savaient à quoi l’attribuer ; les masques qui entouraient la Mayeux s’écartèrent frappés de surprise, et la Mayeux, toute au bonheur d’embrasser sa sœur à qui elle rendait ses caresses, ne songea pas au singulier contraste qui devait bientôt exciter l’étonnement et l’hilarité de la foule.

Céphyse y songea la première, et, voulant épargner une humiliation à sa sœur, elle se retourna vers la voiture et dit :

— Rose-Pompon, jette-moi mon manteau… et vous, Nini-Moulin, ouvrez vite la portière.

La reine Bacchanal reçut le manteau. Elle en enveloppa prestement la Mayeux, avant que celle-ci, stupéfaite, eût pu faire un mouvement ; la prenant par la main, elle lui dit :

— Viens… viens…

— Moi !… s’écria la Mayeux avec effroi, tu n’y penses pas !…

— Il faut absolument que je te parle… je demanderai un cabinet… où nous serons seules… Dépêche-toi… bonne petite sœur… Devant tout le monde… ne résiste pas… viens…

La crainte de se donner en spectacle décida la Mayeux, qui d’ailleurs tout étourdie de l’aventure, tremblante, effrayée, suivit presque machinalement sa sœur, qui l’entraîna dans la voiture, dont la portière venait d’être ouverte par Nini-Moulin.

Le manteau de la reine Bacchanal cachant les pauvres vêtements et l’infirmité de la Mayeux, la foule n’eut pas à rire, et s’étonna seulement de cette rencontre pendant que les voitures arrivaient à la porte d’un traiteur de la place du Châtelet.



II


Les contrastes.


Quelques minutes après la rencontre de la Mayeux et de la reine Bacchanal, les deux sœurs étaient réunies dans un cabinet de la maison du traiteur.

— Que je t’embrasse encore, dit Céphyse à la jeune ouvrière ; au moins maintenant nous sommes seules… tu n’as plus peur ?…

Au mouvement que fit la reine Bacchanal pour serrer la Mayeux dans ses bras, le manteau qui l’enveloppait tomba.

À la vue de ces misérables vêtements qu’elle avait à peine eu le temps de remarquer sur la place du Châtelet, au milieu de la foule, Céphyse joignit les mains, et ne put retenir une exclamation de douloureuse surprise. Puis, s’approchant de sa sœur pour la contempler de plus près, elle prit entre ses mains potelées les mains maigres et glacées de la Mayeux, et examina pendant quelques minutes avec un chagrin croissant cette malheureuse créature souffrante, pâle, amaigrie par les privations et par les veilles, à peine vêtue d’une mauvaise robe de toile usée, rapiécée…

— Ah ! ma sœur ! te revoir ainsi !…

Et ne pouvant prononcer un mot de plus, la reine Bacchanal se jeta au cou de la Mayeux en fondant en larmes.

Et au milieu de ses sanglots, elle ajouta :

— Pardon !… pardon !…

— Qu’as-tu, ma bonne Céphyse ? dit la jeune ouvrière, profondément émue, et se dégageant doucement des étreintes de sa sœur ; tu me demandes pardon… et de quoi ?

— De quoi ? reprit Céphyse en relevant son visage inondé de larmes et pourpre de confusion, n’est-il pas honteux à moi d’être vêtue de ces oripeaux, de dépenser tant d’argent en folies… lorsque tu es ainsi vêtue, lorsque tu manques de tout… lorsque tu meurs peut-être de misère et de besoin, car je n’ai jamais vu ta pauvre figure si pâle, si fatiguée…

— Rassure-toi, bonne sœur… je ne me porte pas mal… j’ai un peu veillé cette nuit… voilà pourquoi je suis pâle… mais… je t’en prie, ne pleure pas… tu me désoles…

La reine Bacchanal venait d’arriver radieuse au milieu d’une foule enivrée, et c’était la Mayeux qui la consolait…

Un incident vint encore rendre ce contraste plus frappant.

On entendit tout à coup des cris joyeux dans la salle voisine, et ces mots retentirent, prononcés avec enthousiasme :

— Vive la reine Bacchanal !… vive la reine Bacchanal !…

La Mayeux tressaillit, et ses yeux se remplirent de larmes en voyant sa sœur qui, le visage caché dans ses mains, semblait écrasée de honte.

— Céphyse, lui dit-elle, je t’en supplie… ne t’afflige pas ainsi… tu me ferais regretter le bonheur de cette rencontre, et j’en suis si heureuse !… il y a si longtemps que je ne t’ai vue… mais qu’as-tu ? dis-le-moi…

— Tu me méprises peut-être… et tu as raison, dit la reine Bacchanal en essuyant ses yeux.

— Te mépriser !… moi, mon Dieu… et pourquoi ?

— Parce que je mène la vie que je mène… au lieu d’avoir comme toi le courage de supporter la misère…

La douleur de Céphyse était si navrante, que la Mayeux, toujours indulgente et bonne, voulut avant tout consoler sa sœur, la relever un peu à ses propres yeux, et lui dit tendrement :

— En la supportant bravement pendant une année, ainsi que tu l’as fait, ma bonne Céphyse, tu as eu plus de mérite et de courage que je n’en aurai, moi, à la supporter toute ma vie.

— Ah ! ma sœur… ne dis pas cela.

— Voyons, franchement…, reprit la Mayeux, à quelles tentations une créature comme moi est-elle exposée ? Est-ce que naturellement je ne recherche pas l’isolement et la solitude autant que tu recherches la vie bruyante et le plaisir ? Quels besoins ai-je, chétive comme je le suis ? Bien peu me suffit…

— Et ce peu… tu ne l’as pas toujours ?…

— Non… mais il est des privations que moi, débile et maladive, je puis pourtant endurer mieux que toi ;… ainsi, la faim me cause une sorte d’engourdissement… qui se termine par une grande faiblesse… Toi… robuste et vivace… la faim t’exaspère… te donne le délire !… Hélas ! tu t’en souviens ?… combien de fois je t’ai vue en proie à ces crises douloureuses… lorsque dans notre triste mansarde… ensuite d’un chômage de travail… nous ne pouvions pas même gagner nos quatre francs par semaine, et que nous n’avions rien… absolument rien à manger… car notre fierté nous empêchait de nous adresser aux voisins !…

— Cette fierté-là, au moins tu l’as conservée, toi !

— Et toi aussi… n’as-tu pas lutté autant qu’il est donné à une créature humaine de lutter ?… Mais les forces ont un terme… je te connais bien, Céphyse… c’est surtout devant la faim que tu as cédé… devant la faim et cette pénible obligation d’un travail acharné qui ne te donnait pas même de quoi subvenir aux plus indispensables besoins…

— Mais toi… ces privations, tu les endurais, tu les endures encore.

— Est-ce que tu peux me comparer à toi ? Tiens, dit la Mayeux en prenant sa sœur par la main et la conduisant devant une glace posée au-dessus d’un canapé, regarde-toi… Crois-tu que Dieu, en te faisant si belle, en te douant d’un sang vif et ardent, d’un caractère joyeux, remuant, expansif, amoureux du plaisir, ait voulu que ta jeunesse se passât au fond d’une mansarde glacée, sans jamais voir le soleil, clouée sur ta chaise, vêtue de haillons, et travaillant sans cesse et sans espoir ? Non, car Dieu nous a donné d’autres besoins que ceux de boire et de manger. Même dans notre humble condition, la beauté n’a-t-elle pas besoin d’un peu de parure ? La jeunesse n’a-t-elle pas besoin de mouvement, de plaisir et de gaieté ? Tous les âges n’ont-ils pas besoin de distractions et de repos ? Tu aurais gagné un salaire suffisant pour manger à ta faim, pour avoir un jour ou deux d’amusements par semaine après un travail quotidien de douze ou quinze heures, pour te procurer la modeste et fraîche toilette que réclame si impérieusement ton charmant visage, tu n’aurais rien demandé de plus, j’en suis certaine, tu me l’as dit cent fois ; tu as donc cédé à une nécessité irrésistible, parce que tes besoins sont plus grands que les miens.

— C’est vrai…, répondit la reine Bacchanal d’un air pensif, si j’avais seulement trouvé à gagner quarante sous par jour… ma vie aurait été tout autre… car dans les commencements… vois-tu, ma sœur, j’étais cruellement humiliée de vivre aux dépens de quelqu’un…

— Aussi… as-tu été invinciblement entraînée, ma bonne Céphyse ; sans cela je te blâmerais au lieu de te plaindre… Tu n’as pas choisi ta destinée, tu l’as subie… comme je subis la mienne…

— Pauvre sœur ! dit Céphyse en embrassant tendrement la Mayeux, toi si malheureuse, tu m’encourages, tu me consoles… et ce serait à moi de te plaindre…

— Rassure-toi…, dit la Mayeux, Dieu est juste et bon : s’il m’a refusé bien des avantages, il m’a donné mes joies comme il t’a donné les tiennes…

— Tes joies ?

— Oui, et de grandes ;… sans elles… la vie me serait trop lourde… je n’aurais pas le courage de la supporter.

— Je te comprends, dit Céphyse avec émotion, tu trouves encore moyen de te dévouer pour les autres, et cela adoucit tes chagrins.

— Je fais du moins tout mon possible pour cela, quoique je puisse bien peu ; mais aussi quand je réussis, ajouta la Mayeux en souriant doucement, je suis heureuse et fière comme une pauvre petite fourmi qui, après bien des peines, a apporté un gros brin de paille au nid commun… Mais ne parlons plus de moi…

— Si… parlons-en, je t’en prie, et au risque de te fâcher, reprit timidement la reine Bacchanal, je vais te faire une proposition que tu as déjà repoussée… Jacques[1] a, je crois, encore de l’argent… nous le dépensons en folies… donnant çà et là à de pauvres gens quand l’occasion se rencontre… Je t’en supplie, laisse-moi venir à ton aide… je le vois à ta pauvre figure, tu as beau vouloir me le cacher, tu t’épuises à force de travail.

— Merci, ma chère Céphyse… je connais ton bon cœur ; mais je n’ai besoin de rien… Le peu que je gagne me suffit.

— Tu me refuses…, dit tristement la reine Bacchanal, parce que tu sais que mes droits sur cet argent ne sont pas honorables… Soit… Je comprends ton scrupule… Mais, du moins, accepte un service de Jacques ;… il a été ouvrier comme nous… Entre camarades… on s’aide… Je t’en supplie, accepte… ou je croirai que tu me dédaignes…

— Et moi, je croirai que tu me méprises si tu insistes, ma bonne Céphyse, dit la Mayeux d’un ton à la fois si ferme et si doux, que la reine Bacchanal vit que toute insistance serait inutile.

Elle baissa tristement la tête, et une larme roula de nouveau dans ses yeux.

— Mon refus t’afflige, dit la Mayeux en lui prenant la main ; j’en suis désolée ; mais réfléchis… et tu me comprendras…

— Tu as raison, dit la reine Bacchanal avec amertume après un moment de silence, tu ne peux pas accepter… de secours de mon amant… c’était t’outrager que de te le proposer… Il y a des positions si humiliantes, qu’elles souillent jusqu’au bien qu’on voudrait faire.

— Céphyse… je n’ai pas voulu te blesser… tu le sais bien.

— Oh ! va, crois-moi, reprit la reine Bacchanal, si étourdie, si gaie que je sois, j’ai quelquefois… des moments de réflexion… même au milieu de mes joies les plus folles… et ces moments-là sont rares, heureusement.

— Et à quoi penses-tu, alors ?

— Je pense que la vie que je mène… n’est guère honnête ; alors je veux demander à Jacques une petite somme d’argent, seulement de quoi assurer ma vie pendant un an ; alors je fais le projet d’aller te rejoindre et de me remettre peu à peu à travailler.

— Eh bien !… cette idée est bonne… pourquoi ne la suis-tu pas ?

— Parce qu’au moment d’exécuter ce projet, je m’interroge sincèrement, et le courage me manque ; je le sens, jamais je ne pourrai reprendre l’habitude du travail, et renoncer à cette vie, tantôt riche comme aujourd’hui, tantôt précaire… mais au moins libre, oisive, joyeuse, insouciante, et toujours mille fois préférable à celle que je mènerais en gagnant quatre francs par semaine. Jamais, d’ailleurs, l’intérêt ne m’a guidée ; plusieurs fois j’ai refusé de quitter un amant qui n’avait pas grand’chose pour quelqu’un de riche que je n’aimais pas ; jamais je n’ai rien demandé pour moi. Jacques a peut-être dépensé dix mille francs depuis trois ou quatre mois, et nous n’avons que deux mauvaises chambres à peine meublées, car nous vivons toujours dehors comme des oiseaux ; heureusement quand je l’ai aimé, il ne possédait rien du tout ; j’avais vendu pour cent francs quelques bijoux qu’on m’avait donnés, et mis cette somme à la loterie ; comme les fous ont toujours du bonheur, j’ai gagné quatre mille francs. Jacques était aussi gai, aussi fou, aussi en train que moi, nous nous sommes dit : Nous nous aimons bien ; tant que l’argent durera, nous irons ; quand nous n’en aurons plus, de deux choses l’une : ou nous serons las l’un de l’autre, et alors nous nous dirons adieu ; ou bien nous nous aimerons encore ; alors, pour rester ensemble, nous essayerons de nous remettre au travail ; si nous ne le pouvons pas, et que nous tenions toujours à ne pas nous séparer… un boisseau de charbon fera notre affaire.

— Grand Dieu ! s’écria la Mayeux en pâlissant.

— Rassure-toi donc… nous n’avons pas à en venir là… il nous restait encore quelque chose, lorsqu’un agent d’affaires, qui m’avait fait la cour, mais qui était si laid que ça m’empêchait de voir qu’il était riche, sachant que je vivais avec Jacques, m’a engagée à… Mais pourquoi t’ennuyer de ces détails ?… En deux mots, on a prêté de l’argent à Jacques sur quelque chose comme des droits assez douteux, dit-on, qu’il avait à une succession… C’est avec cet argent-là que nous nous amusons ;… tant qu’il y en aura… ça ira…

— Mais, ma bonne Céphyse, au lieu de dépenser si follement cet argent, pourquoi ne pas le placer… et te marier avec Jacques… puisque tu l’aimes ?

— Oh ! d’abord, vois-tu, répondit en riant la reine Bacchanal, dont le caractère insouciant et gai reprenait le dessus, placer de l’argent, ça ne vous procure aucun agrément… on a pour tout amusement à regarder un petit morceau de papier qu’on vous donne en échange de ces belles pièces d’or avec lesquelles on a mille plaisirs… Quant à me marier, certainement j’aime Jacques comme je n’ai jamais aimé personne ; pourtant il me semble que si j’étais mariée avec lui, tout notre bonheur s’en irait, car enfin, comme mon amant, il n’a rien à me dire du passé ; mais comme mon mari, il me le reprocherait tôt ou tard, et si ma conduite mérite des reproches, j’aime mieux me les adresser moi-même, j’y mettrai des formes.

— À la bonne heure, folle que tu es… mais cet argent ne durera pas toujours… après ?… comment ferez-vous ?

— Après… ah bah ! Après… c’est dans la lune… demain me paraît toujours devoir arriver dans cent ans ;… s’il fallait se dire qu’on mourra un jour… ça ne serait pas la peine de vivre…

L’entretien de Céphyse et de la Mayeux fut de nouveau interrompu par un tapage effroyable que dominait le bruit aigu et perçant de la crécelle de Nini-Moulin ; puis à ce tumulte succéda un chœur de cris inhumains au milieu duquel on distinguait ces mots qui firent trembler les vitres :

— La reine Bacchanal ! la reine Bacchanal !

La Mayeux tressaillit à ce bruit soudain.

— C’est encore ma cour qui s’impatiente, lui dit Céphyse en riant cette fois.

— Mon Dieu ! s’écria la Mayeux avec effroi, si on allait venir te chercher ici ?…

— Non, non, rassure-toi…

— Mais si… entends-tu ces pas ?… on marche dans le corridor… on approche… Oh ! je t’en conjure, ma sœur, fais que je puisse m’en aller seule… sans être vue de tout ce monde.

Au moment où la porte s’ouvrait, Céphyse y courut.

Elle vit dans le corridor une députation à la tête de laquelle marchaient Nini-Moulin, armé de sa formidable crécelle, Rose-Pompon et Couche-tout-Nu.

— La reine Bacchanal ! ou je m’empoisonne avec un verre d’eau ! cria Nini-Moulin.

— La reine Bacchanal ! ou j’affiche mes bans à la mairie avec Nini-Moulin ! cria la petite Rose-Pompon d’un air déterminé.

— La reine Bacchanal ! ou sa cour s’insurge et vient l’enlever ! dit une autre voix.

— Oui, oui, enlevons-la, répéta un chœur formidable.

— Jacques… entre seul, dit la reine Bacchanal malgré ces sommations pressantes.

Puis, s’adressant à sa cour d’un ton majestueux :

— Dans dix minutes, je suis à vous, et alors tempête infernale !

— Vive la reine Bacchanal ! cria Dumoulin en agitant sa crécelle et en se retirant, suivi de la députation, pendant que Couche-tout-Nu entrait seul dans le cabinet.

— Jacques, c’est ma bonne sœur, lui dit Céphyse.

— Enchanté de vous voir, mademoiselle, dit Jacques cordialement, et doublement enchanté, car vous allez me donner des nouvelles du camarade Agricol… Depuis que je joue au millionnaire, nous ne nous voyons plus… mais je l’aime toujours comme un bon et grave compagnon… Vous demeurez dans sa maison… Comment va-t-il ?

— Hélas ! monsieur… il est arrivé bien des malheurs à lui et à sa famille… Il est en prison.

— En prison ! s’écria Céphyse.

— Agricol !… en prison !… lui ! et pourquoi ? dit Couche-tout-Nu.

— Pour un délit politique qui n’a rien de grave. On avait espéré le faire mettre en liberté sous caution…

— Sans doute… pour cinq cents francs, je connais ça… dit Couche-tout-Nu.

— Malheureusement cela a été impossible ; la personne sur laquelle on comptait…

La reine Bacchanal interrompit la Mayeux en disant à Couche-tout-Nu :

— Jacques… tu entends… Agricol… en prison, pour cinq cents francs.

— Pardieu ! je t’entends et je te comprends, tu n’as pas besoin de me faire de signes… Pauvre garçon ! et il fait vivre sa mère ?

— Hélas ! oui, monsieur, et c’est d’autant plus pénible que son père est arrivé de Russie, et que sa mère…

— Tenez, mademoiselle, dit Couche-tout-Nu en interrompant encore la Mayeux et lui donnant une bourse, prenez… tout est payé d’avance ici, voilà le restant de mon sac ; il y a là dedans vingt-cinq ou trente napoléons ; je ne peux pas mieux les finir qu’en m’en servant pour un camarade dans la peine. Donnez-les au père d’Agricol ; il fera les démarches nécessaires, et demain Agricol sera à sa forge… où j’aime mieux qu’il soit que moi.

— Jacques, embrasse-moi tout de suite, dit la reine Bacchanal.

— Tout de suite, et encore, et toujours, dit Jacques en embrassant joyeusement la reine.

La Mayeux hésita un moment ; mais songeant qu’après tout cette somme, qui allait être follement dissipée, pouvait rendre la vie et l’espoir à la famille d’Agricol, songeant enfin que ces cinq cents francs remis plus tard à Jacques lui seraient peut-être alors d’une utile ressource, la jeune fille accepta, et, les yeux humides, dit en prenant la bourse :

— M. Jacques, j’accepte… vous êtes généreux et bon ; le père d’Agricol aura du moins aujourd’hui cette consolation à de bien cruels chagrins… merci, oh ! merci.

— Il n’y a pas besoin de me remercier, mademoiselle… on a de l’argent, c’est pour les autres comme pour soi…

Les cris recommencèrent plus furieux que jamais, et la crécelle de Nini-Moulin grinça d’une façon déplorable.

— Céphyse… ils vont tout briser là-dedans si tu ne viens pas, et maintenant je n’ai plus de quoi payer la casse, dit Couche-tout-Nu. Pardon, mademoiselle…, ajouta-t-il en riant, mais, vous le voyez, la royauté a ses devoirs…

Céphyse, émue, tendit les bras à la Mayeux, qui s’y jeta en pleurant de douces larmes.

— Et maintenant, dit-elle à sa sœur, quand te reverrai-je ?

— Bientôt… quoique rien ne me fasse plus de peine que de te voir dans une misère que tu ne veux pas me permettre de soulager…

— Tu viendras ? tu me le promets ?

— C’est moi qui vous le promets pour elle, dit Jacques, nous irons vous voir, vous et votre voisin Agricol.

— Allons… retourne à la fête, Céphyse… amuse-toi de bon cœur… tu le peux… car M. Jacques va rendre une famille bien heureuse…

Ce disant, et après que Couche-tout-Nu se fût assuré qu’elle pouvait descendre sans être vue de ses joyeux et bruyants compagnons, la Mayeux descendit furtivement, bien empressée de porter au moins une bonne nouvelle à Dagobert, mais voulant auparavant se rendre rue de Babylone, au pavillon naguère occupé par Adrienne de Cardoville.

On saura plus tard la cause de la détermination de la Mayeux.

Au moment où la jeune fille sortait de chez le traiteur, trois hommes bourgeoisement et confortablement vêtus parlaient bas et paraissaient se consulter en regardant la maison du traiteur.

Bientôt un quatrième homme descendit précipitamment l’escalier du traiteur.

— Eh bien ? dirent les trois autres avec anxiété.

— Il est là…

— Tu en es sûr ?

— Est-ce qu’il y a deux Couche-tout-Nu sur la terre ? répondit l’autre ; je viens de le voir ; il est déguisé en fort ;… ils sont attablés pour trois heures au moins.

— Allons… attendez-moi là, vous autres… dissimulez-vous le plus possible… Je vas chercher le chef de file, et l’affaire est dans le sac.

Et, disant ces mots, l’un des hommes disparut en courant dans une rue qui aboutissait sur la place.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ce moment, la reine Bacchanal entrait dans la salle du banquet, accompagnée de Couche-tout-Nu, et fut saluée par les acclamations les plus frénétiques.

— Maintenant, s’écria Céphyse avec une sorte d’entraînement fébrile, et comme si elle eût cherché à s’étourdir, maintenant, mes amis, tempêtes, ouragans, bouleversements, déchaînements et autres tremblements…

Puis, tendant son verre à Nini-Moulin, elle dit :

— À boire !

— Vive la reine ! cria-t-on tout d’une voix.





III


Le réveille-matin.


La reine Bacchanal, ayant en face d’elle Couche-tout-Nu et Rose-Pompon, Nini-Moulin à sa droite, présidait au repas, dit réveille-matin, généreusement offert par Jacques à ses compagnons de plaisir.

Ces jeunes gens et ces jeunes filles semblaient avoir oublié les fatigues d’un bal commencé à onze heures du soir et terminé à six heures du matin ; tous ces couples, aussi joyeux qu’amoureux et infatigables, riaient, mangeaient, buvaient, avec une ardeur juvénile et pantagruélique ; aussi, pendant la première partie du repas, on causa peu, on n’entendit que le bruit du choc des verres et des assiettes.

La physionomie de la reine Bacchanal était moins joyeuse, mais beaucoup plus animée que de coutume ; ses joues colorées, ses yeux brillants annonçaient une surexcitation fébrile ; elle voulait s’étourdir à tout prix ; son entretien avec sa sœur lui revenait quelquefois à l’esprit ; elle tâchait d’échapper à ces tristes souvenirs.

Jacques regardait Céphyse de temps à autre avec une adoration passionnée ; car, grâce à la singulière conformité de caractère, d’esprit, de goûts, qui existait entre lui et la reine Bacchanal, leur liaison avait des racines beaucoup plus profondes et plus solides que n’en ont d’ordinaire ces attachements éphémères basés sur le plaisir. Céphyse et Jacques ignoraient même toute la puissance d’un amour jusqu’alors environné de joies et de fêtes et que nul événement sinistre n’avait encore contrarié.

La petite Rose-Pompon, veuve depuis quelques jours d’un étudiant qui, afin de pouvoir terminer dignement son carnaval, était retourné dans sa province pour soutirer quelque argent à sa famille sous un de ces fabuleux prétextes dont la tradition se conserve et se cultive soigneusement dans les écoles de droit et de médecine, Rose-Pompon, par un exemple de fidélité rare, et ne voulant pas se compromettre, avait choisi pour chaperon l’inoffensif Nini-Moulin.

Ce dernier, débarrassé de son casque, montrait une tête chauve entourée d’un bordure de cheveux noirs et crépus assez longs derrière la nuque. Par un phénomène bachique très-remarquable, à mesure que l’ivresse le gagnait, une sorte de zone empourprée comme sa face épanouie gagnait peu à peu son front et envahissait la blancheur luisante de son crâne.

Rose-Pompon, connaissant la signification de ce symptôme, le fit remarquer à la société, et s’écria en riant aux éclats :

— Nini-Moulin, prends garde ! la marée du vin monte drôlement !

— Quand il en aura par-dessus la tête… il sera noyé ! ajouta la reine Bacchanal.

— Oh reine ! ne cherchez pas à me distraire… je médite…, répondit Dumoulin, qui commençait à être ivre, et qui tenait à la main, en guise de coupe antique, un bol à punch rempli de vin, car il méprisait les verres ordinaires qu’il appelait dédaigneusement, en raison de leur médiocre capacité, des gorgettes.

— Il médite…, reprit Rose-Pompon, Nini-Moulin médite, attention…

— Il médite… il est donc malade !

— Qu’est-ce qu’il médite ? un pas chicard ?

— Une pose anacréontique et défendue ?

— Oui, je médite, reprit gravement Dumoulin, je médite sur le vin en général et en particulier… le vin, dont le divin Bossuet (Dumoulin avait l’énorme inconvénient de citer Bossuet lorsqu’il était ivre), le vin, dont le divin Bossuet, qui était connaisseur, a dit : Dans le vin est le courage, la force, la joie, l’ivresse spirituelle[2]… (quand on a de l’esprit, bien entendu), ajouta Nini-Moulin en manière de parenthèse.

— Alors j’adore ton Bossuet, dit Rose-Pompon.

— Quant à ma méditation particulière, elle porte sur la question de savoir si le vin des noces de Cana était rouge ou blanc… tantôt j’interroge le vin blanc, tantôt le rouge… tantôt tous les deux à la fois.

— C’est aller au fond de la question, dit Couche-tout-Nu.

— Et surtout au fond des bouteilles, dit la reine Bacchanal.

— Comme vous le dites, ô majesté… et j’ai déjà fait, à force d’expériences et de recherches, une grande découverte, à savoir : que si le vin des noces de Cana était rouge…

— Il n’était pas blanc, dit judicieusement Rose-Pompon.

— Et si j’arrivais à la conviction qu’il n’était ni blanc, ni rouge ? demanda Dumoulin d’un air magistral.

— C’est que vous seriez gris, mon gros, répondit Couche-tout-Nu.

— L’époux de la reine dit vrai… Voilà ce qui arrive lorsqu’on est trop altéré de science ; mais c’est égal, d’études en études sur cette question, à laquelle j’ai voué ma vie, j’atteindrai la fin de ma respectable carrière, en donnant à ma soif une couleur suffisamment historique… théo… lo… gique et ar… chéo… lo… gique.

Il faut renoncer à peindre la réjouissante grimace et le non moins réjouissant accent avec lequel Dumoulin prononça et scanda ces derniers mots, qui provoquèrent une hilarité prolongée.

Archéologipe…, dit Rose-Pompon, qu’est-ce que c’est que ça ? Ça a-t-il une queue ? Ça va-t-il sur l’eau ?

— Laisse donc, reprit la reine Bacchanal, ce sont des mots de savant ou d’escamoteur, c’est comme les tournures en crinoline… ça bouffe… et voilà tout… J’aime mieux boire… Versez, Nini-Moulin… du champagne. Rose-Pompon, à la santé de ton Philémon… à son retour…

— Buvons plutôt au succès de la carotte de longueur qu’il espère tirer à son embêtante et pingre famille pour finir son carnaval, dit Rose-Pompon ; heureusement son plan de carotte n’est pas mauvais…

— Rose-Pompon ! s’écria Nini-Moulin, si vous avez commis ce calembour avec ou sans intention, venez m’embrasser… ma fille.

— Merci !… et mon époux, qu’est-ce qu’il dirait ?

— Rose-Pompon… je veux vous rassurer… saint Paul… entendez-vous, l’apôtre saint Paul…

— Eh bien ! après… bon apôtre ?

— Saint Paul a dit formellement : Que ceux qui sont mariés doivent vivre comme s’ils n’avaient pas de femmes

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… ça regarde Philémon.

— Oui, reprit Nini-Moulin, mais le divin Bossuet, tout gobichonneur, et chafriolant ce jour-là, ajoute, en citant saint Paul : Et, par conséquent, les femmes mariées doivent vivre comme n’ayant pas de maris[3]… Il ne me reste plus qu’à vous tendre d’autant plus les bras, ô Rose-Pompon ! que Philémon n’est pas même votre époux…

— Je ne dis pas ; mais vous êtes trop laid !…

— C’est une raison… alors je bois à la santé du plan de Philémon !… Faisons nos vœux pour qu’il produise une carotte monstre !…

— À la bonne heure, dit Rose-Pompon ; à la santé de cet intéressant légume, si nécessaire à l’existence des étudiants.

— Et autres carottivores ! ajouta Dumoulin.

Ce toast rempli d’à-propos fut accueilli d’unanimes acclamations.

— Avec la permission de Sa Majesté et de sa cour, reprit Dumoulin, je propose un toast à la réussite d’une chose qui m’intéresse et qui a quelque ressemblance analogique avec la carotte de Philémon… J’ai dans l’idée que ce toast me portera bonheur.

— Voyons la chose…

— Eh bien ! à la santé de mon mariage, dit Dumoulin en se levant.

Ces mots provoquèrent une explosion de cris, d’éclats de rire, de trépignements formidables.

Nini-Moulin criait, trépignait, riait plus fort que les autres, ouvrant une bouche énorme, et ajoutant à ce tintamarre assourdissant le bruit aigu de sa crécelle qu’il reprit sous sa chaise où il l’avait déposée.

Lorsque cet ouragan fut un peu calmé, la reine Bacchanal se leva et dit :

— Je bois à la santé de la future madame Nini-Mouline.

— Oh ! reine, vos procédés me touchent si sensiblement, que je vous laisse lire au fond de mon cœur le nom de mon épouse future, s’écria Dumoulin ; elle se nomme madame veuve Honorée-Modeste-Messaline-Angèle de la Sainte-Colombe…

— Bravo… bravo…

— Elle a soixante ans, et plus de mille livres de rente qu’elle n’a de poils à la moustache grise et de rides au visage ; son embonpoint est si imposant, qu’une de ses robes pourrait servir de tente à l’honorable société ; aussi j’espère vous présenter ma future épouse le mardi gras en costume de bergère qui vient de dévorer son troupeau ; on voulait la convertir, moi je me charge de la divertir, elle aimera mieux ça ; il faut donc que vous m’aidiez à la plonger dans les bouleversements les plus bachiques et les plus cancaniques.

— Nous la plongerons dans tout ce que vous voudrez.

— C’est le cancan en cheveux blancs, chantonna Rose-Pompon sur un air connu.

— Ça imposera aux sergents de ville.

— On leur dira : Respectez-la… votre mère aura peut-être un jour son âge.

Tout à coup la reine Bacchanal se leva. Sa physionomie avait une singulière expression de joie amère et sardonique ; d’une main elle tenait son verre plein.

— On dit que le choléra approche avec ses bottes de sept lieues…, s’écria-t-elle. Je bois au choléra !

Et elle but.

Malgré la gaieté générale, ces mots firent une impression sinistre ; une sorte de frisson électrique parcourut l’assemblée ; presque tous les visages devinrent tout à coup sérieux.

— Ah ! Céphyse !… dit Jacques d’un ton de reproche.

— Au choléra !… reprit intrépidement la reine Bacchanal, qu’il épargne ceux qui ont envie de vivre… et qu’il fasse mourir ensemble ceux qui ne veulent pas se quitter…

Jacques et Céphyse échangèrent rapidement un regard, qui échappa à leurs joyeux compagnons, et pendant quelque temps la reine Bacchanal resta muette et pensive.

— Ah ! comme ça… c’est différent, reprit Rose-Pompon d’un air crâne. Au choléra !… afin qu’il n’y ait plus que de bons enfants sur la terre…

Malgré cette variante, l’impression restait toujours sourdement pénible. Dumoulin voulut couper court à ce triste sujet d’entretien, et s’écria :

— Au diable les morts ! vivent les vivants ! Et à propos de vivants et de bons vivants, je demanderai à porter une santé chère à notre joyeuse reine, la santé de notre amphitryon ; malheureusement j’ignore son respectable nom, puisque j’ai seulement l’avantage de le connaître depuis cette nuit ; il m’excusera donc si je me borne à porter la santé de Couche-tout-Nu, nom qui n’effarouche en rien ma pudeur, car Adam ne se couchait jamais autrement. Va donc pour Couche-tout-Nu.

— Merci, mon gros, dit gaiement Jacques ; si j’oubliais votre nom, moi, je vous appellerais Qui-veut-boire ; et je suis bien sûr que vous répondriez : Présent !

— Présent… présentissime, dit Dumoulin en faisant le salut militaire d’une main et tendant son bol de l’autre.

— Du reste, quand on a trinqué ensemble, reprit cordialement Couche-tout-Nu, il faut se connaître à fond… Je me nomme Jacques Rennepont.

— Rennepont ! s’écria Dumoulin en paraissant frappé de ce nom, malgré sa demi-ivresse, vous vous appelez Rennepont ?

— Tout ce qu’il y a de plus Rennepont… Ça vous étonne ?

— C’est qu’il y a une ancienne famille de ce nom… les comtes de Rennepont.

— Ah bah ! vraiment ! dit Couche-tout-Nu en riant.

— Les comtes de Rennepont, qui sont aussi ducs de Cardoville, ajouta Dumoulin.

— Ah çà ! voyons, mon gros, est-ce que je vous fais l’effet de devoir le jour à une pareille famille ?… moi, ouvrier en goguettes et en gogaille.

— Vous !… ouvrier ? Ah çà, mais nous tombons dans les Mille et une Nuits ! s’écria Dumoulin, de plus en plus surpris ; vous nous payez un repas de Balthazar avec accompagnement de voitures à quatre chevaux… et vous êtes ouvrier ?… Dites-moi vite votre métier… j’en suis, et j’abandonne la vigne du Seigneur où je provigne tant bien que mal.

— Ah çà ! n’allez pas croire, dites donc, que je suis ouvrier en billets de banque ou en monnaie trompe-l’œil ! dit Jacques en riant.

— Ah ! camarade… une telle supposition…

— Est pardonnable à voir le train que je mène… Mais je vas vous rassurer… Je dépense un héritage.

— Vous mangez et vous buvez un oncle sans doute ? dit gracieusement Dumoulin.

— Ma foi… je n’en sais rien…

— Comment ? vous ignorez l’espèce de ce que vous mangez ?

— Figurez-vous d’abord que mon père était chiffonnier…

— Ah ! diable !… dit Dumoulin assez décontenancé quoiqu’il fût assez généralement peu scrupuleux sur le choix de ses compagnons de bouteille ; mais, son premier étonnement passé, il reprit avec une aménité charmante : Mais il y a des chiffonniers… du plus haut mérite…

— Pardieu ! vous croyez rire…, dit Jacques, et pourtant vous avez raison ; mon père était un homme d’un fameux mérite, allez ! Il parlait grec et latin comme un vrai savant, et il me disait toujours que pour les mathématiques il n’avait pas son pareil… sans compter qu’il avait beaucoup voyagé…

— Mais alors, reprit Dumoulin que la surprise dégrisait, vous pourriez bien être de la famille des comtes de Rennepont.

— Dans ce cas-là, dit Rose-Pompon en riant, votre père chiffonnait en amateur, et pour l’honneur.

— Non ! non ! misère de Dieu ! c’était bien pour vivre, reprit Jacques ; mais dans sa jeunesse il avait été à son aise… à ce qu’il paraît, ou plutôt à ce qu’il ne paraissait plus ; dans son malheur, il s’était adressé à un parent riche qu’il avait ; mais le parent riche lui avait dit : Merci ! Alors il a voulu utiliser son grec, son latin et ses mathématiques. Impossible. Il paraît qu’alors Paris grouillait de savants. Alors, plutôt que de crever de faim… il a cherché son pain au bout de son crochet, et il l’y a, ma foi, trouvé, car j’en ai mangé pendant deux ans lorsque je suis venu vivre avec lui après la mort d’une tante avec qui j’habitais à la campagne.

— Votre respectable père était alors une manière de philosophe, dit Dumoulin ; mais à moins qu’il n’ait trouvé un héritage au coin d’une borne… je ne vois pas trop venir l’héritage dont vous parlez.

— Attendez donc la fin de la chanson. À l’âge de douze ans je suis entré apprenti dans la fabrique de M. Tripeaud ; deux ans après, mon père est mort d’accident, me laissant le mobilier de notre grenier : une paillasse, une chaise et une table, de plus, dans une mauvaise boîte à eau de Cologne, des papiers, à ce qu’il paraît, écrits en anglais, et une médaille de bronze qui, avec sa chaîne, pouvait bien valoir dix sous… Il ne m’avait jamais parlé de ces papiers. Ne sachant pas à quoi ils étaient bons, je les avais laissés au fond d’une vieille malle au lieu de les brûler ; bien m’en a pris, car, sur ces papiers-là, on m’a prêté de l’argent.

— Quel coup du ciel ! dit Dumoulin. Ah çà ! mais on savait donc que vous les aviez ?

— Oui, un de ces hommes qui sont à la piste des vieilles créances est venu trouver Céphyse, qui m’en a parlé ; après avoir lu les papiers, l’homme m’a dit que l’affaire était douteuse, mais qu’il me prêterait dessus dix mille francs, si je voulais… Dix mille francs !… c’était un trésor… j’ai accepté tout de suite…

— Mais vous auriez dû penser que ces créances devaient avoir une assez grande valeur…

— Ma foi, non… puisque mon père, qui devait en savoir la valeur, n’en avait pas tiré parti… et puis, dix mille francs, en beaux et bons écus… qui vous tombent on ne sait d’où… ça se prend toujours, et tout de suite… et j’ai pris… Seulement, l’agent d’affaires m’a fait signer une lettre de change de… de garantie… oui, c’est ça, de garantie.

— Vous l’avez signée ?

— Qu’est-ce que ça me faisait ?… c’était une pure formalité, m’a dit l’homme d’affaires ; et il disait vrai, puisqu’elle est échue il y a une quinzaine de jours et que je n’en ai pas entendu parler… Il me reste encore un millier de francs chez l’agent d’affaires, que j’ai pris pour caissier… vu qu’il avait la caisse… Et voilà, mon gros, comment je ribote à mort du matin au soir, depuis mes dix mille francs, joyeux comme un pinson d’avoir quitté mon gueux de bourgeois, M. Tripeaud.

En prononçant ce nom, la physionomie de Jacques, jusqu’alors joyeuse, s’assombrit tout à coup.

Céphyse, qui n’était plus sous l’impression pénible qui l’avait un moment absorbée, regarda Jacques avec inquiétude, car elle savait à quel point le nom de M. Tripeaud l’irritait.

— M. Tripeaud, reprit Couche-tout-Nu, en voilà un qui rendrait les bons méchants, et les méchants pires… On dit bon cavalier… bon cheval ; on devrait dire : bon maître, bon ouvrier… misère de Dieu ! Quand je pense à cet homme-là !…

Et Couche-tout-Nu frappa violemment du poing sur la table.

— Voyons, Jacques, pense à autre chose, dit la reine Bacchanal ; Rose-Pompon… fais-le donc rire…

— Je n’en ai plus envie, de rire, répondit Jacques d’un ton brusque et encore animé par l’exaltation du vin, c’est plus fort que moi ; quand je pense à cet homme-là… je m’exaspère ! Fallait l’entendre : « Gredins d’ouvriers… canaille d’ouvriers ! ils crient qu’ils n’ont pas de pain dans le ventre, disait M. Tripeaud, eh bien ! on leur y mettra des baïonnettes[4] ça les calmera… Et les enfants… dans sa fabrique… fallait les voir… pauvres petits… travaillant aussi longtemps que des hommes… s’exténuant et crevant à la douzaine… Mais bah ! après tout, ceux-là morts, il en venait toujours bien d’autres… Ce n’est pas comme des chevaux, qu’on ne peut remplacer qu’en payant.

— Allons, décidément, vous n’aimez pas votre ancien patron, dit Dumoulin, de plus en plus surpris de l’air sombre et soucieux de son amphitryon, et regrettant que la conversation eût pris ce tour sérieux ; aussi dit-il quelques mots à l’oreille de la reine Bacchanal, qui lui répondit par un signe d’intelligence.

— Non… je n’aime pas M. Tripeaud, reprit Couche-tout-Nu, je le hais, savez-vous pourquoi ? c’est de sa faute autant que de la mienne si je suis devenu un bambocheur ; je ne dis pas ça pour me vanter, mais c’est vrai… Étant gamin et apprenti chez lui, j’étais tout cœur, tout ardeur et si enragé pour l’ouvrage, que j’ôtais ma chemise pour travailler ; c’est même à propos de ça qu’on m’a baptisé Couche-tout-Nu… Eh bien ! j’avais beau me tuer, m’éreinter… jamais un mot pour m’encourager ; j’arrivais le premier à l’atelier, j’en sortais le dernier… rien ; on ne s’en apercevait seulement pas… Un jour je suis blessé sur la mécanique… on me porte à l’hôpital… j’en sors… tout faible encore ; c’est égal, je reprends mon travail… je ne me rebutais pas ;… les autres, qui savaient de quoi il retournait, et qui connaissaient le patron, avaient beau me dire : « Est-il serin de s’échiner ainsi, ce petit-là !… qu’est-ce qu’il en retirera ?… Mais fais donc ton ouvrage tout juste, imbécile, il n’en sera ni plus ou moins. » C’est égal, j’allais toujours ; enfin un jour, un vieux brave homme, qu’on appelait le père Arsène (il travaillait depuis longtemps dans la maison, et c’était un modèle de bonne conduite) ; un jour donc le père Arsène est mis à la porte, parce que ses forces diminuaient trop. C’était pour lui le coup de la mort ; il avait une femme infirme, et à son âge, faible comme il était, il ne pouvait se placer ailleurs… Quand le chef d’atelier lui apprend son renvoi, le pauvre bonhomme ne pouvait pas le croire ; il se met à pleurer de désespoir. En ce moment, M. Tripeaud passe… le père Arsène le supplie à mains jointes de le garder à moitié prix. « Ah çà ! lui dit M. Tripeaud en levant les épaules, est-ce que tu crois que je vais faire de ma fabrique une maison d’invalides ? Tu ne peux plus travailler, va-t’en. — Mais j’ai travaillé pendant quarante ans de ma vie, qu’est-ce que vous voulez que je devienne ? mon Dieu ! disait le pauvre père Arsène. — Est-ce que ça me regarde, moi ? » lui répond M. Tripeaud. Et, s’adressant à son commis : « Faites le décompte de sa semaine et qu’il file. » Le père Arsène a filé ; oui… il a filé… mais, le soir, lui et sa vieille femme se sont asphyxiés. Or, voyez-vous, j’étais gamin ; mais l’histoire du père Arsène m’a appris une chose, c’est qu’on avait beau se crever de travail, ça ne profitait jamais qu’aux bourgeois, qu’ils ne vous en savaient seulement pas gré, et qu’on n’avait en perspective pour ses vieux jours que le coin d’une borne pour y crever. Alors tout mon bon feu s’est éteint, je me suis dit : Qu’est-ce qu’il m’en reviendra de faire plus que je ne dois ? Est-ce que quand mon travail rapporte des monceaux d’or à M. Tripeaud, j’en ai seulement un atome ? Aussi, comme je n’avais aucun avantage d’amour-propre ou d’intérêt à travailler, j’ai pris le travail en dégoût, j’ai fait tout juste ce qu’il fallait pour gagner ma paye ; je suis devenu flâneur, paresseux, bambocheur, et je me disais : Quand ça m’ennuiera par trop de travailler, je ferai comme le père Arsène et sa femme…

Pendant que Jacques se laissait emporter malgré lui à ces pensées amères, les autres convives, avertis par la pantomime expressive de Dumoulin et de la reine Bacchanal, s’étaient tacitement concertés ; aussi, à un signe de la reine Bacchanal qui sauta sur la table, renversant du pied les bouteilles et les verres, tous se levèrent en criant avec accompagnement de la crécelle de Nini-Moulin :

— La tulipe orageuse !… on demande le quadrille de la tulipe orageuse !

À ces cris joyeux, qui éclatèrent comme une bombe, Jacques tressaillit ; puis, après avoir regardé ses convives avec étonnement, il passa la main sur son front comme pour chasser les idées pénibles qui le dominaient, et cria :

— Vous avez raison. En avant deux et vive la joie !

En ce moment, la table, enlevée par des bras vigoureux, fut reléguée à l’extrémité de la grande salle du banquet, les spectateurs s’entassèrent sur des chaises, sur des banquettes, sur le rebord des fenêtres, et, chantant en chœur l’air si connu des Étudiants, remplacèrent l’orchestre, afin d’accompagner la contredanse formée par Couche-tout-Nu, la reine Bacchanal, Nini-Moulin et Rose-Pompon.

Dumoulin, confiant sa crécelle à un des convives, reprit son exorbitant casque romain à plumeau ; il avait mis bas son carrick au commencement du festin ; il apparaissait donc dans toute la splendeur de son déguisement. Sa cuirasse à écailles se terminait congrûment par une jaquette de plumes semblable à celles que portent les sauvages de l’escorte du bœuf gras. Nini-Moulin avait le ventre gros et les jambes grêles, aussi ses tibias flottaient à l’aventure dans l’évasement de ses larges bottes à revers.

La petite Rose-Pompon, son bonnet de police de travers, les deux mains dans les poches de son pantalon, le buste un peu penché en avant et ondulant de droite à gauche sur ses hanches, fit en avant deux avec Nini-Moulin ; celui-ci, ramassé sur lui-même, s’avançait par soubresauts, la jambe gauche repliée, la jambe droite lancée en avant, la pointe du pied en l’air et le talon glissant sur le plancher ; de plus il frappait sa nuque de sa main gauche, tandis que, par un mouvement simultané, il étendait vivement son bras droit comme s’il eût voulu jeter de la poudre aux yeux de ses vis-à-vis.

Ce départ eut le plus grand succès, on l’applaudissait bruyamment, quoiqu’il ne fût que l’innocent prélude du pas de la tulipe orageuse, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit ; un des garçons, ayant un instant cherché Couche-tout-Nu des yeux, courut à lui et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Moi ! s’écria Jacques en riant aux éclats, quelle farce !

Le garçon ayant ajouté quelques mots, la figure de Couche-tout-Nu exprima tout à coup une assez vive inquiétude, et il répondit au garçon :

— À la bonne heure !… j’y vais.

Et il fit quelques pas vers la porte.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Jacques ? demanda la reine Bacchanal avec surprise.

— Je reviens tout de suite… quelqu’un va me remplacer ; dansez toujours, dit Couche-tout-Nu.

Et il sortit précipitamment.

— C’est quelque chose qui n’aura pas été porté sur la carte, dit Dumoulin, il va revenir.

— C’est cela…, dit Céphyse, maintenant le cavalier seul, dit-elle au remplaçant de Jacques.

Et la contredanse continua.

Nini-Moulin venait de prendre Rose-Pompon de la main droite et la reine Bacchanal de la main gauche, afin de balancer entre elles deux, figure dans laquelle il était étourdissant de bouffonnerie, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, et le garçon que Jacques avait suivi s’approcha vivement de Céphyse d’un air consterné, et lui parla à l’oreille, ainsi qu’il avait parlé à Couche-tout-Nu.

La reine Bacchanal devint pâle, poussa un cri perçant, se précipita vers la porte et sortit en courant sans prononcer une parole, laissant ses convives stupéfaits.




IV


Les adieux.


La reine Bacchanal, suivant le garçon du traiteur, arriva au bas de l’escalier.

Un fiacre était à la porte.

Dans ce fiacre elle vit Couche-tout-Nu avec un des hommes qui, deux heures auparavant, stationnaient sur la place du Châtelet.

À l’arrivée de Céphyse, l’homme descendit et dit à Jacques en tirant sa montre :

— Je vous donne un quart d’heure… c’est tout ce que je peux faire pour vous, mon brave garçon ;… après cela… en route… N’essayez pas de nous échapper, nous veillerons aux portières tant que le fiacre restera là.

D’un bond, Céphyse fut dans la voiture.

Trop émue pour avoir parlé jusque-là, elle s’écria, en s’asseyant à côté de Jacques, et en remarquant sa pâleur :

— Qu’y a-t-il ? Que te veut-on ?

— On m’arrête pour dettes…, dit Jacques d’une voix sombre.

— Toi ? s’écria Céphyse en poussant un cri déchirant.

— Oui, pour cette lettre de change de garantie que l’agent d’affaires m’a fait signer… et il disait que c’était seulement une formalité… Brigand !

— Mais, mon Dieu, tu as de l’argent chez lui… qu’il prenne toujours cela en à-compte.

— Il ne me reste pas un sou ; il m’a fait dire par les recors qu’il ne me donnerait pas les derniers mille francs, puisque je n’avais pas payé la lettre de change…

— Alors, courons chez lui le prier, le supplier de te laisser en liberté ; c’est lui qui est venu te proposer de te prêter cet argent ; je le sais bien, puisque c’est à moi qu’il s’est d’abord adressé. Il aura pitié.

— De la pitié… un agent d’affaires… allons donc…

— Ainsi rien… plus rien !… s’écria Céphyse en joignant les mains avec angoisse.

Puis elle reprit :

— Mais il doit y avoir quelque chose à faire… Il t’avait promis…

— Ses promesses, tu vois comme il les tient, reprit Jacques avec amertume ; j’ai signé sans savoir seulement ce que je signais ; l’échéance est passée, il est en règle… Il ne me servirait de rien de résister ; on vient de m’expliquer tout cela…

— Mais on ne peut te retenir longtemps en prison ! C’est impossible…

— Cinq ans… si je ne paye pas… Et comme je ne pourrai jamais payer, mon affaire est sûre.

— Ah ! quel malheur ! quel malheur ! et ne pouvoir rien ! dit Céphyse en cachant sa tête entre ses mains.

— Écoute, Céphyse, reprit Jacques d’une voix douloureusement émue, depuis que je suis là, je ne pense qu’à une chose… à ce que tu vas devenir.

— Ne t’inquiète pas de moi…

— Que je ne m’inquiète pas de toi ! mais tu es folle… Comment feras-tu ? Le mobilier de nos deux chambres ne vaut pas deux cents francs. Nous dépensions si follement que nous n’avons pas seulement payé notre loyer. Nous devons trois termes… il ne faut donc pas compter sur la vente de nos meubles… je te laisse sans un sou… Au moins moi, en prison, on me nourrit… mais toi… comment vivras-tu ?

— À quoi bon te chagriner d’avance ?

— Je te demande comment tu vivras demain, s’écria Jacques.

— Je vendrai mon costume, quelques effets, je t’enverrai la moitié de l’argent, je garderai le reste ; ça me fera quelques jours.

— Et après ? après ?

— Après ?… Dame… alors… je ne sais pas, moi, mon Dieu, que veux-tu que je te dise ?… après, je verrai…

— Écoute, Céphyse, reprit Jacques avec une amertume navrante, c’est maintenant… que je vois comme je t’aime… j’ai le cœur serré comme dans un étau en pensant que je vais te quitter… ça me donne des frissons de ne pas savoir ce que tu deviendras…

Puis, passant la main sur son front, Jacques ajouta :

— Vois-tu… ce qui nous a perdus, c’est de nous dire toujours : Demain n’arrivera pas ; et tu le vois, demain arrive. Une fois que je ne serai plus près de toi, une fois que tu auras dépensé le dernier sou de ces hardes que tu vas vendre… incapable de travailler comme tu l’es maintenant… que feras-tu ?… veux-tu que je te le dise, moi… ce que tu feras ? tu m’oublieras et…

Puis, comme s’il eût reculé devant sa pensée, Jacques s’écria avec rage et désespoir :

— Misère de Dieu ! si cela devait arriver, je me briserais la tête sur un pavé !

Céphyse devina la réticence de Jacques ; elle lui dit vivement en se jetant à son cou :

— Moi ? un autre amant… jamais ! car je suis comme toi, maintenant je vois combien je t’aime.

— Mais pour vivre ?… ma pauvre Céphyse ! pour vivre ?

— Eh bien !… j’aurai du courage, j’irai habiter avec ma sœur comme autrefois… je travaillerai avec elle ; ça me donnera toujours du pain… Je ne sortirai que pour aller te voir… D’ici à quelques jours, l’homme d’affaires, en réfléchissant, pensera que tu ne peux pas lui payer dix mille francs, et il te fera remettre en liberté ; j’aurai repris l’habitude du travail… tu verras… tu verras ! tu reprendras aussi cette habitude ; nous vivrons pauvres, mais tranquilles ;… après tout, nous nous serons au moins bien amusés pendant six mois… tandis que tant d’autres n’ont de leur vie connu le plaisir ; crois-moi, mon bon Jacques, ce que je te dis est vrai… Cette leçon me profitera. Si tu m’aimes, n’aie pas la moindre inquiétude ; je te dis que j’aimerais cent fois mieux mourir que d’avoir un autre amant.

— Embrasse-moi…, dit Jacques, les yeux humides, je te crois… je te crois… tu me redonnes du courage… et pour maintenant et pour plus tard ;… tu as raison, il faut tâcher de nous remettre au travail, ou sinon… le boisseau de charbon du père Arsène… car vois-tu, ajouta Jacques d’une voix basse et en frémissant, depuis six mois… j’étais comme ivre ; maintenant je me dégrise… et je vois où nous allions… Une fois à bout de ressources, je serais peut-être devenu un voleur, et toi… une…

— Oh ! Jacques, tu me fais peur, ne dis pas cela ! s’écria Céphyse en interrompant Couche-tout-Nu, je te le jure, je retournerai chez ma sœur, je travaillerai… j’aurai du courage…

La reine Bacchanal en ce moment était très-sincère ; elle voulait résolument tenir sa parole ; son cœur n’était pas encore complètement perverti ; la misère, le besoin, avaient été pour elle comme pour tant d’autres la cause et même l’excuse de son égarement ; jusqu’alors elle avait du moins toujours suivi l’attrait de son cœur, sans aucune arrière-pensée basse et vénale ; la cruelle position où elle voyait Jacques exaltait encore son amour ; elle se croyait assez sûre d’elle-même pour lui jurer d’aller reprendre auprès de la Mayeux cette vie de labeur aride et incessant, cette vie de douloureuses privations qu’il lui avait été déjà impossible de supporter et qui devait lui être bien plus pénible encore depuis qu’elle s’était habituée à une vie oisive et dissipée.

Néanmoins les assurances qu’elle venait de donner à Jacques calmèrent un peu le chagrin et les inquiétudes de cet homme ; il avait assez d’intelligence et de cœur pour s’apercevoir que la pente fatale où il s’était jusqu’alors laissé aveuglément entraîner les conduisait, lui et Céphyse, droit à l’infamie.

Un des recors ayant frappé à la portière dit à Jacques :

— Mon garçon, il ne vous reste que cinq minutes, dépêchez-vous.

— Allons, ma fille… du courage, dit Jacques.

— Sois tranquille… j’en aurai… tu peux y compter…

— Tu ne vas pas remonter là-haut ?

— Non, oh non !… dit Céphyse. Cette fête, je l’ai en horreur maintenant.

— Tout est payé d’avance… je vais faire dire à un garçon de prévenir qu’on ne nous attende pas, reprit Jacques. Ils vont être bien étonnés, mais c’est égal…

— Si tu pouvais seulement m’accompagner… jusqu’à chez nous, dit Céphyse, cet homme le permettrait peut-être, car enfin tu ne peux pas aller à Sainte-Pélagie habillé comme ça.

— C’est vrai, il ne refusera pas de m’accompagner ; mais comme il sera avec nous dans la voiture, nous ne pourrons plus rien nous dire devant lui… Aussi… laisse-moi pour la première fois de ma vie te parler raison… Souviens-toi bien de ce que je te dis, ma bonne Céphyse… ça peut d’ailleurs s’adresser à moi comme à toi, reprit Jacques d’un ton grave et pénétré, reprends aujourd’hui l’habitude du travail… Il a beau être pénible, ingrat, c’est égal… n’hésite pas, car tu oublierais bientôt l’effet de cette leçon ; comme tu dis, plus tard il ne serait plus temps, et alors tu finirais comme tant d’autres pauvres malheureuses… tu m’entends…

— Je t’entends…, dit Céphyse en rougissant ; mais j’aimerais mieux cent fois la mort qu’une telle vie…

— Et tu aurais raison ;… car dans ce cas-là, vois-tu, ajouta Jacques d’une voix sourde et concentrée, je t’y aiderais… à mourir.

— J’y compte bien, Jacques…, répondit Céphyse en embrassant son amant avec exaltation.

Puis elle ajouta tristement :

— Vois-tu, c’était comme un pressentiment lorsque tout à l’heure je me suis sentie toute chagrine, sans savoir pourquoi, au milieu de notre gaieté… et que je buvais au choléra… pour qu’il nous fasse mourir ensemble…

— Eh bien !… qui sait s’il ne viendra pas, le choléra ? reprit Jacques d’un air sombre, ça nous épargnerait le charbon, nous n’aurons seulement pas peut-être de quoi en acheter…

— Je ne peux te dire qu’une chose, Jacques, c’est que pour vivre et pour mourir ensemble tu me trouveras toujours.

— Allons, essuie tes yeux, reprit-il avec une profonde émotion. Ne faisons pas d’enfantillages devant ces hommes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après, le fiacre se dirigea vers le logis de Jacques où il devait changer de vêtements avant de se rendre à la prison pour dettes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Répétons-le, à propos de la sœur de la Mayeux (il est des choses qu’on ne saurait trop redire) : l’une des plus funestes conséquences de l’inorganisation du travail est l’insuffisance des salaires.

L’insuffisance du salaire force inévitablement le plus grand nombre des jeunes filles ainsi mal rétribuées à chercher le moyen de vivre en formant des liaisons qui les dépravent.

Tantôt elles reçoivent une modique somme de leur amant, qui, jointe au produit de leur labeur, aide à leur existence.

Tantôt, comme la sœur de la Mayeux, elles abandonnent complètement le travail et font vie commune avec l’homme qu’elles choisissent, lorsque celui-ci peut suffire à cette dépense ; alors, et durant ce temps de plaisir et de fainéantise, la lèpre incurable de l’oisiveté envahit à tout jamais ces malheureuses.

Ceci est la première phase de la dégradation que la coupable insouciance de la société impose à un nombre immense d’ouvrières, nées pourtant avec des instincts de pudeur, de droiture et d’honnêteté.

Au bout d’un certain temps, leur amant les délaisse, quelquefois lorsqu’elles sont mères.

D’autres fois, une folle prodigalité conduit l’imprévoyant en prison ; alors la jeune fille se trouve seule, abandonnée, sans moyens d’existence.

Celles qui ont conservé du cœur et de l’énergie se remettent au travail… le nombre en est bien rare.

Les autres… poussées par la misère, par l’habitude d’une vie facile et oisive, tombent alors jusqu’aux derniers degrés de l’abjection.

Et il faut encore plus les plaindre que les blâmer de cette abjection, car la cause première et virtuelle de leur chute était l’insuffisante rémunération de leur travail, ou le chômage[5].

Une autre déplorable conséquence de l’inorganisation du travail est, pour les hommes, en outre de l’insuffisance du salaire, le profond dégoût qu’ils apportent presque toujours dans la tâche qui leur est imposée.

Cela se conçoit.

Sait-on leur rendre le travail attrayant, soit par la variété des occupations, soit par des récompenses honorifiques, soit par des soins, soit par une rémunération proportionnée aux bénéfices que leur main-d’œuvre procure, soit enfin par l’espérance d’une retraite assurée après de longues années de labeur ?

Non, le pays ne s’inquiète ni se soucie de leurs besoins ou de leurs droits.

Et pourtant il y a, pour ne citer qu’une industrie, des mécaniciens et des ouvriers dans les usines, qui, exposés à l’explosion de la vapeur et au contact de formidables engrenages, courent chaque jour de plus grands dangers que les soldats n’en courent à la guerre, déploient un savoir pratique rare, rendent à l’industrie, et conséquemment au pays, d’incontestables services pendant une longue et honorable carrière, à moins qu’ils ne périssent par l’explosion d’une chaudière ou qu’ils n’aient quelque membre broyé entre les dents de fer d’une machine.

Dans ce cas, le travailleur reçoit-il une récompense au moins égale à celle que reçoit le soldat pour prix de son courage, louable, sans doute, mais stérile : une place dans une maison d’invalides ?

Non…

Qu’importe au pays ? et si le maître du travailleur est ingrat, le mutilé, incapable de service, meurt de faim dans quelque coin.

Enfin, dans ces fêtes pompeuses de l’industrie, convoque-t-on jamais quelques-uns de ces habiles travailleurs qui seuls ont tissé ces admirables étoffes, forgé et damasquiné ces armes éclatantes, ciselé ces coupes d’or et d’argent, sculpté ces meubles d’ébène et d’ivoire, monté ces éblouissantes pierreries avec un art exquis ?

Non…

Retirés au fond de leur mansarde, au milieu d’une famille misérable et affamée, ils vivent à peine d’un mince salaire, ceux-là qui, cependant, on l’avouera, ont au moins concouru pour moitié à doter le pays des merveilles qui font sa richesse, sa gloire et son orgueil.

Un ministre du commerce qui aurait la moindre intelligence de ses hautes fonctions et de ses devoirs, ne demanderait-il pas que chaque fabrique exposante choisît par une élection à plusieurs degrés un certain nombre de candidats des plus méritants, parmi lesquels le fabricant désignerait celui qui lui semblerait le plus digne de représenter la classe ouvrière dans ces grandes solennités industrielles  ?

Ne serait-il pas d’un noble et encourageant exemple de voir alors le maître proposer aux récompenses ou aux distinctions publiques l’ouvrier député par ses pairs comme l’un des plus honnêtes, des plus laborieux, des plus intelligents de sa profession ?

Alors une désespérante injustice disparaîtrait, alors les vertus du travailleur seraient stimulées par un but généreux, élevé ; alors il aurait intérêt à bien faire.

Sans doute le fabricant, en raison de l’intelligence qu’il déploie, des capitaux qu’il aventure, des établissements qu’il fonde et du bien qu’il fait quelquefois, a un droit légitime aux distinctions dont on le comble ; mais pourquoi le travailleur est-il impitoyablement exclu de ces récompenses dont l’action est si puissante sur les masses ?

Les généraux et les officiers sont-ils donc les seuls que l’on récompense dans une armée ?

Après avoir justement rémunéré les chefs de cette puissante et féconde armée de l’industrie, pourquoi ne jamais songer aux soldats ?

Pourquoi n’y a-t-il jamais pour eux de signe de rémunération éclatante ? quelque consolante et bienveillante parole d’une lèvre auguste ? pourquoi ne voit-on pas enfin, en France, un seul ouvrier décoré pour prix de sa main-d’œuvre, de son courage industriel et de sa longue et laborieuse carrière ? Cette croix et la modeste pension qui l’accompagne seraient pourtant pour lui une double récompense justement méritée ; mais non, pour l’humble travailleur, pour le travail nourricier, il n’y a qu’oubli, injustice, indifférence et dédain !

Aussi de cet abandon public, souvent aggravé par l’égoïsme et par la dureté des maîtres ingrats, naît pour les travailleurs une condition déplorable :

Les uns, malgré un labeur incessant, vivent dans les privations, et meurent avant l’âge, presque toujours en maudissant une société qui les délaisse ;

D’autres cherchent l’éphémère oubli de leurs maux dans une ivresse meurtrière ;

Un grand nombre enfin, n’ayant aucun intérêt, aucun avantage, aucune incitation morale ou matérielle, à faire plus ou à faire mieux, se bornent à faire rigoureusement ce qu’il faut pour gagner leur salaire. Rien ne les attache à leur travail, parce que rien à leurs yeux ne rehausse, n’honore, ne glorifie le travail… Rien ne les défend contre les séductions de l’oisiveté, et s’ils trouvent par hasard les moyens de vivre quelque temps dans la paresse, peu à peu ils cèdent à ces habitudes de fainéantise, de débauche ; et quelquefois les plus mauvaises passions flétrissent à jamais des natures originairement saines, honnêtes, remplies de bon vouloir, faute d’une tutelle protectrice et équitable, qui ait soutenu, encouragé, récompensé leurs premières tendances, honnêtes et laborieuses.

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Nous suivrons maintenant la Mayeux, qui, après s’être présentée pour chercher de l’ouvrage chez la personne qui l’employait ordinairement, s’était rendue rue de Babylone, au pavillon occupé par Adrienne de Cardoville.



  1. Nous rappelons au lecteur que Couche-tout-Nu se nommait Jacques Rennepont, et faisait partie de la descendance de la sœur du Juif Errant.
  2. Bossuet, Méditations sur l’Évangile, VIe jour, tome IV.
  3. Traité sur la concupiscence, t. IV.
  4. Ce mot atroce a été dit lors des malheureux événements de Lyon.
  5. Nous lisons dans un excellent mémoire, rempli de vues pratiques, et dicté par un esprit charitable et élevé (Ligue nationale contre la misère des travailleurs, ou Mémoire explicatif d’une pétition à présenter à la chambre des députés, par J. Terson. Paulin, éditeur), nous lisons ces lignes malheureusement trop vraies : « Nous ne parlons pas des ouvrières placées dans la même alternative. Ce que nous aurions à dire serait trop pénible à entendre… Nous ferons seulement remarquer que c’est aux époques des plus longs chômages que les missionnaires de la prostitution recrutent leurs prosélytes parmi les plus belles filles du peuple. »