Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XIV/07

La bibliothèque libre.
Méline, Cans et compagnie (7-8p. 1-12).
Quatorzième partie : Le choléra



VII


La cathédrale.


La nuit était presque entièrement venue, lorsque le cadavre mutilé de Goliath fut précipité dans la rivière.

Les oscillations de la foule avaient refoulé jusque dans la rue qui longe le côté gauche de la cathédrale le groupe au pouvoir duquel restait le père d’Aigrigny qui, parvenu à se dégager de la puissante étreinte du carrier, mais toujours pressé par la multitude qui l’enserrait, en criant : Mort à l’empoisonneur ! reculait pas à pas, tâchant de parer les coups qu’on lui portait. À force de présence d’esprit, d’adresse, de courage, retrouvant dans ce moment critique son ancienne énergie militaire, il avait pu jusqu’alors résister et demeurer debout ; sachant, par l’exemple de Goliath, que tomber c’était mourir.

Quoiqu’il espérât peu d’être utilement entendu, l’abbé appelait de toutes ses forces à l’aide, au secours… Cédant le terrain pied à pied, manœuvrant de façon à se rapprocher de l’un des murs de l’église, il parvint enfin à s’acculer dans une encoignure formée par la saillie d’un pilastre et tout près de la baie d’une petite porte.

Cette position était assez favorable ; le père d’Aigrigny, adossé au mur, se trouvait ainsi à l’abri d’une partie des attaques. Mais le carrier, voulant lui ôter cette dernière chance de salut, se précipita sur lui, afin de le saisir et de l’entraîner au milieu du cercle, où il eût été foulé aux pieds ; la terreur de la mort donnant au père d’Aigrigny une force extraordinaire, il put encore repousser rudement le carrier et rester comme incrusté dans l’angle où il s’était réfugié.

La résistance de la victime redoubla la rage des assaillants ; les cris de mort retentirent avec une nouvelle violence.

Le carrier se jeta de nouveau sur le père d’Aigrigny en disant :

— À moi, mes amis !… Celui-là dure trop ;… finissons-le…

Le père d’Aigrigny se vit perdu…

Ses forces étaient à bout, il se sentit défaillir… ses jambes tremblèrent… un nuage passa devant sa vue, les hurlements de ces furieux commençaient à arriver presque voilés à son oreille. Le contre-coup de plusieurs violentes contusions, reçues pendant la lutte à la tête, et surtout à la poitrine, se faisait déjà ressentir… Deux ou trois fois une écume sanglante vint aux lèvres de l’abbé ; sa position était désespérée…

— Mourir assommé par ces brutes, après avoir tant de fois, à la guerre, échappé à la mort !

Telle était la pensée du père d’Aigrigny, lorsque le carrier s’élança vers lui.

Soudain, et au moment où l’abbé, cédant à l’instinct de sa conservation, appelait une dernière fois au secours d’une voix déchirante, la porte à laquelle il s’adossait s’ouvrit derrière lui ;… une main ferme le saisit et l’attira vivement dans l’église.

Grâce à ce mouvement exécuté avec la rapidité de l’éclair, le carrier, lancé en avant pour saisir le père d’Aigrigny, ne put retenir son élan, et se trouva face à face avec le personnage qui venait, pour ainsi dire, de se substituer à la victime.

Le carrier s’arrêta court, puis recula de deux pas, stupéfait comme la foule de cette brusque apparition, et, comme la foule, frappé d’un vague sentiment d’admiration et de respect à la vue de celui qui venait de secourir si miraculeusement le père d’Aigrigny.

Celui-là était Gabriel…

Le jeune missionnaire restait debout au seuil de la porte…

Sa longue soutane noire se dessinait sur les profondeurs à demi lumineuses de la cathédrale, tandis que son adorable figure d’archange, encadrée de longs cheveux blonds, pâle, émue de commisération et de douleur, était doucement éclairée par les dernières lueurs du crépuscule.

Cette physionomie resplendissait d’une beauté si divine, elle exprimait une compassion si touchante et si tendre, que la foule se sentit remuée lorsque Gabriel, ses grands yeux bleus humides de larmes, les mains suppliantes, s’écria d’une voix sonore et palpitante :

— Grâce… mes frères !… Soyez humains… soyez justes.

Revenu de son premier mouvement de surprise et de son émotion involontaire, le carrier fit un pas vers Gabriel et s’écria :

— Pas de grâce pour l’empoisonneur !… il nous le faut… qu’on nous le rende… ou nous allons le prendre.

— Y songez-vous, mes frères ?… répondit Gabriel, dans cette église… un lieu sacré… un lieu de refuge… pour tout ce qui est persécuté !…

— Nous empoignerons notre empoisonneur jusque sur l’autel, répondit brutalement le carrier ; ainsi rendez-le-nous.

— Mes frères, écoutez-moi…, dit Gabriel en tendant les bras vers lui.

— À bas la calotte ! cria le carrier. L’empoisonneur se cache dans l’église… entrons dans l’église.

— Oui… oui…, cria la foule, entraînée de nouveau par la violence de ce misérable, à bas la calotte !…

— Ils s’entendent.

— À bas les calottins !

— Entrons là comme à l’Archevêché !…

— Comme à Saint-Germain l’Auxerrois !…

— Qu’est-ce que cela nous fait à nous, une église ?…

— Si les calottins défendent les empoisonneurs… à l’eau les calottins !…

— Oui ! Oui !…

— Et je vas vous montrer le chemin, moi !

Ce disant, le carrier, suivi de Ciboule et de bon nombre d’hommes déterminés, fit un pas vers Gabriel.

Le missionnaire, voyant depuis quelques secondes le courroux de la foule se ranimer, avait prévu ce mouvement ; se rejetant brusquement dans l’église, il parvint, malgré les efforts des assaillants, à maintenir la porte presque fermée et à la barricader de son mieux au moyen d’une barre de bois qu’il appuya d’un bout sur les dalles et de l’autre sous la saillie d’un des ais transversaux ; grâce à cette espèce d’arc-boutant, la porte pouvait résister quelques minutes.

Gabriel, tout en défendant ainsi l’entrée, criait au père d’Aigrigny :

— Fuyez, mon père… fuyez par la sacristie ; les autres issues sont fermées…

Le jésuite, anéanti, couvert de contusions, inondé d’une sueur froide, sentant les forces lui manquer tout à fait, et se croyant enfin en sûreté, s’était jeté sur une chaise, à demi évanoui.

À la voix de Gabriel, l’abbé se leva péniblement, et d’un pas chancelant et hâté il tâcha de gagner le chœur, séparé par une grille du reste de l’église.

— Vite, mon père !… ajouta Gabriel avec effroi en maintenant de toutes ses forces la porte vigoureusement assiégée, hâtez-vous !… Mon Dieu ! hâtez-vous !… Dans quelques minutes… il sera trop tard.

Puis le missionnaire ajouta avec désespoir :

— Et être seul… seul pour arrêter l’invasion de ces insensés…

Il était seul, en effet.

Au premier bruit de l’attaque, trois ou quatre sacristains et autres employés de la fabrique se trouvaient dans l’église ; mais ces gens, épouvantés, se rappelant le sac de l’archevêché et de Saint-Germain l’Auxerrois, avaient aussitôt pris la fuite ; les uns se réfugièrent et se cachèrent dans les orgues, où ils montèrent rapidement ; les autres se sauvèrent par la sacristie, dont ils fermèrent la porte en dedans, enlevant ainsi tout moyen de retraite à Gabriel et au père d’Aigrigny.

Ce dernier, courbé en deux par la douleur, écoutant les pressantes paroles du missionnaire, s’aidant des chaises qu’il rencontrait sur son passage, faisait de vains efforts pour atteindre la grille du chœur… Au bout de quelques pas, vaincu par l’émotion, par la souffrance, il chancela, s’affaissa sur lui-même, tomba sur les dalles, et ses sens l’abandonnèrent.

À ce moment même, Gabriel, malgré l’énergie incroyable que lui inspirait le désir de sauver le père d’Aigrigny, sentit la porte s’ébranler enfin sous une formidable secousse et prête à céder.

Tournant alors la tête pour s’assurer que le jésuite avait au moins pu quitter l’église, Gabriel, à sa grande épouvante, le vit étendu sans mouvement à quelques pas du chœur…

Abandonner la porte à demi brisée, courir au père d’Aigrigny, le soulever et le traîner en dedans de la grille du chœur… ce fut pour Gabriel une action aussi rapide que la pensée, car il refermait la grille à l’instant même où le carrier et sa bande, après avoir défoncé la porte, se précipitaient dans l’église.

Debout, et en dehors du chœur, les bras croisés sur sa poitrine, Gabriel attendit, calme et intrépide, cette foule encore exaspérée par une résistance inattendue.

La porte enfoncée, les assaillants firent une violente irruption ; mais à peine eurent-ils mis le pied dans l’église, qu’il se passa une scène étrange.

La nuit était venue…

Quelques lampes d’argent jetaient seules une pâle clarté au milieu du sanctuaire, dont les bas côtés disparaissaient noyés dans l’ombre.

À leur brusque entrée dans cette immense cathédrale, sombre, silencieuse et déserte, les plus audacieux restèrent interdits, presque craintifs, devant la grandeur imposante de cette solitude de pierre.

Les cris, les menaces expirèrent aux lèvres de ces furieux. On eût dit qu’ils redoutaient d’éveiller les échos de ces voûtes énormes… de ces voûtes noires, d’où suintait une humidité sépulcrale, qui glaça leurs fronts enflammés de colère, et tomba sur leurs épaules comme une froide chape de plomb.

La tradition religieuse, la routine, les habitudes ou les souvenirs d’enfance, ont tant d’action sur certains hommes, qu’à peine entrés, plusieurs compagnons du carrier se découvrirent respectueusement, inclinèrent leur tête nue, et marchèrent avec précaution, afin d’amortir le bruit de leurs pas sur les dalles sonores.

Puis ils échangèrent quelques mots d’une voix basse et craintive.

D’autres cherchant timidement des yeux à une hauteur incommensurable les derniers arceaux de ce vaisseau gigantesque alors perdus dans l’obscurité, se sentaient presque effrayés de se voir si petits, au milieu de cette immensité remplie de ténèbres…

Mais, à la première plaisanterie du carrier, qui rompit ce respectueux silence, cette émotion passa bientôt.

— Ah çà, mille tonnerres ! s’écria-t-il, est-ce que nous prenons haleine pour chanter vêpres ? S’il y avait du vin dans le bénitier, à la bonne heure.

Quelques éclats de rire sauvages accueillirent ces paroles.

— Pendant ce temps-là, le brigand nous échappe, dit l’un.

— Et nous sommes volés, reprit Ciboule.

— On dirait qu’il y a des poltrons ici, et qu’ils ont peur des sacristains, ajouta le carrier.

— Jamais…, cria-t-on en chœur, jamais ; on ne craint personne…

— En avant !…

— Oui… oui… en avant ! cria-t-on de toutes parts.

Et l’animation, un moment calmée, redoubla au milieu d’un nouveau tumulte.

Quelques instants après, les yeux des assaillants, habitués à cette pénombre, distinguèrent, au milieu de la pâle auréole de lumière projetée par une lampe d’argent, la figure imposante de Gabriel, debout en dehors de la grille du chœur.

— L’empoisonneur est ici caché dans un coin, cria le carrier. Il faut forcer ce curé à nous le rendre, le brigand…

— Il en répond.

— C’est lui qui l’a fait se sauver dans l’église.

— Il payera pour tous les deux, si on ne trouve pas l’autre.

À mesure que s’effaçait la première impression de respect involontairement ressentie par la foule, les voix s’élevaient davantage et les visages devenaient d’autant plus farouches, d’autant plus menaçants, que chacun avait honte d’un moment d’hésitation et de faiblesse.

— Oui, oui ! s’écrièrent plusieurs voix tremblantes de colère ; il nous faut la vie de l’un ou la vie de l’autre.

— Ou de tous les deux…

— Tant pis, pourquoi ce calottin veut-il nous empêcher d’écharper notre empoisonneur ?

— À mort ! à mort !

À cette explosion de cris féroces qui retentit d’une façon effrayante au milieu des gigantesques arceaux de la cathédrale, la foule ivre de rage se précipita vers la grille du chœur, à la porte duquel se tenait Gabriel.

Le jeune missionnaire, qui, mis en croix par les sauvages des Montagnes Rocheuses, priait encore le Seigneur de pardonner à ses bourreaux, avait trop de courage dans le cœur, trop de charité dans l’âme pour ne pas risquer mille fois sa vie afin de sauver le père d’Aigrigny… cet homme qui l’avait trompé avec une si lâche et si cruelle hypocrisie.