Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XI/01

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Méline, Cans et compagnie (5-6p. 225-248).



I


Le rendez-vous des Loups.


C’était un dimanche matin ; le jour même où mademoiselle de Cardoville avait reçu la lettre de Rodin, lettre relative à la disparition de la Mayeux.

Deux hommes causaient attablés dans l’un des cabarets du petit village de Villiers, situé à peu de distance de la fabrique de M. Hardy.

Ce village était généralement habité par des ouvriers carriers et par des tailleurs de pierres, employés à l’exploitation des carrières environnantes. Rien de plus rude, de plus pénible et de moins rétribué que les travaux de ces artisans ; aussi, Agricol l’avait dit à la Mayeux, établissaient-ils une comparaison pénible pour eux entre leur sort, toujours misérable, et le bien-être, l’aisance presque incroyables dont jouissaient les ouvriers de M. Hardy, grâce à sa généreuse et intelligente direction, ainsi qu’aux principes d’association et de communauté qu’il avait mis en pratique parmi eux.

Le malheur et l’ignorance causent toujours de grands maux. Le malheur s’aigrit facilement et l’ignorance cède parfois aux conseils perfides ; pendant longtemps le bonheur des ouvriers de M. Hardy avait été naturellement envié, mais non jalousé avec haine. Dès que les ténébreux ennemis du fabricant, ralliés à M. Tripeaud, son concurrent, eurent intérêt à ce que ce paisible état de choses changeât… il changea.

Avec une adresse et une persistance diaboliques, on parvint à allumer les plus basses passions ; on s’adressa, par des émissaires choisis, à quelques ouvriers carriers ou tailleurs de pierres du voisinage, dont l’inconduite avait aggravé la misère. Notoirement connus pour leur turbulence, audacieux et énergiques, ces hommes pouvaient exercer une dangereuse influence sur la majorité de leurs compagnons paisibles, laborieux, honnêtes, mais faciles à intimider par la violence. À ces turbulents meneurs, déjà aigris par l’infortune, on exagéra encore le bonheur des ouvriers de M. Hardy, et l’on parvint ainsi à exciter en eux une jalousie haineuse. On alla plus loin : les prédications incendiaires d’un abbé, membre de la congrégation, venu exprès de Paris pour prêcher pendant le carême contre M. Hardy, agirent puissamment sur les femmes de ces ouvriers, qui, pendant que leurs maris hantaient le cabaret, se pressaient au sermon. Profitant de la peur croissante que l’approche du choléra inspirait alors, on frappa de terreur ces imaginations faibles et crédules en leur montrant la fabrique de M. Hardy comme un foyer de corruption, de damnation, capable d’attirer la vengeance du ciel et par conséquent le fléau vengeur, sur le canton. Les hommes, déjà profondément irrités par l’envie, furent encore incessamment excités par leurs femmes qui, exaltées par le prêche de l’abbé, maudissaient ce ramassis d’athées qui pouvaient attirer tant de malheurs sur le pays.

Quelques mauvais sujets appartenant aux ateliers du baron Tripeaud, et soudoyés par lui (nous avons dit quel intérêt cet honorable industriel avait à la ruine de M. Hardy) vinrent augmenter l’irritation générale et combler la mesure en soulevant une de ces questions de compagnonnage qui, de nos jours, font malheureusement encore couler quelquefois tant de sang.

Un assez grand nombre d’ouvriers de M. Hardy, avant d’entrer chez lui, étaient membres d’une société de compagnonnage dite des Dévorants, tandis que les tailleurs de pierres et carriers des environs appartenaient à la société dite des Loups ; or, de tout temps, des rivalités souvent implacables ont existé entre les Loups et les Dévorants, et amené des luttes meurtrières, d’autant plus à déplorer, que, sous beaucoup de points, l’institution du compagnonnage est excellente, en cela qu’elle est basée sur le principe si fécond, si puissant de l’association ; malheureusement, au lieu d’embrasser tous les corps d’état dans une seule communion fraternelle, le compagnonnage se fractionne en sociétés collectives et distinctes dont les rivalités soulèvent parfois de sanglantes collisions[1].

Depuis huit jours, les Loups, surexcités par tant d’obsessions diverses, brûlaient donc de trouver une occasion et un prétexte pour en venir aux mains avec les Dévorants ; mais ceux-ci, ne fréquentant pas les cabarets, et ne sortant presque jamais de la fabrique pendant la semaine, avaient rendu jusqu’alors cette rencontre impossible, et les Loups s’étaient vus forcés d’attendre le dimanche avec une farouche impatience.

Du reste, un grand nombre de carriers et de tailleurs de pierres, gens paisibles et bons travailleurs, ayant refusé, quoique Loups eux-mêmes, de s’associer à cette manifestation hostile contre les Dévorants de la fabrique de M. Hardy… les meneurs avaient été obligés de se recruter de plusieurs vagabonds et fainéants des barrières, que l’appât du tumulte et du désordre avait facilement enrôlés sous le drapeau des Loups guerroyeurs.

Telle était donc la sourde fermentation qui agitait le petit village de Villiers, pendant que les deux hommes dont nous avons parlé étaient attablés dans un cabaret.

Ces hommes avaient demandé un cabinet pour être seuls.

L’un d’eux était jeune encore et assez bien vêtu ; mais son débraillé, sa cravate lâche à demi nouée, sa chemise tachée de vin, sa chevelure en désordre, ses traits fatigués, son teint marbré, ses yeux rougis, annonçaient qu’une nuit d’orgie avait précédé cette matinée, tandis que son geste brusque et lourd, sa voix éraillée, son regard parfois éclatant ou stupide, prouvaient qu’aux dernières fumées de l’ivresse de la veille se joignaient déjà les premières atteintes d’une ivresse nouvelle.

Le compagnon de cet homme lui dit en choquant son verre contre le sien :

— À votre santé, mon garçon !

— À la vôtre ! répondit le jeune homme, quoique vous me fassiez l’effet d’être le diable…

— Moi !… le diable ?

— Oui.

— Et pourquoi ?

— D’où me connaissez-vous ?

— Vous repentez-vous de m’avoir connu ?

— Qui vous a dit que j’étais prisonnier à Sainte-Pélagie ?

— Vous ai-je tiré de prison ?

— Pourquoi m’en avez-vous tiré ?

— Parce que j’ai bon cœur.

— Vous m’aimez peut-être… comme le boucher aime le bœuf qu’il mène à l’abattoir.

— Vous êtes fou.

— On ne paye pas dix mille francs pour quelqu’un sans motif.

— J’ai un motif.

— Lequel ? Que voulez-vous faire de moi ?

— Un joyeux compagnon qui dépense rondement de l’argent sans rien faire, et qui passe toutes les nuits comme la dernière… bon vin, bonne chère, jolies filles et gaies chansons… Est-ce un si mauvais métier ?

Après être resté un moment sans répondre, le jeune homme reprit d’un air sombre :

— Pourquoi la veille de ma sortie de prison avez-vous mis pour condition à ma liberté que j’écrirais à ma maîtresse que je ne voulais plus jamais la voir ? Pourquoi avez-vous exigé que je vous donne cette lettre ?…

— Un soupir !… vous y pensez encore ?

— Toujours…

— Vous avez tort… votre maîtresse est loin de Paris à cette heure… je l’ai vue monter en diligence avant de revenir vous tirer de Sainte-Pélagie.

— Oui… j’étouffais dans cette prison, j’aurais, pour sortir, donné mon âme au diable ; vous vous en serez douté et vous êtes venu… Seulement au lieu de mon âme vous m’avez pris Céphise… pauvre reine Bacchanal ! Et pourquoi ? Mille tonnerres ! me le direz-vous enfin ?

— Un homme qui a une maîtresse qui le tient au cœur comme vous tenait la vôtre, n’est plus un homme ;… dans l’occasion il manque d’énergie.

— Dans quelle occasion ?

— Buvons…

— Vous me faites boire trop d’eau-de-vie.

— Bah !… tenez ! voyez, moi.

— C’est ça qui m’effraye… et me paraît diabolique… Une bouteille d’eau-de-vie ne vous fait pas sourciller. Vous avez donc une poitrine de fer et une tête de marbre ?

— J’ai longtemps voyagé en Russie, là on boit pour se réchauffer…

— Ici pour s’échauffer… Allons… buvons… mais du vin.

— Allons donc ! le vin est bon pour les enfants, l’eau-de-vie pour les hommes comme nous…

— Va pour l’eau-de-vie… ça brûle… mais la tête flambe… et l’on voit alors toutes les flammes de l’enfer !

— C’est ainsi que je vous aime, mordieu !

— Tout à l’heure… en me disant que j’étais trop épris de ma maîtresse, et que dans l’occasion j’aurais manqué d’énergie, de quelle occasion vouliez-vous parler ?

— Buvons…

— Un instant… Voyez-vous, mon camarade, je ne suis pas plus bête qu’un autre. À vos demi-mots, j’ai deviné une chose.

— Voyons.

— Vous savez que j’ai été ouvrier, que je connais beaucoup de camarades, que je suis bon garçon, qu’on m’aime assez, et vous voulez vous servir de moi comme d’un appeau pour en amorcer d’autres.

— Ensuite ?

— Vous devez être quelque courtier d’émeute… quelque commissionnaire en révolte.

— Après ?

— Et vous voyagez pour une société anonyme qui travaille dans les coups de fusil.

— Est-ce que vous êtes poltron ?

— Moi ?… j’ai brûlé de la poudre en juillet… et ferme !

— Vous en brûleriez bien encore ?

— Autant vaut ce feu d’artifice-là qu’un autre… Par exemple, c’est plus pour l’agréable que pour l’utile… les révolutions ; car tout ce que j’ai retiré des barricades des trois jours, ç’a été de brûler ma culotte et de perdre ma veste… Voilà ce que le peuple a gagné dans ma personne. Ah ça ! voyons, en avant, marchons ! de quoi retourne-t-il ?

— Vous connaissez plusieurs des ouvriers de M. Hardy ?

— Ah ! c’est pour ça que vous m’avez amené ici ?

— Oui… vous allez vous trouver avec plusieurs ouvriers de sa fabrique.

— Des camarades de chez M. Hardy qui mordent à l’émeute ? ils sont trop heureux pour ça… Vous vous trompez.

— Vous les verrez tout à l’heure.

— Eux, si heureux !… Qu’est-ce qu’ils ont à réclamer ?

— Et leurs frères ? et ceux qui, n’ayant pas un bon maître, meurent de faim et de misère, et les appellent pour se joindre à eux ? Est-ce que vous croyez qu’ils resteront sourds à leur appel ? M. Hardy, c’est l’exception. Que le peuple donne un bon coup de collier, l’exception devient la règle, et tout le monde est content.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites là ; seulement il faudra que le coup de collier soit drôle, pour qu’il rende jamais bon et honnête mon gredin de bourgeois, le baron Tripeaud, qui m’a fait ce que je suis… un bambocheur fini…

— Les ouvriers de M. Hardy vont venir ; vous êtes leur camarade, vous n’avez aucun intérêt à les tromper ; ils vous croiront… Joignez-vous à moi… pour les décider…

— À quoi ?

— À quitter cette fabrique où ils s’amollissent, où ils s’énervent dans l’égoïsme sans songer à leurs frères…

— Mais s’ils quittent la fabrique, comment vivront-ils ?

— On y pourvoira… jusqu’au grand jour…

— Et jusque-là, que faire ?

— Ce que vous avez fait cette nuit. Boire, rire et chanter, et après, pour tout travail, s’habituer dans la chambre au maniement des armes.

— Et qui fait venir ces ouvriers ici ?

— Quelqu’un leur a déjà parlé ; on leur a fait parvenir des imprimés où on leur reprochait leur indifférence pour leurs frères… Voyons, m’appuierez-vous ?

— Je vous appuierai… d’autant plus que je commence à me… soutenir difficilement moi-même… Je ne tenais, au monde, qu’à Céphise ; je sens que je suis sur une mauvaise pente… vous me poussez encore… Roule ta bosse !… aller au diable d’une façon ou d’une autre, ça m’est égal… Buvons…

— Buvons à l’orgie de la nuit prochaine ;… la dernière n’était qu’une orgie de novice.

— En quoi êtes-vous donc fait, vous ? Je vous regardais ; pas un instant je ne vous ai vu rougir ou sourire… ou vous émouvoir ;… vous étiez là, planté comme un homme de fer.

— Je n’ai plus quinze ans ; il faut autre chose pour me faire rire ;… mais, cette nuit… je rirai.

— Je ne sais pas si c’est l’eau-de-vie ;… mais que le diable me berce si vous ne me faites pas peur en disant que vous rirez cette nuit !

En ce disant, le jeune homme se leva en trébuchant ; il commençait à être ivre de nouveau.

On frappa à la porte.

— Entrez.

L’hôte du cabaret parut.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Il y a en bas un jeune homme ; il s’appelle Olivier ; il demande M. Morok.

— C’est moi ; faites monter.

L’hôte sortit.

— C’est un de nos hommes ; mais il est seul, dit Morok, dont la rude figure exprima le désappointement. Seul… cela m’étonne… j’en attendais plusieurs ;… le connaissez-vous ?

— Olivier ?… oui… un blond… il me semble…

— Nous le verrons bien… le voici.

En effet, un jeune homme d’une figure ouverte, hardie et intelligente, entra dans le cabinet.

— Tiens… Couche-tout-Nu ? s’écria-t-il à la vue du convive de Morok.

— Moi-même. Il y a des siècles qu’on ne t’a vu, Olivier.

— C’est tout simple… mon garçon, nous ne travaillons pas au même endroit.

— Mais vous êtes seul ? reprit Morok.

Et montrant Couche-tout-Nu, il ajouta :

— On peut parler devant lui… il est des nôtres. Mais comment êtes-vous seul ?

— Je viens seul, mais je viens au nom de mes camarades.

— Ah ! fit Morok avec un soupir de satisfaction, ils consentent.

— Ils refusent… et moi aussi.

— Comment, mordieu ! ils refusent ?… Ils n’ont donc pas plus de tête que des femmes ? s’écria Morok les dents serrées de rage.

— Écoutez-moi, reprit froidement Olivier. Nous avons reçu vos lettres, vu votre agent ; nous avons eu la preuve qu’il était en effet affilié à des sociétés secrètes où nous connaissons plusieurs personnes.

— Eh bien !… pourquoi hésitez-vous ?…

— D’abord, rien ne nous prouve que ces sociétés soient prêtes pour un mouvement.

— Je vous le dis, moi…

— Il le… dit… lui, dit Couche-tout-Nu en balbutiant. Et je… l’affirme… En avant, marchons !

— Cela ne suffit pas, reprit Olivier, et d’ailleurs nous avons réfléchi… Pendant huit jours, l’atelier a été divisé ; hier encore la discussion a été vive, pénible ; mais ce matin le père Simon nous a fait venir ; on s’est expliqué devant lui ; il nous a convaincus ;… nous attendrons ;… si le mouvement éclate… nous verrons…

— C’est votre dernier mot ?

— C’est notre dernier mot.

— Silence ! s’écria tout à coup Couche-tout-Nu en prêtant l’oreille et en se balançant sur ses jambes avinées ; on dirait au loin les cris d’une foule…

En effet, on entendit d’abord sourdre, puis croître de moment en moment une rumeur éloignée, qui peu à peu devint formidable.

— Qu’est-ce que cela ? dit Olivier surpris.

— Maintenant, reprit Morok en souriant d’un air sinistre, je me rappelle que l’hôte m’a dit en entrant qu’il y avait une grande fermentation dans le village contre la fabrique. Si vous et vos camarades vous vous étiez séparés des autres ouvriers de M. Hardy, comme je le croyais, ces gens, qui commencent à hurler, auraient été pour vous… au lieu d’être contre vous !…

— Ce rendez-vous était donc un guet-apens ménagé pour armer les ouvriers de M. Hardy les uns contre les autres ? s’écria Olivier ; vous espériez donc que nous aurions fait cause commune avec les gens que l’on excite contre la fabrique, et que…

Le jeune homme ne put continuer.

Une terrible explosion de cris, de hurlements, de sifflets, ébranla le cabaret.

Au même instant la porte s’ouvrit brusquement, et le cabaretier, pâle, tremblant, se précipita dans le cabinet en s’écriant :

— Messieurs !… est-ce qu’il y a quelqu’un parmi vous qui appartienne à la fabrique de M. Hardy ?

— Moi…, dit Olivier.

— Alors vous êtes perdu !… voilà les Loups qui arrivent en masse, ils crient qu’il y a ici des Dévorants de chez M. Hardy, et ils demandent bataille… à moins que les Dévorants ne renient la fabrique et qu’ils ne se mettent de leur bord.

— Plus de doute, c’était un piége !… s’écria Olivier en regardant Morok et Couche-tout-Nu d’un air menaçant, on comptait nous compromettre si mes camarades étaient venus !

— Un piége… moi ?… Olivier, dit Couche-tout-Nu en balbutiant, jamais !

— Bataille aux Dévorants ou qu’ils viennent avec les Loups ! cria tout d’une voix la foule irritée, qui paraissait envahir la maison.

— Venez…, s’écria le cabaretier.

Et sans donner à Olivier le temps de lui répondre, il le saisit par le bras, et ouvrant une fenêtre qui donnait sur le toit d’un appentis peu élevé, il lui dit :

— Sauvez-vous par cette fenêtre, laissez-vous glisser, et gagnez les champs ; il est temps…

Et comme le jeune ouvrier hésitait, le cabaretier ajouta avec effroi :

— Seul contre deux cents, que voulez-vous faire ? Une minute de plus et vous êtes perdu… Les entendez-vous ? Ils sont entrés dans la cour, ils montent.

En effet, à ce moment les huées, les sifflets, les cris, redoublèrent de violence ; l’escalier de bois qui conduisait au premier étage s’ébranla sous les pas précipités de plusieurs personnes, et ce cri arriva perçant et proche :

— Bataille aux Dévorants !

— Sauve-toi, Olivier, s’écria Couche-tout-Nu presque dégrisé par le danger.

À peine avait-il prononcé ces mots, que la porte de la grande salle qui précédait ce cabinet s’ouvrit avec un fracas épouvantable.

— Les voilà…, le cabaretier en joignant les mains avec effroi.

Puis courant à Olivier, il le poussa pour ainsi dire par la fenêtre, car, une jambe sur l’appui, l’ouvrier hésitait encore.

La croisée refermée, le tavernier revint auprès de Morok à l’instant où celui-ci quittait le cabinet pour la grande salle où les chefs des Loups venaient de faire irruption, pendant que leurs compagnons vociféraient dans la cour et dans l’escalier.

Huit ou dix de ces insensés, que l’on poussait à leur insu à ces scènes de désordre, s’étaient les premiers précipités dans la salle les traits animés par le vin et par la colère ; la plupart étaient armés de longs bâtons.

Un carrier d’une taille et d’une force herculéennes, coiffé d’un mauvais mouchoir rouge dont les lambeaux flottaient sur ses épaules, misérablement vêtu d’une peau de bique à moitié usée, brandissait une lourde pince de fer, et paraissait diriger le mouvement ; les yeux injectés de sang, la physionomie menaçante et féroce, il s’avança vers le cabinet, faisant mine de vouloir repousser Morok, et s’écriant d’une voix tonnante :

— Où sont les Dévorants ?… les Loups en veulent manger !

Le cabaretier hâta d’ouvrir la porte du cabinet en disant :

— Il n’y a personne, mes amis… il n’y a personne ;… voyez vous-mêmes.

— C’est vrai, dit le carrier surpris, après avoir jeté un coup d’œil dans le cabinet, où sont-ils donc ? on nous avait dit qu’il y en avait ici une quinzaine. Ou ils auraient marché avec nous sur la fabrique, ou il y aurait eu bataille et les Loups auraient mordu !

— S’ils ne sont pas venus…, dit un autre, ils viendront ; il faut les attendre.

— Oui… oui, attendons-les.

— On se verra de près !

— Puisque les Loups veulent voir des Dévorants, dit Morok, pourquoi ne vont-ils pas hurler autour de la fabrique de ces mécréants, de ces athées ?… Aux premiers hurlements des Loups… ils sortiraient et il y aurait bataille…

— Il y aurait… bataille, répéta machinalement Couche-tout-Nu.

— À moins que les Loups n’aient peur des Dévorants ! ajouta Morok.

— Puisque tu parles de peur… toi ! tu vas marcher avec nous… et tu nous verras aux prises ! s’écria le formidable carrier d’une voix tonnante en s’avançant vers Morok.

Et nombre de voix se joignirent à la voix du carrier.

— Les Loups avoir peur des Dévorants !

— Ce serait la première fois.

— La bataille… la bataille ! et que ça finisse…

— Ça nous assomme à la fin… Pourquoi tant de misère pour nous et tant de bonheur pour eux ?

— Ils ont dit que les carriers étaient des bêtes brutes, bonnes à monter dans les roues de carrière comme des chiens de tournebroche, dit un émissaire du baron Tripeaud.

— Et qu’eux autres Dévorants se feraient des casquettes avec la peau des Loups…, ajouta un autre.

— Ni eux ni leurs familles ne vont jamais à la messe. C’est des païens… des vrais chiens ! cria un émissaire de l’abbé prêcheur.

— Eux, à la bonne heure… faut bien qu’ils fassent le dimanche à leur manière ! mais leurs femmes, ne pas aller à la messe !… ça crie vengeance…

— Aussi le curé a dit que cette fabrique-là, à cause de ses abominations, serait capable d’attirer le choléra sur le pays…

— C’est vrai… il l’a dit au prêche.

— Nos femmes l’ont entendu !…

— Oui, oui, à bas les Dévorants ! qui veulent attirer le choléra sur le pays !

— Bataille !… bataille !… cria-t-on en chœur.

— À la fabrique ! donc, mes braves Loups !… cria Morok d’une voix de stentor, à la fabrique !…

— Oui ! à la fabrique ! à la fabrique ! répéta la foule avec des trépignements furieux, car peu à peu tous ceux qui avaient pu monter et tenir dans la grande salle ou sur l’escalier s’y étaient entassés.

Ces cris furieux rappelant un instant Couche-tout-Nu à lui-même, il dit tout bas à Morok :

— Mais c’est donc un carnage que vous voulez ? Je n’en suis plus…

— Nous aurons le temps de prévenir à la fabrique… Nous les quitterons en route, lui dit Morok.

Puis il cria tout haut en s’adressant à l’hôte, effrayé de ce désordre :

— De l’eau-de-vie ! que l’on puisse boire à la santé des braves Loups. C’est moi qui régale !

Et il jeta de l’argent au cabaretier, qui disparut et revint bientôt avec plusieurs bouteilles d’eau-de-vie et quelques verres.

— Allons donc ! des verres ? s’écria Morok ; est-ce que des camarades comme nous boivent dans des verres ?…

Et faisant sauter le bouchon d’une bouteille, il porta le goulot à ses lèvres et la passa au gigantesque carrier après avoir bu.

— À la bonne heure, dit le carrier, à la régalade ! capon qui s’en dédit ! ça va aiguiser les dents des Loups !

— À vous autres, camarades ! dit Morok en distribuant les bouteilles.

— Il y aura du sang à la fin de tout ça, murmura Couche-tout-Nu, qui, malgré son état d’ivresse, comprenait tout le danger de ces funestes excitations.

En effet, bientôt le nombreux rassemblement quitta la cour du cabaret pour courir en masse à la fabrique de M. Hardy.

Ceux des ouvriers et habitants du village qui n’avaient pas voulu prendre part à ce mouvement d’hostilité (et ils étaient en majorité) ne parurent pas au moment où la troupe menaçante traversa la rue principale ; mais un assez grand nombre de femmes, fanatisées par les prédications de l’abbé, encouragèrent par leurs cris la troupe militante.

À sa tête s’avançait le gigantesque carrier, brandissant sa formidable pince de fer, puis derrière lui, pêle-mêle, armés les uns de bâtons, les autres de pierres, suivait le gros de la troupe. Les têtes, encore exaltées par de récentes libations d’eau-de-vie, étaient arrivées à un état d’effervescence effrayant. Les physionomies étaient farouches, enflammés, terribles. Ce déchaînement des plus mauvaises passions faisait pressentir de déplorables conséquences.

Se tenant pas le bras et marchant quatre ou cinq de front, les Loups s’excitaient encore par leurs chants de guerre répétés avec une excitation croissante et dont voici le dernier couplet :


 
Élançons-nous pleins d’assurance,
Exerçons nos bras vigoureux ;
Ils ont lassé notre prudence,
Eh bien ! nous voici devant eux ! (Bis.)

Enfants d’un roi brillant de gloire[2],
C’est aujourd’hui que sans pâlir
Il faut savoir vaincre ou mourir ;
La mort, la mort ou la victoire !
Du grand roi Salomon intrépides enfants,
Faisons, faisons un noble effort,
Nous serons triomphants !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Morok et Couche-tout-Nu avaient disparu pendant que la troupe en tumulte sortait du cabaret pour se rendre à la fabrique.




  1. Disons-le à la louange des ouvriers, ces scènes cruelles deviennent d’autant plus rares qu’ils s’éclairent davantage et qu’ils ont plus conscience de leur dignité. Il faut aussi attribuer ces tendances meilleures à la juste influence d’un excellent livre sur le compagnonnage, publié par M. Agricol Perdiguier, dit Avignonais-la-Vertu, compagnon menuisier. (Paris, Pagnerre, 1841, Deux vol. in-18). Dans cet ouvrage, rempli d’érudition et de détails curieux sur les différentes sociétés du compagnonnage, M. Agricol Perdiguier s’élève avec l’indignation de l’honnête homme contre ces scènes de violence capables de nuire à ce qu’il y a d’utile et de pratique dans le compagnonnage. Ce livre, écrit avec une droiture, avec une raison, avec une modération remarquables, est non-seulement un bon livre, mais une noble et courageuse action ; car M. Agricol Perdiguier a eu à lutter longtemps, à lutter vaillamment pour ramener ses frères à des idées sages et pacifiques. Disons enfin que M. Perdiguier a fondé, à l’aide de ses seules ressources, au faubourg Saint-Antoine, un modeste établissement de la plus grande utilité pour la classe ouvrière. — Il loge dans sa maison, modèle d’ordre et de probité, environ quarante ou cinquante compagnons menuisiers, auxquels il professe chaque soir, après le travail de la journée, un cours de géométrie et d’architecture linéaire, appliqué à la coupe du bois. Nous avons assisté à l’un de ces cours, et il est impossible de professer avec plus de clarté, et, il faut le dire, d’être compris avec plus d’intelligence. À dix heures du soir, après quelque lecture faite en commun, tous les hôtes de M. Perdiguier regagnent leur humble réduit (ils sont forcés par le bas prix des salaires de coucher généralement quatre dans la même petite chambre). M. Perdiguier nous disait que l’étude et l’instruction sont de si puissants moyens de moralisation, que depuis six ans il n’a eu à renvoyer qu’un seul de ses locataires. — Au bout de deux ou trois jours, nous disait-il, les mauvais sujets sentent que leur place n’est pas ici, et ils s’en vont d’eux-mêmes. — Nous sommes heureux de pouvoir rendre ici cet hommage public à un homme rempli de savoir, de droiture et du plus noble dévouement à la classe ouvrière.
  2. Les Loups et les Gavots entre autres font remonter l’institution de leur compagnonnage jusqu’au roi Salomon. (Voir pour plus de détails le curieux ouvrage de M. Agricol Perdiguier, que nous avons déjà cité et dont ce chant de guerre est extrait.)