Aller au contenu

Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie X/15

La bibliothèque libre.
Méline, Cans et compagnie (5-6p. 104-122).
Dixième partie : Le protecteur



XV


Les doutes.


En entendant l’accusation portée par la Mayeux contre Rodin, mademoiselle de Cardoville regarda la jeune fille avec un nouvel étonnement.

Avant de poursuivre cette scène, disons que la Mayeux avait quitté ses pauvres vieux vêtements, et était habillée de noir avec autant de simplicité que de goût. Cette triste couleur semblait dire son renoncement à toute vanité humaine, le deuil éternel de son cœur et les austères devoirs que lui imposait son dévouement à toutes les infortunes. Avec cette robe noire, la Mayeux portait un large col rabattu, blanc et net comme son petit bonnet de gaze à rubans gris, qui, laissant voir ses deux bandeaux de beaux cheveux bruns, encadrait son mélancolique visage aux doux yeux bleus ; ses mains longues et fluettes, préservées du froid par des gants, n’étaient plus, comme naguère, violettes et marbrées, mais d’une blancheur presque diaphane.

Les traits altérés de la Mayeux exprimaient une vive inquiétude. Mademoiselle de Cardoville, au comble de la surprise, s’écria :

— Que dites-vous ?…

— M. Rodin vous trahit, mademoiselle.

— Lui !… C’est impossible…

— Ah ! mademoiselle… mes pressentiments ne m’avaient pas trompée.

— Vos pressentiments ?

— La première fois que je me suis trouvée en présence de M. Rodin, malgré moi j’ai été saisie de frayeur ; mon cœur s’est douloureusement serré… et j’ai craint… pour vous… mademoiselle.

— Pour moi ? dit Adrienne, et pourquoi n’avez-vous pas craint pour vous, ma pauvre amie ?

— Je ne sais, mademoiselle, mais tel a été mon premier mouvement, et cette frayeur était si invincible, que, malgré la bienveillance que M. Rodin me témoignait pour ma sœur, il m’épouvantait toujours.

— Cela est étrange. Mieux que personne je comprends l’influence presque irrésistible des sympathies ou des aversions ; mais, dans cette circonstance… Enfin…, reprit Adrienne après un moment de réflexion, il n’importe ; comment aujourd’hui vos soupçons se sont-ils changés en certitude ?

— Hier, j’étais allée porter à ma sœur Céphise le secours que M. Rodin m’avait donné pour elle au nom d’une personne charitable… Je ne trouvai pas Céphise chez l’amie qui l’avait recueillie… Je priai la portière de la maison de prévenir ma sœur que je reviendrais ce matin… C’est ce que j’ai fait. Mais pardonnez-moi, mademoiselle, quelques détails sont nécessaires.

— Parlez, parlez, mon amie.

— La jeune fille qui a recueilli ma sœur chez elle, dit la pauvre Mayeux, très-embarrassée, en baissant les yeux et en rougissant, ne mène pas une conduite… très-régulière. Une personne avec qui elle a fait plusieurs parties de plaisir, nommée M. Dumoulin, lui avait appris le véritable nom de M. Rodin, qui, occupant dans cette maison un pied-à-terre, s’y faisait appeler M. Charlemagne.

— C’est ce qu’il nous a dit chez M. Baleinier ; puis, avant-hier, revenant sur cette circonstance, il m’a expliqué la nécessité où il se trouvait pour certaines raisons d’avoir ce modeste logement dans ce quartier écarté… et je n’ai pu que l’approuver.

— Eh bien ! hier, M. Rodin a reçu chez lui M. l’abbé d’Aigrigny !

— L’abbé d’Aigrigny ! s’écria mademoiselle de Cardoville.

— Oui, mademoiselle ; il est resté deux heures enfermé avec M. Rodin.

— Mon enfant, on vous aura trompée.

— Voici ce que j’ai su, mademoiselle : l’abbé d’Aigrigny était venu le matin pour voir M. Rodin ; ne le trouvant pas, il avait laissé chez la portière son nom écrit sur du papier, avec ces mots : « Je reviendrai dans deux heures. » La jeune fille dont je vous ai parlé, mademoiselle, a vu ce papier. Comme tout ce qui regarde M. Rodin semble assez mystérieux, elle a eu la curiosité d’attendre M. l’abbé d’Aigrigny chez la portière pour le voir entrer, et, en effet, deux heures après, il est revenu et a trouvé M. Rodin chez lui.

— Non… non…, dit Adrienne en tressaillant, c’est impossible, il y a erreur…

— Je ne le pense pas, mademoiselle, car, sachant combien cette révélation était grave, j’ai prié la jeune fille de me faire à peu près le portrait de l’abbé d’Aigrigny.

— Eh bien ?

— L’abbé d’Aigrigny a, m’a-t-elle dit, quarante ans environ ; il est d’une taille haute et élancée, vêtu simplement, mais avec soin ; ses yeux sont gris, très-grands et très-perçants, ses sourcils épais, ses cheveux châtains, sa figure complètement rasée et sa tournure très-décidée.

— C’est vrai…, dit Adrienne ne pouvant croire ce qu’elle entendait, ce signalement est exact.

— Tenant à avoir le plus de détails possible, reprit la Mayeux, j’ai demandé à la portière si M. Rodin et l’abbé d’Aigrigny semblaient courroucés l’un contre l’autre lorsqu’elle les a vus sortir de la maison ; elle m’a dit que non ; que l’abbé avait seulement dit à M. Rodin, en le quittant à la porte de la maison : « Demain… je vous écrirai… c’est convenu… »

— Est-ce donc un rêve ? mon Dieu ! dit Adrienne en passant ses deux mains sur son front avec une sorte de stupeur. Je ne puis douter de vos paroles, ma pauvre amie, et pourtant c’est M. Rodin qui vous a envoyée lui-même dans cette maison, pour y porter des secours à votre sœur ; il se serait donc ainsi exposé à voir pénétrer par vous ses rendez-vous secrets avec l’abbé d’Aigrigny ! Pour un traître… ce serait bien maladroit.

— Il est vrai, j’ai fait aussi cette réflexion. Et cependant la rencontre de ces deux hommes m’a paru si menaçante pour vous, mademoiselle, que je suis revenue dans une grande épouvante.

Les caractères d’une extrême loyauté se résignent difficilement à croire aux trahisons ; plus elles sont infâmes, plus ils en doutent ; le caractère d’Adrienne était de ce nombre, et, de plus, une des qualités de son esprit était la rectitude : aussi, bien que très-impressionnée par le récit de la Mayeux, elle reprit :

— Voyons, mon amie, ne nous effrayons pas à tort, ne nous hâtons pas trop de croire au mal… Cherchons toutes deux à nous éclairer par le raisonnement : rappelons les faits. M. Rodin m’a ouvert les portes de la maison de M. Baleinier ; il a devant moi porté plainte contre l’abbé d’Aigrigny ; il a, par ses menaces, obligé la supérieure du couvent à lui rendre les filles du maréchal Simon ; il est parvenu à découvrir la retraite du prince Djalma ; il a exécuté mes intentions au sujet de mon jeune parent ; hier encore il m’a donné les plus utiles conseils… Tout ceci est bien réel, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mademoiselle.

— Maintenant, que M. Rodin, en mettant les choses au pis, ait une arrière-pensée, qu’il espère être généreusement rémunéré par nous, soit ; mais jusqu’à présent, son désintéressement a été complet…

— C’est encore vrai, mademoiselle, dit la pauvre Mayeux, obligée, comme Adrienne, de se rendre à l’évidence des faits accomplis.

— À cette heure, examinons la possibilité d’une trahison. Se réunir à l’abbé d’Aigrigny pour me trahir ? Mais me trahir : où ? comment ? sur quoi ? Qu’ai-je à craindre ? N’est-ce pas, au contraire, l’abbé d’Aigrigny et madame de Saint-Dizier qui vont avoir à rendre un compte fâcheux à la justice du mal qu’ils m’ont fait ?

— Mais alors, mademoiselle, comment expliquer la rencontre de deux hommes qui ont tant de motifs d’aversion et d’éloignement ?… D’ailleurs, cela ne cache-t-il pas quelque projet sinistre ? Et puis, mademoiselle, je ne suis pas la seule à penser ainsi…

— Comment cela ?

— Ce matin, en entrant, j’étais si émue, que mademoiselle Florine m’a demandé la cause de mon trouble ; je sais, mademoiselle, combien elle vous est attachée.

— Il est impossible de m’être plus dévouée ; récemment encore, vous m’avez vous-même appris le service signalé qu’elle m’a rendu pendant ma séquestration chez M. Baleinier.

— Eh bien ! mademoiselle, ce matin, à mon retour, croyant nécessaire de vous faire avertir le plus tôt possible, j’ai tout dit à mademoiselle Florine. Comme moi, plus que moi peut-être, elle a été effrayée du rapprochement de Rodin et de M. d’Aigrigny. Après un moment de réflexion, elle m’a dit : « Il est, je crois, inutile d’éveiller mademoiselle ; qu’elle soit instruite de cette trahison deux ou trois heures plus tôt ou plus tard, peu importe ; pendant ces trois heures, je pourrai peut-être découvrir quelque chose. J’ai une idée que je crois bonne : excusez-moi auprès de mademoiselle, je reviens bientôt… » Puis Mademoiselle Florine a fait demander une voiture, et elle est sortie.

— Florine est une excellente fille, dit mademoiselle de Cardoville en souriant, car la réflexion la rassurait complètement ; mais, dans cette circonstance, je crois que son zèle et son bon cœur l’ont égarée, comme vous, ma pauvre amie ; savez-vous que nous sommes deux étourdies, vous et moi, de ne pas avoir jusqu’ici songé à une chose qui nous aurait à l’instant rassurées ?

— Comment donc, mademoiselle ?

— L’abbé d’Aigrigny redoute maintenant beaucoup M. Rodin ; il sera venu le chercher jusque dans ce réduit pour lui demander merci. Ne trouvez-vous pas, comme moi, cette explication non-seulement satisfaisante, mais la seule raisonnable ?

— Peut-être, mademoiselle, dit la Mayeux après un moment de réflexion. Oui, cela est probable…

Puis, après un nouveau silence, et comme si elle eût cédé à une conviction supérieure à tous les raisonnements possibles, elle s’écria :

— Et pourtant, non, non, croyez-moi, mademoiselle, on vous trompe, je le sens ;… toutes les apparences sont contre ce que j’affirme ;… mais, croyez-moi, ces pressentiments sont trop vifs pour n’être pas vrais… Et puis, enfin, est-ce que vous ne devinez pas trop bien les plus secrets instincts de mon cœur, pour que, moi, je ne devine pas à mon tour les dangers qui vous menacent ?…

— Que dites-vous ? qu’ai-je donc deviné ? reprit mademoiselle de Cardoville, involontairement émue et frappée de l’accent convaincu et alarmé de la Mayeux, qui reprit :

— Ce que vous avez deviné ? Hélas ! toutes les ombrageuses susceptibilités d’une malheureuse créature à qui le sort a fait une vie à part ; et il faut bien que vous sachiez que si je me suis tue jusqu’ici, ce n’est pas par ignorance de ce que je vous dois ; car enfin qui vous a dit, mademoiselle, que le seul moyen de me faire accepter vos bienfaits sans rougir serait d’y attacher des fonctions qui me rendraient utile et secourable aux infortunes que j’ai si longtemps partagées ? Qui vous a dit, lorsque vous avez voulu me faire désormais asseoir à votre table, comme votre amie, moi, pauvre ouvrière, en qui vous vouliez glorifier le travail, la résignation et la probité, qui vous a dit, lorsque je vous répondais par des larmes de reconnaissance et de regrets, que ce n’était pas une fausse modestie, mais la conscience de ma difformité ridicule, qui me faisait vous refuser ? Qui vous a dit que sans cela j’aurais accepté avec fierté au nom de mes sœurs du peuple ? Car vous m’avez répondu ces touchantes paroles : « Je comprends votre refus, mon amie ; ce n’est pas une fausse modestie qui le dicte, mais un sentiment de dignité que j’aime et que je respecte. » Qui donc vous a dit encore, reprit la Mayeux avec une animation croissante, que je serais bien heureuse de trouver une petite retraite solitaire dans cette magnifique maison, dont la splendeur m’éblouit ? Qui vous a dit cela, pour que vous ayez daigné choisir, comme vous l’avez fait, le logement beaucoup trop beau que vous m’avez destiné ? Qui vous a dit encore que, sans envier l’élégance des charmantes créatures qui vous entourent et que j’aime déjà parce qu’elles vous aiment, je me sentirais toujours, par une comparaison involontaire, embarrassée, honteuse devant elles ? Qui vous a dit cela, pour que vous ayez toujours songé à les éloigner quand vous m’appeliez ici, mademoiselle ?… Oui, qui vous a enfin révélé toutes les pénibles et secrètes susceptibilités d’une position exceptionnelle comme la mienne ? Qui vous les a révélées ? Dieu, sans doute, lui qui, dans sa grandeur infinie, pourvoit à la création des mondes, et qui sait aussi paternellement s’occuper du pauvre petit insecte caché dans l’herbe… Et vous ne voulez pas que la reconnaissance d’un cœur que vous devinez si bien s’élève à son tour jusqu’à la divination de ce qui peut vous nuire ? Non, non, mademoiselle, les uns ont l’instinct de leur propre conservation ; d’autres, plus heureux, ont l’instinct de la conservation de ceux qu’ils chérissent… Cet instinct, Dieu me l’a donné… On vous trahit, vous dis-je… on vous trahit !…

Et la Mayeux, le regard animé, les joues légèrement colorées par l’émotion, accentua si énergiquement ces derniers mots, les accompagna d’un geste si affirmatif, que mademoiselle de Cardoville, déjà ébranlée par les chaleureuses paroles de la jeune fille, en vint à partager ses appréhensions. Puis, quoiqu’elle eût déjà été à même d’apprécier l’intelligence supérieure, l’esprit remarquable de cette pauvre enfant du peuple, jamais mademoiselle de Cardoville n’avait entendu la Mayeux s’exprimer avec autant d’éloquence, touchante éloquence d’ailleurs, qui prenait sa source dans le plus noble des sentiments. Cette circonstance ajouta encore à l’impression que ressentait Adrienne. Au moment où elle allait répondre à la Mayeux, on frappa à la porte du salon où se passait cette scène, et Florine entra.

En voyant la physionomie alarmée de sa camériste, mademoiselle de Cardoville lui dit vivement :

— Eh bien ! Florine… qu’y a-t-il de nouveau ? D’où viens-tu, mon enfant ?

— De l’hôtel de Saint-Dizier, mademoiselle.

— Et pourquoi y aller ? demanda mademoiselle de Cardoville avec surprise.

— Ce matin, mademoiselle (et Florine désigna la Mayeux) m’a confié ses soupçons, ses inquiétudes… je les ai partagés. La visite de M. l’abbé d’Aigrigny chez M. Rodin me paraissait déjà bien grave ; j’ai pensé que si M. Rodin s’était rendu depuis quelques jours à l’hôtel Saint-Dizier, il n’y aurait plus de doutes à avoir sur sa trahison…

— En effet, dit Adrienne de plus en plus inquiète, eh bien ?

— Mademoiselle m’ayant chargée de surveiller le déménagement du pavillon, il y restait différents objets ; pour me faire ouvrir l’appartement, il fallait m’adresser à madame Grivois ; j’avais donc un prétexte de retourner à l’hôtel.

— Ensuite… Florine… ensuite ?

— Je tâchai de faire parler madame Grivois sur M. Rodin ; mais ce fut en vain.

— Elle se défiait de vous, mademoiselle, dit la Mayeux. On devait s’y attendre.

— Je lui demandai, continua Florine, si l’on avait vu M. Rodin à l’hôtel depuis quelque temps… Elle répondit évasivement. Alors, désespérant de rien savoir, reprit Florine, je quittai madame Grivois, et pour que ma visite n’inspirât aucun soupçon, je me rendais au pavillon, lorsqu’en détournant une allée, que vois-je ? à quelques pas de moi, se dirigeant vers la petite porte du jardin… M. Rodin, qui croyait sans doute sortir plus secrètement ainsi.

— Mademoiselle !… vous l’entendez, s’écria la Mayeux en joignant les mains d’un air suppliant, rendez-vous à l’évidence…

— Lui !… chez la princesse de Saint-Dizier, s’écria mademoiselle de Cardoville, dont le regard, ordinairement si doux, brilla tout à coup d’une indignation véhémente.

Puis elle ajouta d’une voix légèrement altérée :

— Continue, Florine.

— À la vue de M. Rodin, je m’arrêtai, reprit Florine, et, me reculant aussitôt, je gagnai le pavillon sans être vue, j’entrai vite dans le petit vestibule de la rue. Ses fenêtres donnent auprès de la porte du jardin ; je les ouvre, laissant les persiennes fermées ; je vois un fiacre ; il attendait M. Rodin, car, quelques minutes après, il y monte en disant au cocher : « Rue Blanche, no 39. »

— Chez le prince !… s’écria mademoiselle de Cardoville.

— Oui, mademoiselle.

— En effet, M. Rodin devait le voir aujourd’hui, dit Adrienne en réfléchissant.

— Nul doute que s’il vous trahit, mademoiselle, il trahit aussi le prince… qui, bien plus facilement que vous, deviendra sa victime.

— Infamie !… infamie !… infamie ! s’écria tout à coup mademoiselle de Cardoville en se levant, les traits contractés par une douloureuse colère… Une trahison pareille !… Ah !… ce serait à douter de tout… ce serait à douter de soi-même.

— Oh ! mademoiselle, c’est effrayant ! n’est-ce pas ? dit la Mayeux en frissonnant.

— Mais alors, pourquoi m’avoir sauvée, moi et les miens, avoir dénoncé l’abbé d’Aigrigny ? reprit mademoiselle de Cardoville. En vérité, la raison s’y perd… C’est un abîme… Oh !… c’est quelque chose d’affreux que le doute !

— En revenant, dit Florine en jetant un regard attendri et dévoué sur sa maîtresse, j’avais songé à un moyen qui permettrait à mademoiselle de s’assurer de ce qui est ;… mais il n’y aurait pas une minute à perdre…

— Que veux-tu dire ? reprit Adrienne en regardant Florine avec surprise.

— M. Rodin va être bientôt seul avec le prince, dit Florine.

— Sans doute, dit Adrienne.

— Le prince se tient toujours dans le petit salon qui s’ouvre sur la serre chaude… C’est là où il recevra M. Rodin.

— Ensuite ? reprit Adrienne.

— Cette serre chaude, que j’ai fait arranger d’après les ordres de mademoiselle, a son unique sortie par une petite porte donnant dans une ruelle ; c’est par là que le jardinier entre chaque matin, afin de ne pas traverser les appartements… Une fois son service terminé, il ne revient pas de la journée…

— Que veux-tu dire ? Quel est ton projet ? dit Adrienne en regardant Florine, de plus en plus surprise.

— Les massifs de plantes sont disposés de telle façon, qu’il me semble que lors même que le store qui peut cacher la glace qui sépare le salon de la serre chaude ne serait pas abaissé, on pourrait, je crois, sans être vu, s’approcher assez pour entendre ce qui se dit dans cette pièce… C’est toujours par la porte de la serre que j’entrais ces jours derniers pour en surveiller l’arrangement… Le jardinier avait une clef… moi une autre… Heureusement je ne la lui ai pas encore rendue… Avant une heure, mademoiselle peut savoir à quoi s’en tenir sur M. Rodin ;… car s’il trahit le prince… il la trahit aussi.

— Que dis-tu ? s’écria mademoiselle de Cardoville.

— Mademoiselle part à l’instant avec moi ;… nous arrivons à la porte de la ruelle… j’entre seule pour plus de précaution, et si l’occasion me paraît favorable… je reviens…

— De l’espionnage !… dit mademoiselle de Cardoville avec hauteur en interrompant Florine, vous n’y songez pas…

— Pardon, mademoiselle, dit la jeune fille en baissant les yeux d’un air confus et désolé ; vous conserviez quelques soupçons ;… ce moyen me semblait le seul qui pût ou les confirmer ou les détruire.

— S’abaisser… jusqu’à aller surprendre un entretien ? Jamais ! reprit Adrienne.

— Mademoiselle, dit tout à coup la Mayeux, pensive depuis quelque temps, permettez-moi de vous le dire, mademoiselle Florine a raison… Ce moyen est pénible… mais lui seul pourra vous fixer peut-être à tout jamais sur M. Rodin… Et puis enfin, malgré l’évidence des faits, malgré la presque certitude de mes pressentiments, les apparences les plus accablantes peuvent être trompeuses. C’est moi qui la première ai accusé M. Rodin auprès de vous… Je ne me pardonnerais de ma vie de l’avoir accusé à tort… Sans doute… il est, ainsi que vous le dites, mademoiselle, pénible… d’épier… de surprendre une conversation…

Puis, faisant un violent et douloureux effort sur elle-même, la Mayeux ajouta, en tâchant de retenir les larmes de honte qui voilaient ses yeux :

— Cependant, comme il s’agit de vous sauver peut-être, mademoiselle, car si c’est une trahison… l’avenir est effrayant… j’irai… si vous voulez… à votre place… pour…

— Pas un mot de plus, je vous en prie, s’écria mademoiselle de Cardoville en interrompant la Mayeux. Moi, je vous laisserais faire, à vous, ma pauvre amie, et dans mon seul intérêt… ce qui me semble dégradant… Jamais !…

Puis s’adressant à Florine :

— Va prier M. de Bonneville de faire atteler ma voiture à l’instant.

— Vous consentez ! s’écria Florine en joignant les mains, sans chercher à contenir sa joie ; et ses yeux devinrent aussi humides de larmes.

— Oui, je consens, répondit Adrienne d’une voix émue. Si c’est une guerre… une guerre acharnée que l’on veut me faire, il faut s’y préparer… et il y aurait après tout faiblesse et duperie à ne pas se mettre sur ses gardes. Sans doute, cette démarche me répugne, me coûte ; mais c’est le seul moyen d’en finir avec des soupçons qui seraient pour moi un tourment continuel… et de prévenir peut-être de grands maux. Puis, pour des raisons fort importantes, cet entretien de M. Rodin et du prince Djalma… peut être pour moi doublement décisif, quant à la confiance ou à l’inexorable haine que j’aurai pour M. Rodin… Ainsi vite, Florine, un manteau, un chapeau et ma voiture… tu m’accompagneras… Vous, mon amie, attendez-moi ici, je vous prie, ajouta-t-elle en s’adressant à la Mayeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure après cet entretien, la voiture d’Adrienne s’arrêtait, ainsi qu’on l’a vu, à la petite porte du jardin de la rue Blanche.

Florine entra dans la serre, et revint bientôt dire à sa maîtresse :

— Le store est baissé, mademoiselle ; M. Rodin vient d’entrer dans le salon où est le prince…

Mademoiselle de Cardoville assista donc, invisible, à la scène suivante, qui se passa entre Rodin et Djalma.